Notes
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[1]
Jeffrey R. Kenworthy, Peter G. Newman, Cities and Automobile Dependence: A Sourcebook, Aldershot/Brookfield, Gower Technical, 1989.
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[2]
François Chaslin, Les Paris de François Mitterrand. Histoire des grands projets architecturaux, Paris, Gallimard, 1985.
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[3]
Qui devait précisément se déployer, comme le rappelle Patrick Céleste, des deux côtés de la Seine dans le secteur de l’actuelle Bibliothèque nationale de France.
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[4]
Devenir/Europan, une éternelle jeunesse, consulté le 29 février 2020 : https://vimeo.com/321242728/d7ff11e46a
1La question de l’habitat n’est pas celle qui est la plus immédiatement convoquée lorsqu’il s’agit de penser les bouleversements que le monde a connus à la fin des années 1980. Pourtant, celle-ci apparaît comme fondamentale avec le recul qu’autorisent les trois décennies qui nous en séparent. En effet, ces bouleversements d’ordre politique, économique, culturel et sociétal ont amené à une transformation complète des équilibres géographiques. Ils ont aussi eu des effets directs sur notre environnement — n’oublions pas que l’accident de Tchernobyl survient en 1986 — ainsi que sur nos manières de vivre et notre rapport à la ville et au territoire. C’est pourquoi les questions que pose l’habitat en matière de politiques publiques, de conceptions et de pratiques sont au cœur des contributions de cet ouvrage collectif, fruit d’une recherche exploratoire et collaborative qui repousse le curseur du temps présent à l’année 1989.
Contexte
21989 : cette année-là, alors que l’on célèbre en France le bicentenaire de la Révolution, Tiananmen est envahie par les chars et la loi martiale est décrétée au Tibet, secoué par une nouvelle insurrection. L’Armée rouge se retire d’Afghanistan. En Europe, le mur de Berlin tombe et les régimes de l’Est s’effondrent les uns après les autres. En Afrique, l’apartheid est vaincu et l’Algérie tiers-mondiste et post-socialiste vit les premiers soubresauts d’une crise existentielle qui conduira, dans la décennie suivante, à une guerre civile. Au Moyen-Orient, l’accord de Taëf met fin à une autre guerre civile, celle qui a fait exploser le Liban, pendant près de quinze ans. 1989 est donc une année particulière et il y a bien un avant et un après… Avant : la guerre froide, les guerres par procuration, les combats pour l’autodétermination et les rivalités pour en contrôler le leadership. Après, ce seront les régimes d’Amérique latine qui empruntent une voie néolibérale dans le sillage de la retraite des militaires et les oligarchies des ex-pays socialistes qui prennent le pouvoir. En cette année 1989, le monde tangue, le monde bouge. On n’habitera plus comme avant, quand les politiques d’inspiration libérale se généraliseront, du moins en ce qui concerne l’économie. Alors que, jusque-là, tout semblait maîtrisé et maîtrisable, planifié, dessiné, une nouvelle phase extensive de grande ampleur se prépare. Ainsi, « la fin de l’Histoire » (Fukuyama), du côté rouge du monde bipolaire, cède la place à une autre histoire, depuis, sans cesse reconduite : du triomphe de l’individuel sur le collectif…
La fin d’un monde infini
3En France, le virage du « miracle » pavillonnaire est déjà bien amorcé en 1989, et les grands ensembles sont de plus en plus stigmatisés depuis les débuts de la politique de la ville en 1977. C’est dans ce contexte de célébration du bicentenaire de la Révolution où l’avenir semble hypothétique, pendant que d’aucuns célèbrent la crise, d’autres imaginent la suite… Commence alors l’histoire d’un monde qui s’agrandit ou se rétrécit, de frontières incandescentes et incertaines, d’entre-deux par la suite reconnus (Sieverts), de limites qui s’estompent et de murs reconstruits. À la fin des années 1980, les discours environnementalistes et politiques convergent. Kenworthy et Newman livrent une charge démonstrative et argumentée sur l’impact écologique du modèle nord-américain des métropoles avec leurs suburbs sans cesse repoussées. Sans être toujours citée explicitement, la contribution des auteurs de Cities and Automobile Dependence [1] est largement reprise parmi les défenseurs de la compacité urbaine. C’est également à cette époque que paraît le rapport Brundtland (1987) sur le développement durable. La question environnementale est donc bien présente, mais les architectes et les urbanistes feignent de la mettre de côté. Sous l’influence transalpine de la Tendenza, de l’historicisme, la théorie rossienne de la fabrication collective de la ville renvoie, provisoirement, les tenants de l’architecture métaboliste des formes proliférantes aux rayons oubliés de l’histoire.
