Notes
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[1]
… mais pas encore « grand parisien ».
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[2]
« Typo-morpho » est une expression qui désigne par métonymie les tenants d’une approche analytique et conceptuelle de l’architecture par la typologie avec une classification des formes urbaines. Par extension, elle renvoie à un courant de pensée qui accorde une place importante aux modèles architecturaux, lesquels résistent à une approche fonctionnaliste de la ville.
-
[3]
Aujourd’hui École nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville.
-
[4]
B. Huet, « L’architecture contre la ville », AMC Architecture Mouvement Continuité, n° 14, décembre 1986.
-
[5]
Agnès Sander, Václav Stránský « Réseaux et projet urbain. Un entretien avec Christian Devillers », Flux, n° 18, octobre-décembre 1994.
-
[6]
P. Clément, S. Guth, « Les avatars d’un rapport densités/formes urbaines à Paris », in Annie Térade, Pierre Pinon, Michèle Lambert-Bresson (dir.), Paris, formes urbaines et architectures, Paris, Éditions Recherches/IPRAUS, coll. « Les Cahiers de l’IPRAUS », 1998.
-
[7]
Ceci concerne plus la hauteur et le gabarit des bâtiments que l’emprise au sol, puisque le coefficient d’emprise au sol est supprimé lors de la révision du POS de 1989.
-
[8]
Roger-Henri Guerrand, Roger Quilliot, Cent ans d’habitat social : une utopie réaliste, Paris, Albin Michel, 1989.
-
[9]
Yves Raffestin, Du logement à la ville (1945-2000). Chronique d’un demi-siècle de bouleversements, Lyon, Éditions lyonnaises d’art et d’histoire, 2009, p. 215.
-
[10]
Lionel Engrand, Soline Nivet, Architectures 80, une chronique métropolitaine, Paris, Pavillon de l’Arsenal/éditions Picard, 2011.
-
[11]
Concours ouvert uniquement aux architectes de moins de 40 ans.
-
[12]
Modes de vie Architectures du logement, Europan 89, Paris, Techniques et architecture, 1989, p 195.
-
[13]
Michel Rémon est lauréat des Albums des jeunes architectes en 1982. Marie-Hélène Badia et Didier Berger le sont en 1984 et Canale 3, en 1986. Frédéric Borel a été lauréat du Pan 13 (1984), Patrick Chavannes et Manuel Delluc figurent parmi les lauréats du Pan 12 comme Fabrice Dusapin et François Leclercq en 1982. Jacques Ripault est lauréat des Albums des jeunes architectes en 1982. Marina Devillers et Léna Pérot sont lauréates du concours d’idées du Pan 7 (1975). Olivier Brenac et Xavier Gonzalez obtiennent l’Album de la jeunesse en 1983. Michel Bourdeau est lauréat des Albums des jeunes architectes (1984) et lauréat du Pan 13 (1984), etc.
-
[14]
Notons également que la consultation se met en place dans le contexte relativement nouveau de l’application de la loi n° 85-704 du 12 juillet 1985, dite « loi MOP », relative à la maîtrise d’ouvrage publique et à ses rapports avec la maîtrise d’œuvre privée.
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[15]
J.-L. Cohen, « Aldo Rossi en France, l’incompris intime », L’Architecture d’aujourd’hui, n°263, juin 1989, p. 134-135.
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[16]
Il est à noter que ce projet n’a pas été réalisé.
-
[17]
Située dans le 5e arrondissement, elle a été réalisée par les architectes Jacques Rabinel et Jean-Michel Legrand. Jacques Rabinel est également l’architecte de plusieurs centres téléphoniques, dont celui de Bagnolet, réalisés dans les années 1970. Il a aussi livré la tour TDF du Fort de Mons (1978) ainsi que de nombreux immeubles de logements dans les années 1950-1960 à Paris et Rennes.
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[18]
Il construit le bureau central de chèques postaux à Paris (1932-1935) et la direction régionale des PTT à Lyon (1935-1938), ainsi que la direction régionale des PTT à Paris (1948-1950).
1En 1989, alors que sont livrés à Paris les « grands travaux » de François Mitterrand — la pyramide du Louvre (Ieoh Ming Pei, architecte, 1985-1989), la Grande Arche de la Défense (Johan Otto von Spreckelsen, 1985-1989), l’Opéra Bastille (Carlos Ott, 1983-1989) — et que d’autres viennent d’être lancés comme la Bibliothèque nationale de France (Dominique Perrault, 1989-1994), une consultation est initiée par Paul Quilès, ministre des Postes, des Télécommunications et de l’Espace avec le concours du bailleur Toit et Joie en vue de la construction de 1 500 appartements destinés à loger de jeunes postiers dans la capitale. Si le « plan Quilès » n’a jamais bénéficié du même retentissement auprès du grand public que les « grands travaux », plus spectaculaires, celui-ci a néanmoins été préparé au plus haut sommet de l’État.
2En témoigne l’attention de François Mitterrand lui-même portée aux résultats de la consultation. Cette implication conduit alors ses secrétaires Jean-Louis Bianco et Christian Sautter ainsi que les responsables de l’opération, le ministre Quilès et Gérard Le Bihan, l’architecte-programmiste, à présenter les maquettes des projets au président à l’Élysée en marge de l’exposition « 1 500 logements autrement ». En effet, en décembre 1989, celle-ci se tient à la Maison de l’architecture à Paris, présentant les résultats de la consultation. Le choix des équipes retenues pour y participer s’est porté vers de jeunes architectes dont une partie avait été précédemment remarquée à travers les concours Pan (Programme architecture nouvelle) organisés par le Plan Constructionfig. a fig. b.
3Dans les années qui suivent, les jeunes professionnels concernés, âgés de moins de 40 ans ou d’à peine plus, livreront leurs premiers bâtiments, dont certains ont été plus médiatisés que d’autres, mais que d’aucuns considèrent comme le résultat d’un processus qui aura marqué les esprits. Celui-ci n’a pas simplement fait émerger une génération, il est perçu comme « exemplaire » à travers le renouvellement architectural qu’il porte en conciliant de manière optimiste la redécouverte de la ville avec l’héritage de la modernité architecturale. Ceci est sans équivalent depuis les tentatives de l’école de Paris de l’entre-deux-guerres. Cette démarche est aussi résolument portée par le volontarisme de la maîtrise d’ouvrage, comme le relève, à l’époque, Marie-Jeanne Dumont dans un article de la revue AMC paru en 1990. Bénéficiant du réseau des bureaux de poste implanté sur l’ensemble du territoire parisien [1], on peut la qualifier de complexe, synchrone, dispersée, et créative. L’époque est pleine de promesses et, comme le rappelle Xavier Gonzalez au cours d’un entretien : « Ces années-là représentent (à mes yeux), les dernières années de l’optimisme… »
4Mesure-t-on aussi pleinement, trente après son avènement, l’héritage théorique et pratique de cette production qui a été livrée au moment d’un basculement politique et institutionnel des rapports entre la France et sa capitale ? Sa réception critique, son impact sur la construction de l’image de l’architecture du logement à Paris, son caractère innovant ont déjà fait l’objet de discussions et d’appréciations diverses et notre propos ici a plus pour objectif de questionner les conditions de production des opérations issues de la consultation dont les derniers immeubles ont été réalisés au milieu des années 1990. Pour cela, nous avons interrogé l’architecte-programmiste Gérard Le Bihan, la directrice générale actuelle de Toit et Joie Michèle Attar, Paul Quilès, ainsi que quelques-uns des architectes retenus à l’époque (Marie-Hélène Badia et Xavier Gonzalez).
