Notes
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Les références entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d'ouvrage.
1 L'espace public est un singulier dont le pluriel – les espaces publics – ne lui correspond pas. En effet, l'espace public évoque non seulement le lieu du débat politique, de la confrontation des opinions privées que la publicité s'efforce de rendre publiques, mais aussi une pratique démocratique, une forme de communication, de circulation des divers points de vue ; les espaces publics, quant à eux, désignent les endroits accessibles au(x) public(s), arpentés par les habitants, qu'ils résident ou non à proximité. Ce sont des rues et des places, des parvis et des boulevards, des jardins et des parcs, des plages et des sentiers forestiers, campagnards ou montagneux, bref, le réseau viaire et ses à-côtés qui permettent le libre mouvement de chacun, dans le double respect de l'accessibilité et de la gratuité. Toutefois, depuis quelques années, les espaces publics sont ceux que le public – ou des publics – fréquente indépendamment de leurs statuts juridiques. Ainsi, des lieux privés ouverts à un certain public sont qualifiés d'espaces publics, comme par exemple un centre commercial ou une galerie marchande. Il est indispensable de faire le point sur cette expression (au singulier et au pluriel) qui désigne des réalités différentes – parfois même inconciliables entre elles – et par conséquent de commencer à en établir l'historique, puis d'en repérer leurs possibles devenirs.
2 Au singulier, l'espace public relève du vocabulaire de la philosophie politique et aussi depuis peu de celui des sciences de la communication, tandis que les espaces publics trouvent leur emplacement dans le glossaire des édiles, ingénieurs, urbanistes, architectes et plus récemment des paysagistes. Pourtant, outre leur parenté étymologique, ces deux expressions concernent la communication, au sens large du mot, c'est pourquoi nous allons les traiter à la fois ensemble et séparément. Ensemble, car ils ont en commun l'idée du partage, de la liaison, de la relation, de l'échange, de la circulation. Séparément, car ils possèdent également certaines spécificités qui empêchent de les assimiler l'un à l'autre. L'espace public n'est pas géographique ou territorial, tandis que les espaces publics sont dans leur grande majorité physiques, localisés, délimités géographiquement. Qu'est-ce que la communication au sens large du terme ? C'est « être en relation avec » (communicare), cela sous-entend un échange quelconque de signes, peut-être même un déplacement, à coup sûr un transport réel ou symbolique. La communication facilite la circulation indispensable au commerce (des sentiments, des idées et impressions comme des marchandises, des capitaux et des gens...). Le déplacement réclame des voies de communication, tout comme la transmission des messages a besoin de supports, de codes et d'émetteurs et de récepteurs.
3 Pierre Larousse, dans son Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, constate à l'article « Communication » [Larousse, 1869] [1] que « la puissance d'un peuple, sa civilisation, son bien-être social, le degré de liberté civile et politique dont il est susceptible se rattachent par des liens très étroits à l'état de ses voies de communication ». Il reconnaît que « de bonnes voies de communication sont d'admirables instruments de domination politique ; Rome le comprit à merveille : partout où se portaient ses armes victorieuses, elle se hâtait d'établir d'admirables chaussées, ces voies romaines dont le nom est synonyme de route solidement construite ». Inversement, il remarque que, en Afrique, en Asie (Chine et Inde) et en Amérique du Sud (pays andins et Amazonie), les routes n'existent pratiquement pas, le transport s'effectue à dos d'humain sur des sentiers tracés à l'occasion... Les voies de communication qu'il apprécie sont les canaux et les chemins de fer, car tous les deux ignorent les frontières, les saisons, les intempéries et se constituent en réseau d'une grande efficacité et d'une régularité bien appréciable. Il n'hésite pas alors à faire l'éloge des saint-simoniens, ces ingénieurs convaincus du rôle pacifique du chemin de fer, qui, suivant Saint-Simon (1760-1825), sont persuadés que les progrès résultent de l'extension des réseaux techniques et sociaux. Pierre Larousse n'ignore pas d'autres instruments contemporains de communication, comme la presse écrite ou le télégraphe, mais ne peut anticiper sur ce qui deviendra cinquante ans plus tard les mass media, c'est-à-dire les techniques de communication de masse (presse, affiche, cinéma, radiodiffusion, télévision, mobile, Internet...).