Réflexion sur l’habitat et l’année 1989
4Envisager l’habitat depuis 1989, c’est engager une réflexion sur un moment de basculement gravitationnel du centre à la périphérie, l’instant d’avant les métropoles aspirantes. En ce qui concerne la France, si certains historiens, journalistes, architectes, urbanistes ou critiques retiennent de l’époque les grands travaux mitterrandiens [2], il est aussi légitime de reconnaître, dans l’ombre portée des grands gestes, un mouvement puissant de reconnaissance des périphéries. C’est cette face non pas cachée, mais moins exposée, moins célébrée, moins reconnue, qui nous intéresse ici, car nous pensons qu’elle préfigure davantage les débats actuels que les grands monuments légués à l’histoire. Cette approche particulière a grandement motivé notre recherche sur ce que nous avions nommé, au départ, le « hors-champ » de l’année 1989.
Événements hors-champ
5Commençons par l’Hexagone, où le concours d’idées du Pan issu du Programme architecture nouvelle se déploie dans une partie de l’Europe et devient officiellement, en 1988, l’Europan. Monique Eleb, qui a participé à l’inventaire critique du dernier Pan et qui a en a tiré, avec Thierry Mandoul et Anne-Marie Châtelet, l’ouvrage Penser l’habité, revient sur cet événement particulier dans les pages qui suivent.
6Pour quelques jeunes architectes aguerris aux concours d’idées — dont certains sont lauréats ou remarqués des dernières sessions du Pan —, la Poste et le ministère des Postes et Télécommunications (PTT) offrent une occasion unique de passer à l’acte. En effet, un concours pour la construction de 1 500 logements à Paris destinés aux jeunes postiers en début de carrière, célibataires ou en couple avec jeune enfant, est lancé en 1989. Ce concours au cahier des charges très ambitieux mais aussi très ouvert a lancé une génération de concepteurs qui est toujours active aujourd’hui. À la construction d’un axe qui glorifie le pouvoir de l’État par de grands travaux (Arche de La Défense, pyramide du Louvre, Opéra Bastille et Grande Bibliothèque) répondent les expérimentations architecturales des jeunes architectes pour les postiers qui se diffusent dans l’espace plus banal de la densité parisienne.
7Mais comme nous le rappelle Patrick Céleste, Paris fait aussi figure en 1989 de laboratoire des formes urbaines. Entre la Seine et la porte d’Ivry, près de Bercy, se joue une pièce à plusieurs actes, un face-à-face qui prépare la construction d’un morceau de ville précisément autour du dernier des grands travaux : l’emblématique Bibliothèque de France dont le projet a été annoncé le 14 juillet 1988.
8Dans le même temps mais pas dans le même espace, l’association Banlieues 89, fondée par l’architecte Roland Castro et l’urbaniste Michel Cantal-Dupart en 1981 pour transformer les territoires périphériques, lance des projets « innovants ». Symboliquement, le projet de Banlieues 89 profite de l’abandon par la France du projet d’Exposition universelle pour 1989 [3]. Des assises auront lieu à Nanterre cette année-là pour faire le bilan de ses actions. Thierry Roze s’attache à étudier ici les deux projets particulièrement emblématiques issus de Banlieues 89 et qui ont été menés dans ce que l’on nomme aujourd’hui « Grand Paris », à Écouen et sur l’Île-Saint-Denis. À Écouen, Xavier Henry travaille à construire les conditions d’urbanisation futures à partir du prolongement d’un axe historique (encore un !), tandis que Jean-Patrick Fortin propose la reconquête des berges de l’Île-Saint-Denis. Les tracés et géographies symboliques comme le rapport au fleuve constituent de forts tropismes du discours ambiant en cette fin de xxe siècle.
9Ainsi, Jordana Maisian aborde le cas de l’opération de logements des « Cap-Horniers » à Rezé dans l’agglomération nantaise, tout près de la Loire. Cette réalisation expérimentale (Rex) est livrée par « l’architecte-citoyen » Dominique Perrault, à l’initiative du député-maire Jacques Floch, fondateur de l’Association des maires « Ville & Banlieue » de France. Selon Jordana Maisian, « le rôle de l’“architecte-citoyen” permet d’interroger, dans l’articulation de la pensée politique et de l’action architecturale, le concept d’utopie qui, depuis 1789, imprègne les réflexions sur la société et sur la ville, et ce, jusqu’au tournant de 1989. L’opération Les Cap-Horniers (1982-1986) nous intéresse en ceci que son concepteur prend à contre-pied les discours et les pratiques qui commencent à cristalliser, et oppose une certaine résistance aux consensus qui s’installent ».