François Mitterrand, président de la République, entouré de Paul Quilès, ministre des Postes, des Télécommunications et de l’Espace, député de la 14e circonscription de Paris (3e en partant de la droite), Christian Sautter, secrétaire général adjoint à la présidence de la République (2e à droite), Jean-Louis Bianco, secrétaire général à la présidence de la République (1er à droite) et Gérard Le Bihan, architecte-urbaniste et programmiste du plan des 1 500 logements pour postiers (au 1er plan).
François Mitterrand, président de la République, entouré de Paul Quilès, ministre des Postes, des Télécommunications et de l’Espace, député de la 14e circonscription de Paris (3e en partant de la droite), Christian Sautter, secrétaire général adjoint à la présidence de la République (2e à droite), Jean-Louis Bianco, secrétaire général à la présidence de la République (1er à droite) et Gérard Le Bihan, architecte-urbaniste et programmiste du plan des 1 500 logements pour postiers (au 1er plan).
Page de couverture du catalogue de l’exposition « 1 500 logements autrement » qui a été présentée à la Maison de l’architecture à Paris du 6 au 30 décembre 1989.
Page de couverture du catalogue de l’exposition « 1 500 logements autrement » qui a été présentée à la Maison de l’architecture à Paris du 6 au 30 décembre 1989.
5Aujourd’hui, plusieurs questions se posent du point de vue professionnel : quelles sont les valeurs portées par cette génération de concepteurs ? Que représente, en matière d’évolution programmatique, de prise en compte des modes de vie, de conception et d’innovations, leur production ? Quel en est aujourd’hui « l’héritage » et comment influence-t-elle celle d’aujourd’hui ? Quel impact a eu cette initiative sur le milieu de la maîtrise d’ouvrage ? Comment se situe ce concours dans l’actualité de la production européenne du moment ? Entre les restes d’un paternalisme tardif et la promotion d’une certaine audace architecturale et urbaine, nous proposons de préciser le cadre de ce projet et de resituer la portée de cette production dans l’histoire de l’architecture du logement et l’histoire de la ville.
Construire dans la ville dense
6Densification, optimisation de la densité réglementaire, mixité fonctionnelle par strates, flexibilité : « du banal » aujourd’hui, estime Gérard Le Bihan. Mais en 1989, qu’en est-il ? Si la période des grands ensembles est définitivement révolue, et si la critique de la tabula rasa du mouvement moderne est assez largement partagée, il n’y a pas encore de consensus sur l’idée que la fabrication de la ville se restreigne à la transformation du « déjà-là ». À cette époque, on construit encore largement en ville nouvelle tandis qu’à bas bruit, une autre ville se fabrique sans urbanistes, sans architectes et sans paysagistes. Les quartiers pavillonnaires avec leurs lots de maisons sur catalogue se propagent et la transformation des entrées de ville en « strips » commerciaux avec ses sous-produits se généralise. Tel est donc le contexte de production de la ville à la fin des années 1980.
7Dans les écoles d’architecture, le débat est vif entre les tenants de la ligne « typo-morpho [2] » et ceux qui, à l’instar du groupe Uno à UP8 [3], imaginent des « pièces urbaines » comme un moyen de réconcilier l’architecture et la ville. Que l’influence de la Tendenza relayée par l’enseignement de Bernard Huet soit relativement diffuse à cette époque, que les travaux de François Loyer ouvrent la voie à une considération nouvelle de l’histoire et du patrimoine dans la construction de la ville, il n’en reste pas moins que la nouvelle génération n’est pas prête à se livrer aux gesticulations du postmodernisme déjà déclinant. Dans le même temps, les travaux stimulants de Rem Koolhaas redonnent du souffle à une modernité fatiguée. Les jeunes architectes qui participent à la consultation pour les « 1 500 logements » destinés aux postiers sont évidemment traversés par ces différents courants qui donnent lieu à de vifs débats théoriques dans les écoles où ils ont été formés. Mais la variété de cette production n’exclut pas le fait qu’elle ait de nombreux points communs, en dépit des chapelles théoriques d’origine.
Une opération disséminée qui se nourrit d’une pensée sur la ville
8En 1989, la production issue du « plan des 1 500 » n’est évidemment pas encore visible au regard des « grands travaux ». D’une part, parce qu’au moment où la consultation des premiers est lancée, les seconds sont inaugurés. En lien avec les célébrations du bicentenaire et, qui plus est, installés sur un axe symbolique est-ouest qui traverse Paris depuis l’Arche de la Défense jusqu’à la BnF, dont le concours vient d’être jugé, ces grands travaux éclipsent cette initiative. D’autre part, contrairement à d’autres opérations importantes concentrant un nombre de logements, elle ne fait pas « masse ». Cela est dû, en premier lieu, au caractère dispersé de la répartition des logements. En effet, ceux-ci sont distribués par lots d’une trentaine à une centaine d’unités sur quelques parcelles de l’espace parisien, ainsi qu’en témoigne le schéma de localisation des opérations. Cette dissémination s’appuie sur la mise en valeur du patrimoine de la Poste réparti en réseau. Les opérations étant effectivement, dans leur grande majorité, situées à l’emplacement de bureaux de poste préexistants. Cette opportunité entre en congruence avec les travaux théoriques de l’époque tournés vers une ville qui se construit par fragments (collage city) ou par archipels (Ungers). Ainsi que Bernard Huet l’exprime dans son article « L’architecture contre la ville » de 1986 [4], l’esprit est résolument d’en finir avec l’architecture monument. L’opération des 1 500 logements s’inscrit dans un moment de prise de conscience de la dimension urbaine de l’architecture suscitée par la part grandissante de l’approche sociologique ou l’intérêt pour la morphogenèse développé par le courant typo-morphologique. Ainsi que l’expliquait l’architecte Christian Devillers en 1986, « l’analyse des formes urbaines anciennes a été un formidable vecteur de renouveau urbain et architectural. L’évolution du travail des architectes — et pas seulement des architectes considérés comme “typo-morpho” — en a été très profondément influencée. Il suffit, pour s’en convaincre, de voir aujourd’hui ce que les architectes de “moins de 40 ans”, proposent, par exemple à l’occasion des “1 500 logements Autrement” de la Poste. Ces architectes, plus jeunes que nous, ont une vraie préoccupation urbaine [5] fig. c ».