4 Un des premiers sociologues des mass media, partisan de la propagande au service du pouvoir, l'Américain Harold D. Lasswell (1902-1978), posait la bonne question dans Power and Personality [1948] : « Qui dit quoi, par quel canal, à qui, avec quels effets ? » Y répondre consiste précisément à définir la communication, cet acte social qui suppose un émetteur (les médias) et un récepteur (le public), un message (ciblé ou non, informatif ou persuasif, etc.) et une réaction (les effets qui ne sont jamais aussi directs que prévus). Le Canadien Marshall McLuhan (1911-1980) propose, quant à lui, une définition très ouverte des médias, en y englobant aussi bien la presse, la télévision ou la radio que les vêtements, les marques ou les outils. C'est lui qui affirme que « le message, c'est le médium » (The Medium is the Massage. An Inventory of Effects, avec Quentin Fiore [1967]), en d'autres termes que le « canal » détermine le message, que le « contenant » façonne le « contenu ». Un tel déterminisme technologique a depuis été invalidé par de nombreux chercheurs qui montrent les limites d'une quelconque manipulation des esprits et l'existence d'un éventail particulièrement ouvert des « effets ». Néanmoins, la forte concentration économique du secteur médiatique et la grande interférence, pour ne pas dire la confusion, entre les supports et la publicité facilitent une standardisation des messages et par conséquent une homogénéisation du traitement de l'information qui éteint l'esprit critique au sein du public et valorise un comportement type du « récepteur », à la fois passif, plus ou moins indifférent et crédule. Si le même journal gratuit est distribué à 10 000 passagers du métropolitain, son contenu sera « filtré » et saisi par 10 000 lecteurs singuliers chacun possédant sa propre grille de lecture et sa capacité d'interprétation. N'oublions pas non plus que, face aux puissantes industries multinationales de la communication, se dressent régulièrement des « émetteurs » alternatifs, contestataires, « correcteurs », qui viennent ainsi les contrer, élaborer et diffuser d'autres « messages ». Parmi ces médias alternatifs, citons le mouvement des radios « locales » en Italie ou « libres » en France, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, les documentaires de Michael Moore ou encore depuis quelques années les toujours plus nombreux – et parfois éphémères – « journaux » électroniques interactifs, etc. Ils témoignent d'une communication libérée du contrôle économico-politique des tenants de la « pensée unique », mais restent souvent fragiles et bénéficient d'une audience généralement bien modeste.
5 Les recherches actuelles en sciences de la communication insistent sur la diversité des « médias », en particulier avec l'explosion d'Internet et des « publics ». Chaque utilisateur d'un média est désormais connecté à d'autres médias et appartient à divers réseaux, aussi échappe-t-il, en partie du moins, au message à interprétation unique, au prêt-à-penser imposé par les communicateurs. Il évolue dans une communication pluridimensionnelle qui renouvelle l'hypothèse de la « communication à deux étages » (two-step flow of communication) élaborée par Paul Lazarsfeld (1901-1976) et Elihu Katz (né en 1926) justement pour expliquer que l'interlocuteur d'un message l'évalue à partir de plusieurs médiations, dont son univers culturel, distinct de celui dans lequel il a été formulé. Enfin, ces espaces de la communication se chevauchent, s'interpénètrent, se combinent au point de brouiller la limite entre le public et le privé, comme chacun d'entre nous en fait l'expérience avec son cellulaire qui distille ses messages publics ou privés dans des lieux publics ou privés, indifféremment. À dire vrai, comme l'expose Daniel Bougnoux [1998, p. 21], « l'ancien modèle des transmissions : émetteur-code-canal-message-récepteur » ne correspond plus à ce que l'on observe alors que la métaphore de l'orchestre (« Communiquer, c'est entrer dans l'orchestre », disait Gregory Bateson) rend mieux compte de la non-linéarité du processus communicationnel et de sa dimension symbolique. Par conséquent, il faudra être attentif à ce qui transforme l'information, la déforme ou la parasite (la propagande et la désinformation, par exemple), tout comme à ce qu'on introduit « clandestinement » dans le message (les stimuli publicitaires, le fameux « message subliminal »).
