Notes
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[1]
La taille des communautés envisagées au sein du projet, à l’origine, était approximativement la suivante : township de 65 000 habitants ; 6 secteurs de 5 000 à 15 000 habitants ; la communauté de 500 à 1 500 habitants ; le cluster ou la rue de 30 à 200 habitants.
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[2]
À ce titre, voir l’ouvrage de Madhu Sarin décrivant le développement de la ville de Chandigarh et montrant comment les concepts de planification moderne du plan directeur et les politiques poursuivies dans sa mise en œuvre ont écarté une importante partie de la population pauvre en l’excluant des offres de logement et des emplois ; M. Sarin, Urban Planning in the Third World: The Chandigarh Experience, Londres, Mansell Publishing, 1982.
-
[3]
A. K. Jain, Housing for All: Design, Construction and Management, New Delhi, Khanna Book Publishing, 2019.
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[4]
Vāstu-Shilpā sont des mots sanskrits désignant l’art de l’environnement bâti. L’agence d’architecture de Balkrishna Doshi a été fondée en 1955. Elle est sise à Ahmedabad, au lieu-dit Sangath. Elle héberge deux entités : Vāstu-Shilpā Consultants, le bureau professionnel de l’agence, et Vāstu-Shilpā Foundation (VSF), créée dans les années 1970 et affectée principalement à la recherche et à la réalisation d’œuvres d’intérêt général et à but non lucratif. L’organisme fonctionne comme un lien entre universitaires et professionnels dans le but de mener des recherches sur les méthodes d’amélioration des qualités environnementales des établissements humains en Inde, en particulier ceux de la population pauvre.
-
[5]
De la fin des années 1970 à la fin des années 1980, Vāstu-Shilpā Foundation a collaboré à différents projets avec le Minimum Cost Housing Group (MCHG) de l’École d’architecture de l’université McGill fondé en 1971 par Witold Rybczynski. Cette unité de recherche à vocation internationale s’est concentrée sur les problèmes d’établissement humain des pauvres. Elle s’est donné pour mission la conception et la recherche de bâtiments durables à faible coût dans les pays en voie de développement. Sous la direction du professeur Vikram Bhatt de l’université McGill, diplômé du CEPT d’Ahmedabad, le Minimum Cost Housing Group (MCHG) et la VSF vont collaborer à différents projets dont celui de mener des études conjointes pendant plusieurs années sur le logement des plus démunis dans la ville d’Indore. Ce travail a renseigné en détail le fonctionnement des communautés pauvres et les méthodes de construction déjà utilisées. Ainsi, les chercheurs du Minimum Cost Housing Group ont participé et documenté toutes les étapes du développement du projet des logements sociaux d’Aranya, jusqu’à concevoir un « cluster » de premières maisons expérimentales. Ils ont assuré un suivi de la réalisation progressive du projet jusqu’à la fin des années 1990.
-
[6]
Interview de Yatin Pandya réalisée à Ahmedabad au mois de mars 2018. L’architecte Yatin Pandya a été au début des années 1980 étudiant en master à Montréal dans le cadre du programme du Minimum Cost Housing Group (MCHG) de l’École d’architecture de l’université McGill. Puis de 1984 à 2008, il a été associate director de la Vāstu-Shilpā Foundation for Studies and Research in Environmental Design à Ahmedabad. Pour cela, il semble avoir été un acteur essentiel de l’échange entre VSF et MCHG sur le projet d’Aranya avec Vikram Bhatt, professeur à McGill.
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[7]
L’ingénieur indien Himanshu Parikh et son bureau d’études ont joué un rôle prépondérant dans l’élaboration du projet.
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[8]
Je remercie Yatin Pandya, architecte, de m’avoir accordé une interview à Ahmedabad en 2018 et Vikram Bhatt, professeur d’architecture à l’université McGill, en 2019. Tous deux ont été des acteurs du projet d’Aranya.
Voir Mateo Kries, Balkrishna Doshi. Architecture for the People, Weil am Rhein, Vitra Design Museum, 2019. Centre canadien d’architecture, fonds Minimum Cost Housing Group [Vikram Bhatt.], Montréal CCA. ARCH280279. -
[9]
Cette expression est, bien sûr, empruntée au titre de l’ouvrage stupéfiant de Pierre Sansot (1928-2005), Les Gens de peu, Paris, PUF, coll. « Sociologie d’aujourd’hui », 1991.