La question patrimoniale, un enjeu de la consultation
9Gérard Le Bihan rappelle ainsi que certaines parcelles étaient déjà occupées par des bureaux de poste à un étage. En construisant dans la ville dense constituée et stratifiée, il n’est pas étonnant que certaines opérations aient été réalisées sur des sites où subsistent des traces archéologiques ; c’est le cas de la rue du Cardinal-Lemoine où le chantier de démontage d’une voûte pierre par pierre et la création d’un petit musée ont été conduits. Gérard Le Bihan cite également le cas de la rue de la Reine-Blanche, à Paris 13e, confronté à la présence de sarcophages sur la parcelle. Il évoque aussi les effets positifs de l’avis d’un architecte des bâtiments de France (ABF) sur l’opération de la rue Castex en secteur PSMV (plan de sauvegarde et de mise en valeur), pour laquelle l’agence postale datant des années 1930 a été conservée. Marie-Hélène Badia, architecte de cette opération délicate avec Didier Berger, rappelle qu’« au départ, Toit et Joie avait prévu une démolition et c’est progressivement que l’idée de la conservation d’une partie de l’existant — essentiellement la façade de Joseph Bukiet (1935) — s’est imposée ». Cet épisode illustre bien le basculement idéologique d’une certaine catégorie d’acteurs qui ne se voient plus comme les gardiens sourcilleux du patrimoine architectural, urbain et paysager, mais considèrent également que la ville peut aussi être construite sur elle-même, renouant ainsi avec un processus de densification par stratifications successives.
Carte des projets extraite du catalogue de l’exposition « 1 500 logements autrement » et répartition des « grands travaux ». Noter leur distribution sur un axe, à la différence des opérations issues du programme des 1 500 logements pour la Poste qui sont, elles, disséminées sur plusieurs arrondissements de Paris.
Carte des projets extraite du catalogue de l’exposition « 1 500 logements autrement » et répartition des « grands travaux ». Noter leur distribution sur un axe, à la différence des opérations issues du programme des 1 500 logements pour la Poste qui sont, elles, disséminées sur plusieurs arrondissements de Paris.
Le contexte politique
10La genèse du « plan des 1 500 » doit être resituée dans le contexte d’un jeu d’acteurs et de forces politiques. Michèle Attar, directrice de Toit et Joie, le maître d’ouvrage délégué et bailleur de la Poste, nous le disait ainsi :
« Le plan des 1 500 logements, nous, on l’appelle le “plan Quilès”. C’est Paul Quilès, ministre du Logement dans le gouvernement Mauroy II, qui a imaginé ce plan. Il voulait faire quelque chose pour le logement des postiers. À l’époque, ceux-ci devaient passer par Paris avant de prendre un poste en province. Cela n’est plus le cas, la Poste recrute aujourd’hui des contractuels locaux. »
12Si Michèle Attar insiste autant sur l’aspect social que sur l’impulsion politique donnée par Paul Quilès pour lancer cet ambitieux programme, c’est aussi parce que le parcours politique de celui-ci résume en creux les enjeux portés par le plan dont il est la figure éponyme. En effet, en 1989, l’homme n’est pas seulement un acteur important de l’opposition municipale en qualité de conseiller socialiste de Paris depuis 1983 (mandat qu’il occupera jusqu’à 1993). Il est aussi député de plusieurs circonscriptions de la capitale de 1978 à 1993 tout en ayant été, dans le même temps, cinq fois ministres de 1985 à 1993. Ses responsabilités successives à la tête de l’exécutif du Logement, des Postes et de l’Équipement parlent d’elles-mêmes. Enfin, il s’est vu confier la direction de la campagne de François Mitterrand pour l’élection présidentielle de 1981. Ainsi, du local au national, la personnalité et le parcours très dense de Paul Quilès font lien entre les grands travaux du premier septennat et le « hors-champ » de ceux-ci. Le programme de la Poste s’inscrit entre l’exceptionnel et le diffus dans la matière première de la ville, à savoir le logement.
13Toutefois, l’exécution du « plan Quilès » nécessitera d’être âprement négociée avec la Ville de Paris dont le maire est, depuis 1977, Jacques Chirac, alors également chef du Rassemblement pour la République (RPR), un parti se revendiquant de l’héritage du général de Gaulle qui se situe clairement dans l’opposition nationale. Les difficultés auxquelles est alors confrontée le maître d’ouvrage sont évoquées par Gérard Le Bihan :
« Ces 1 500 logements procèdent d’un programme gouvernemental et non pas municipal. Le programme est porté politiquement par le ministre des PTT, Paul Quilès. La Poste et son maître d’ouvrage délégué Toit et Joie n’avaient (en principe) pas obligation de déposer un permis de construire auprès de la Ville de Paris. »
L’enjeu crucial des règles urbaines
15La maîtrise d’ouvrage fait également pleinement jouer le mécanisme du plafond légal de densité (PLD), un dispositif en vigueur jusqu’en 2010, permettant d’acheter des droits à construire pour optimiser la construction de chaque parcelle et réaliser un maximum de mètres carrés et de logements. Mais « l’usage systématique » de ce dispositif « déplaît à la Ville… laquelle a attaqué les permis de construire », se souvient Gérard Le Bihan. Il faut rappeler ici que la densité, et notamment celle qui relève de principes réglementaires arithmétiques, constitue un enjeu politique fort. En effet, elle permet de contrôler par zone la distribution géographique et la répartition fonctionnelle entre le logement, le bureau, les activités et les commerces. En favorisant, dans tel ou tel quartier de l’Ouest parisien, la construction de bureaux ou, dans tel autre de l’Est, celle de logements, les coefficients d’occupation du sol permettent d’agir très directement sur l’état et l’évolution de la ville, ses spécificités et, in fine, la valeur foncière des terrains. Or, le programme de logement de la Poste concerne la plupart des arrondissements de Paris et ne s’inscrit donc pas dans une logique sectorielle géographique. L’opposition de vue est aussi une confrontation d’échelles que les différences d’approche politique exacerbent.
16Par ailleurs, la densification de la ville est de plus en plus mise en défaut depuis l’adoption du plan d’occupation des sols (POS) de 1977. En effet, dès le début des années 1960, le choix stratégique de construire des villes nouvelles dans l’agglomération parisienne, comme le propose le préfet Paul Delouvrier, conduit inéluctablement à une baisse de la densification intra-muros. Les grandes opérations de curetage d’îlots et de renouvellement du tissu insalubre sont menées jusqu’à la fin des années 1980. En 1989, une révision du POS nuance cette tendance à limiter la densification possible du parcellaire. Ainsi que le notent Pierre Clément et Sabine Guth [6], des dispositions particulières vont être introduites et celles-ci auront pour effet d’encourager plutôt la construction de surfaces de bureaux.
