Couverture de ACS_BENDI_2021_01

Chapitre d’ouvrage

Paris, un laboratoire de recherche des formes urbaines

Seine Rive Gauche comme site d’expérimentations

Pages 41 à 71

Notes

  • [1]
    Dont Soline Nivet, membre de notre laboratoire de recherche ACS, a assuré la coordination et la collecte de la riche documentation. S. Nivet (dir.), Paris Rive Gauche. Documents 1981-2016, Paris, Pavillon de l’Arsenal, 2016.
  • [2]
    Qui a Christian de Portzamparc pour architecte et la RIVP pour maître d’ouvrage.
  • [3]
    Appelée jusqu’en 1999 Très Grande Bibliothèque (TGB) puis, par certains, Bibliothèque François-Mitterrand (officiellement site François-Mitterrand, à la demande de Jacques Chirac).
  • [4]
    Albert Lévy, « Les trois âges de l’urbanisme, contribution au débat sur la troisième ville », Esprit n° 249, janvier 1999, p. 46-61. Pour faire simple, le premier âge, multimillénaire, est celui de la ville traditionnelle, parfaitement circonscrite dans un périmètre limité, composée de rues et de places et découpée en parcelles. Le second âge est celui de la ville éclatée, hétérogène, peu soucieuse du contexte. Elle commence au début du xxe siècle et s’achèverait au seuil du dernier quart du siècle dernier. Courte vie par rapport à celui du premier âge, mais comme il semble qu’au cours du siècle passé, il fut réalisé plus de bâtiments qu’il en fut bâti les siècles passés, et que la tache urbaine se soit considérablement étendue, sa courte vie eut des conséquences rapides et irréversibles. Quant à la ville du troisième type, pour Christian de Portzamparc, elle doit tout à la fois réparer les erreurs de la ville du second type et dépasser la nostalgie des postmodernes pour la ville traditionnelle. Elle doit prendre en compte l’aménagisme généralisé et l’abolition des identités et des formes entre villes et campagne.
  • [5]
    David Mangin, La Ville franchisée, formes et structures de la ville contemporaine, Paris, Éditions de la Villette, Paris, 2004.
  • [6]
    Patrick Céleste, « Les grands îlots », in Francis Cuillier (dir.), Fabriquer la ville aujourd’hui, coll. « Les débats sur la ville » n° 7, éditions Confluences, 2008.

1En France, dans l’histoire des formes urbaines denses associant étroitement les tracés, les dimensions des terrains à bâtir, des règles morphologiques, des programmes et, bien entendu, les politiques d’aménagement, Paris a toujours tenu et tient encore une place remarquable, à la fois lieu d’expérimentations et centre de diffusion de modèles qui, pour certains — et nous pensons en premier chef à la période haussmannienne —, ont connu une reconnaissance bien au-delà des frontières nationales.

2Cette communication s’appuie sur quelques souvenirs personnels pour avoir été un des architectes-urbanistes que la Ville consulta pour sa candidature aux Jeux olympiques de 1992, avoir été maître d’œuvre de l’avenue Pierre-Mendès-France, artère reliant la gare d’Austerlitz à l’avenue de France — toutes deux constituant l’axe principal et structurant de ces nouveaux quartiers s’étirant, parallèles à la Seine, jusqu’au périphérique — et avoir participé au concours de la rue du Chevaleret en 1995. Elle s’appuie également sur deux ouvrages collectifs, à savoir un numéro de la revue-collection Paris Projet (dont une grande part des illustrations du présent document est issue), L’Aménagement du secteur Seine Rive Gauche, paru en septembre 1990, et Paris Rive Gauche. Documents 1981-2016, paru en novembre 2016 [1]. Ces publications relatent en particulier deux périodes de l’aventure de l’Est parisien qui, toutes deux, font référence à l’année 1989. La première porte sur la période de 1970 à 1990, la seconde sur celle de 1981 à 2016 ; de ce fait, celle-ci recouvre en partie la première.

3Au sein de cette histoire, 1989 est une date à retenir à double titre. Le premier tient au fait qu’à l’occasion de la préparation de la commémoration du second centenaire de la Révolution de 1789, Paris, se devant de marquer plus que d’autres villes l’importance de l’événement, entreprit une série de projets et de travaux en leur associant une double aura, celle de la Révolution française augurant d’une révolution universelle qui, dans ces années post-soixante-huitardes, flottait encore sur bien des têtes, et celle de Paris capitale culturelle et politique majeure. C’est d’ailleurs en pariant sur cette double reconnaissance que Paris se proposa d’organiser l’Exposition universelle de 1989. Paris n’en avait pas été le siège depuis plus d’un demi-siècle, la dernière remontant à 1937. La préparation de cette manifestation a eu pour conséquence qu’un site jusqu’alors peu ou non perçu comme une totalité en raison, parmi d’autres, qu’il était encore impossible d’en maîtriser le foncier, fut pensé à une échelle globale embrassant les deux rives de la Seine pour perpétuer la tradition des Expositions universelles de Paris qui avaient pris pour cadre le fleuve et ses deux rives. Nous verrons comment ce modèle, né à l’ouest de Paris, sur les grands sites monumentaux de la colline de Chaillot, du Champ-de-Mars et de l’esplanade des Invalides, fut appliqué, à l’est, sur des sites sans prestige, mal commodes et qui ne permettaient pas a priori des compositions monumentales. D’une certaine manière, le socle même d’un projet d’Exposition universelle était à inventer à partir de marges prises. Rive droite, entre le faisceau des voies ferrées de la gare de Lyon et la Seine que les voies sur berges aux allures autoroutières séparaient du fleuve, et rive gauche, entre le faisceau ferroviaire de la gare d’Austerlitz et les berges de la Seine que le Port autonome de Paris accaparait à son usage exclusif. Y étaient débarqués et entreposés principalement du sable et du gravier. fig. a

L’avenue de France à la hauteur du cinéma MK2 et de la Bibliothèque François-Mitterrand, en regardant vers l’est. Au premier plan, le « terre-plein » de la promenade centrale (vélos et piétons) bordée de part et d’autre d’une rangée d’arbres plantés dans des fosses et des désenfumages naturels des voies ferrées. L’avenue comme les constructions à droite de la photographie sont construites sur une grande dalle technique recouvrant les voies ferrées.

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L’avenue de France à la hauteur du cinéma MK2 et de la Bibliothèque François-Mitterrand, en regardant vers l’est. Au premier plan, le « terre-plein » de la promenade centrale (vélos et piétons) bordée de part et d’autre d’une rangée d’arbres plantés dans des fosses et des désenfumages naturels des voies ferrées. L’avenue comme les constructions à droite de la photographie sont construites sur une grande dalle technique recouvrant les voies ferrées.

4Le second tient au fait qu’en 1989, la réflexion sur les formes urbaines denses atteignit un point de maturité qui mit un terme à cinquante ans d’urbanisme doctrinaire. Déjà, en 1979 à Paris, le projet de logements des Hautes-Formes [2] avait inauguré ce mouvement, mais il ne portait que sur quelques parcelles alors que, pour Seine Rive Gauche, il s’est étendu à des centaines d’hectares. L’urbanisme disciplinaire avait présidé à une majorité de nouveaux quartiers surgis soit de pans entiers de fragiles et vieux quartiers populaires détruits en leur presque totalité, soit de friches industrielles, comme ce fut le cas pour le Front de Seine, dont les terrains étaient majoritairement occupés par les usines Citroën qui avaient quitté le site en 1951). Le projet avait été confié à quelques architectes. Il fut pensé dans ses grands principes ou plus exactement bâclé, en moins de quinze jours.

5La règle alors était de se débarrasser d’un maximum de traces du passé sans se soucier de leur qualité tant historique, architecturale, urbaine que sociale, selon le principe de la tabula rasa. Celle-ci offrait une page blanche à la créativité des « modernes », aux représentations, pour ne pas dire les idéologies du bien-vivre dans des intérieurs équipés, confortables, lumineux et sains, et à la volonté de livrer Paris à la voiture en la dotant de tout un réseau d’autoroutes urbaines ainsi qu’à la rationalité économique des grandes entreprises du secteur du BTP (bâtiment et travaux publics).

6Mais pour aboutir à ce point de maturité, fallait-il encore laisser à l’urbaniste doctrinaire le droit de s’exprimer pour mieux en mesurer l’inadaptation tant aux sensibilités nouvelles de la « bonne ville » qu’aux nouveaux paysages économiques. Cette radicale révision se réalisa au cours des années 1980, en plusieurs étapes dont une essentielle quand Paris, après l’abandon du projet d’Exposition universelle, se proposa d’entrer dans la compétition des villes pouvant accueillir les Jeux olympiques de 1992. Ce fut Barcelone qui fut choisie. Deux échecs retentissants furent donc nécessaires pour aboutir à ce que j’appelle « la maturité de la réflexion urbaine ».

