Notes
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[1]
Rencontre informelle de M. François Mitterrand, président de la République, avec la presse, à la Bourse du travail de Saint-Denis, mardi 26 juillet 1983.
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[2]
Allocution de M. François Mitterrand, président de la République, aux Assises de « Banlieues 89 » à Enghien-les-Bains, sur les projets de rénovation urbaine, samedi 7 décembre 1985.
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[3]
« À propos de Banlieues 89 : entretien avec l’architecte Roland Castro », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n° 109, 2009, p. 95-97.
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[4]
Hélène Bleskine, Roland Castro, Marie-Françoise Goldberger, Lucien Mironer, Bilan Banlieues 89, 1989, Centre de ressources documentaires sur l’aménagement, le logement et la nature (désormais CRDALN), 43455.
Les origines de Banlieues 89
1Après l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République en mai 1981, Roland Castro crée l’association Banlieues 89, en référence à la Révolution française, et à son bicentenaire approchant, avec la conviction qu’un des enjeux essentiels sur le plan social, politique et urbain, est la question des banlieues. Banlieues 89 regroupe ainsi un certain nombre d’architectes pour qui le sujet des banlieues doit être au centre des préoccupations de la politique urbaine. Castro cherche, à plusieurs reprises, à entrer en contact avec François Mitterrand afin de lui soumettre ses idées et propositions. Il décroche finalement un rendez-vous en juillet 1983, et obtient de lui faire faire un parcours de la banlieue parisienne, qui a lieu le 26 du même mois. Mitterrand, accompagné de Castro, en fait le tour, pour partie en hélicoptère, avec des étapes à la cité-jardin de la Butte-Rouge à Châtenay-Malabry, à la cité des 4 000 à la Courneuve, à l’Île-Saint-Denis. Il s’agit d’un moment de tension particulière dans les banlieues, à la suite de la mort d’un jeune homme à la cité des 4 000. À la fin de cette journée, François Mitterrand en fait le compte rendu depuis la Bourse du travail de Saint-Denis :
« J’ai visité d’assez nombreux quartiers que l’on appelle de banlieue en commençant par Issy-les-Moulineaux et Châtenay-Malabry, en remontant vers le Nord de Paris soit en voiture, soit en hélicoptère mais assez bas pour pouvoir examiner le terrain. Nous avons contourné Paris par l’Est, par Marne-la-Vallée et puis nous sommes remontés jusqu’à la Courneuve. Je me suis arrêté un bon moment aux 4 000 — la cité aux 4 000 logements — de la Courneuve. J’ai voulu voir de mes propres yeux comment les choses allaient là-bas. Je suis entré dans un immeuble, dans des appartements et j’ai pu discuter avec les gens qui habitent là.
Cette visite qui aura duré trois heures se termine par cette Bourse du Travail de Saint-Denis où nous sommes en ce moment. Elle me permet de fixer mon esprit davantage sur ce qui me paraît nécessaire pour la réhabilitation de quartiers aujourd’hui dépassés, entassés, peu utilisables pour l’habitation humaine […].
C’est dans cet esprit que j’ai visité cette grande banlieue de Paris en pensant que si l’on avait eu une idée d’ensemble, une vue générale, sans doute n’en arriverions-nous pas là. M. Castro en a exposé une tout à l’heure qui mérite examen, débat, discussion avec d’autres. Mais il est nécessaire d’avoir quelques grandes conceptions d’urbanisme qui permettent d’utiliser au mieux le terrain — il y en a quand même de disponibles — savoir comment s’y prendre pour restituer une âme à ces lieux qui trop souvent n’en ont pas [1]. »
Plan du « Grand Paris ». Projet de Roland Castro et Michel Cantal-Dupart présenté aux Assises de Banlieues 89 en 1985.
Plan du « Grand Paris ». Projet de Roland Castro et Michel Cantal-Dupart présenté aux Assises de Banlieues 89 en 1985.