17Mais si la tendance s’oriente globalement vers une certaine dédensification du paysage parisien, en particulier en ce qui concerne le paysage de la rue [7], quelques opérations construites à la fin des années 1980 mettent en crise le système réglementaire portant sur les fonds de parcelle et particulièrement les cœurs d’îlot ayant fait l’objet de curetage à la suite des remembrements de la fin des années 1970. Une critique portée par les défenseurs d’une architecture urbaine soucieuse de mieux construire dans la profondeur de la ville, et plus spécifiquement dans les quartiers de faubourg, se fait entendre. Les projets des 1 500 permettent d’illustrer positivement l’habileté avec laquelle ceux-ci composent avec le contexte. Pour certains, la distribution de la densité et son optimisation touchent aux limites de ce que la réglementation permet. La négociation avec des tiers de servitudes de vues, la recherche de toutes les opportunités d’adossement qu’autorisent les héberges ont permis de les mener à terme comme ce fut le cas de l’opération de la rue Oberkampf dans le 11e arrondissement (Frédéric Borel, architecte). Mais l’exemplarité de cette démarche, qui a certainement fait réfléchir les architectes et les urbanistes, n’est pas évidente. Et celle-ci doit beaucoup à une maîtrise d’ouvrage exigeante et active dans l’accompagnement des projets.
Une opération encouragée par une politique volontariste sur le logement social
18Le désir de rompre avec le « logement monument » est partagé par les organismes de logements sociaux eux-mêmes, ainsi que le traduit la campagne nationale de communication de 1987 de l’union des HLM recourant à la métaphore de la fin des dinosaures [8].
19Cet appel au renouvellement de l’habitat social s’accompagne d’une politique de destruction des barres de logements, à commencer par celle du bâtiment Debussy des 4 000 à la Courneuve en 1983 en présence du ministre du Logement. Parallèlement, les mises en chantier de logements neufs retrouvent sur la période 1987-1990 une inflexion jamais atteinte depuis 1973 [9]. Dès 1982 est lancé le programme Habitat 88 tandis que le Plan Construction encouragera la recherche sur la décennie, notamment à travers des réalisations expérimentales (Rex)fig. d
20La programmation des « 1 500 » est construite sur le rapport de deux tiers de studios et d’un tiers de deux-pièces. Elle vise à répondre à une demande spécifique. Il s’agit de loger de jeunes postiers, célibataires, éventuellement en couple, puis avec un jeune enfant, mais qui ne resteront pas à Paris. Cela suppose que le logement-type s’adapte successivement à la situation d’un individu qui suit un parcours de vie jusqu’à un certain stade. Cela suppose également une certaine mobilité des locataires. Ce logement-type doit être intermédiaire par rapport à la grille typologique standard, soit en permettant d’aménager une pièce ou un espace de couchage supplémentaire, soit en pouvant se transformer au gré des rythmes de la vie quotidienne.
Campagne de publicité pour les habitations à loyer modéré (HLM) 1986-1987/Union sociale pour l’habitat (USH).
Campagne de publicité pour les habitations à loyer modéré (HLM) 1986-1987/Union sociale pour l’habitat (USH).
Des jeunes architectes aux jeunes postiers
21Afin d’encourager l’innovation, le programme des 1 500 logements de la Poste sollicite de jeunes architectes de moins de 40 ans, s’inscrivant ainsi dans un « jeunisme d’État [10] » relayé par la dynamique du concours Europan [11] et les Albums des jeunes architectes au même moment. Le concours Europan lancé en 1988 se destine d’ailleurs à « faire émerger des idées architecturales innovantes sur l’habitat face à l’évolution des modes de vie [12] ». Les concepteurs qui ont été choisis sur dossier, à l’exclusion des lauréats de deux concours organisés pour les opérations concernées par la réglementation des établissements recevant du public (ERP), relèvent d’un profil type établi. Ils ont, pour la plupart, été récompensés au Pan et ont obtenu, pour plusieurs d’entre eux, la distinction des Albums des jeunes architectes [13]. C’est ainsi qu’ils vont concevoir des logements pour de jeunes postiers. Car la particularité de l’opération des 1 500 était de permettre à ces derniers d’éviter les trajets quotidiens depuis la banlieue parisienne et de leur proposer des logements à proximité de leurs lieux de travail. La dimension générationnelle est donc pleinement intégrée au programme des 1 500 avec le principe, adopté dès la consultation, de confier la conception des logements à de jeunes architectes au service de jeunes postiers. Toutefois, Gérard Le Bihan note que certains de ces architectes avaient des représentations éloignées de la réalité de la vie quotidienne menée par le public auquel ils étaient censés répondre. Les différences de classe sociale entre le milieu des architectes (où la reproduction sociale est encore forte) et celui des postiers étaient ainsi plus marquées que l’appartenance générationnelle. Et Gérard Le Bihan de citer le cas de concepteurs spéculant sur des options de distribution domestique à partir du rythme de vie de jeunes employés a priori plus enclins, du fait de leur âge, à sortir en soirée. Il faut cependant rappeler que ces approximations sociologiques sont énoncées à un moment où quelques architectes remettent en cause la division jour/nuit qui est la matrice principale de la conception du logement depuis les années 1960.
22D’autre part, si l’innovation est invoquée, la démarche s’inscrit aussi dans l’héritage des sociétés philanthropiques, fondations et autres foyers de jeunes travailleurs nés au xixe siècle avec l’industrialisation dans le sillon du catholicisme social. C’est ainsi qu’au début du siècle dernier, « l’hôtel des dames de la Poste » se construit à Paris pour y loger des employées célibataires qui disposent des services communs de type réfectoire et salles d’eau. Mais ici, la demande particulière et nouvelle de la maîtrise d’ouvrage est de concevoir, en cette fin de siècle, des logements évolutifs pouvant accueillir un couple et la venue d’un premier enfant. L’évolutivité étant facilitée par un surcroît de surface au regard du ratio de référence du logement social.
Désigner les concepteurs
23Le choix des architectes est inédit pour la Poste qui, jusque-là, avait coutume de travailler avec « ses » propres architectes. En réalité, cette pratique n’est pas réservée à la Poste. Avant la généralisation des concours et des consultations à partir des années 1980 et principalement l’effort de démocratisation de la commande publique, la plupart des institutions ont des partenaires réguliers qui se recrutent par cooptation ou par mérite [14]. Ainsi, les grands prix de Rome trustent la commande des grands ensembles durant les années 1950-1960. Dans le cas de la Poste, d’après Gérard Le Bihan, les architectes ne semblent devoir rendre de compte qu’à eux-mêmes et aucune assistance à maîtrise d’ouvrage (AMO) ne suit les opérations dont ils ont la charge avant le concours des 1 500 logements. C’est donc un changement manifeste qui est à l’œuvre dans les processus de désignation des acteurs comme dans l’organisation du projet. Pourtant, si les parcours de reconnaissance menant à la commande publique ont changé depuis les années 1960-1970, il n’en reste pas moins que ceux-ci perdurent puisque la plupart de ces jeunes architectes ont déjà été remarqués par les institutions d’État comme le Plan Construction à travers les concours d’idées du Pan évoqués précédemment.