1Pour les peuples d’un sous-continent comme l’Inde, l’année 1989 n’évoque aucun événement remarquable autochtone. Nulle affaire politique majeure, ni fait économique primordial, ni circonstance sociale singulière, ni aventure culturelle spécifique ne sont à signaler. 1989 est une année comme une autre pour 855 millions d’Indiens. Il faut inscrire cette date — si insolite pour l’Occident ou dramatique pour la jeunesse chinoise — dans une histoire temporelle plus longue et compter en décennies depuis 1947, année de l’indépendance de l’Inde, pour considérer une histoire au travail : celle du projet de modernisation d’un pays et de ses villes associé aux problématiques de l’habitat social pour les plus démunis et de l’éradication des bidonvilles.
2Comment offrir des logements très économiques à des populations migrant des campagnes vers les villes tout en assurant des qualités et une pérennité à un projet pour la ville dans un contexte économique et démographique en forte croissance ? Le township d’Aranya, dans la ville indienne d’Indore, offre depuis trois décennies des réponses originales à la problématique de l’habitat très social dans les villes indiennes. C’est au début des années 1980 que les premières études de ce « quartier sont réalisées par Balkrishna Doshi, et à la fin de cette même décennie que les infrastructures et les premières maisons voient le jour [1] ». Trente ans après, approximativement 70 000 personnes vivent au quotidien dans ces lieux, faisant de ce township un modèle exceptionnel de résorption du paupérisme et du mal-logement. Les leçons à tirer de cette expérience sont nombreuses et pourraient être précieuses pour toute tentative de constructions très économiques adaptées à une population défavorisée autochtone. L’éloignement des épicentres de la recherche européenne a trop souvent conduit à résumer ce projet, qui a reçu le prix Aga Khan en 1995, aux quelques dizaines de maisons modèles et expérimentales que Balkrishna Doshi a conçues, oubliant l’essentiel, à savoir les quelques autres milliers autoconstruites depuis trente ansfig. a fig. b fig. c.
3Aranya est situé à 6 kilomètres au nord du centre-ville d’Indore, la capitale commerciale et la plus grande ville du Madhya Pradesh, un vaste État indien de plus de 73 millions d’habitants positionné au centre du sous-continent. Une enquête menée en 1981 par l’Indore Development Authority et le Madhya Pradesh Housing Board montrait qu’environ 60 000 familles vivaient dans des bidonvilles et des colonies de squatters dans divers lieux de cette capitale, alors que l’offre de logements publics et privés confondus n’était que de 25 000 unités pour les quatre années à venir. Pour remédier à cette situation, l’Indore Development Authority avait jeté son dévolu sur un territoire agricole de 86 hectares à urbaniser, non loin de l’autoroute qui conduit de Mumbai à Agra. La parcelle a été choisie pour son positionnement géographique septentrional, une direction que la ville souhaitait développer au début des années 1980.
Plan de situation du quartier d’Aranya.
Plan de situation du quartier d’Aranya.
Photographie aérienne du quartier d’Aranya.
Photographie aérienne du quartier d’Aranya.
Maquette du quartier d’Aranya. Les volumes à l’extrême droite du stade, au centre du secteur, sont les seuls logements conçus et construits par Doshi ; il s’agit des maisons modèles dites « Lal Bangla ».
Maquette du quartier d’Aranya. Les volumes à l’extrême droite du stade, au centre du secteur, sont les seuls logements conçus et construits par Doshi ; il s’agit des maisons modèles dites « Lal Bangla ».
Schémas retraçant l’évolution, de la proposition initiale jusqu’au projet final.
Schémas retraçant l’évolution, de la proposition initiale jusqu’au projet final.
Vue de l’infrastructure « Site and Services », les noyaux de services et les chemins piétonniers.
Vue de l’infrastructure « Site and Services », les noyaux de services et les chemins piétonniers.
5Un premier schéma directeur élaboré par l’Indore Development Authority fut dressé, reposant sur un « estampage » de rues orthogonales, d’espaces vides plus ou moins identiques accompagnés de tailles de parcelles régulières et de constructions orientées indifféremment dans toutes les directions cardinales. Cette grille élémentaire est caractéristique des modes de fabrication génériques des nouveaux tissus urbains mis en œuvre par l’autorité municipale tels que l’on peut les voir appliqués sur le quartier voisin de Vijay Nagarfig. d fig. e.