6 Les espaces publics peuvent être accaparés par des personnes privées (le professeur Y vient chaque après-midi s'asseoir sur ce banc du jardin public et l'occupe durant trois heures environ) ou partagés collectivement (le trottoir de cette avenue reçoit de nombreux piétons entre telle heure et telle autre heure), ou bien encore accueillir du public alors même qu'ils appartiennent à un centre commercial, un musée ou une enclave résidentielle sécurisée, de droit privé. Ces espaces publics – dont la responsabilité juridique varie d'un cas à un autre, et dont les usages sont incroyablement versatiles – mettent en relation, du moins potentiellement, des gens, qui s'y croisent, s'évitent, se frottent, se saluent, conversent, font connaissance, se quittent, s'ignorent, se heurtent, s'agressent, etc. Ils remplissent une fonction essentielle de la vie collective : la communication. Ils facilitent l'urbanité élémentaire et reçoivent, comme un don anonyme et sans réciprocité attendue, l'altérité. C'est dans les espaces publics que le soi éprouve l'autre. C'est dans ces espaces dits publics que chacun perçoit dans l'étrangeté de l'autre la garantie de sa propre différence.
7 L'espace public (d'autres diront « sphère publique ») et les espaces publics (d'autres les appelleront « espaces libres », « lieux publics » ou encore, comme nous le proposerons dans la conclusion de cette exploration des territoires réels et virtuels de la communication, « lieux urbains ») ont subi de nombreuses et profondes modifications, tant de forme que de contenu, depuis leurs premières formulations. Ces expressions existent, il nous faut en comprendre les significations et en mesurer la portée pour le devenir de la démocratie comme pour celui de la ville. En effet, la démocratie subit les coups répétés de la mise en scène de l'émotion collective et la ville se dilue en une géographie aux limites floues et incertaines. La démocratie représentative comme la ville de la modernité assistent, depuis un demi-siècle, au déboîtement du temps et de l'espace, qui pourtant présidaient à leur naissance. Les technologies « nouvelles » de l'information et des télécommunications s'évertuent à séparer le temps de l'espace, à nier l'espace en accroissant sans cesse la vitesse [Virilio, 2004]. L'instantanéité rend abstrait l'espace, le dénature tout en le recomposant artificiellement, en le délocalisant, c'est-à-dire en le dissociant de son lieu d'origine et en créant un clone (c'est ce qui explique l'impression de « déjà-vu » que ressent le voyageur).
8 Nous allons successivement décrire l'espace public puis les espaces publics, afin de mieux pointer ce qui les transforme, les homogénéise ou les différencie, et qui, en ricochet, agit sur les modalités communicationnelles du politique et sur les manières de ménager des lieux urbains ouverts aux publics. Le sociologue Isaac Joseph note pertinemment : « L'expérience ordinaire d'un espace public nous oblige en effet à ne pas dissocier espace de circulation et espace de communication. Une gare, une station de métro, un marché sont réputés accessibles non seulement par leurs qualités architecturales mais par leur capacité à articuler des visibilités et des énoncés. Ce qui est pris en compte dans cette qualification, c'est l'offre de déplacements, de cheminements ou de mouvements, mais aussi les "prises" disponibles pour l'usager ou le passant, prises qui tiennent aux signes et à leur disposition dans l'espace, aux annonces, aux invites ou aux interdits qu'ils perçoivent dans le cours de leur activité ordinaire. Les gestionnaires, qu'ils aient pour mission d'accueillir, d'assister, de contrôler ou d'interpeller, savent que la qualité d'accessibilité d'un espace public est liée à la lisibilité de son "mode d'emploi", tout comme elle est liée à la compétence communicative des agents tenus de le justifier, c'est-à-dire de rendre compte publiquement d'un espace et des prestations qu'il offre » [Joseph, 1995, p. 13].
9 Ce qui unit l'espace public communicationnel et l'espace public circulationnel relève de la rencontre et de l'échange visibles et lisibles, appréciables et contestables, appropriables ou non. Par souci pédagogique, nous allons analyser séparément l'espace public (chapitres I et II) et les espaces publics (chapitres IV et V), proposer une géo-anthropologie du domaine privé et du domaine public (chapitre III) et, en conclusion, tenter de comprendre en quoi ils sont désormais indissociables.
Isaac Joseph
Date de mise en ligne : 01/01/2011.
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Les références entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d'ouvrage.