Le site

7Le quartier Seine Rive Gauche et celui de Bercy lui faisant face couvrent, rive droite, le vaste site s’étendant du ministère des Finances (qui est le seul bâtiment s’autorisant de prendre appui sur l’eau depuis que Paris s’est doté de quais) au périphérique. Il englobe le parc et le palais omnisports de Bercy, sorte de gros pâté pyramidal recouvert de gazon et qui fut, à mon sens, le premier édifice « green washing ». Le vert étant censé effacer l’impact de sa massivité. Chacun aurait plus vu sa place à la sortie de quelque bretelle d’autoroute. Cette remarque critique n’est pas simplement une expression de mon humeur, elle rappelle qu’alors, l’Est parisien était encore perçu comme un lointain, des confins. D’ailleurs, le bâtiment principal du ministère des Finances (dont le concours a été jugé en 1982 et le projet livré en 1989 par Paul Chemetov et Borja Huidobro) est placé perpendiculairement à la Seine, à la manière d’une enceinte dont il reprend le tracé correspondant au mur des Fermiers généraux. Il enjambe les quais comme s’il se voulait une porte (d’ailleurs le projet intègre les anciens pavillons d’octroi, on disait alors barrière) marquant la frontière entre la ville et ses banlieues, sauf que nous n’étions plus en 1784 mais deux siècles plus tard. Plus à l’est encore, s’étendaient les entrepôts de Bercy (à l’origine sur 40 hectares) abondamment plantés de plus de 500 arbres dont une majorité de platanes magnifiques, et dont la configuration en grille orthogonale forma la base et la substance d’un magnifique parc sur 13 hectares. Celui-ci fit l’objet d’un concours international remporté en 1987 par l’équipe de Marylène Ferrand, Jean-Pierre Feugas, Bernard Huet et Bernard Leroy. Le site présentait encore une forte homogénéité qui en a garanti la pérennité.

8fig. b

Les secteurs de Seine amont, à l’est de Paris, embrassant le fleuve depuis les gares de Lyon et d’Austerlitz jusqu’au périphérique.

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Les secteurs de Seine amont, à l’est de Paris, embrassant le fleuve depuis les gares de Lyon et d’Austerlitz jusqu’au périphérique.

9fig. c

Les deux grandes masses foncées représentent l’emprise ferroviaire, et les hachures, l’emprise originelle des entrepôts de Bercy. Sur ce schéma sont figurées, rive gauche, la future Bibliothèque ainsi que les futures avenues de France et Pierre-Mendès-France.

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Les deux grandes masses foncées représentent l’emprise ferroviaire, et les hachures, l’emprise originelle des entrepôts de Bercy. Sur ce schéma sont figurées, rive gauche, la future Bibliothèque ainsi que les futures avenues de France et Pierre-Mendès-France.

10Rive gauche, il n’en est pas de même. Le site s’étend de la gare d’Austerlitz au périphérique, mais est beaucoup plus morcelé. Ces terrains en bordure de Seine les vouaient principalement à transborder et à entreposer des matériaux et à l’industrie. L’impossibilité de le penser comme un tout tenait à la diversité de ses modes d’occupation. On y trouvait des habitations destinées aux ouvriers et employés, des grands magasins pour la farine et la viande, des ateliers et usines, car Paris, jusque dans les années 1970, conservait encore les dernières traces actives de son passé de cité industrielle à l’intérieur même de ses murs. La SNCF possédait la part la plus importante du foncier, constituant une double enclave, d’une part en tant que propriété d’État au sein d’un tissu de statut privé ou appartenant au patrimoine de la Ville, d’autre part, en tant que « monde à part » constitué de vastes champs ferroviaires ponctués de divers hangars et ateliers. Cette enclave dressait une véritable frontière s’étendant tant en profondeur que s’étirant en longueur, séparant Seine Rive Gauche du 13e arrondissement et plus précisément du quartier de la « gare » qui prit ce nom car, à la fin xviii e siècle, une gare d’eau a commencé à être creusée en bord de Seine. Le boulevard Vincent-Auriol a débaptisé le boulevard de la Gare par arrêté de mars 1976.

11Bref, les résistances à une perception globale du site étaient nombreuses en raison de son ampleur, de la diversité de ses occupations et des statuts des sols, mais aussi parce qu’il était séparé de la ville par les lignes épaisses des voies ferrées, tout comme le site de Bercy par le faisceau ferroviaire. C’est pourquoi, il fut un temps envisagé de reculer la gare d’Austerlitz et la gare de Lyon jusqu’aux limites de Paris, ce qui aurait libéré un énorme foncier et aurait permis une compréhension simple des sites. Sur ce plan, deux conceptions convergeaient : celle des partisans de la tabula rasa qui comptait encore de nombreux adeptes, et celle de Roland Castro et Michel Cantal-Dupart dans le cadre de Banlieues 89 qui en avaient fait un de leurs chevaux de bataille afin d’atténuer la séparation entre Paris et les communes ourlant la capitale. Position qui fut réaffirmée par cette équipe pour la consultation des JO d’été 1992. La SNCF s’y opposa car elle avait parfaitement conscience que l’avantage du ferroviaire sur l’aérien tenait et tient toujours au fait que les gares conduisent au cœur même des villes. Mais dans ce dernier quart du siècle dernier, le cœur de Paris était encore celui du xixe siècle ; aujourd’hui, il s’étend jusqu’aux boulevards de ceinture et entreprend de les déborder.

12La nature même de ces sites a permis une floraison de projets reposant chacun sur une position théorique, parfois militante, ou sur des positions singulières, expression d’une personnalité. La multiplicité des projets s’annihilant mutuellement et l’irréalisme de certains ont conduit à ce qu’aucune position ne l’emportât. Si le site est maintenant perçu comme ne formant qu’un tout, il n’en fut pas toujours de même quand il s’est agi de l’investir pour y projeter une des plus vastes opérations urbaines que la Ville a connues depuis la création de la « ceinture de brique », dans les décennies 1920 et 1930, en lieu et place des anciennes fortifications d’Adolphe Thiers. L’Atelier parisien d’urbanisme (Apur) invente et coordonne l’ensemble des projets d’urbanisme, mais il fait également appel à des architectes-urbanistes libéraux de renom local, national ou international. Il a ainsi puisé dans tout un ensemble de propositions selon la stratégie des scénarios contrastés, menant de pair projets et contre-projets, et rassemblant peu à peu le catalogue des idées à retenir et celui des idées à rejeter. Ayant rassemblé un arsenal permettant de répondre à toutes les situations et à toutes les critiques, l’Apur a su et pu s’adapter aux changements politiques, aux aléas économiques et à la pléthore de positions doctrinales qui, dans les années 1980, ne cessaient de fleurir. Le débat était alors particulièrement riche entre partisans de « la ville européenne » et de la nécessité d’un retour aux formes éprouvées de la ville (la rue, la place, les îlots, les parcelles), les adeptes d’une continuité douce de l’urbanisme des « modernes » enclins à ne vouloir travailler que sur des sites débarrassés des traces du passé et quelques figures singulières qui, à elles seules, s’affirmaient détentrices de « la bonne nouvelle ».

13Je me souviens qu’alors, le directeur de l’Apur m’avait dit — je n’étais pas le seul à entrer dans ses confidences —, qu’il veillait à ce que son établissement anticipât tout risque en engageant pour un dossier toutes les hypothèses envisageables selon deux manières de les faire émerger. La première était d’avoir recours à l’ensemble des études internes déjà réalisées et de les réactualiser par ses propres services selon les demandes nouvelles auxquelles un projet devait faire face. La seconde était de consulter différents architectes-urbanistes selon l’idée qu’avait l’Apur de leurs positions respectives, veillant à leur laisser une totale liberté d’expression. Ainsi, disposait-elle d’un florilège de projets ou plus exactement de « partis », pour reprendre une expression « très beaux-arts » qui avait encore cours. Cette pratique a fait preuve d’une grande efficacité parce qu’elle permettait de disqualifier ces différentes propositions souvent peu réalistes ou anachroniques, aucun ne pouvant prendre en compte l’ensemble des données fort complexes d’une telle équation à variables multiples et changeantes. C’est pourquoi l’Apur resta seul maître du projet tout en retenant telle ou telle idée, ou portion d’idée, et en reconnaissant l’apport de tel ou tel architecte-urbaniste qui, dans le flot de ceux qui ont été consultés, avait quelque temps su se distinguer. On pourrait croire que ce procédé ne pouvait aboutir qu’à un projet fait de compromis, d’à-peu-près… Il n’en fut rien. Voyons comment.