6Il était censé s’y construire ce que l’Inde avait appris depuis les premiers jours de l’indépendance dans l’euphorie d’une jeune nation se tournant vers le monde extérieur pour trouver des solutions aux problèmes de la pauvreté et du logement des plus démunis avec l’espoir de tirer des leçons de ces expériences. Vingt-cinq ans plus tard, à la fin des années 1970, les acteurs indiens se rendent compte que ces résolutions extérieures ne modifiaient en rien les questions posées, qu’elles ne constituaient pas la solution [2]. La stratégie sous-jacente à ces politiques de « supprimer tous les bidonvilles, et donner à chaque famille une maison de 70 m2 au minimum » était bel et bien irréalisable faute de ressources financières, de moyens techniques et de capital culturel commun. Parce que ce qui avait été offert aux familles ne correspondait pas à leurs modes de vie, à leurs priorités, ces populations avaient pris l’habitude d’abandonner les nouvelles maisons moyennant un modeste pécule de cession qui pouvait leur assurer une économie de vie pour quelques mois.
7De là émerge l’hypothèse qu’une réponse aux problèmes de logement pour les pauvres résidait probablement dans l’étude et la compréhension des taudis eux-mêmes et des leçons que l’on pouvait en tirer. Deux idées se dégagent alors d’une telle approche stratégique. L’une suppose l’acceptation des taudis tels qu’ils sont et envisage leurs « modernisations ». Cette démarche, qui permet d’améliorer les bidonvilles, conduit à laisser aux habitants ce qu’ils savent très bien faire — construire leur logement — et à administrer ce qu’ils ne peuvent gérer comme les infrastructures ou les occupations territoriales. L’autre, s’appuyant sur les mêmes constats, propose d’urbaniser des terrains pour ces populations démunies en offrant les infrastructures que les gens ne peuvent pas gérer individuellement à la demande.
8Cette démarche sociale, économique et urbaine, désignée « Site and Services », met à disposition des logements salubres à la portée des populations les plus pauvres. L’idée principale est d’équiper des parcelles avec les infrastructures essentielles d’eau potable, de réseaux d’assainissement et d’électricité, et de les commercialiser dotées de ses équipements fondamentaux aux citadins les plus pauvres. Ceux-ci peuvent ensuite construire leur propre habitation comme la grande majorité des familles à faible revenu le font, en fonction de leurs ressources et de l’accord de prêts ou de subventions.
Croquis et relevés par Vikram Bhatt de bidonvilles d’Indore.
Croquis et relevés par Vikram Bhatt de bidonvilles d’Indore.
Croquis et relevés par Vikram Bhatt de bidonvilles d’Indore.
Croquis et relevés par Vikram Bhatt de bidonvilles d’Indore.
9Cette approche est apparue pour la première fois à grande échelle à Chennai au début des années 1970 lorsque la Banque mondiale a engagé Christopher Charles Benninger pour conseiller les autorités de la ville sur leurs investissements dans le secteur du logement pour les plus démunis [3]. Dans le cadre de cette concertation, l’architecte américain a planifié le quartier Arambakkum d’environ 7 000 unités d’hébergement, et en l’espace de cinq ans, le MMDA a pu créer plus de 20 000 unités. Le succès de la démarche a conduit la Banque mondiale à faire de cette stratégie une méthode majeure pour s’attaquer à la question du logement des populations pauvres dans le monde.
10À l’initiative de Balkrishna Doshi, le projet Aranya va s’inscrire dans le cadre du « Site and Services » après que l’architecte a été consulté sur les prédispositions du premier projet par l’Indore Development Authority et la Banque mondiale, financier de l’opération. L’architecte d’Ahmedabad va proposer à travers sa fondation, la Vāstu-Shilpā Foundation [4], une alternative au premier schéma élaboré par l’autorité municipale locale, en modifiant certains paramètres de conception et sans réduire la densité initiale bâtie envisagée.
