Comment travaille un grand artiste ? En quoi consiste l’acte créateur ? Face à de telles questions, nombreux sont ceux qui s’en remettent à la superstition. Une croyance ancienne mais bien ancrée présente en effet l’artiste comme un démiurge, assez ressemblant au Dieu de la Genèse : au cœur de l’absence qui précéda toutes choses, celui-ci tire de lui-même la Création. Ainsi, l’artiste est bien souvent conçu comme cet être sans attache, hors sol, mais omnipotent, à qui il suffirait de recourir à une clé magique : Fiat Lux !, « Que la lumière soit ! », pour faire advenir l’œuvre.
Cette croyance a la vie dure, et pourtant, elle ne résiste pas à un coup d’œil même rapide à la biographie des créateurs en général et des écrivains en particulier. Non seulement les écrivains ont un corps, mais ils ne se donnent pas naissance eux-mêmes. Ils sont fécondés par une tradition, par des échanges avec leurs pairs, avec leurs éditeurs, avec leurs lecteurs. Leur croissance exige un terreau, un milieu littéraire vivant et inventif, un espace de circulation pour les textes aussi, sans quoi ils dépérissent. Tout art a ses codes, ses techniques, ses critères d’évaluation, ses courants et ses modes, et cela ne s’apprend pas du haut d’une tour d’ivoire, mais seulement en entrant dans le cercle des pratiquants, en acceptant le dialogue et la confrontation.
Longtemps, au xviiie et au xixe siècle, ce sont les salons littéraires qui ont permis aux jeunes écrivains de rencontrer leurs aînés, de tâter de plusieurs courants, de venir lire leurs premières ébauches afin de se rendre compte de l’influence qu’ils exerçaient sur leurs auditeurs…