L’Exposition universelle de 1989

14Les Expositions universelles de Paris constituaient un modèle. Elles avaient toutes occupé la Seine et ses rives, s’inscrivant dans les grandes perspectives monumentales de Paris, le Champ-de-Mars et la colline du Trocadéro, l’esplanade des Invalides et les jardins entre la place de la Concorde et les Champs-Élysées. Ces modèles permirent d’imaginer une Exposition 1989, rive droite et rive gauche, Bercy faisant face au futur site de la BnF jetant entre les deux rives de nouveaux ponts ou, à défaut, des passerelles afin de mieux les réunir.

15Les études pour l’Exposition universelle de 1989 ont été menées à partir de 1981 et interrompues le 5 juillet 1983, par décision de l’État de décommander l’événement. En 1983, cependant, l’Apur avait demandé à plusieurs architectes des esquisses de préfiguration de l’Exposition témoignant de la pluralité des pratiques et doctrines alors en vigueur. Faut-il rappeler qu’alors, l’absence de théorie urbaine reconnue ou de vision idéale partagée entraînait une dispersion à la fois des savoir-faire et des savoir-penser. En témoigne la multiplicité des formes de dessins de la ville, comme si sa nature même était soumise à la manière de l’imaginer. Voyez, pour mesurer l’ampleur des différences, les dessins de Ricardo Bofill et ceux de Rem Koolhaas. Le sujet principal, franchir la Seine, ou du moins tenir les deux rives face à face, prit le pas sur la recherche de liens avec le reste de Paris, au nord et au sud, et sur l’aval de la Seine. Le site reste enclavé, autocentré et tous les projets effacent les traces de l’histoire des lieux, pour ne retenir, au mieux, qu’une homogénéisation parisienne pensée sous l’aura d’Haussmann.

16Ainsi, Ricardo Bofill et le Taller de Arquitectura eurent recours au vieux procédé de l’esquisse manuelle, censée exprimer la fraîcheur et l’originalité d’une idée alors qu’ils ne firent que reprendre les îlots carrés aux angles tronqués de Cerdà pour Barcelone. Le futur parc de Bercy était dessiné de la même manière, établissant une identité commune entre des bosquets et des îlots bâtis. Mais comme le programme prévoyait, rive gauche, de réaliser des pavillons d’exposition qui seraient restés en place après l’événement, il est loisible au lecteur de cette esquisse d’imaginer là un rappel des pavillons des Halles de Paris, de Victor Baltard, détruits dix ans auparavant. Ricardo Bofill avait redessiné le quartier des Halles, mais Jacques Chirac, élu maire de Paris en 1977, le démit de cette mission deux ans plus tard. L’idée de places ou de grandes terrasses se répondant en vis-à-vis, chacune sur sa rive, était déjà présente dans le schéma directeur Seine sud-est que la Ville avait adopté dès 1973. Faute de pouvoir s’étendre en profondeur (les réseaux ferrés dressant une barrière infranchissable), il fallait avoir recours à ces terrasses-esplanades dominant la Seine, terrasses d’autant plus nécessaires que, rive droite, les quais avaient été transformés en une sorte d’autoroute urbaine, et le sont toujours. Ce projet est une des nombreuses illustrations de défense de « la ville européenne » et de son arsenal rhétorique usant des figures de style autour des thèmes de la rue, de la place, des immeubles à l’alignement, des ordonnances et des grandes compositions, sans que de telles figures garantissent le caractère urbain qu’elles prétendent apporter. Il est vrai, que trois décennies plus tard, il est aisé d’énoncer une telle critique puisque nous avons pu juger que les projets urbains réalisés en France par cette équipe ont montré qu’entre formes et usages, il y a un monde qu’elle n’a pas su franchir. Ce n’est pas aux habitants de Bucarest que je l’apprendrais. Toujours est-il que ce projet couvre tout l’ensemble du site depuis le nouveau ministère des Finances jusqu’au périphérique, rive droite, et depuis les arrières de la gare d’Austerlitz jusqu’au périphérique, rive gauche. Il propose une image dont la force et la cohérence s’imposentfig. d.

Plan de la proposition de Ricardo Bofill et du Taller de Arquitectura. Mission de préfiguration de l’Exposition universelle de 1989 (1983).

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Plan de la proposition de Ricardo Bofill et du Taller de Arquitectura. Mission de préfiguration de l’Exposition universelle de 1989 (1983).

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Plan de la proposition de Jean-Claude Drouin et de l’Atelier d’urbanisme de l’agglomération de Tours. Mission de préfiguration de l’Exposition universelle de 1989 (1983).

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Plan de la proposition de Jean-Claude Drouin et de l’Atelier d’urbanisme de l’agglomération de Tours. Mission de préfiguration de l’Exposition universelle de 1989 (1983).

Vue générale de la proposition d’Antoine Grumbach. Mission de préfiguration de l’Exposition universelle de 1989 (1983).

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Vue générale de la proposition d’Antoine Grumbach. Mission de préfiguration de l’Exposition universelle de 1989 (1983).

18Il n’en est pas de même pour le projet de Jean-Claude Drouin et de l’Atelier d’urbanisme de l’agglomération de Tours. Il s’agit toujours d’une esquisse dont le principal mérite est d’avoir tenté de donner un maximum de profondeur à un site qui en était dépourvu en réunissant les rives aux rues bordières des réseaux ferroviaires, en créant un axe qui, au sud, part d’une place, se poursuit en un pont plus ou moins habité, pour entrer profondément dans la « chair » du parc de Bercy jusqu’à l’église de Bercy, qui semble garder le sombre et long passage sous le plateau ferroviaire de la gare de Lyon. Ce projet appartient à une autre école de « l’architecture urbaine », celle qui s’est déployée dans les villes nouvelles. Elle repose sur un ensemble de figures dont les géométries contrariées se réclamant les lointains héritiers du plan de Piranèse pour le Forum de Rome constitueraient la substance matérielle de lieux propices aux rencontres, au « vivre-ensemble » (l’expression n’ayant encore pas fait florès)fig. e.

19Beaucoup mieux étudié et beaucoup plus abouti est le projet d’Antoine Grumbach, qui prend en compte toute l’ampleur du site et rend évident que le confinement du projet dans les limites du site à bâtir ne pouvait mener qu’à une impasse. Ainsi va-t-il du Jardin des plantes et du bassin de l’Arsenal, c’est-à-dire des anciennes limites de Paris datant de Louis XV pour la rive gauche et de Charles X pour la rive droite, jusqu’à l’enceinte de Tiers, du xviiie au xixe siècle. Premier dépassement est-ouest auquel vient répondre un second dépassement nord-sud qui met clairement en évidence qu’il convient de rejoindre les anciens faubourgs annexés à Paris en 1860 en franchissant l’enclave des voies ferrées, du moins pour ce qui touche au quartier Jeanne-d’Arc. S’ajoute à cette extension du domaine du projet un art de la composition usant d’une direction inattendue, biaise qui, en complément de celles des voies déjà en place, tisse de multiples relations qui permettent, entre autres avantages, d’intégrer les îles artificielles de l’Exposition occupant le lit de la Seine. Enfin, ce que la vue cavalière révèle mais que le plan dissimulait, le « camp » retranché de l’Exposition se dote d’une enceinte rouge au cœur de laquelle s’étirent une grande esplanade et une place ovale comme pour donner un centre intériorisé à ces grands et nouveaux quartiers. Cité interdite qui se serait ouverte à la ville ou Kremlin revisité. Ce retranchement est, pour le moins, inattendu et ne manque pas d’audace. Le futur parc de Bercy est ici donné dans toute son étendue, ce qui semble avoir furieusement échappé aux projets précédentsfig. f.

20L’OMA et Rem Koolhaas se démarquèrent en prenant le contre-pied de toute composition urbaine et en mettant en avant le thème même de l’Exposition universelle, Les Chemins de la Liberté, pour affirmer que le monde avait changé et que les techniques de communication en étaient une des clés et annonçaient la révolution informatique encore inimaginable pour le plus grand nombre. Dès lors, le discours porte le projet, à moins qu’il n’en masque la vacuité noyée dans un dessin énigmatique. Ce projet se plaçait directement dans une position avant-gardiste bousculant les savoir-faire et les savoir-penser d’antan. D’une certaine manière, la proposition de Jean Nouvel et de François Seigneur reprend la même stratégie de rupture avec les pensées qu’ils clament obsolètes en insistant sur des thèmes : communication, pluralité culturelle, science, nature, environnement. Bref, un florilège de mots si pleins qu’ils en étaient vides, cherchant à déplacer la question poséefig. g.