Une difficile internationalisation
24Le choix de faire prioritairement travailler de jeunes architectes sur l’opération des « 1 500 » est pourtant discuté. Ainsi, pour la rue Laumière à Paris 19e, un concours sur invitation est organisé, mélangeant des architectes venus de différents horizons et, pour certains, de renommée internationale comme le Portugais Álvaro Siza. Finalement, la maîtrise d’ouvrage ne retiendra pas sa proposition, lui préférant celle de jeunes architectes français (Jacques Ripault et Denise Duhart). Cette décision, qui conforte la logique des critères de choix initiaux, montre toutefois une certaine hésitation en matière de stratégie de valorisation. Il est clair qu’une réalisation parisienne d’Álvaro Siza aurait certainement bénéficié d’un surcroît d’attention dans les revues et aurait ainsi pu contribuer à plus de visibilité du programme des 1 500 au niveau européen, voire international. Un autre cas intéressant est celui du bâtiment situé à l’angle de la rue Varèse et de l’avenue Jean-Jaurès à Paris 19e — Zone d’aménagement concerté (ZAC) Manin-Jaurès — conçu et réalisé par Aldo Rossi et Claude Zuber. Bien que son programme combine une agence postale et des logements, que le maître d’ouvrage soit le ministère des Postes et Télécommunications (PTT) et que l’opération démarrée en 1987 et livrée en 1991 soit quasiment synchrone avec le programme des 1 500, il ne lui sera jamais associé. Pourtant, il est présenté plusieurs fois dans L’Architecture d’aujourd’hui, notamment dans un article de Jean-Louis Cohen consacré à la reconnaissance tardive du maître à penser de la Tendenza dans l’Hexagone [15].
Une maîtrise d’ouvrage complexe
25D’un côté, nous avons Toit et Joie, société HLM qui a vocation à réaliser des logements sociaux pour des employés de la Poste ; de l’autre, la direction technique de la Poste qui supervise la construction des agences postales. Entre les deux, Gérard Le Bihan évoque des incompréhensions et des tensions liées à des différences de culture de maîtrise d’ouvrage. Il faut également noter que si le « plan des 1 500 » est placé sous la tutelle du ministère des PTT, comme son intitulé l’indique, sa finalité est de construire des logements plus que des bureaux de poste. D’autre part, les réglementations en vigueur concernant notamment la sécurité et l’accessibilité des personnes sont très hermétiques entre le domaine du logement et celui des établissements recevant du public (ERP).
La flexibilité et l’adaptabilité au service d’une conception nouvelle de l’habitat
26L’exigence de l’adaptabilité n’est pas nouvelle dans l’histoire de la conception du logement ; cependant, dans le cas du programme des « 1 500 autrement », elle est abordée avec une grande latitude de possibles. Selon Gérard Le Bihan, la flexibilité a été traitée différemment d’un projet à l’autre parce qu’une certaine liberté a été accordée, dès le début, aux concepteurs pour proposer des dispositifs et une interprétation d’un « espace-plus ». L’innovation en la matière semblant être attendue. La conception de logements intermédiaires entre les deux et trois-pièces s’est traduite par une forme d’affranchissement au regard des surfaces standard. Ainsi, on a pu constater, pour certains deux-pièces, près de 20 % de superficie supplémentaire par rapport aux appartements couramment produits (46 m2)fig. e.
27Les manières de répondre des architectes à l’exigence d’évolutivité, d’adaptabilité et de flexibilité varient d’un projet à l’autre mais peuvent être classées en plusieurs familles, selon la stratégie déployée. Il y a, d’une part, celle qui consiste à offrir une « pièce en plus » à s’approprier. Celle-ci est déclinée par plusieurs équipes. Ainsi, dans leur opération de 81 logements, les architectes Marina Devillers et Léna Perot la proposent au carrefour de la salle de bains, d’un couloir et du séjour pour offrir un espace de bureau convertible en chambre de bébé. Les logements sont dotés d’espaces extérieurs. L’opération comporte aussi des studios non évolutifs. Les architectes Olivier Brenac et Xavier Gonzalez adoptent une approche identique en positionnant, pour leur part, l’espace en plus le long de la façade et à proximité de la cuisine, de manière à lui affecter le rôle d’espace repas. Si, pour Marina Devillers et Léna Perot, comme pour Olivier Brenac et Xavier Gonzalez, la hiérarchie des espaces offre une lecture d’un « deux-pièces + », dans la proposition de Jacques Ripault et de Denise Duhart pour l’avenue de Laumière (Paris 19e), on retrouve une organisation de plans assimilables à des trois-pièces traversants [16]. Une autre stratégie consiste à placer le bloc humide du logement en position centrale, de façon à optimiser le système de circulation. Dans le projet situé rue de la Reine-Blanche, à Paris 13e, les architectes Béatrice Dollé et Christian Labbé proposent ce dispositif pour des appartements traversants dont l’une des pièces peut aisément être utilisée soit comme salle à manger, soit comme petite chambrefig. f fig. g.
Plans d’étage de quelques opérations.
Plans d’étage de quelques opérations.
Plans d’étage de la rue Saint-Jean-Baptiste-de-La-Salle, Paris 6e, 33 logements et bureau de poste, 1989-1991. Architectes : Pierre Boudon, Jacques Michel et Yves Monnot.
Plans d’étage de la rue Saint-Jean-Baptiste-de-La-Salle, Paris 6e, 33 logements et bureau de poste, 1989-1991. Architectes : Pierre Boudon, Jacques Michel et Yves Monnot.
Plans d’étage de la rue Oberkampf, Paris 11e, 80 logements et bureau de poste, 1989, 1991-1993. Architecte : Frédéric Borel.
Plans d’étage de la rue Oberkampf, Paris 11e, 80 logements et bureau de poste, 1989, 1991-1993. Architecte : Frédéric Borel.
Plans d’étage de la rue Lauriston, Paris 16e, 41 logements et bureau de poste, 1989-1993. Architectes : Fabrice Dusapin et François Leclercq.
Plans d’étage de la rue Lauriston, Paris 16e, 41 logements et bureau de poste, 1989-1993. Architectes : Fabrice Dusapin et François Leclercq.
Plans d’étage de la rue de la Reine-Blanche, Paris 13e, 18 logements et bureau de poste, 1989-1993. Architectes : Béatrice Dollé et Christian Labbé.
Plans d’étage de la rue de la Reine-Blanche, Paris 13e, 18 logements et bureau de poste, 1989-1993. Architectes : Béatrice Dollé et Christian Labbé.
Plans d’étage de la rue Petit, Paris 19e ZAC Manin-Jaurès, 81 logements, 1989-1993. Architectes : Marina Devillers et Léna Pérot.
