L’histoire de la pensée est parcourue avec constance par le débat sur l’ambivalence de l’argent, tout à la fois facteur de libération, d’ouverture et de progrès, et instrument d’accumulation, de pouvoir et de dépendance personnelle. Si, dans l’esprit français, la dimension oppressive de l’argent domine, l’idée et la pratique démocratiques issues de la pensée des Lumières paraissent en fait avoir été capables pendant grosso modo deux siècles d’enserrer l’argent dans un corps de principes et de règles – dispersion, socialisation, contrôle – qui ont durablement permis d’en faire un compagnon acceptable de la démocratie et un facteur-clé du progrès collectif. À son zénith, le système démocratique de l’argent, devenu économie globale de marché financier, s’est imposé comme le combattant avancé de l’esprit de liberté et de progrès, comme le « soft power », apte à faire flancher les totalitarismes et à pousser le monde vers la démocratie globale.
La crise où nous sommes entrés montre brutalement comment le fragile équilibre de l’argent s’est renversé. Elle laisse présager une rupture de sa dynamique de progrès. Sauf à se contenter de croire à la victoire des méchants contre les gentils ou à une mutation majeure de la nature humaine qui serait devenue soudain plus radicalement cupide, il nous faut essayer d’identifier les quelques grands phénomènes qui ont pu mener là où nous en sommes. Quatre sont décisifs et leur combinaison explosive :
l’irrépressible prolifération de l’argent, mécaniquement engendrée par la division internationale du travail, grosse consommatric…