3Après cette visite, la mission Banlieues 89 est créée en décembre 1983 par François Mitterrand, suite à l’initiative des architectes Roland Castro et Michel Cantal-Dupart. La lettre de mission est double : d’une part, réfléchir à un projet pour le Grand Paris et, d’autre part, susciter des projets innovants dans les villes de banlieue afin de « bâtir la ville en banlieue », « proposer un nombre limité d’actions exemplaires visant à réorganiser et embellir la banlieue et plus particulièrement ses quartiers dégradés ». Une petite équipe se met en place autour de Castro et Cantal-Dupart, avec Jean-Patrick Fortin (architecte-urbaniste), Michel Herrou (sociologue), Jean-Paul Dollé (philosophe), Marie-Françoise Goldberger (sociologue)fig. a.
4Dans un entretien avec les Cahiers d’histoire (n° 109, 2009), Roland Castro revient sur Banlieues 89, de ses débuts en 1983 à la création du ministère de la Ville en 1990, avec Michel Delebarre comme ministre, qui fait voter la loi sur la dotation de solidarité urbaine (DSU) et la loi d’orientation pour la ville (LOV) qui proclame le « droit à la ville ». La nomination de Bernard Tapie comme ministre marquera la fin de l’engagement de l’équipe de Banlieues 89. Le rattachement de Banlieues 89 à la DIV (Délégation interministérielle à la ville) en 1991, puis cette rupture de 1992, correspondra à la fin d’une période, marquée par d’intenses débats sur les stratégies à développer sur les banlieues, mais aussi par un certain nombre de projets et de réalisations.
Contexte et objectifs
5Le contexte est à la fois social et politique. Social : c’est l’époque de la « Marche des beurs », marche pour l’égalité, en 1983. Politique : le moment est celui des débuts de la décentralisation, et des pouvoirs croissants accordés aux collectivités locales, en particulier aux maires. Le principe de départ des projets de Banlieues 89 était de mettre en avant des couples élus (maires essentiellement) — créateurs (architectes, urbanistes, paysagistes, artistes…). Les cas étudiés ici permettent de mettre en évidence des typologies différentes dans la structure et l’évolution de ces couples élus-créateurs, comme dans les thèmes abordés dans les projets. Si Banlieues 89 préfigure des thématiques qui seront celles du Grand Paris, et aborde des questions de stratégie globale sur la ville et le territoire, les réalisations qui en découlent sont plutôt de l’ordre des « petits travaux », à l’opposé des grands travaux présidentiels. Nous reviendrons sur les raisons qui ont fait que les petits projets d’aménagement urbain dans les villes de banlieue, en région parisienne et en province, ont pris le pas sur un projet global pour le Grand Paris, qui resurgira trente ans plus tardfig. b fig. c.
6Le contexte est aussi celui de la politique des grands travaux présidentiels, allant de la pyramide du Louvre à l’Opéra Bastille, à l’Arche de la Défense et enfin à la Grande Bibliothèque. Face à cela, Banlieues 89 regroupe essentiellement des « petits travaux ». Mais ces « petits travaux » ont, pour la plupart, en commun de se vouloir être des germes de développements importants à venir, d’un renouvellement futur en profondeur de la ville et de ses usages. Près de trente ans après cette première phase des projets, il est apparu intéressant de faire un retour sur certaines de ces interventions, afin de vérifier l’impact qu’elles ont pu avoir sur les évolutions ultérieures.
Présentation des projets de Banlieues 89 dans l’« Almanach » d’Actuel consacré à la Banlieue : « Banlieues : on refait tout. »
Présentation des projets de Banlieues 89 dans l’« Almanach » d’Actuel consacré à la Banlieue : « Banlieues : on refait tout. »
La Grande Arche de la Défense, inaugurée en 1989. Projet de Johan Otto von Spreckelsen, lauréat du concours en 1983.
La Grande Arche de la Défense, inaugurée en 1989. Projet de Johan Otto von Spreckelsen, lauréat du concours en 1983.
Banlieues 89, 73 projets pour faire la ville. Publication des projets présentés à l’exposition « Banlieues 89 » au ministère de l’Équipement en février 1984.
Banlieues 89, 73 projets pour faire la ville. Publication des projets présentés à l’exposition « Banlieues 89 » au ministère de l’Équipement en février 1984.
François Mitterrand à l’exposition « Banlieues 89 » au ministère de l’Équipement en 1984.
François Mitterrand à l’exposition « Banlieues 89 » au ministère de l’Équipement en 1984.