Territoires étendus
10Lorsqu’on les considère conjointement, ces événements-séquences reflètent la richesse et la vivacité des débats en cours. Comment construire la ville ? À partir de quoi ? Comment peut-on adapter le logement à ses habitants plutôt que l’inverse ? Les territoires d’investigations et de propositions de ces opérations sont relativement distincts mais souvent complémentaires. Europan propose une réflexion thématique sur la transformation de quartiers ou de tissus sélectionnés par les municipalités elles-mêmes. Le concours de la Poste porte sur des parcelles parisiennes dans la ville dense et constituée. Tandis que le programme de Banlieues 89 traite, comme son nom l’indique, de l’amélioration de situations dans des tissus considérés comme périphériques peu ou pas qualifiés, quelquefois à proximité ou dans les grands ensembles d’habitat social avec lesquels il s’agissait d’en finir (c’était le titre des assises de Banlieues 89 qui ont eu lieu à Bron les 4 et 5 décembre 1990).
11Ainsi, en ce qui concerne plus particulièrement l’Hexagone, la ville étendue, la ville dense, mais aussi les quartiers de grands ensembles et les tissus industriels en reconversion, composent un territoire d’expérimentations qui reflète la diversité des situations urbaines, à l’exception sans doute des quartiers pavillonnaires et, dans une moindre mesure, des villes nouvelles. Mais il faut dire que ces dernières ont souvent été le terrain de jeu privilégié des architectes dans la décennie précédente, notamment pour des concours d’idées comme le Pan.
Idéaux et attention à la société
12Ces événements témoignent aussi d’un moment de basculement dans la pensée sur l’habitat, la ville et le territoire, jusque dans la manière dont les différents acteurs (pas seulement les architectes) s’en emparent. Ils permettent donc de lire en creux la transformation des idéaux et de l’espace, une transformation qui éclaire la situation actuelle des débats sur le logement. Ainsi, les participants du dernier Pan et du nouvel Europan semblent avoir perçu, à leur époque, avec une certaine acuité les phénomènes sociaux et les changements de valeurs qui se préparaient en Europe avec notamment la mutation des structures familiales (augmentation des divorces, allongement de l’espérance de vie, etc.), la montée de la cohabitation, du travail à domicile, et donc les évolutions qui accompagnent aujourd’hui la métropolisation.
13Quarante ans plus tard, les solutions préconisées alors peuvent être toujours considérées comme des nouveautés par toute la chaîne de production du logement qui peine encore à les mettre en place. Il est vrai que l’occasion leur en est donnée dès la première session. « En 1988, on a commencé très modestement sur les modes de vie et le logement, parce que c’était une culture qui existait déjà dans le Pan, avant l’Europan, qui était un concours français » précise Didier Rebois, secrétaire général d’Europan Europe [4]. Le dernier Pan avait pour thème : « Le logement en questions. Type, contexte, modification. » C’est donc, au début, plutôt une continuité qu’une rupture.
Générations et jeux d’acteurs
14Les événements sur lesquels nous nous attardons ici concernent finalement plusieurs générations d’architectes. Pour les jeunes praticiens, le passage du Pan à l’Europan constitue une version « européanisée » mais aussi et surtout professionnalisée du Pan qui était, jusque-là, un concours d’idées avec des perspectives de réalisation très incertaines. L’Europan communique beaucoup sur cet aspect en valorisant, par la suite, les projets qui ont été menés à terme. Les architectes de moins de 40 ans mais ayant déjà un pied dans l’exercice professionnel répondent au concours pour les 1 500 logements de la Poste. Tandis que ceux qui s’intéressent au programme Banlieues 89 ont déjà une certaine expérience ainsi qu’un engagement avéré pour les questions urbaines.