Les leçons de l’espace public indien
11Cette réorganisation du master plan initial est élaborée à partir de recherches préliminaires menées indépendamment de ce projet au cours des années 1970 sur les quartiers résidentiels traditionnels et sur les bidonvilles par la Vāstu-Shilpā Foundation en collaboration, entre autres, avec les enseignants-chercheurs du Minimum Cost Housing Group (MCHG) de l’université McGill [5]. Ces recherches dénoncent la planification appliquée du premier projet avec son quadrillage de voiries identiques et de parcelles uniformes, qui prévoyait des surfaces excessives pour les installations et des espaces ouverts inadaptés aux modes de vie traditionnels des plus démunis.
12Nous sommes là bien loin des caractères autochtones des formes bâties adaptées aux modes de vie des plus pauvres que les architectes de la Vāstu-Shilpā Foundation et les chercheurs de l’université McGill ont étudiés attentivement fig. f fig. g. Ainsi, dans les villes indiennes traditionnelles, les degrés d’usage public et les niveaux d’intimité sont-ils maintenus grâce à des ordres spatiaux spécifiques dont la clarté hiérarchique améliore l’habitabilité des quartiers. De plus, leurs formes bâties denses et relativement basses, comprenant des rues étroites et des cours, répondent bien au climat chaud et sec de l’Inde centrale. L’architecte Yatin Pandya, alors directeur associé de la Vāstu-Shilpā Foundation, rappelait qu’ils avaient « constaté qu’un réseau de petits espaces ouverts interconnectés crée une meilleure zone d’activités de quartier plutôt que d’énormes et vastes parcelles de no man’s land. Des réseaux visuellement et physiquement plus petits et connectés fonctionnaient mieux [6] ».
13Le travail de conception rectificative a consisté, dès lors, à réintroduire des hiérarchisations d’espaces là où elles faisaient défaut : du réseau des voiries dimensionné des allées à la périphérie, des rues commerçantes, des rues et ruelles, aux « open spaces », des espaces publics linéaires ou des places. Les rues sont classifiées et ordonnées en fonction des liens avec diverses activités ainsi que de la nature et du volume de trafic attendu. Aussi les rues commerçantes et les ruelles ombragées sont-elles des lieux de vie qui s’animent particulièrement en fin d’après-midi. Si la taille et la conception des espaces sont appropriées à leurs fonctions, le réseau est, lui, dimensionné au plus juste des normes autorisées, si bien que son étroitesse éventuelle est compensée par la présence de ces nombreux open spaces. Les voies étroites débouchent sur ces espaces communs : des placettes et des cours propices aux jeux et aux réunions, jusqu’aux grandes places centrales accueillant marchés et festivités fig. h fig. i fig. j.
14Autre procédé, remplaçant le modèle de la grille d’origine, la linéarité des open spaces centraux et des rues des « clusters » est systématiquement interrompue lors des croisements par des jonctions en T ou bien en Y. Ces décalages découragent les circulations de transit et rompent la monotonie que peuvent avoir les rues de nouveaux lotissements. L’ensemble du tracé des voiries construit clairement une centralité à la totalité du secteur, autorisant la formation d’une zone de marché le long de la grande rue médiane attenant à un vaste terrain de sport, tout en divisant le territoire d’Aranya en six secteurs nettement identifiablesfig. k.
Plan de la hiérarchie du réseau routier dans les six secteurs.
Plan de la hiérarchie du réseau routier dans les six secteurs.
Plan des open spaces (zones piétonnes en pointillé) dans les six secteurs.
Plan des open spaces (zones piétonnes en pointillé) dans les six secteurs.
Coupes montrant la hiérarchie des voiries.
Coupes montrant la hiérarchie des voiries.
Plan parcellaire d’un secteur.
Plan parcellaire d’un secteur.
Scène de vie publique.
Scène de vie publique.
16La distribution et la variété des espaces ouverts, en se superposant au système du réseau viaire, le complexifient. Ces espaces de dimensions diverses selon leurs fonctions et leurs situations vont de la cour ouverte sur rue entre deux parcelles à des espaces publics plantés qui agrègent en six grappes irrégulières une succession d’espaces communautaires ouverts aux activités commerciales et religieuses. Ainsi, ces espaces centraux publics sont-ils à considérer avant tout comme des lieux de sociabilité et non comme des espaces véhiculaires, même s’ils peuvent parfois en tenir le rôle ; l’espace ne convient, dans de nombreux cas, qu’aux piétons.