1984-1989 : des projets aux premières réalisations
8Les Assises de Banlieues 89 (Enghien en 1985, Nanterre en 1989, Bron en 1990), avec la participation d’élus, de professionnels, de chercheurs, sont l’occasion de confronter positions et stratégies, mais aussi de faire des points d’étape puis un premier bilan des projets et réalisations engagés. Dès la fin de l’année 1983, l’équipe de Banlieues 89 lance des appels à projets auprès des architectes et urbanistes, et auprès des maires, majoritairement de gauche, mais également de droite, en région parisienne et en province. Des élus comme Jacques Floch, maire de Rezé, jouent un rôle particulièrement important, avec la création de l’Association des maires des villes de banlieue. Expositions et publication des projets accompagnent ces Assises : en 1984 sont exposés au ministère de l’Équipement et publiés dans la revue H les 73 premiers projets ; à la fin de 1984, ce sont plus de 200 projets qui ont été initiésfig. d fig. e.
9Lors des Assises de 1985 à Enghien-les-Bains, François Mitterrand retrace le parcours et tire un premier bilan de ces années de Banlieues 89 :
« Voici déjà deux ans, vous le savez puisque vous l’avez fait, que fut lancé “Banlieues 89”. Vous vous souvenez de ses origines, le difficile été 1983, les drames de la Courneuve, des Minguettes, le climat de tension dans beaucoup de ces quartiers déshérités où les habitants ne parvenaient plus à vivre […].
Un rapide historique que vous connaissez par cœur : dès novembre 1983, cette mission a été confiée à deux architectes, Roland Castro et Michel Cantal-Dupart. Ils plaidaient depuis longtemps pour un large mouvement de rénovation urbaine. Vous les connaissez : ce ne sont pas des gens qui traînent en chemin. Assez vite et même très vite, ils ont constitué une équipe, que l’on appellera dynamique, qui a pris contact avec beaucoup de maires, qui ont repéré les urgences, préparé des projets — il y en a presque trop. En peu de mois, ils ont trouvé des élus qui ont partagé leur ambition, qui d’ailleurs, eux aussi, songeaient depuis longtemps qu’il fallait s’y attaquer, mais qui ne voyaient pas le moyen de le faire. Et tous, vous vous êtes accordés pour estimer qu’il fallait donner aux banlieues l’identité des vraies villes […].
Un mot, tout juste, un mot du “Grand Paris”, un projet qui passionne beaucoup les architectes, la redécouverte de la route des forts, où l’on essaye de multiplier les fêtes, les rassemblements, de faire sortir la capitale de sa périphérie, qui est comme une sorte de cordon qui l’emprisonne. Le repérage systématique des lieux que vous appelez magiques — espérons qu’ils le seront durablement, une fois qu’on y sera passé — qui portent donc à travers le temps une charge historique, une charge esthétique.
Alors, cela, c’est la magie d’un passé qui dure, il s’agit maintenant de la perpétuer. On parle de beaucoup de choses à Paris et je dois dire que les projets qui ont été réalisés par Castro et par Cantal-Dupart sont tout de même très remarquables par leur science, par leur goût, par la passion qu’ils expriment, par les idées qu’ils donnent [2]. »
11En 1989, Banlieues 89 publie un recueil de 116 réalisations, qui permettent de faire un état des lieux et de tirer un premier bilan. Ces projets sont classés par Banlieues 89 suivant 11 thèmes principaux, allant de « Relier, désenclaver » à « Retrouver la géographie », en passant par « Réconcilier la route et la ville », correspondant à des projets situés en périphéries de grandes villes, ou en communes de banlieue, en région ou en Île-de-France. Dans cette dernière, les projets présentés sont notamment situés à Corbeil-Essonnes (les Tarterêts), à Saint-Michel-sur-Orge, à Épinay-sur-Seine, à la Courneuve ou au Blanc-Mesnilfig. f fig. g fig. h.