21Quant à l’Apur, il a mené sa propre étude en actualisant les divers schémas directeurs élaborés lors de la décennie. Si, sur le plan d’une compréhension globale de Paris, il replace le site de l’Exposition dans l’ensemble des compositions jalonnant le cours de la Seine, en revanche, le recyclage des tracés et îlots très simplistes appliqués systématiquement aux zones d’aménagement concerté (ZAC) parisiennes dénote des habitudes qui auraient mérité d’être révisées et dont il était déjà possible d’évaluer les défauts. En effet, le mot d’ordre de retour à « l’architecture urbaine », aux rues, aux places, aux îlots et aux immeubles situés à l’alignement et limités à 5 ou 6 étages, et que l’Apur reprit à son compte, s’est traduit par ce que j’ai coutume d’appeler « l’îlot-croûte », c’est-à-dire la clôture à l’alignement de l’îlot par des immeubles mitoyens, lamellaires ; en fait, des « barres » faisant le tour d’un pâté de maisons de taille réduite et à l’intérieur duquel rien ne se passe, tout le contraire de la richesse topologique et programmatique des grands îlots de Paris au sein desquels cohabitent immeubles de tous gabarits, maisons, ateliers, cours et jardins. Plus tard, c’est-à-dire au siècle suivant, ces éléments fondamentaux furent plus ou moins mis à mal, en raison d’une recherche maximale de la densité des terrains à bâtir, après un bref épisode d’invention d’une nouvelle forme d’îlot dont Christian de Portzamparc fut le promoteur en faveur d’une conciliation entre la diversité des types et la richesse tant des espaces publics que des intérieurs d’îlots. Mais « that is an other story », celle que nous racontons s’arrêtant à l’année 1989. Ce défaut de « l’îlot-croûte », majeur à mes yeux, était heureusement compensé par le maintien des grands invariants : le parc de Bercy et le pont le reliant à la rive gauche préfigurant la passerelle Simone-de-Beauvoir, l’axe en continuité des rues de Tolbiac et de la Convention qui irriguent tout le Sud de Paris, les 15e, 14e et 13e arrondissements, la présence d’un ou de plusieurs espaces publics majeurs pour marquer le centre du quartier de Seine Rive Gauche, et le tracé de quelques liaisons franchissant les plateaux des voies ferrées afin de rejoindre les quartiers situés au-delà de ces plateauxfig. h.

22Claude Vasconi propose, rive gauche, un nouveau Crystal Palace en hommage à la première Exposition universelle de Londres de 1851. Son dessin montre clairement la stricte délimitation de l’Exposition universelle entre le pont de Bercy et le pont de Tolbiac. Vasconi affirme le caractère permanent des pavillons d’exposition derrière lesquels se dressent, en bordure des voies ferrées, des tours de bureaux, les Grands Moulins, qui ont été transformés en université bien des années plus tard et qui ont participé plus que d’autres équipements à ce que ces nouveaux quartiers acquièrent une vie relativement intense, sorte de nouveau Quartier latin, qui avait été bien mis à mal après le déménagement extra-muros de nombreuses grandes écoles. Tandis que Ionel Schein et Paul Vincent ignorent superbement le site comme son programme pour jeter sur la Seine une mégastructure, sorte de pont-boulevard en continuité de la rue de Tolbiac et du pont de même nom. Tous deux recyclent ce que leurs concepteurs savent faire, pour le premier, de magnifiques hangars industriels, pour les seconds, un manifeste en faveur d’une ville autre, au seuil de la science-fiction et perpétuant l’urbanisme utopique porté, par exemple, par Yona Friedman. Cette mégastructure qui échappe aux contraintes topographiques, aux parcellaires et à la propriété des sols, doit être comprise comme un dispositif complexe au sein duquel l’architecture est « mobile », appropriable par et pour les habitants.

Vue isométrique de la proposition OMA-Rem Koolhaas. Mission de préfiguration de l’Exposition universelle de 1989 (1983).

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Vue isométrique de la proposition OMA-Rem Koolhaas. Mission de préfiguration de l’Exposition universelle de 1989 (1983).

Vue en plan des études de l’Apur (1982-1983). Fort des grandes Expositions universelles de Paris, il prend largement possession des rives de la Seine et s’installe dans le lit même du fleuve. Il diffère radicalement de celle des architectes-urbanistes consultés, lesquels devaient se tenir dans un périmètre beaucoup plus restreint.

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Vue en plan des études de l’Apur (1982-1983). Fort des grandes Expositions universelles de Paris, il prend largement possession des rives de la Seine et s’installe dans le lit même du fleuve. Il diffère radicalement de celle des architectes-urbanistes consultés, lesquels devaient se tenir dans un périmètre beaucoup plus restreint.

23Les raisons pour lesquelles l’État décida de retirer son dossier pour l’Exposition universelle ne font pas l’objet de la présente communication. Il se trouvera toujours quelqu’un pour avancer les divergences entre les différents acteurs, en particulier entre l’État alors gouverné « à gauche », avec à sa tête François Mitterrand, et Paris alors gouverné « à droite », avec à sa tête Jacques Chirac, élu maire depuis 1977 et qui le resta dix-huit années consécutives. L’Exposition universelle relève d’une initiative de l’État (même si elle prend pour cadre une ville), alors que les Jeux olympiques relèvent de la candidature d’une commune ou communauté de communes.

La candidature de Paris aux Jeux olympiques de 1992

24Le site des JO de 1992 est le même que celui de l’Exposition universelle. Le village olympique se situe de part et d’autre de la Seine. La rive droite bénéficie du parc et du palais omnisports de Paris-Bercy qui sera inauguré en 1983, la rive gauche devant recevoir la piscine olympique et le centre de presse. Au cours de l’année 1985, l’Apur a eu recours au même procédé de consultation de divers architectes-urbanistes. Jean Pierre Buffi, moi-même, Roland Castro et Michel Cantal-Dupart, la Ville et l’Apur qui, quant à eux, se proposaient de réaliser une synthèse et leur propre proposition puisqu’il leur revenait de présenter la candidature de Paris au Comité olympique. L’avantage sur le programme de l’Exposition universelle tient au fait que les constructions y sont plus durables et que le village olympique est aisément reconvertible en habitations puisqu’il s’agit d’immeubles d’appartements. Quant au centre de presse, il s’agit d’immeubles de bureaux, de plateaux équipés qu’il suffit de cloisonner pour les adapter aux programmes de tel ou tel service tertiaire. La piscine olympique faisant pendant, côté rive gauche, au palais omnisports de Paris-Bercy, permettait de doter l’Est parisien d’équipements de tout premier plan.

25Cette stabilité du programme a eu pour avantage de voir les propositions des architectes prendre un caractère plus réaliste, opérationnel, si ce ne fut peut-être le projet de Roland Castro et de Michel Cantal-Dupart (auxquels François Mitterrand avait confié, en 1983, la mission « Banlieues 89 ») qui, conscients que le site du projet ne pouvait surmonter son caractère enclavé, prisonnier au nord et au sud par les emprises ferroviaires et à l’est par le périphérique, prirent le prétexte de cette candidature pour proposer un projet à cheval sur les boulevards des Maréchaux et sur le périphérique, abolissant, par une série de grands travaux, la frontière entre Paris intra-muros et les communes voisines situées à l’est. Ils ne proposèrent pas moins de déplacer entre boulevards et périphérique les gares d’Austerlitz et de Lyon et de les rebaptiser « gares de Méditerranée, de Rome à Barcelone ». Banlieues 89, association créée en 1981, devint une mission interministérielle deux ans plus tard. Elle ne fut dissoute qu’en 1991. Ce projet de 1985 tombait donc à pic et devenait une tribune pour les positions militantes en faveur des banlieues populaires, et était une manière de réaffirmer la vision de l’État sur Paris qui, avec sa candidature aux Jeux olympiques, marquait son indépendance vis-à-vis de l’État. Il n’était pas encore question du Grand Paris, mais ce projet anticipait sa composante essentielle : l’extension de Paris sur l’ensemble du territoire de l’Île-de-France, et l’affirmation à la fois de l’interdépendance des communes, de leur reconnaissance et de leurs droits respectifs.