Plans d’étage de la rue Petit, Paris 19e ZAC Manin-Jaurès, 81 logements, 1989-1993. Architectes : Marina Devillers et Léna Pérot.
Plans d’étage de la rue Étienne-Dolet, Paris 20e, 33 logements et bureau de poste, 1989-1993. Architectes : Olivier Brenac et Xavier Gonzalez.
Plans d’étage de la rue Étienne-Dolet, Paris 20e, 33 logements et bureau de poste, 1989-1993. Architectes : Olivier Brenac et Xavier Gonzalez.
Plans d’étage de la rue des Pyrénées, Paris 20e, 34 logements, 36 places de parking et bureau de poste, 1989-1994. Architecte : Michel Bourdeau, assisté de Philippe Charpiot et Hélène Steve.
Plans d’étage de la rue des Pyrénées, Paris 20e, 34 logements, 36 places de parking et bureau de poste, 1989-1994. Architecte : Michel Bourdeau, assisté de Philippe Charpiot et Hélène Steve.
Plans d’étage de l’avenue Daumesnil, Paris 12e, 30 logements et bureau de poste, 1989-1991. Architectes : Patrick Chavannes et Manuel Delluc.
Plans d’étage de l’avenue Daumesnil, Paris 12e, 30 logements et bureau de poste, 1989-1991. Architectes : Patrick Chavannes et Manuel Delluc.
29Redessin effectué dans le cadre d’un chantier pédagogique mené avec les étudiants de Master 1 de l’Ensa Paris-Belleville en 2020-2021 et encadré par Sabri Bendimérad et Kerim Salom : Lena Dubaile, Vincent Verbiest, Adèle Rapin, Morgane Serrie, Chloé Prévot, Vebriyanti Valentine, Gabrielle Lerailler, Mathias Abdallah-Rudelle, Amine Jalil Kinefuchi, Léa Torra, Donia Ali, Selfixhe Balili, Manon Crueize, Aleksandra Kulikova, Thi Lan Anh Le, Alexandre Araujo, Alexis Chiron, Paul Ducroc, Beril Canay, César Baudassé.
Plan d’un logement avec le bloc central regroupant cuisine et salle de bains, rue de la Reine-Blanche à Paris 13e. Architectes : Béatrice Dollé et Christian Labbé.
Plan d’un logement avec le bloc central regroupant cuisine et salle de bains, rue de la Reine-Blanche à Paris 13e. Architectes : Béatrice Dollé et Christian Labbé.
Plan d’un logement avec une pièce en plus utilisable en chambre pour un petit enfant, rue Étienne-Dolet, à Paris 20e. Architectes : Olivier Brenac et Xavier Gonzalez
Plan d’un logement avec une pièce en plus utilisable en chambre pour un petit enfant, rue Étienne-Dolet, à Paris 20e. Architectes : Olivier Brenac et Xavier Gonzalez
31Sur l’ensemble des projets présentés, certains n’offrent toutefois pas la flexibilité escomptée. C’est le cas de ceux conçus par les architectes en marge de la jeune génération, imposés par les administrations de la Poste. Mais dans un article publié dans la revue Le Moniteur Architecture – AMC datant de décembre 1993 intitulé « La Poste entre mitoyens », Nathalie Régnier critique plus globalement le manque de créativité de l’opération :
« Loin de générer une innovation typologique remarquable, ces surfaces n’ont guère engendré qu’une extension confortable d’une entrée, d’un séjour ou d’une chambre avec possibilité d’un fonctionnement autonome. Des normes Qualitel appliquées avec plus de souplesse qu’à l’ordinaire autorisent par ailleurs quelque réduction des circulations ou suppression de portes, entre séjour et cuisine notamment, dispositions bannies des logements sociaux plus traditionnels. »
33La critique se fait plus vive lorsqu’elle désigne une attention privilégiant la conception de l’extérieur à celle de l’intérieur. Ainsi, selon Nathalie Régnier :
« La créativité de ces projets s’observe mieux depuis le trottoir d’en face », tout en supposant que « l’intérêt des architectes s’est manifestement focalisé sur l’inscription urbaine de ces logements imbriqués dans des parcelles souvent exiguës et de morphologie complexe. […] Malgré leurs dissemblances manifestes, les réalisations recèlent un même contraste entre leurs façades révélatrices de la virtuosité d’une “jeune architecture française” et des appartements ne devant pas éveiller de jalousie chez les 2 500 autres postiers logés à Paris ».
35La publication de cet article, qui insiste sur une contradiction entre forme et type, montre que si la presse professionnelle a largement couvert la production des « 1 500 », la réception critique qui en a été faite n’a pas été unanime.
Promenades architecturales et « failles »
36En dehors de la distribution des logements, les dispositifs d’accès font l’objet de nombreuses variations. Coursives, failles distributives, passerelles, plateformes : la multiplication des petits logements invite à la mise en scène et à la promenade architecturale, alors que les parties communes à rez-de-chaussée (RDC) restent le plus souvent réduites afin de ménager le plus d’espace pour les agences postales. Certaines opérations sont particulièrement exemplaires de ce point de vue. Pour la rue Oberkampf (à Paris 11e, 1991-1993), Frédéric Borel dessine une passerelle suspendue qui traverse la cour. Tandis que, pour la rue des Haies à Paris 20e (1993), Michel Rémon propose un escalier qui se déploie le long des coursives de distribution, invitant le piéton à RDC à pratiquer une ascension qui l’amène à découvrir le cœur d’îlot. Rue de l’Ourcq (Paris 19e), l’architecte Philippe Gazeau livre, en 1994, une opération très remarquée pour son système de distribution constitué de grandes plateformes suspendues le long d’une faille qui s’intercalent entre deux corps de bâtiment adossés aux mitoyens. Ces exemples montrent que l’accès aux logements s’articule avec une volonté de ménager des porosités entre la frontalité de la rue et les fonds de parcelle, renouvelant ainsi les tentatives de retournement des cours sur l’espace public qui ont été menées par les architectes au début du xxe siècle dans l’habitat social et qui se sont prolongées par les cours en U dans l’entre-deux-guerres. Le dispositif de la faille (horizontale ou verticale), permettant de ménager des vues de la rue vers l’intérieur de la parcelle et inversement, est récurrent dans les réalisations du programme des 1 500 logements.