12Ce sont notamment :
- Créer un centre — aménagement de place à Charenton-le-Pont ;
- Relier, désenclaver — reconquête d’un tracé historique à Écouen ;
- De nouveaux lieux pour le commerce — restructuration de centres commerciaux à Corbeil-Essonnes (les Tarterêts) et à Saint-Michel-sur-Orge (quartier du Bois des Roches) ;
- Retrouver la géographie, féconder un site — aménagement des berges de la Seine à l’Île-Saint-Denis ;
- Fabriquer la ville avec le transport — abords de la gare à Épinay-sur-Seine ;
- Réconcilier la route et la ville — aménagement du carrefour des Quatre-Routes à la Courneuve ;
- Réparer, modifier — désenclavement de la cité des 4 000 à la Courneuve ;
- Fabriquer la ville avec les PLA (Prêts Locatifs Aidés) — quartier de la Maison des Gardes à Arcueil ;
- La ville qui travaille — réaffectation d’un parking à Massy ;
- La culture, les loisirs dans la ville — transformation d’un château d’eau en centre culturel au Blanc-Mesnil ;
- Inventer des projets intercommunaux — redécouverte de l’aqueduc de l’Avre.
14Comme on peut le voir, Banlieues 89, qui est souvent assimilé à la question de la réhabilitation et de la restructuration des grands ensembles, regroupe des thématiques beaucoup plus vastes, allant de la géographie aux aménagements d’infrastructures et d’espaces publics jusqu’aux interventions artistiques. La question des grands ensembles n’apparaîtra que tardivement, lors des Assises de Nanterre en 1989 et de Bron en 1990, avec la thématique « Pour en finir avec les grands ensembles ». Roland Castro, dans une interview à Public Sénat en 2015, fait un bilan de Banlieues 89 et cite parmi les succès des interventions sur les infrastructures, comme le tram Bobigny-Saint-Denis ou l’enfouissement de la ligne TGV Sud-Est pour épargner Châtenay-Malabry. Il insiste également sur la longue durée des projets Banlieues 89 se voyant encore inaugurés récemment, et sur la grande échelle à prendre en compte.
Affiche des Assises de Banlieues 89 qui ont eu lieu à Enghien-les-Bains du 5 au 7 décembre 1985.
Affiche des Assises de Banlieues 89 qui ont eu lieu à Enghien-les-Bains du 5 au 7 décembre 1985.
116 réalisations — Manière de dire, manières de faire, décembre 1989.
116 réalisations — Manière de dire, manières de faire, décembre 1989.
François Mitterrand et Roland Castro aux assises de Bron en 1990.
François Mitterrand et Roland Castro aux assises de Bron en 1990.
Deux projets Banlieues 89 : l’Île-Saint-denis et Écouen
15Parmi les projets présentés en 1984 dans la revue H, et présents également dans les 116 réalisations engagées en 1989, les deux cas suivants ont été retenus, correspondant à des thématiques différentes de Banlieues 89, sur des sites ayant connu des transformations importantes depuis le début des projets et aujourd’hui représentatifs de problématiques urbaines significatives. Des entretiens filmés constituant une partie d’une exposition liée au présent ouvrage ont été réalisés. Avec Jean-Patrick Fortin, chargé de mission à Banlieues 89, il s’agissait de retracer la genèse et l’histoire de cette mission, de faire la découverte des acteurs principaux et de leur stratégie. Concernant les deux cas présentés (l’Île-Saint-Denis et Écouen), un premier entretien avec le concepteur a permis de comprendre l’origine et l’évolution du projet. Puis un second, de confronter les intentions d’origine aux évolutions ultérieures sur le site même des projets.
Retrouver la géographie — aménagement des berges de la Seine à l’Île-Saint-Denis
16Maire : Mme J. Andros
17Créateurs : J.-P. Fortin/C. Godet/J. Simon
18Traitement des berges de l’Île-Saint-Denis sur 3 kilomètres, reliant la ville à un parc départemental. Jean-Patrick Fortin, par son rôle dans la mission Banlieues 89, dispose, outre sa connaissance précise du projet considéré, d’une vision large des projets Banlieues 89. L’intérêt du site est également dans sa situation stratégique au sein des grands projets apparus depuis Banlieues 89 (Jeux olympiques, etc.), permettant de questionner la validité des options d’origine dans le temps.