Vue aérienne de l’étude de Roland Castro et Michel Cantal-Dupart pour les « gares de la Méditerranée » (1984-1985).

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Vue aérienne de l’étude de Roland Castro et Michel Cantal-Dupart pour les « gares de la Méditerranée » (1984-1985).

Vue perspective de l’étude de l ’Apur pour les Jeux olympiques de 1992 (1985).

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Vue perspective de l’étude de l ’Apur pour les Jeux olympiques de 1992 (1985).

26Un grand dessin panoramique à vol d’oiseau de la candidature de Paris, réalisé par l’Apur, montre un quartier parfaitement réglé, respectant le gabarit haussmannien et s’intégrant dans le paysage des bords de Seine avec son front bâti et le parc de Bercy qui serait l’équivalent des Tuileries. Le rééquilibrage de Paris à l’est, grand thème politique de Jacques Chirac (PPEP, plan programme de l’Est parisien, 1983) trouvait ainsi une illustration convaincante, sans pour autant avoir recours aux « tours » et aux « barres » des rénovations destructrices des Trente Glorieuses qui émergent au-dessus de la ligne d’horizon. Ainsi les positions de l’État et celles de la Ville trouvaient-elles un terrain d’entente, l’absolue nécessité d’équiper l’Est parisien, le premier l’appliquant aux communes populaires, le second à ses arrondissements populaires. Le fait, pour Roland Castro et Michel Cantal-Duport, de placer le projet sur les limites de Paris était évidemment une stratégie d’abolition des frontières qui, à défaut d’influencer réellement le projet pour les Jeux, rappelait que l’avenir de Paris devait se faire sur ses marches plus qu’intra-muros. Paris, on le sait, ne fut pas retenu, les JO se tinrent à Barcelonefig. ifig. j.

Les projets de 1989, vers un projet définitif

27Forts de deux échecs, la Ville et l’Apur, mais aussi l’État, la SNCF et la SEMAPA — c’est-à-dire la Société d’études, de maîtrise d’ouvrage et d’aménagement parisienne, en charge de gérer l’aménagement (entre privés et public) du projet Seine Rive Gauche — durent revoir leur position et leurs éventuels antagonismes. Cela prit quatre ans et, comme à son habitude, l’Apur eut recours à la méthode de la consultation, chacune des propositions agissant comme une prise de conscience des capacités d’un site. Les efforts se concentrent sur la rive gauche. Sur la rive droite, le projet est calé et lancé plus rapidement, parce que le territoire est plus simple à gérer, car plus homogène et surtout la ville est plus largement propriétaire. Dans le cadre de l’Exposition universelle comme dans celui des Jeux olympiques, le caractère événementiel et la nécessité de définir un périmètre précis — voire une enceinte comme l’a révélé le projet d’Antoine Grumbach — ont différé le fait de donner au site toute son ampleur. C’est véritablement au cours de ces quatre années d’études que la prise de conscience de cette ampleur s’est peu à peu imposée, car il s’agissait alors de doter l’Est parisien d’un projet d’urbanisme apte à surmonter toutes les composantes et les incompatibilités du site tant au niveau de sa topologie et de son occupation, qu’à celui de la complexité de son foncier. Pour la rive gauche, la question va se focaliser sur le franchissement des voies ferrées, sujet impossible à traiter rive droite d’autant plus que la topographie en est très différente. Si, rive gauche, le terrain naturel monte graduellement vers le cœur du 13e arrondissement — le niveau supérieur de la couverture des voies ferrées coïncide avec l’altitude du quartier Jeanne-d’Arc —, la topographie, rive droite, ne le permet pas et oblige à rester sous le plateau ferroviaire de la gare de Lyon. Cette préservation du site ferroviaire va d’ailleurs permettre, trente ans plus tard, de projeter une série de tours sur les terrains à cheval sur le croisement des voies ferrées, des boulevards extérieurs et du périphérique, porte d’Ivry. Tours qui font d’ailleurs polémique, (mais encore une fois, « that is an other story »). Pour cela, il convenait que le verrou constitué par la limite représentée par le plateau ferré s’ouvrît et que le site se dotât d’un programme majeur qui, jusqu’alors, s’était limité à une piscine olympique et une place ou esplanade ne sachant pas trop, ainsi que l’ont montré les diverses propositions, si elle devait s’apparenter à la Concorde, à la place du Commerce de Lisbonne et s’ouvrir sur le fleuve, ou à une figure fermée, gage de la centralité intériorisée d’un quartier ordinaire. La SNCF accepta qu’une large partie de son plateau ferré soit constructible au prix d’énormes travaux de couverture des voies, ce qui permit de tracer une artère magistrale, ouest-est, (les futures avenues de France et Pierre-Mendès-France) reliant l’arrière de la gare d’Austerlitz au périphérique. Ces avenues en sursol sont constructibles sur leurs deux côtés (corollaire de l’indispensable valorisation économique de ce sol artificiel).

28L’avenue de France et l’avenue Pierre-Mendès-France permettent d’y appuyer aussi bien des voies menant à la Seine que des rues ralliant le quartier Jeanne-d’Arc. C’en était ainsi fini, du moins théoriquement, de l’enclavement de ce nouveau quartier, qui trouva enfin toute son étendue de 2 600 mètres depuis la gare d’Austerlitz jusqu’au périphérique. Un maillage était donc possible (difficile, certes, mais possible) — dans le sens ouest-est, par les voies longeant la Seine, par ces avenues en sursol et par la vieille rue du Chevaleret qui constituait la limite nord du quartier Jeanne-d’Arc — dans le sens nord-sud, le quartier était traversé par la rue de Tolbiac, à l’est, et par le boulevard Vincent-Auriol pourvu du métro aérien, à l’ouest, (ex-boulevard de la Gare). La première et décisive avancée fut donc la possibilité de créer un sursol sur les voies ferrées, ce qui demandait l’accord de la SNCF et donc de l’État, la seconde fut la création d’un équipement majeur, la Bibliothèque nationale de France [3] (BnF), commande également de l’État, dont le résultat du concours tomba le 21 août 1989. Dominique Perrault en était le lauréat. Mais avant ce qui allait apparaître maintenant comme une évidence, fallait-il une nouvelle fois en passer par la série des tests confiés à des architectes-urbanistes. C’est ainsi qu’il y eut un « avant la Grande Bibliothèque » et un « après ». La force de la figure que constituent les quatre tours de verre et le grand rectangle central, arboré, que Dominique Perrault présenta comme l’équivalent du jardin du Palais-Royal de Paris, s’étant imposée comme centralité organisatrice du projet urbain. Ainsi est-on passé d’un urbanisme de tracé à un urbanisme intégrant une composition monumentale, se concrétisant sur une emprise précise, dans une forme, des matériaux et une architecturefig. k.

Esquisses de Pierre Micheloni, à la recherche des emplacements possibles pour la future bibliothèque.

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Esquisses de Pierre Micheloni, à la recherche des emplacements possibles pour la future bibliothèque.

Quelques exemples « avant la BnF »

29David Bigelman fait une proposition qui a recours à l’essence même de ce qui est, à ses yeux, l’architecture urbaine, un tracé fait d’avenues, de rues et de places, et des îlots à bâtir qui appartiennent à ce que j’appelle « les îlots-croûtes ». Pierre Granveaud, lui, imagine un front de Seine composé d’immeubles au modernisme affirmé. Un savant dispositif de quinconces ou de glissements permet à ce front fluvial, tantôt de dessiner une place, tantôt une porte permettant d’entrer dans le quartier sur une immense place intérieure. Les îlots appartiennent à une autre école, adepte des « îlots ouverts », encore très attachée à l’héliotropisme des « modernes ». Sur l’emprise du plateau ferroviaire, donc sur dalle, l’architecte y range les bureaux et les activités en imaginant qu’ils répondent tous à un même type architectural.