Superposition programmatique
37Le travail de superposition des programmes fait également l’objet de variations inédites lorsqu’il s’agit de faire entrer la lumière dans les agences postales qui proposent deux niveaux de plancher partiellement évidés sur des parcelles exiguës (Béatrice Dollé et Christian Labbé, rue de la Reine-Blanche à Paris 13e). L’articulation entre les programmes de logement et d’équipement postal peut également donner l’occasion de mises en scène spectaculaires, comme c’est le cas du bâtiment de la rue Oberkampf, lorsque la terrasse de ce dernier met en communication visuelle, par un jeu de soulèvement du corps principal sur rue, l’espace public et la profondeur de la parcelle. Dans le cas de la rue Castex, l’articulation entre les deux programmes est si maîtrisée en termes d’échelle et de matérialité qu’elle fait oublier qu’il s’agit d’une surélévation…fig. h fig. i
Un héritage difficile
38Michèle Attar, directrice générale de Toit et Joie en 2018, nous le disait d’emblée : « Ce plan Quilès a fait l’image de marque » du maître d’ouvrage et bailleur. Une image qui associe l’audace, la volonté politique, l’engagement social du bailleur auprès de sa clientèle, mais aussi l’innovation architecturale et urbaine, assortie de l’idée que la jeunesse des concepteurs est déterminante pour répondre aux enjeux de l’époque. Toutefois, elle nuance son propos en évoquant quelques aspects plus problématiques de l’héritage de la consultation. D’une part, « ces opérations où les T1 et T2 sont majoritaires ont déséquilibré la composition du parc de Toit et Joie ». D’autre part, certaines ont été menées avec une rupture entre conception et réalisation. Michèle Attar cite ainsi le cas de l’architecte « Michel Bourdeau [qui] n’a pas suivi le chantier de son projet, rue des Pyrénées à Paris 20e ». Et, tout en reconnaissant que « c’est une très belle operation », elle ajoutait que « la plus belle est celle de la rue Castex à Paris 4e » (dont les architectes sont Marie-Hélène Badia et Didier Berger). Ces deux opérations sont, en réalité, très différentes par les réponses qu’elles apportent en matière de distribution des appartements, mais aussi dans le rapport établi entre l’agence postale à RDC et le corps principal du bâtiment qui reçoit les logements. Dans le premier cas, il s’agit d’une surélévation puisque l’équipement était déjà présent, alors que dans l’autre, l’équipement a été construit simultanément. Il est aussi probable que l’opération conçue par Marie-Hélène Badia et Didier Berger corresponde davantage aux problématiques de l’époque actuelle dans le sens où elle s’accommode avec le « déjà-là » alors que le bâtiment imaginé par Michel Bourdeau présente un caractère plus héroïque et spectaculaire avec son jeu de pleins, de vides, de porosités, de façades gonflées et la complexité de sa composition qui se joue des mitoyennetés.
Vue axonométrique de l’agence postale de la rue de la Reine-Blanche, à Paris 13e. Architectes : Béatrice Dollé et Christian Labbé.
Vue axonométrique de l’agence postale de la rue de la Reine-Blanche, à Paris 13e. Architectes : Béatrice Dollé et Christian Labbé.
Coupe sur la surélévation de la poste, rue Castex, à Paris 4e. Architectes : Marie-Hélène Badia et Didier Berger.
Coupe sur la surélévation de la poste, rue Castex, à Paris 4e. Architectes : Marie-Hélène Badia et Didier Berger.
39Michèle Attar pointe également l’une des caractéristiques de l’opération qui consistait à rajeunir la maîtrise d’œuvre des bâtiments, faisant ainsi remarquer que « pour faire travailler de jeunes architectes, il faut une maîtrise d’ouvrage forte » et que, précisément, « la maîtrise d’ouvrage n’était pas aussi professionnelle qu’aujourd’hui ». Quant à « l’opération de la rue des Écoles [17] », dont l’image est moins contemporaine que les autres et dont la maîtrise d’œuvre est assurée par des architectes de l’ancienne génération, « ce n’est pas la plus belle, mais les logements sont réussis ». Cette critique des apparences où la forme semble l’emporter sur le fond, où « le jeune » est considéré comme plus créatif et novateur que « l’ancien », s’accompagne également d’une prise de distance avec le mode de désignation des maîtres d’œuvre dont la mise en concurrence était censée garantir l’excellence : « avant 1989, certes, la Poste avait ses architectes…, mais parmi eux, il y avait Michel Roux-Spitz », fait ainsi remarquer Michèle Attar en citant le nom d’un architecte dont l’œuvre est à la fois reconnue pour sa qualité d’ensemble et aussi pour sa variété. Il reste que Michel Roux-Spitz (1888-1957) s’est vu réserver la conception de quelques équipements postaux d’importance stratégique [18]…
40Mais la critique la plus vive concerne finalement le programme. Il est vrai que celui-ci était construit sur l’hypothèse de la mobilité du parcours professionnel des jeunes postiers qui n’étaient pas appelés à rester dans la capitale. Michèle Attar fait ainsi remarquer que beaucoup de personnes sont restées dans les logements « des 1 500 », car les adresses étaient « très qualitatives », qu’elles ont même eu plusieurs enfants, etc. Depuis, ajoute-t-elle, comme une suite donnée à l’histoire, « il y a eu en 2009, un plan important pour construire et réhabiliter 350 logements ».
41Alexandre Lepoutre, directeur du développement et de la maîtrise d’ouvrage, évoque, pour sa part, les sujétions liées au caractère complexe d’une architecture qui ne rentre pas dans les standards de l’économie courante : « C’est un patrimoine difficile à entretenir, qui coûte très cher à Toit et Joie ». Particulièrement, l’opération de la rue Oberkampf (Frédéric Borel, architecte). Avec ses effets sculpturaux de volumes fragmentés, sa matérialité foisonnante, ses cheminements complexes et la théâtralité de ses espaces de transition généreux, ses soulèvements et sa cour en creux, on est loin en effet de l’actuelle injonction à la compacité, du magistère impitoyable du rendement de plan et des ratios de surfaces vitrées réglées qui s’imposent généralement aux concepteurs… Il faut dire que nous n’en sommes, à cette époque, qu’à la troisième réglementation thermique, qui datant de 1988, introduit le critère de la consommation des équipements, lequel a peu d’incidence sur la performance globale de l’enveloppe.
42Quant à la culture de mise en œuvre technique et à la tectonique de l’époque, elles résistent difficilement aux bilans énergétiques et thermiques d’aujourd’hui qui ont pris une importance considérable depuis la fin des années 1980. Ainsi, « l’usage du pavé de verre pose beaucoup de problèmes pour la maîtrise thermique des logements », comme le fait remarquer Alexandre Lepoutre à propos d’un produit très utilisé dans les années 1930. Lequel est remis au goût du jour à une époque où l’on aime se référer aux icônes architecturales de la modernité d’avant-guerre, comme la maison Dalsace, œuvre parisienne signée de Pierre Chareau (1928-1931) ou l’immeuble de logements Molitor conçu et réalisé par Le Corbusier (1931-1934) entre Paris et Boulogne.