19Les acteurs du projet : Jean-Patrick Fortin est architecte-urbaniste, et l’un des fondateurs d’UP8, devenu Paris-Belleville. Dans sa pratique professionnelle, il se définit pour une part comme « architecte municipal », ce qui remonte à son engagement auprès de la Mairie de Chambéry au début des années 1980, dans la grande période des « ateliers publics d’architecture », et jusqu’à son travail auprès de la Municipalité de Sarcelles dans la période récente. À la suite des élections municipales de 1983 à Chambéry, qui voient la défaite du maire de gauche sortant, J.-P. Fortin se retrouve disponible et est sollicité par Castro pour collaborer avec lui à Banlieues 89. Cette mission dépendant du Premier ministre Pierre Mauroy s’installe à Matignon dès la fin 1983.
Projet de l’Île-Saint-Denis, « Retrouver la géographie, féconder un site ». Maire : J. Andros. Créateurs : J.-P. Fortin, C. Godet, T. Richez, J. Simon.
Projet de l’Île-Saint-Denis, « Retrouver la géographie, féconder un site ». Maire : J. Andros. Créateurs : J.-P. Fortin, C. Godet, T. Richez, J. Simon.
Le projet réalisé en 1989 : « Un lieu magique, une contribution à un parc interdépartemental ».
Le projet réalisé en 1989 : « Un lieu magique, une contribution à un parc interdépartemental ».
20C’est ainsi que J.-P. Fortin se trouve contacté par la maire de l’Île-Saint-Denis, Josiane Andros, mécontente de la visite surprise du président Mitterrand, accompagné par Roland Castro, en juillet 1983. Ce sera le début de la relation entre l’élue et l’architecte, qui débouchera sur le projet Banlieues 89 de l’Île-Saint-Denis. Josiane Andros en est la maire communiste de 1971 à 1988, conseillère générale de Seine-Saint-Denis de 1967 à 2001, et présidente du conseil général dans la période du projet Banlieues 89. C’est donc une personnalité politiquement importante sur le plan local dans cette période.
21Dans l’entretien qu’il nous a accordé, J.-P. Fortin revient sur les motivations d’origine du projet, qui étaient d’abord la restauration de berges de l’Île-Saint-Denis endommagées par un accident de péniche, qu’il a réussi à orienter vers un projet d’ensemble de parcours le long des berges de l’île, reliant plusieurs quartiers et équipements (collège, stade, parc urbain).
22Ce projet débute dans une double urgence, celle de la nécessité de consolider les berges, mais aussi celle de l’intégrer dans l’exposition des premiers projets de Banlieues 89 programmée pour février 1984 au ministère de l’Équipement à Parisfig. i fig. j.
23Outre Jean-Patrick Fortin et son associée Christine Godet, l’équipe de conception s’adjoint Jacques Simon, paysagiste, qui jouera un rôle important dans le projet lui-même mais aussi dans sa communication, avec la place primordiale qu’il accorde au dessin. Ceci est d’ailleurs un des axes voulus par Castro dans la communication des projets : au couple maire-concepteur devait être adjoint un illustrateur, graphiste ou artiste chargé du panneau de présentation. Ce dernier point sera, d’ailleurs, la cause d’un certain nombre d’incompréhensions, d’inconfort ou de rejet de la part de certains architectes, habitués à maîtriser la représentation graphique de leurs projets.
24À partir des premières esquisses de début 1984, la réalisation du projet s’étendra jusqu’en 1989, en parallèle avec les réalisations des équipements, collège, parc urbain. Le parcours le long de la berge, la « promenade des impressionnistes », peinte notamment par Sisley, est marqué par une unité des matériaux (béton et carrelages blancs, rouges, jaunes, bleus), et scandé par un certain nombre de points forts, correspondant à des particularités du site ou aux relations avec des lieux et équipements particuliers (la « plage », le stade, le collège, le « nilomètre »), accompagnés d’aménagements précis (escaliers, rampes, pergolas et auvents, passerelles et balcons sur la Seine). Si un manque d’entretien manifeste des aménagements peut être constaté aujourd’hui, la validité du projet de parcours le long des berges de l’Île-Saint-Denis, son rôle de liaison entre les parties de l’île, et le rapport créé avec la Seine et son paysage, est tout aussi évidente, et ne pourra qu’être renforcée par les développements nouveaux que va connaître l’Île-Saint-Denis avec les aménagements liés aux Jeux olympiques de 2024.