30Fernando Montes opposera à la rectitude des quais de Seine, comme à celle des voies ferrées, une sorte de contrepoint fait de longues sinusoïdes que suivent des rues et des immeubles serpentant, comme agités d’un frémissement aquatique. Au sein de cette composition pittoresque et ondoyante, de loin en loin, le mouvement s’arrête autour de quelques places. Quant au plateau ferroviaire, personne ne songe encore à l’habiter, il est ici voué aux bureaux et aux activités. Fabrice Dusapin et François Leclercq sont parmi les premiers à imaginer ce qui deviendra l’avenue de France et l’avenue Pierre-Mendès-France : une large voie construite sur le plateau ferroviaire et reliant d’un trait rectiligne l’arrière de la gare d’Austerlitz au périphérique. Il faut croire que la radicalité de ce trait les subjugua, car elle a dicté l’ensemble du projet qui clame la prévalence des « barres » et des « tours » noyées dans leur mare d’espaces verts. La vue cavalière escamote les tours du quartier Italie comme celles sans qualité de l’arrière de la gare de Lyon pour ne retenir que la faculté de Jussieu et, au lointain, la tour Eiffel ainsi que le logo de Paris la fait figurer sur l’en-tête de ses courriers. L’apport de cette modernité nostalgique est d’effacer toutes les scories du site perçu ainsi dans toute son étendue ; son défaut majeur est d’ignorer totalement le site afin d’affirmer la permanence de l’urbanisme doctrinaire, voire disciplinaire. La proposition de Pierre Riboulet est, elle, consciente du fait des difficultés à rejoindre le quartier Jeanne-d’Arc comme celles, sur l’autre rive, à franchir le plateau ferroviaire de la gare de Lyon. Il imagine que le parc de Bercy passerait, en quelque sorte, la Seine, se prolongerait jusqu’à rejoindre la colline du quartier Jeanne-d’Arc. Ici, c’est l’axe nord-sud qui l’emporte sur l’axe du cours de la Seine. Là encore, toutes les éventuelles scories d’un site sont systématiquement effacées au bénéfice de la page blanche, de la tabula rasa, mais ce projet renoue avec une perception d’ensemble de l’Est parisien, Bercy ne faisant qu’un tout avec Seine Rive Gauchefig. l.

31Nous ne présentons pas les propositions de Georges Maurios ni celles de Jacques Audren ou de Vaxelaire, qu’ils veuillent bien ne pas nous en tenir rigueur. Celle de Jean-Paul Viguier et de Jean-François Jodry retient plus notre attention et, ceci, à plusieurs titres. Tout d’abord, en raison de la composition très claire intégrant l’ensemble des voies existantes que fédère l’avenue de France. Ainsi se comprend comment ce nouveau quartier fait corps avec ceux qui l’entourent, ensuite, et c’est bien le seul à en faire cas, car il prend en compte les extraordinaires bâtiments que sont les Grands Moulins de Paris. De plus, il n’oublie pas d’ouvrir le projet sur la perspective de la chapelle Saint-Louis de l’hôpital de la Salpêtrière de Louis Le Vau et de Libéral Bruant. C’est à la fois un urbanisme attentif à l’ensemble des données (géographiques, historiques, culturelles…), tactique et pragmatique. Ce qui pourrait faire résistance et bloquer l’exécution du projet est parfaitement circonscrit. On peut donc agir sur telle ou telle partie, attendre si nécessaire. On ne peut en dire autant des autres propositions qui nécessitent une plus forte maîtrise du foncier. C’est pourquoi rien n’est dit ou fort peu sur les îlots, le tracé des voies suffit à les définir. Dès lors que la cohérence d’ensemble repose sur un maillage efficace, alors il est possible, point par point, parcelle par parcelle, de mener à bien un projet sur le long terme, apte à s’adapter aux changements de programmes et aux divers aléas avec lesquels « faire la ville » doit composerfig. m.

« L’après Bibliothèque de France »

32Un dessin particulièrement convaincant de Dominique Perrault fut celui montrant les quatre tours aux quatre angles du jardin du Palais-Royal afin de mieux faire comprendre en quoi, pour reprendre l’expression même de l’architecte, ces tours et le grand espace qu’elles délimitent « illustrent ce que doit ce nouveau monument à la tradition parisienne ». Dès lors que ce projet fut lauréat, l’Apur l’intégra comme un invariant des consultations auprès des architectes-urbanistesfig. n.

33Dès le mois de septembre 1989, soit quelques semaines après qu’il fut lauréat du concours pour la BnF, l’Apur commande à Dominique Perrault une proposition d’aménagement de Seine Rive Gauche. Il faut rappeler que Dominique Perrault fut l’élève de Grumbach, qu’il travailla à l’Apur et qu’il avait gagné le concours de l’hôtel « industriel » Berlier, le long du périphérique, qui fut le prototype de la BnF. L’Apur en fit de même, et comme à son habitude, auprès de l’équipe Michel Corajoud (paysagiste)-Pierre Gangnet (architecte), de Christian de Portzamparc, de l’AREA et d’Alain Sarfati, ou encore de Claude Vasconi (qui avait déjà été consulté pour l’Exposition universelle). De nouveau, il fit appel à Jean-Paul Viguier et Jean-François Jodry et associés, tout en lançant, de son côté, une série d’études afin de passer d’un tracé général à des orientations d’aménagement et d’architecture ainsi qu’à des règles morphologiques pour aboutir à un plan d’aménagement de zone qui, sous sa forme schématique, constitue le document d’urbanisme majeur et opérationnel à partir duquel sont répartis les programmes et peuvent enfin être réalisés les travaux.

Perspective aérienne de la proposition de Fabrice Dusapin et François Leclercq.

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Perspective aérienne de la proposition de Fabrice Dusapin et François Leclercq.

Vue en plan de la proposition de Jean-Paul Viguier, Jean-François Jodry et associés.

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Vue en plan de la proposition de Jean-Paul Viguier, Jean-François Jodry et associés.

Fond d’axonométrie de l’Apur fourni aux architectes-urbanistes consultés. Chacun pourra comprendre qu’afin d’apaiser la polémique sur le retour des tours à Paris, la vue donne à voir, en arrière-plan, celles du quartier Italie.

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Fond d’axonométrie de l’Apur fourni aux architectes-urbanistes consultés. Chacun pourra comprendre qu’afin d’apaiser la polémique sur le retour des tours à Paris, la vue donne à voir, en arrière-plan, celles du quartier Italie.

34Dans la mesure où le site devient, en 1991, une ZAC au périmètre parfaitement arrêté, que l’avenue de France trouve sa forme et que les franchissements majeurs de la Seine sont définis tout comme l’emprise constructible prise sur le plateau ferroviaire, nous pourrions croire que c’en est fait de la pléthore de positions différentes des architectes-paysagistes-urbanistes. Il n’en est rien, car il restait à définir la densité et le tracé des rues secondaires, l’occupation des îlots et cette part indicible que cherche à saisir un projet, le plaisir d’habiter. Derrière les dessins se cache une conception de la ville, de la bonne architecture, du licite et de l’illicite, du bien-vivre, sans que pour autant, les architectes, généralement enclins à figurer les ambiances, ne recourent aux croquis perspectifs avec sa myriade de passants affairés et heureux. Voyez par exemple Tony Garnier qui, pour ses envois (1899-1903), de Rome de sa Cité industrielle, montre le paradoxe suivant : au sein de la ville moderne, machiniste et productiviste marchent en devisant ou en récitant des vers de Paul Valéry, des personnages directement issus de la Grèce antique. Ils rappellent qu’habiter relève d’une permanence atemporelle, du statut de citoyen que ne sauraient affecter les contraintes techniques, le progrès et encore moins la lutte des classes.

35Pour Seine Rive Gauche en 1989, les architectes, urbanistes et paysagistes consultés semblent tous s’être abstenus de telles figurations pour se concentrer principalement sur le contrôle des formes. C’est un indéniable acquis mais qui ne masque pas la part d’idéologie que portent les projets, quels qu’ils soient. Selon cet art démonstratif dont les architectes semblent avoir l’exclusivité, Dominique Perrault commence par faire l’inventaire des possibilités d’organisation morphologique des îlots et du bâti. Il en dénombre trois : soit le site est occupé par une série de « grands objets », soit par des immeubles parallèles à la Seine, soit par des immeubles qui lui seraient perpendiculaires. Pourquoi trois et pourquoi doivent-elles s’exclure ? Et pourquoi celles-là plutôt que d’autres, comme les diverses propositions nous les ont montrées ? Parmi celles-ci, les plus fréquentes se rangeaient dans la catégorie de « l’îlot-croûte » ou dans celle de « l’îlot ouvert ». Il revient à Christian de Portzamparc l’invention de ce que j’appelle « l’îlot-piston » qui, s’inspirant de la complexité des tissus façonnés par le temps, cherche à générer de profondes différences volumétriques et architecturales en veillant à éviter tout risque de répétition. Ainsi, écrit-il, « l’hétérogénéité des traitements individuels est compensée par l’ensemble du rythme qui lui donne une cohérence ». Le plan qu’il propose est composé d’une myriade de petits plots, sorte de pointillisme sur fond de ville d’où émergent quelques éléments singuliers comme une tour ovale marquant la perspective de l’avenue de France à l’arrière de la gare d’Austerlitz. Christian de Portzamparc théorisait déjà sur les trois âges de l’urbanisme [4]fig. o fig. p.

