Notes
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[1]
Louis Mercier Vega, L’Increvable Anarchisme [1970], Analis, 1988.
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[2]
Carpentier et Ridel, » De la colonne Durruti », Le Libertaire, 21 août 1936.
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[3]
« Refus de la légende », Témoins, printemps 1956, nº 12-13.
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[4]
« For Workers’ Revolution », War Commentary for Anarchism, décembre 1941.
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[5]
André Breton, « Introduction au discours sur le peu de réalité », in Point du jour, Gallimard, 1992.
Je suis voyageur et marin, c’est-à-dire un menteur et un imbécile aux yeux de cette classe d’écrivains qui, dans l’ombre de leur cabinet, philosophent à perte de vue sur le monde et ses habitants, et soumettent impérieusement la nature à leurs imaginations. Procédé bien singulier, bien inconcevable de la part de gens qui, n’ayant rien observé par eux-mêmes, n’écrivent, ne dogmatisent que d’après des observations empruntées de ces mêmes voyageurs auxquels ils refusent la faculté de voir et de penser.
1 Il y a quelques années paraissait un tout petit livre, inattendu et dérangeant dans l’étalage de produits-à-tout-faire, de copies scolaires et de vers de mirlitons publiés sur l’anarchisme : L’Increvable Anarchisme [1].
2 C’est un livre bouillonnant de vie, d’expérience accumulée, de tendresses et d’inquiétudes et, s’il déroute l’étranger, les familiers du mouvement anarchiste y trouvent entre les lignes, au-delà des références, un cheminement et une réflexion qui sont les leurs. Il ne vous fait pas ronfler de satisfaction nostalgique : il vous emmène dans les usines en grève ou pas, chez les Indiens guaranis et dans les camps soviétiques, et puis il vous pose, vous lecteur, dans votre quotidien, les yeux écarquillés et les oreilles ouvertes… Louis Mercier Vega, l’auteur, n’était certes pas un inconnu dans le mouvement anarchiste, mais c’est avec ce livre que ceux de ma génération et les soixante-huitards ont appris à le connaître et à l’aimer.
3 Rien de personnel dans ce livre-là ne transparaît immédiatement ; tout dit que l’auteur a une connaissance intime de ce dont il parle. Dans ce texte, je voudrais en dire un peu plus sur lui.
4 Il racontait sa vie par bribes, avec des silences, sans s’arrêter toujours aux curiosités de ceux qui l’écoutaient. Il y avait des périodes sur lesquelles il restait discret, même avec les plus proches. Le récit publié ici, La Chevauchée anonyme, est plus qu’une tranche de vie : c’est une démarche constante, un engagement entier, des exigences obstinées s’il en fut, autour d’un moment déterminé et déterminant de la vie d’un militant. « Pas facile. Trop exigeant. Et parfois tu ne peux pas être aussi régulier, aussi simple que tu l’exiges ou l’attends des autres. »
5 Vrai ? Louis Mercier s’est volontairement donné la mort, le 20 novembre 1977. Il avait fait le bout de chemin qu’il voulait faire. Comme une traînée lumineuse pour ceux qui ont eu le privilège de son amitié ; ses livres sont là pour continuer d’accompagner et d’interpeller ceux qui apprécient une pensée libre.
6 Une liberté qui s’est toujours inscrite dans le mouvement anarchiste, dans un mouvement de changement social radical : marquée à l’inquiétude, à la recherche de la connaissance, au questionnement de la réalité et de l’évolution sociétaire.
7 Une liberté où les hommes, la vie réelle, comptent d’abord, où la lutte pour une société fraternelle et solidaire passe avant les intérêts particuliers. Une vie faite de générosité et de critique, de passions et de rigueurs, et d’une tendresse infinie.
8 Au moment où se déroulent les événements relatés dans La Chevauchée anonyme, Mercier a vingt-cinq ans, quelques années de militantisme, déjà deux ou trois pseudonymes. Quand il écrit ce livre, il a près de soixante ans, trente-cinq ans de militantisme en plus, il a roulé sa bosse de par le monde et endossé une nouvelle identité. Les souvenirs sont vifs de cette période clef, de cette période révolue puisque le personnage qui parle à travers Parrain et Danton est devenu, peu de mois après que se termine le récit, Louis Mercier Vega, journaliste chilien.
9 Aussi ce récit, s’il est construit sur des souvenirs précis et une période brève, jette-t-il des ponts entre plusieurs temps, plusieurs vies de l’auteur, intimement liés au mouvement anarchiste.
10 Pour beaucoup de compagnons, 1939 avait été la fin d’un monde : le trait à tirer sur la révolution espagnole, le glas des espoirs ouvriers, l’abandon – une fois de plus – de l’internationalisme au profit de la débrouille, de la survie. Pour Mercier, jamais les espoirs les plus forts ne se sont travestis en illusions ni les échecs les plus brutaux en regrets.