Relier, désenclaver — reconquête d’un tracé historique à Écouen
25Maire : B. Angels
26Créateurs : X. Henry/C. Lyon/N. Michelin
27Reconquête et développement d’un ancien tracé historique, création d’un mail reliant le centre ancien, le château, les quartiers périphériques et les extensions nouvelles. Ce projet permet d’aborder le cas des petites villes d’Île-de-France, où coexistent fortement des problématiques patrimoniales et de développement urbain.
28Les acteurs du projet : Xavier Henry est architecte-urbaniste et a été enseignant à l’Ensa Paris-Val de Seine jusqu’à une date récente. Il est, à l’époque du projet Banlieues 89, associé à Christophe Lyon et Nicolas Michelin, association qui se terminera au début des années 1990. Il est, dans les années 1980, en charge d’un certain nombre d’études de patrimoine urbain, commandées par le ministère de la Culture, et notamment celle d’Écouen. C’est ainsi qu’il entrera en relation avec le maire de cette ville, Bernard Angels, et que se mettra en place le projet Banlieues 89fig. k.
29Bernard Angels a été maire d’Écouen sans discontinuer depuis 1977, jusqu’à sa démission en 2018. Principal de collège de profession, il a exercé de nombreuses fonctions dans des cabinets ministériels sous la présidence de François Mitterrand. De 1981 à 1983, il travaille auprès de Roger Quillot, ministre de l’Urbanisme et du Logement, puis de 1983 à 1984 auprès de Pierre Mauroy, Premier ministre, et de 1984 à 1988 auprès de Paul Quilès, ministre de l’Urbanisme, du Logement et des Transports, puis ministre de la Défense, et enfin, ministre des Postes, des Télécommunications et de l’Espace.
30De 1988 à 1991, il est conseiller de Dominique Strauss-Kahn, alors président de la commission des Finances de l’Assemblée nationale. Suppléant de ce dernier, il devient député de la 8e circonscription du Val-d’Oise en juin 1991, à la suite de son entrée au gouvernement. Il conserve ce mandat jusqu’à la fin de la législature en 1993 et sera ensuite sénateur puis vice-président du Sénat jusqu’au milieu des années 2000.
31Bernard Angels a donc un parcours politique bien fourni, qui lui permettra aussi d’agir efficacement pour le développement de sa commune. Sa collaboration avec Xavier Henry, elle aussi développée sur de nombreuses années, permettra de faire du projet Banlieues 89 un cadre pour l’aménagement urbain de la ville stable sur une longue période, tout en accueillant les adaptations nécessaires.
32À la suite d’un premier projet Banlieues 89 en 1984, conçu par l’équipe Damery-Vetter-Weil sur le thème « féconder un site », greffant des extensions nouvelles sur les rues reliant le château à la plaine de France, Bernard Angels confie à Henry-Lyon-Michelin la reprise et développement du projet.
33Dans le cadre de l’étude du patrimoine urbain qu’il a menée sur Écouen, alliant recherches historiques, analyses géographiques et typo-morphologiques, Xavier Henry découvre dans les archives municipales un plan du xviiie siècle, attribué à Jules Hardouin-Mansart, où figure un projet de grand mail, reliant les jardins du château sur sa hauteur à la plaine de France en contrebas, et dont on retrouve les traces dans le parcellaire et la forme urbaine actuellefig. lfig. m fig. n.
Les tracés historiques du site d’Écouen : le château et les traces de son ancien axe de composition.
Les tracés historiques du site d’Écouen : le château et les traces de son ancien axe de composition.
Plans « Le grand mail, axe trait d’union entre centre ancien et ville récente » et « Reconquête de la grande perspective du xviiie siècle ».
Plans « Le grand mail, axe trait d’union entre centre ancien et ville récente » et « Reconquête de la grande perspective du xviiie siècle ».
Le projet de mail d’Écouen, « Un mail pour un nouveau paysage ». Maire : B. Angels Architectes-urbanistes : Henry-Lyon-Michelin.
Le projet de mail d’Écouen, « Un mail pour un nouveau paysage ». Maire : B. Angels Architectes-urbanistes : Henry-Lyon-Michelin.
Le projet de mail réalisé, « La perspective d’un mail ».
Le projet de mail réalisé, « La perspective d’un mail ».
La ZAC d’Écouen, quartier de la Fontaine-Saint-Martin, articulée autour du mail, de la valleuse et de la propriété Lemaire.