Schémas de l’« îlot-croûte », de l’« îlot ouvert » et de l’« îlot-piston ».

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Schémas de l’« îlot-croûte », de l’« îlot ouvert » et de l’« îlot-piston ».

Vue en plan de la proposition de Christian de Portzamparc composant Seine Rive Gauche comme une myriade de petits « îlots-pistons ».

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Vue en plan de la proposition de Christian de Portzamparc composant Seine Rive Gauche comme une myriade de petits « îlots-pistons ».

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Vue en maquette de la proposition de Dominique Perrault pour le quartier Seine Rive Gauche autour de la BnF dont il est l’architecte.

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Vue en maquette de la proposition de Dominique Perrault pour le quartier Seine Rive Gauche autour de la BnF dont il est l’architecte.

37La proposition de Dominique Perrault s’ingénie à lacérer le site par une série d’immeubles en lanière perpendiculaires à la Seine dont il affirme avoir pris le modèle à Manhattan autour de Central Park. C’est évidemment inattendu, mais il faut reconnaître à ses dessins une grande force de séduction reposant sur une palette graphique facilitant la lecture des plans, mais surtout opérant de forts contrastes de distinction des échelles entre les éléments majeurs (la Seine, le parc de Bercy, la BnF), les éléments en lanière qui constituent le tissu le plus proche de la Seine et sont bâtis en pleine terre, et les éléments d’échelle intermédiaire juchés sur le sursol du plateau ferroviaire. Notons que son projet rejette le zoning puisque quel que soit le sol, naturel ou artificiel, il reçoit aussi bien des habitations, des bureaux que des équipements ou des activitésfig. q.

38Le projet de Michel Corajoud et de Pierre Gangnet repose sur deux dessins complémentaires mais qui ne semblent pas appartenir au même registre. C’est là un dispositif rhétorique qui a eu peu de précédents. La perspective aérienne semble tout droit sortie d’un dessin de Léonard de Vinci. Ce dessin inscrit donc le projet dans la lignée des grands aménagements du territoire et dans celle des villes idéales sans qu’il soit nécessaire de souligner l’attachement des auteurs à l’art de vivre en ville. Claude Vasconi étonne. Ce qui semble primer dans son projet, c’est la beauté du plan reposant sur la dynamique de la composition emportée par une sorte de grand courant parallèle à la Seine et aux voies ferrées. Il s’interrompt exactement aux limites du grand rectangle de la BnF et ainsi la magnifie. Comment vit-on au pied de ces immenses immeubles et dans leur étroites cours ? À l’alignement et dans la beauté du plan répondront les esprits critiques. Incontestablement, ce projet veut servir la BnF, alors que celui de Jean-Paul Viguier, Jean-François Jodry et associés tient à la banaliser ponctuant les 2 600 mètres de la façade sur Seine par une série de hauts « buildings » dominant de plusieurs étages les quatre tours de la BnF qui, ainsi, se fondent parmi d’autresfig. rfig. s fig. t.

39Parallèlement à ces consultations, l’Apur poursuit ses propres études, sachant qu’il lui revient de faire un plan de ZAC, d’en définir le programme, les règles et d’en arrêter le budget et son équilibre. De toutes les propositions de tracés, il n’en retient aucune sinon qu’un maillage est indispensable. Pourquoi inventer un tracé puisqu’à l’évidence, les propositions ont montré qu’elles n’ont pour raison que l’arbitraire de leur position ? Alors est apparue une évidence. Puisque le plateau ferroviaire n’est plus un obstacle, le mieux est de prolonger jusqu’à la Seine les rues du quartier Jeanne-d’Arc. Après plus de dix ans d’études, le site avait enfin son planfig. u.

Vue en plan de la proposition de Michel Corajoud et de Pierre Gangnet pour le quartier Seine Rive Gauche.

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Vue en plan de la proposition de Michel Corajoud et de Pierre Gangnet pour le quartier Seine Rive Gauche.

Vue en plan de la proposition de Claude Vasconi pour le quartier Seine Rive Gauche.

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Vue en plan de la proposition de Claude Vasconi pour le quartier Seine Rive Gauche.

Vue isométrique de la proposition de Jean-Paul Viguier, Jean-François Jodry et associés pour le quartier Seine Rive Gauche.

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Vue isométrique de la proposition de Jean-Paul Viguier, Jean-François Jodry et associés pour le quartier Seine Rive Gauche.

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Le plan d’aménagement de zone du quartier Seine Rive Gauche.

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Le plan d’aménagement de zone du quartier Seine Rive Gauche.

Du Jardin des plantes au périphérique. Plan de l’azur montrant les possibilités ouvertes par le plan d’aménagement de zone.

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Du Jardin des plantes au périphérique. Plan de l’azur montrant les possibilités ouvertes par le plan d’aménagement de zone.

41Restait à approfondir les règles morphologiques, domaine dans lequel la Ville de Paris excelle depuis le milieu du xixe siècle en adaptant la hauteur et la volumétrie des bâtiments à la largeur des voies et à la distance entre les corps de bâtiment. Ce qu’elle fit avec, cependant, une différence importante : elle prit en compte la topographie particulière du site qui s’incline en descendant vers la Seine et le fait que le niveau supérieur de la dalle couvrant le plateau ferroviaire correspond sensiblement à l’altitude de la colline du quartier Jeanne-d’Arc. De plus, si ce ne sont les tours de la BnF, la Ville tenait à ne pas répéter les erreurs du Front de Seine ni celles du quartier d’affaires de l’arrière de la gare de Lyon. C’est pourquoi il a été décidé qu’à l’égal des immeubles bordant les quais des arrondissements centraux, le front bâti de Paris Rive Gauche en reprendrait le gabarit de hauteur modérée. L’ensemble de ces considérations aboutit à la création d’un velum légèrement incliné permettant de passer d’une altitude maximale de 35 mètres sur l’avenue de France à une altitude de 24 mètres le long des quaisfig. v.

Conclusion

42Quelles leçons peut-on retenir de cette décennie d’études, de Seine Rive Gauche comme laboratoire d’invention des formes urbaines ? Tout d’abord que la maîtrise du « jeu des acteurs » tient un rôle essentiel. Certes, nous n’en avons guère parlé de manière directe pour préférer en retracer les débats, voire les luttes, en regardant comment il s’est traduit dans les tracés et la définition des périmètres d’études. Dans ce jeu, généralement, les architectes-urbanistes n’y tiennent pas une place aussi déterminante qu’ils sont enclins à l’affirmer, quoiqu’ils soient mis en avant, manière de dire qu’ils sont porteurs d’une part du discours de la société civile. Ensuite, une leçon « en creux ». De quoi jamais ne fut-il question ? Chacun aurait pu s’attendre à ce que les modes de vie et l’organisation interne des parcelles et des îlots et des typologies soient pris en compte. Il n’en fut rien, tant ils avaient été passés sous silence alors que les questions du foncier, des tracés ou bien encore de la composition avaient pris le dessus. Je n’ai pas exposé la part très importante que prit le sujet des mobilités ; avec la création de la ligne 14, la connexion avec les lignes du métropolitain, les gares SNCF, le RER et le tramway qui est à la base du total renouvellement des boulevards des Maréchaux, peut-être parce qu’enfouis sous le sol ou reprenant des artères existantes depuis longtemps, les transports en commun n’eurent pas ou peu d’influence sur les tracés.

43Il est étonnant — après coup, il est évidemment plus facile de le faire remarquer — que ce qui fait la ville, c’est-à-dire ses types de bâtis, leur organisation interne comme leurs relations à l’espace public et aux autres corps de bâtiment au sein d’une parcelle ou d’un îlot, n’a jamais été un sujet. La Ville pouvait, à juste titre, considérer que les règles morphologiques suffisaient ; après tout, le règlement de 1902 avait servi pendant plus d’un demi-siècle, depuis la fin des immeubles haussmanniens jusqu’aux immeubles du Mouvement moderne en passant par ceux de l’Art nouveau. Il permit aussi bien la pierre de taille et les toitures que la brique, le béton et les toits-terrasses. L’aménageur, c’est-à-dire la SEMAPA, aurait pu ou même dû s’en préoccuper et non se décharger de cette réflexion sur les maîtres d’ouvrage et leurs architectes. Il faut croire que cet oubli ne pouvait reposer alors que sur un « cela va de soi », chacun sachant ce qui fait la ville : des immeubles d’habitation locatifs ou en accession, privés ou locatifs sociaux, des immeubles de bureaux, des équipements. Si penser la ville pouvait déjà, dans ces années, remettre en question le zoning au bénéfice d’une certaine mixité fonctionnelle, si la question du « design » des espaces publics devenait de plus en plus prépondérante au point de préfigurer l’importance que prit « le paysage » (autre manière d’escamoter la question des dispositifs bâtis et des typologies de l’habitat), en revanche, la pensée sur la ville ne s’interdisait encore de porter un regard neuf et critique sur ce qui en constitue les éléments bâtis comme dispositifs et matérialisation culturelle et sociale.