11 Il avait commencé à militer tout jeune, dérogeant bruyamment à ses obligations militaires et s’installant à Paris sous le nom de Charles Ridel. Tour à tour manœuvre aux Halles, ouvrier des cuirs, camelot, « vaisselier à la petite argenterie », correcteur d’épreuves, il fait sienne la coutume ouvrière dont le syndicat est, faute de mieux, l’expression la plus adéquate. Dans l’Union anarchiste, où sont réunies toutes les tendances sous le chapeau œcuménique de la « synthèse »à la Sébastien Faure, Ridel et ses amis des Jeunesses font partie de la fraction communiste-libertaire qui monte des groupes d’usine, ne se satisfait pas des déclarations antifascistes, propose un programme économique et politique en alternative au Front populaire. En mai 1936, il est pour la première fois en Espagne, au congrès de Saragosse de la CNT où le débat entre organisation et spontanéité, entre système des collectivités et prise au tas est violent ; il prend contact avec la réalité mouvante du pays et le grand nombre d’expériences libertaires et collectives en cours. La révolution ? « Cette année ou jamais », dit-il à Simone Weil, qui découvre alors le prix du travail en usine et les contradictions des intellectuels.
12 Le 19 juillet, le prolétariat espagnol prend les armes pour répondre au putsch des généraux et réaliser simultanément la révolution sociale. Ridel n’attend que sa paie de la quinzaine pour partir, avec Carpentier, son frère d’armes – dix ans de plus que lui, l’expérience de la guerre, du travail manuel, de l’organisation. Ils fondent le Groupe international de la Colonne Durruti, cosmopolite et coloré, où la seule exigence est de savoir manier les armes. « Venus pour se battre, ils sont impatients, écrit-il dans son journal. Proscrits d’Italie et exploités de l’impérialisme français sont venus faire le coup de feu, pour le vieux rêve caressé depuis tant d’années d’une société libertaire. Le groupe va se grossir peu à peu d’éléments nouveaux. Face à la Légion marocaine, ce ramassis de tueurs et de voleurs venus en Espagne pour restaurer l’ordre bourgeois, se dresse la Légion internationale des sans-patrie, qui sont venus se battre dans la péninsule pour l’ordre ouvrier et révolutionnaire. [2] » Cantonnés d’abord à Pina del Ebro, ils se battront à Siétamo, Perdiguera, Farlete, dans l’offensive contre Saragosse, « clef de l’Aragon et forteresse du fascisme insurgé ».
13 En septembre déjà, les milices doivent accepter d’être subordonnées au commandement militaire du gouvernement, où siègent bientôt des anarchistes. Des ministères anarchistes ? ouiche, le plumeau et la serpillière, la Santé, la Justice… Le soutien à l’Espagne révolutionnaire et le renforcement du mouvement anarchiste ne passent ni par l’approbation aveugle ni par la constitution de fronts antifascistes : la seule ligne à tenir, c’est la lucidité, la morale, la critique. Tant pis si ces termes ne plaisent plus aujourd’hui : au temps de l’éphémère, les vertus sont fugaces.
14 L’Espagne révolutionnaire n’en finit pas de mourir, et la foi anarchiste de se transformer en passion guerrière : plutôt, en ce cas, être traité de lâche et de déserteur et pouvoir crier la vérité. « Vérité négative, impuissante, pessimiste, mais vérité nue et cruelle que nous clamerons face à tous ceux qui vivent de la guerre “antifasciste” : Associer le sacrifice des révolutionnaires à la défense de Negrín et de la démocratie bourgeoise serait briser l’espoir de leur résurrection dans les luttes qui viendront. Nous avons conscience de pouvoir dire au nom de ceux qui tombèrent en miliciens de la révolution sociale : “Ce n’est pas pour cela qu’ils sont morts”, et d’interdire aux clowns de la sociale de détrousser leurs cadavres », dit en mai 1938 l’éditorial de Révision, une petite revue au titre provocateur animée par Ridel, Marie-Louise Berneri, Lucien Feuillade, Jean Rabaut et quelques autres. Quand s’approche la guerre mondiale, une seule réponse est possible : nous ne partirons pas. La seule résistance imaginable serait un mouvement anarchiste fort, implanté, organisé ; fausse alternative que celle du « milieu » anar, qui s’épuise en pétitions, en ligues pacifistes, en actions antifascistes frontistes.
15 L’épisode relaté dans ce livre, si déterminant pour la vie à venir de Ridel-Mercier, est resté proprement anonyme pour ceux qui l’ont connu par la suite. Lui qui avait vraiment choisi sa vie, à dix-sept ans, oubliant jusqu’au nom et au lieu de sa naissance, s’identifiant au milieu ouvrier, aux anars parisiens avec lesquels il militait, voici qu’il est choisi : d’abord avec la guerre d’Espagne, puis la guerre mondiale et le cargo grec qui l’emmène à Rosario.
16 Le militantisme exigeant ; l’internationalisme en pratique ; le rire aussi, la gaieté et l’amitié. Mario le maçon, Martin l’antiquaire, La Lithu, Duque, autant de portraits des meilleurs compagnons, des plus fidèles auprès desquels on peut jeter l’ancre dans la tempête, grâce auxquels on n’abandonne jamais l’espoir dans le mouvement.