17L’ensemble ne va pas sans évoquer l’organisation urbaine des « pols » — ces groupements d’une dizaine à une soixantaine de logements qui rassemblent, dans la vieille ville d’Ahmedabad, plusieurs familles liées par les castes, les professions ou les religions. Et même s’ils sont traditionnellement constitués d’une seule rue principale clôturée par une porte la nuit, avec des ruelles tortueuses bifurquant de chaque côté et généralement sans issue, cet espace linéaire commun est riche d’interactions, de cheminements et de voisinage. On y retrouve là des dispositifs caractéristiques des villes traditionnelles du Gujarat comme les « otlas », ces seuils matériels de transition qui assurent les liaisons entre espaces domestiques et publics.
18Cités et étudiés à plusieurs reprises par la Vāstu-Shilpā Foundation comme un modèle d’urbanisme autochtone et d’interrelations sociales, ces pols sont réinterprétés à Aranya. Sans « porte de contrôle » à leurs extrémités mais avec de multiples dégagements savamment connectés au réseau viaire, ces open spaces sont plantés d’arbres — hélas ! bien plus nombreux dans le projet initial, au point de former sur la maquette des « coulées vertes », que dans la réalité. De-ci de-là, la présence d’un « chopal », un artefact urbain indien traditionnel associant un grand arbre offrant de l’ombre à une plateforme surélevée sur laquelle les Indiens, principalement des hommes, s’assoient et parlent entre eux, vient enrichir ces espaces.
19Ces lieux ont reçu certaines modifications et altérations dans le temps, comme des privatisations de l’espace public par des temples ou bien la minéralisation des sols, faute d’entretien. Ainsi, les échoppes emblématiques avec leurs toits en béton créées à l’origine par les architectes pour la vente coopérative du lait sont, pour la plupart, abandonnées et les habitants se les sont appropriées pour d’autres usages.
20Le projet démontre que, dans les quartiers pauvres, les rues ne sont pas que des voies, car en plus d’accommoder les déplacements, elles sont des lieux de travail, d’artisanat, d’activités domestiques et commerciales. Elles sont le réceptacle de fonctions sociales et religieusesfig. l.
21L’attention portée à la vie réelle des populations démunies dans les rues, comme on le voit pour Aranya, est concrètement ce qui distingue l’approche de Doshi et de la Vāstu-Shilpā Foundation des méthodes génériques de planification de « Site and Services » qui tenaient peu compte, finalement, de la diversité des activités authentiques dans ces lieux.
Vue ancienne des infrastructures « Site and Services ».
Vue ancienne des infrastructures « Site and Services ».
Vue récente des infrastructures « Site and Services ».
Vue récente des infrastructures « Site and Services ».
Plan du principe de raccordement des logements aux noyaux de service.
Plan du principe de raccordement des logements aux noyaux de service.
L’optimisation des sols, de l’aménagement du territoire par les infrastructures, maîtrise des coûts du foncier
22L’élaboration de la structure du township d’Aranya est le résultat d’un processus de conception qui comprend donc plusieurs étapes, dont celle d’une recherche d’optimisation de l’utilisation des sols, de la maîtrise des prix du foncier et de l’aménagement du territoire par les infrastructures. Ces dimensions sont particulièrement cruciales dans un projet urbain pour les plus démunis. En effet, les infrastructures, comme les routes, l’approvisionnement en eau et son stockage, ainsi que l’assainissement avec les égouts et le traitement des eaux, l’évacuation des eaux de pluie et l’électricité constituent les composantes de coût les plus importantes. Pour des projets de « Site and Services » en Inde, les routes et les services publics d’infrastructure représenteraient la majeure partie du montant total du projet, soit 60-70 %. Ils doivent donc être planifiés de manière efficace et un processus d’optimisation pertinent a été déployé sur ces éléments.
23Pour les architectes et les ingénieurs d’Aranya, la réduction des coûts d’aménagement de l’infrastructure est devenue l’objectif principal d’une conception performante [7]. Diverses options techniques ont été envisagées pour que chaque composante de l’infrastructure puisse atteindre une efficacité globale, comme la mise en œuvre de la technologie et des matériaux locaux, tels que la brique, qui ont contribué à minimiser les dépenses ou à favoriser la recherche d’un équilibre entre les coûts d’investissement et ceux d’entretien. Les réseaux ont ainsi été élaborés de concert avec la conception architecturale au point que la planification des réseaux de services a commandé l’architecture des maisons ainsi que l’échelle et la densité du projet.