44Ce ne fut pas sans conséquence, car sitôt les premiers bâtiments réalisés, il fallut bien constater que les commerces de la vie quotidienne n’avaient nullement leur place pour la raison suivante : les maîtres d’ouvrage, publics ou privés, ne savent faire que des types monofonctionnels : des logements ou des bureaux. Quand ils ne peuvent éviter de produire des commerces, ils les veulent les plus grands possibles afin de les louer qu’à un seul locataire. Ainsi, ces grandes surfaces sont toutes accaparées par des grandes marques, la ville est alors une suite de franchises [5], car seules celles-ci peuvent supporter le coût élevé des baux commerciaux.

45Quant aux bureaux, il s’agit d’un produit qui peut aisément passer d’un grand groupe financier à un autre. Un immeuble de bureaux peut également, et de préférence, être loué en entier à un grand groupe, un laboratoire pharmaceutique, par exemple, partageant la même logique de globalisation des marchés. Il faut pouvoir vite s’installer ailleurs. Personne, donc, ne tient à dépendre des aléas liés à la pluralité des locataires et encore moins aux particularismes des petits commerçants. C’est pourquoi, les rez-de-chaussée d’immeubles de bureaux étirent le long des rues des dizaines de mètres de glaces incassables, pourvues de films les rendant aveugles sans le moindre commerce, ou s’ils en acceptent un, c’est déjà un maximum. Les immeubles d’habitation en font tout autant. Le long des voies, il ne se passe rien. Il suffisait de faire quelques mètres jusqu’aux boulevards des Maréchaux pour constater que les HBM (habitations à bon marché) des années 1920 et 1930 offraient un linéaire presque continu de petites boutiques au service de la vie quotidienne tenues par de « petits commerçants » et non des marques. Il a fallu bien des années pour que la Ville réagisse à cet état de fait. Elle ne put pas, pour autant, redresser les conséquences de cet oubli majeur.

46Cette absence de réflexion sur l’évolution des modes de vie, et plus encore, sur ce qui fait la vie quotidienne et celle liée aux proximités partagées au cœur d’un quartier, a eu comme autre conséquence la multiplication inutile des espaces publics. Certes, il faut des liaisons, un maillage afin qu’un quartier entretienne de multiples liens avec les quartiers qui l’entourent, mais de là à le lacérer, il y a monde [6]. Il s’agit d’un réflexe sur lequel il n’est pas assez réfléchi, comme la ville est pensée à partir de produits qui ne font pas l’objet de critiques profondes, faire la ville revient à faire l’espace public, donc à le surjouer et à le multiplier en omettant la complémentarité entre « typologie et morphologie », pour reprendre une réflexion sur la ville qui fut trop vite oubliée. C’est cher, tant à bâtir qu’à entretenir, alors les îlots réduits à la portion congrue doivent produire des charges foncières importantes. Les immeubles sont alors massifs, privilégiant les logements mono-orientés. Il s’agit, pour les architectes, de les habiller d’une peau originale qui les distingue chacun comme un objet unique. Quelques années plus tard, la Ville oubliant ses engagements d’un coefficient d’occupation des sols (COS) limité à 3, permit des densités si importantes que les constructions se dotèrent de jardins en étage, car le sol était sursaturé et totalement minéralisé.

47On pourrait continuer de tirer les leçons de l’histoire que connut le quartier Seine Rive Gauche, d’autant plus que nous nous sommes arrêtés en 1989 et que son histoire est loin d’être finie et qu’elle continue, trente ans plus tard, selon des données nouvelles. L’ouvrage collectif Paris Rive Gauche. Documents 1981-2016 en relate toutes les étapes. Mais là encore, « that is an other story ». Comme le foncier se raréfie de plus en plus, il faut l’inventer comme fut inventé le fait de bâtir sur le réseau ferroviaire. Comme la ville ne peut s’étendre que sur ses marges, elles occupent les interstices fonciers mais aussi, sitôt que les terrains ont quelque ampleur et que le site s’y prête (à l’image des terrains entre boulevards extérieurs et périphérique), les projets de tours fleurissent d’autant plus que leur importance permet de s’abstraire, par des dalles et passerelles, de l’imbroglio des diverses voies de desserte et autres bretelles abondant entre ces grands réseaux qui, eux-mêmes, avaient déjà eu à surmonter les obstacles que sont les voies ferrées et la Seine.

48S’il semble nécessaire de prendre son temps, de multiplier les études, de confronter les doctrines et que la concertation et les négociations permettent de trouver un consensus entre les acteurs dont, il ne faut guère se leurrer, celles avec les habitants sont souvent plus formelles que réelles, cela ne peut suffire. S’il est fait l’économie d’une réflexion et d’une volonté de transformation des types bâtis, de prise en compte de l’évolution des modes de vie qu’il ne faut pas confondre avec l’évolution des marchés, si la ville n’est qu’une série de produits, elle se défait d’elle-même.

49En fin de ce premier quart du xxie siècle, peut-on imaginer ce que serait un laboratoire des formes urbaines ? Pendrait-il la forme d’un « récit » dont les héros seraient le vivre-ensemble, l’équité, la réduction de l’impact carbone, les circuits courts, les matériaux biosourcés, l’agriculture urbaine… évoluant au sein d’un Paris encore en fête ? Et ce récit, pour se concrétiser, ferait-il appel à la Réinvention, laissant à chaque opérateur, ses concepteurs et entreprises, la tâche d’en réaliser les chapitres ? Le projet se substituerait alors à la règle, sinon celle que chaque jury composé d’élus, d’experts et de représentants des habitants recadrerait… en toute liberté.


Date de mise en ligne : 01/12/2021.

https://doi.org/10.3917/acs.bendi.2021.01.0041

Notes

  • [1]
    Dont Soline Nivet, membre de notre laboratoire de recherche ACS, a assuré la coordination et la collecte de la riche documentation. S. Nivet (dir.), Paris Rive Gauche. Documents 1981-2016, Paris, Pavillon de l’Arsenal, 2016.
  • [2]
    Qui a Christian de Portzamparc pour architecte et la RIVP pour maître d’ouvrage.
  • [3]
    Appelée jusqu’en 1999 Très Grande Bibliothèque (TGB) puis, par certains, Bibliothèque François-Mitterrand (officiellement site François-Mitterrand, à la demande de Jacques Chirac).
  • [4]
    Albert Lévy, « Les trois âges de l’urbanisme, contribution au débat sur la troisième ville », Esprit n° 249, janvier 1999, p. 46-61. Pour faire simple, le premier âge, multimillénaire, est celui de la ville traditionnelle, parfaitement circonscrite dans un périmètre limité, composée de rues et de places et découpée en parcelles. Le second âge est celui de la ville éclatée, hétérogène, peu soucieuse du contexte. Elle commence au début du xxe siècle et s’achèverait au seuil du dernier quart du siècle dernier. Courte vie par rapport à celui du premier âge, mais comme il semble qu’au cours du siècle passé, il fut réalisé plus de bâtiments qu’il en fut bâti les siècles passés, et que la tache urbaine se soit considérablement étendue, sa courte vie eut des conséquences rapides et irréversibles. Quant à la ville du troisième type, pour Christian de Portzamparc, elle doit tout à la fois réparer les erreurs de la ville du second type et dépasser la nostalgie des postmodernes pour la ville traditionnelle. Elle doit prendre en compte l’aménagisme généralisé et l’abolition des identités et des formes entre villes et campagne.
  • [5]
    David Mangin, La Ville franchisée, formes et structures de la ville contemporaine, Paris, Éditions de la Villette, Paris, 2004.
  • [6]
    Patrick Céleste, « Les grands îlots », in Francis Cuillier (dir.), Fabriquer la ville aujourd’hui, coll. « Les débats sur la ville » n° 7, éditions Confluences, 2008.
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