17 Dans le récit, peu après l’arrivée en Amérique du Sud, les voies de Danton et de Parrain divergent : le premier, qui hait l’armée pour y avoir servi, s’engage dans les Forces françaises libres dans l’espoir de regagner le vieux continent, d’y remettre sur pied un réseau, des correspondances ; l’autre regagne le Chili, son pays, ses racines. C’est cela, l’internationalisme : la terre entière à soi, à condition d’avoir des racines bien plantées. Parfois l’envie de bourlinguer est la plus forte, l’horizon ouvert à s’y perdre. Mais les déracinés, les exilés sont rarement les vrais internationalistes : il leur manque un lieu propre, un miroir. Mercier disait : « Je peux être content partout. » Parce qu’il y avait le mouvement anar, la présence des compagnons, la découverte d’esprits libres. L’idée qu’on peut beaucoup, même si on n’est pas nombreux, même si la plupart des anarchistes se borne à crier des slogans et à coller des manifestes sans ouvrir les yeux à la réalité. « La passion libertaire ne prend de valeur qu’en fonction des problèmes à résoudre : elle ne peut se perdre dans les apocalypses de circonstance ou se consumer dans les exaltations moroses. [3] »
18 Ainsi il n’est pas question de choisir un camp ou l’autre, malgré les pressions qui s’exercent et les calomnies qui circulent, que ce soit lors d’un conflit mondial, d’un front populaire ou de la guerre froide : il s’agit de refuser un jeu qui n’est pas le nôtre, quitte à en observer les règles sans y croire, suivant les événements de près, s’acharnant à démêler les raisons et les forces en présence. Pendant la guerre, trop de militants, de révolutionnaires conscients se sont laissé prendre au « jeu répugnant » de l’antifascisme, à « l’orgie de grandes déclarations sur la liberté soigneusement rédigées par les agences de presse… Comme nous sommes des gens obstinés, nous refusons de voir la moindre trace d’émancipation humaine dans le fait de travailler au maximum de productivité, de consommer le moins possible et de laisser la vie quotidienne de millions de gens aux mains d’un pouvoir d’État sur lesquels ils n’ont aucun contrôle. La propagande est certainement une industrie qui a atteint un haut degré de perfection et possède des techniques remarquables, mais il y a des choses qui sont trop grosses à avaler. [4] »
19 Racontés avec plus de trente ans de recul, les choix des compagnons de La Chevauchée anonyme ne sont peut-être pas les seuls possibles ni les meilleurs : ils témoignent simplement du refus de jouer le jeu imposé par les États, de la recherche d’une participation autre à l’histoire, d’un effort de lucidité dans l’affrontement des propagandes et des armées.
20 Les citations que j’ai relevées, elles sont aussi présentes dans le récit. J’aime que les questions qu’il discute – la guerre, la faiblesse du mouvement qui part en quenouille, les formes d’organisation révolutionnaire au beau milieu du conflit mondial, dans des pays isolés et des situations mouvantes – le soient parmi des souvenirs chaleureux et des portraits vivants. Car si l’observation et la curiosité en éveil sont toujours nécessaires, c’est avec des hommes et des femmes qu’il s’agit de la faire, cette révolution, de militer pour un monde fraternel, contre l’État aveugle et meurtrier, contre l’anonymat délétère et l’embrigadement étouffant.
21 Militer, ce n’est pas forcément clamer son anarchisme : pour Mercier, cela a été pendant vingt ans l’étude patiente des sociétés latino-américaines, avec des groupes de chercheurs dans une dizaine de pays, qu’il estimait pour ce qu’ils n’étaient ni candidats à une carrière universitaire ou politique, ni au service d’aucune Agence, et pour ce qu’ils ne cherchaient pas à conformer la réalité à leur idéologie. (J’imagine ce récit écrit pour boucler la boucle, l’Institut latino-américain fermé faute de fonds, et lui se remémorant le premier contact avec l’Amérique du Sud, qui allait colorer toute sa vie, et jaugeant les fidélités premières…) Ceux qui ont travaillé jusqu’au bout avec lui portent témoignage de son amitié, de son exigence, de son honnêteté.
22 Et puis, un jour, la vie lui a manqué. Et les mots me manquent, que j’emprunte ailleurs.
23 « Par quelle latitude nous apparut-il que cette terre vers laquelle nous nous hâtions se dérobait à mesure et que nous eussions, plutôt que de l’atteindre, brisé la mer de verre ?… Nos cris, notre désespoir quand nous sentîmes que tout allait nous manquer, que ce qui pouvait exister détruit à chaque pas ce qui existe, que la solitude absolue volatilise de proche en proche ce que nous touchons, vous me saurez gré, madame, de vous les épargner… [5] »
24 Genève, 1977
Notes
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[1]
Louis Mercier Vega, L’Increvable Anarchisme [1970], Analis, 1988.
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[2]
Carpentier et Ridel, » De la colonne Durruti », Le Libertaire, 21 août 1936.
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[3]
« Refus de la légende », Témoins, printemps 1956, nº 12-13.
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[4]
« For Workers’ Revolution », War Commentary for Anarchism, décembre 1941.
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[5]
André Breton, « Introduction au discours sur le peu de réalité », in Point du jour, Gallimard, 1992.