43À une époque où se multiplient les concours basés sur le récit d’une « réinvention » dont les résultats se font encore largement attendre, le « programme des 1 500 » demeure une référence par l’exemplarité et la qualité de ses réalisations. Qu’il s’agisse des stratégies déployées de mixité fonctionnelle, de qualités d’insertion urbaine ou de distribution des logements, mais aussi de la variété des réponses apportées dans des contextes très différents, on trouve peu d’opérations réalisées dans la ville dense, à Paris et ailleurs en France, qui aient été autant ambitieuses sur un territoire aussi vaste. Avec le recul, on peut avancer qu’il ne s’agit pas seulement d’une opération de communication. En acceptant également la part de risque liée à l’expérimentation, cette opération s’inscrit dans un processus qui s’appuie résolument sur la recherche et l’idéation menées dans le cadre de concours auxquels participe une génération d’architectes intéressée à faire de l’observation de la société et de la fabrication de la ville la matière vivante de l’architecture. Pour autant, elle marque également une transition avec le monde d’après 1989, un monde davantage porté vers l’efficacité et la rentabilité immédiate, un monde qui fait de l’innovation un argument de vente, une image de marque plus qu’un moyen pour le réinventer… Un monde qui signe la fin des utopies ?
Bibliographie
Bibliographie et sitographie
- « Concours de circonstances : Mille cinq cents logements pour la Poste, Paris », Techniques et Architecture, n° 410, octobre-novembre 1993, p. 58-67.
- « Opération poste », Architecture intérieure – Créé, n° 254, juin-juillet 1993, p. 132-149.
- Architectures à Paris. 1 500 logements autrement, cat. expo., Paris, Maison de l’architecture, 6-30 décembre 1989, Paris, ministère des Postes, des Télécommunications et de l’Espace, direction des Affaires communes-actions d’information, 1989.
- Site de l’université de Grenade, www.ugr.es/~denise/programas/apuntes3.htm
- Allain-Dupré Élisabeth, « La ville contre la poste », Le Moniteur Architecture – AMC, n° 36, novembre 1992, p. 9.
- Clément Pierre, Guth Sabine, « Les avatars d’un rapport densités/formes urbaines à Paris », in Terrade Annie, Pinon Pierre, Lambert-Bresson Michèle (dir.), Paris, formes urbaines et architectures, Paris, Éditions Recherches/IPRAUS, coll. « Les Cahiers de l’IPRAUS », 1998, p. 125-143.
- Dumont Marie-Jeanne, « La commande directe », Le Moniteur Architecture – AMC, n° 10, mars 1990, p. 22-24.
- Lamarre François, « Paris : “série postale” », D’Architectures, n° 35, mai 1993, p. 16-21.
- Leblanc Charlotte, « Les archives du ministère des Postes, Télégraphes et Téléphones (1945-1991) aux Archives nationales : une source pour la connaissance de l’architecture », in Lieux de pouvoirs. Architectures administratives dans la France contemporaine, 1945-2013. Avant/Après la décentralisation, In Situ, revue des patrimoines, n° 34, 2018. Consulté le 29 mars 2021, https://journals.openedition.org/insitu/15684
- Régner Nathalie, « La Poste entre mitoyens », Le Moniteur Architecture – AMC, n° 47, décembre 1993, p. 66-69.
Notes
-
[1]
… mais pas encore « grand parisien ».
-
[2]
« Typo-morpho » est une expression qui désigne par métonymie les tenants d’une approche analytique et conceptuelle de l’architecture par la typologie avec une classification des formes urbaines. Par extension, elle renvoie à un courant de pensée qui accorde une place importante aux modèles architecturaux, lesquels résistent à une approche fonctionnaliste de la ville.
-
[3]
Aujourd’hui École nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville.
-
[4]
B. Huet, « L’architecture contre la ville », AMC Architecture Mouvement Continuité, n° 14, décembre 1986.
-
[5]
Agnès Sander, Václav Stránský « Réseaux et projet urbain. Un entretien avec Christian Devillers », Flux, n° 18, octobre-décembre 1994.
-
[6]
P. Clément, S. Guth, « Les avatars d’un rapport densités/formes urbaines à Paris », in Annie Térade, Pierre Pinon, Michèle Lambert-Bresson (dir.), Paris, formes urbaines et architectures, Paris, Éditions Recherches/IPRAUS, coll. « Les Cahiers de l’IPRAUS », 1998.
-
[7]
Ceci concerne plus la hauteur et le gabarit des bâtiments que l’emprise au sol, puisque le coefficient d’emprise au sol est supprimé lors de la révision du POS de 1989.
-
[8]
Roger-Henri Guerrand, Roger Quilliot, Cent ans d’habitat social : une utopie réaliste, Paris, Albin Michel, 1989.
-
[9]
Yves Raffestin, Du logement à la ville (1945-2000). Chronique d’un demi-siècle de bouleversements, Lyon, Éditions lyonnaises d’art et d’histoire, 2009, p. 215.
-
[10]
Lionel Engrand, Soline Nivet, Architectures 80, une chronique métropolitaine, Paris, Pavillon de l’Arsenal/éditions Picard, 2011.
-
[11]
Concours ouvert uniquement aux architectes de moins de 40 ans.
-
[12]
Modes de vie Architectures du logement, Europan 89, Paris, Techniques et architecture, 1989, p 195.
-
[13]
Michel Rémon est lauréat des Albums des jeunes architectes en 1982. Marie-Hélène Badia et Didier Berger le sont en 1984 et Canale 3, en 1986. Frédéric Borel a été lauréat du Pan 13 (1984), Patrick Chavannes et Manuel Delluc figurent parmi les lauréats du Pan 12 comme Fabrice Dusapin et François Leclercq en 1982. Jacques Ripault est lauréat des Albums des jeunes architectes en 1982. Marina Devillers et Léna Pérot sont lauréates du concours d’idées du Pan 7 (1975). Olivier Brenac et Xavier Gonzalez obtiennent l’Album de la jeunesse en 1983. Michel Bourdeau est lauréat des Albums des jeunes architectes (1984) et lauréat du Pan 13 (1984), etc.
-
[14]
Notons également que la consultation se met en place dans le contexte relativement nouveau de l’application de la loi n° 85-704 du 12 juillet 1985, dite « loi MOP », relative à la maîtrise d’ouvrage publique et à ses rapports avec la maîtrise d’œuvre privée.
-
[15]
J.-L. Cohen, « Aldo Rossi en France, l’incompris intime », L’Architecture d’aujourd’hui, n°263, juin 1989, p. 134-135.
-
[16]
Il est à noter que ce projet n’a pas été réalisé.
-
[17]
Située dans le 5e arrondissement, elle a été réalisée par les architectes Jacques Rabinel et Jean-Michel Legrand. Jacques Rabinel est également l’architecte de plusieurs centres téléphoniques, dont celui de Bagnolet, réalisés dans les années 1970. Il a aussi livré la tour TDF du Fort de Mons (1978) ainsi que de nombreux immeubles de logements dans les années 1950-1960 à Paris et Rennes.
-
[18]
Il construit le bureau central de chèques postaux à Paris (1932-1935) et la direction régionale des PTT à Lyon (1935-1938), ainsi que la direction régionale des PTT à Paris (1948-1950).