15Par ailleurs, ces consultations font la part belle à l’initiative, à l’idéation, à la réflexion et à une certaine liberté d’interprétation des programmes qui sont proposés. Si on parle moins de techniques constructives, on attend dans d’autres domaines, et notamment dans l’invention formelle et typologique, que les architectes s’engagent et travaillent avec d’autres disciplines. Il est entendu qu’ils puissent être force de proposition. Les personnes interviewées à l’occasion de nos enquêtes ont souvent insisté sur la part d’interprétation qui était attendue dans les concours. À l’échelle territoriale, le travail avec les paysagistes est l’occasion d’une réinterprétation de la force du symbolique et de tout ce qui peut être signifiant. Il s’agit de remettre du sens là où il s’était dilué dans le nombre et la performance. Le jeu d’acteurs est également redistribué. Ainsi, pour Banlieues 89, Rezé ou l’Europan, les associations d’utilité publique jouent un rôle prépondérant ainsi que les édiles qui sont appuyés par les politiques publiques. Il est vrai que les lois de décentralisation qui ont été adoptées entre 1982 et 1983 permettent d’articuler les politiques locales et nationales en donnant à des élus de différentes régions l’occasion de mener localement des projets dont l’exemplarité dépasse l’échelle locale. Mais Paris reste encore une exception. Ainsi, paradoxalement, le concours de la Poste émane du sommet de l’État et sa conduite s’impose aux élus parisiens.
Européisation et échelle urbaine
16Fin 1989, la revue L’Architecture d’aujourd’hui consacre un dossier important au logement en Europe. Cette attention à la scène de la production architecturale continentale n’est pas nouvelle, mais elle semblait jusque-là réduite à quelques pays dont les expériences architecturales précédent les bouleversements géopolitiques. L’IBA de Berlin (Internationale Bauausstellung), qui s’achève en 1987, a ainsi bénéficié d’une large couverture médiatique. En ce qui concerne le Pan, son européisation va de pair avec une professionnalisation et une thématisation qui entendent se déployer essentiellement dans le champ de la fabrication de la ville. 1989 marque ainsi un tournant dans la mesure où le domestique cède la place à l’urbain comme échelle d’investigation et de prospective des enjeux spatiaux et sociaux… Dans le même temps, les enjeux techniques qui avaient largement alimenté les sessions des précédents concours d’idées du Programme architecture nouvelle sont également provisoirement mis de côté. Par la suite, pour autant, si le Plan Construction ne renonce pas à s’y intéresser, la question constructive et technique est plus généralement portée par le monde de l’industrie et de l’ingénierie, accentuant ainsi un divorce largement entamé en cette fin de siècle.
Et ailleurs dans le monde ?
17À la fin des années 1980, en Algérie, des réformes foncières d’inspiration libérale sont adoptées sans que la puissance de l’État en matière de construction de logements ne soit véritablement remise en cause, comme nous l’explique Malik Chebahi. Et si l’habitat individuel se développe, les formes de logement collectif héritées du modèle des grands ensembles perdurent. Tandis qu’en Inde, l’architecte Balkrishna Vithaldas Doshi, ancien collaborateur de Le Corbusier et de Louis Kahn, conçoit une ville à proximité d’Indore dans l’État du Madhya Pradesh. Construite avec des habitations économiques et évolutives, l’Aranya Community Housing aboutira, en partie, à l’autoconstruction d’une ville de plusieurs milliers d’habitants, officiellement livrée en 1989. Thierry Mandoul nous raconte cette histoire curieusement peu médiatisée, même si ce projet a été récompensé par le prix Aga Khan et que Doshi lui-même s’est vu décerner le prestigieux prix Pritzker pour l’ensemble de son œuvre en 2018.
18Du centre à la périphérie, du local au générique, de l’exceptionnel au banal, de l’expérimental au standard, du territoire à nos intérieurs, les récits des témoins et des acteurs du hors-champ des « grands travaux » que nous avons interrogés relatent cette oscillation qui traverse les transformations de l’époque et augurent d’une nouvelle ère à l’aube des années 1990. Revisiter quelques-unes de ces séquences de la production architecturale et urbaine conduites en France et en Inde nous permet aussi de mettre en relief des correspondances, des relations qui nous éclairent sur les idéaux d’une époque. Comme le dit Jordana Maisian à propos de Rezé :
« La décennie 1980-1989 verra les effets de l’utopie, dans sa double dimension désirante et subversive (Mannheim) — l’utopie conçue, non comme un objet idéal, mais comme un opérateur —, s’estomper pour disparaître abruptement… »
Notes
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[1]
Jeffrey R. Kenworthy, Peter G. Newman, Cities and Automobile Dependence: A Sourcebook, Aldershot/Brookfield, Gower Technical, 1989.
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[2]
François Chaslin, Les Paris de François Mitterrand. Histoire des grands projets architecturaux, Paris, Gallimard, 1985.
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[3]
Qui devait précisément se déployer, comme le rappelle Patrick Céleste, des deux côtés de la Seine dans le secteur de l’actuelle Bibliothèque nationale de France.
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[4]
Devenir/Europan, une éternelle jeunesse, consulté le 29 février 2020 : https://vimeo.com/321242728/d7ff11e46a