La ZAC d’Écouen, quartier de la Fontaine-Saint-Martin, articulée autour du mail, de la valleuse et de la propriété Lemaire.
35Cet élément devient l’axe directeur du projet Banlieues 89, l’armature urbaine sur laquelle viendront se greffer les urbanisations nouvelles, le lieu de convergence des urbanisations existantes, village ancien, lotissements de l’entre-deux-guerres et ensembles d’après-guerre, et la mise en valeur de la géographie, entre domaine du château et plaine de France. Ce projet débouchera sur la création d’une ZAC dont Xavier Henry sera l’architecte en chef, et qui comprendra environ 600 logements au début des années 2000. La ZAC comprend également l’aménagement d’une vaste propriété, la propriété Lemaire, qui accueille un certain nombre d’équipements, collège, médiathèque, et dont le parc assure la liaison entre le vieux village et le nouveau mail. À Écouen, on a donc affaire à un projet de grande ampleur, développé sur une longue durée, ce qui n’a pas été le cas de nombreux projets Banlieues 89, et qui doit certainement beaucoup à la continuité de l’action politique comme à la stabilité de la collaboration entre maire et architecte, ce couple que Castro voyait à la base des projets Banlieues 89fig. o.
Questions et bilan
36Comme le note Antoine Loubière dans l’éditorial de la revue Urbanisme, « De Banlieues 89 à Jean-Louis Borloo » (n° 332, septembre-octobre 2003), les théoriciens de la politique de la ville dans la période récente font généralement l’impasse sur le moment Banlieues 89, alors qu’il a été, à l’époque, l’objet d’une importante couverture journalistique et médiatique, surtout dans la période 1983-1986. Comment expliquer ce relatif « black-out » ?
37Le statut de ces « petits projets », la conversion, y compris des maires, à une politique de « grands projets » locaux, propres à la médiatisation des années 1990 ?
38La primauté donnée à la question des grands ensembles ? Ainsi qu’à la question des grands projets métropolitains, à Paris comme en région (Nantes, Bordeaux, Lyon, etc.) ?
39Les rapports difficiles entre la mission Banlieues 89 et la technostructure d’État, comme le relate avec humour Jean-Patrick Fortin, à propos d’un rendez-vous entre les architectes Castro-Cantal-Dupart-Fortin et le président de la Région Michel Giraud, accompagné du directeur de l’IAURIF Pierre Pommelet ?
40Cette confrontation est, en effet, significative du fossé entre des concepteurs architectes-urbanistes, dépourvus de structure et de moyens, et la technostructure de l’État, avec ses institutions politiques, administratives et techniques. Ce fossé est, sans doute pour une bonne part, à l’origine du non-aboutissement des projets d’aménagement à l’échelle du Grand Paris, alors que les « petits projets » à l’échelle communale ont pu voir le jour, par le lien étroit entre les élus et les concepteurs.
41Dans les Cahiers d’histoire (n° 109, 2009), Roland Castro tire un bilan de Banlieues 89, et le rattache au projet en cours du Grand Paris :
« Avec la décentralisation, les maires sont devenus des acteurs. Certes, il existait beaucoup de projets médiocres — la moitié d’entre eux —, mais nous n’avons pas voulu exercer le moindre contrôle. Cela n’a certes pas aidé à la pérennisation de l’urbain, mais l’essentiel est d’“avoir semé des graines”. Banlieues 89 a marché dans les villes moyennes — jusqu’à 50 000 habitants — où ne s’exerçait qu’un seul pouvoir politique. Le projet consistait à désenclaver des quartiers, à se débarrasser des quartiers les plus moches. En ce sens, l’Association des maires des villes moyennes, présidée par Jacques Floch, maire PS de Rezé — qui n’a jamais eu un destin national —, a joué un rôle considérable. Cela n’a en revanche pas fonctionné dans les grandes métropoles. Le bilan de Banlieues 89 est excellent du point de vue des esprits : ils ont bougé, des lignes ont été déplacées. Le droit à l’urbanité a fait son chemin. Le visible sensible a rejoint le champ de la pensée. Reste que pour réussir le projet de civilisation urbaine, il faut des politiques bâtisseurs ayant une volonté de fer, le mépris du médiatique et des architectes de destin plutôt que de carrière […]. Le Grand Paris est une manière d’en finir avec la banlieue. Entre nous tous, architectes pressentis dans l’élaboration de ce projet, héritiers de Mai 68, il existe une parenté intellectuelle, une certaine émulation [3]. »
43Dans le rapport que fait l’équipe en 1989, les auteurs estiment que le bilan de Banlieues 89 est « culturellement bon, architecturalement inégal, organisationnellement surprenant, politiquement juste [4] ». Un bilan est à faire à la fois localement, en analysant les évolutions et les répercussions jusqu’à aujourd’hui des projets Banlieues 89, et plus globalement en rattachant la mission à des politiques générales, métropolitaines d’une part — des plans d’aménagement de la banlieue parisienne de 1919 au projet actuel de Grand Paris —, et plus locales d’autre part, pouvant aller des contrats de villes moyennes des années 1970 aux actuelles actions « cœur de ville ». Une des caractéristiques principales des projets Banlieues 89 est, en effet, de mettre l’accent sur la transformation de l’existant, sa « réinvention » pour reprendre les thématiques actuelles, à l’opposé des politiques de « grands projets ». Dans le même temps, un des caractères originaux de cette politique est d’allier pour un objectif commun des instances diverses, allant du plus haut niveau de l’État, le président de la République, à l’échelon local, les maires, et s’appuyant sur la force de proposition des concepteurs, architectes, urbanistes, paysagistes.
44Un des grands acquis de Banlieues 89 a sans doute été de faire entrer le débat sur la ville dans le débat démocratique local, en s’appuyant sur les maires, et avec une politique originale de communication, comme le montrent les diverses Assises et expositions de Banlieues 89. Mais c’est aussi porter un nouveau regard sur la banlieue, la ville périphérique, la ville ordinaire, et ainsi réintroduire la question de la beauté de la ville dans le débat (le terme d’« embellissement des banlieues » revient à diverses reprises), lutter contre les lieux « moches », redécouvrir les lieux « magiques » : toute une approche purement architecturale et esthétique qui est, à mon sens, aussi une des caractéristiques et des intentions fortes de Banlieues 89, à l’opposé de démarches de gestion purement politico-administratives.
Bibliographie
Bibliographie
- « Banlieues 89, 73 projets pour faire la ville », H, revue de l’habitat social, n° 95, avril 1984.
- Banlieues 89. De la démocratie urbaine. Premières Assises d’Enghien, 5-7 décembre 1985, Paris, Les Cahiers Murs, Murs, supplément au n° 15, mai 1986.
- Banlieues 89 : 116 réalisations — Manière de dire, manières de faire, Paris, mission Banlieues 89, 1989.
- Vers une civilisation urbaine, Assises de Nanterre 20-21 mai 1989, Paris, DIV/Banlieues 89, 1989.
- Pour en finir avec les grands ensembles, Assises de Bron 4-5 décembre 1990, Paris, DIV/Banlieues 89, 1990.
- « À propos de Banlieues 89 : entretien avec l’architecte Roland Castro », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n° 109, 2009, p. 95-97.
- Sotgia Alice, Tellier Thibault, « Banlieues 89 et la construction du Grand Paris (1983-1991) », Inventer le Grand Paris — Histoire croisée des métropoles, mis en ligne en 2016, www.inventerlegrandparis.fr/article/banlieues-89-et-la-construction-du-grand-paris-1983-1991
Notes
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[1]
Rencontre informelle de M. François Mitterrand, président de la République, avec la presse, à la Bourse du travail de Saint-Denis, mardi 26 juillet 1983.
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[2]
Allocution de M. François Mitterrand, président de la République, aux Assises de « Banlieues 89 » à Enghien-les-Bains, sur les projets de rénovation urbaine, samedi 7 décembre 1985.
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[3]
« À propos de Banlieues 89 : entretien avec l’architecte Roland Castro », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n° 109, 2009, p. 95-97.
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[4]
Hélène Bleskine, Roland Castro, Marie-Françoise Goldberger, Lucien Mironer, Bilan Banlieues 89, 1989, Centre de ressources documentaires sur l’aménagement, le logement et la nature (désormais CRDALN), 43455.