24La réduction des coûts d’aménagement de l’infrastructure s’est opérée grâce à des groupements de logements et à la rationalisation radicale des services tout en assurant un assainissement sûr et adéquat pour toutes les familles, ainsi qu’une maintenance aisée tout en préservant l’intimité de la vie privée aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur des logements. La planification a envisagé des « trames d’accueil » assurant des infrastructures de base de grande qualité sur lesquelles les résidents organisaient leurs logements qu’ils pouvaient améliorer avec le temps. L’architecture d’origine se composait de blocs techniques regroupés comprenant plomberie, approvisionnement en eau, électricité et accès routier, ainsi que des plateformes et cuisines que les habitants pouvaient agrandir et aménager au fil du temps et des ressources disponibles fig. m fig. n fig. o.
Stratégie de Robin des Bois
25Le découpage parcellaire s’est fait en fonction du programme des logements à construire, en suivant au plus près la topographie existante. Sur les 6 500 parcelles planifiées et découpées sur le terrain urbanisé, 65 % ont été réservées pour les plus pauvres que le gouvernement indien désigne comme la partie économiquement vulnérable de la société. À l’origine, ces parcelles mesuraient 35 m2 et étaient destinées aux ménages gagnant l’équivalent d’une trentaine de dollars par mois. C’est sur ces terrains que sont positionnés les logements qualifiés de EWS (Economically Weaker Sections / sections économiquement plus faibles). Chacune de ces parcelles est équipée d’un noyau de services comprenant des toilettes, un point d’eau, une alimentation électrique et une dalle. Les quartiers sont conçus autour de groupements de dix parcelles elles-mêmes réunies (cluster) autour d’espaces publics communs, toujours pour réduire le coût des infrastructures fig. p fig. q.
Principe de distribution des parcelles du quartier en fonction des revenus des habitants.
Principe de distribution des parcelles du quartier en fonction des revenus des habitants.
Croquis par Balkrishna Doshi du processus incrémental de construction des logements.
Croquis par Balkrishna Doshi du processus incrémental de construction des logements.
26Les financements des infrastructures de ces parcelles EWS ont été réalisés par la mise en vente sur le marché du reste du parcellaire foncier à des résidents ayant des revenus plus élevés. L’adjudication de ces plus grandes parcelles disposées à la périphérie du projet et des secteurs destinés à la classe moyenne pour y construire des logements de catégorie HIG (Higher Income Group / groupe à revenu élevé) a permis de dégager des bénéfices pour subventionner les logements EWS. L’accès à la propriété des parcelles des nouveaux habitants a été facilité par des emprunts subventionnés, soutenus par la Banque mondiale et l’HUDCO (Housing and Urban Development Corporation Limited), une entreprise du secteur public en Inde, ainsi que par les marges générées par la vente des terrains les plus chers.
27Le township d’Aranya est ainsi socialement mêlé dès l’origine et continue de l’être. Les 65 % des parcelles les plus petites réservées aux habitants les plus pauvres forment le cœur dense de cinq quartiers d’Aranya, alors que les parcelles les plus grandes vendues à des foyers plus aisés en composent les pourtours.
28Le périmètre de l’opération d’Aranya reçoit, lui, les plus grandes parcelles sur lesquelles sont construites les résidences les plus vastes pour les plus fortunés. Bordant de plus larges allées parfois plantées, elles assurent spatialement et savamment l’interface entre les nouveaux milieux urbains qui font face à Aranya au point de l’inscrire dans une continuité paysagère. La proportion de terres était destinée à établir un équilibre adéquat entre les terres commercialisables et non commercialisables.
Tactique incrémentale
29À la différence de programmes de logements sociaux classiques, ce sont les habitants qui ont construit eux-mêmes leurs logements de façon incrémentale. Bénéficiant de l’accessibilité à des matériaux de construction à prix subventionnés, ainsi que de formations aux techniques de construction, ils se sont livrés à une autoconstruction accompagnée et réglementée par le plan d’urbanisme.
30En commençant par les seuls noyaux de services et l’infrastructure de base, les gens ont construit leurs maisons par étapes en fonction de leurs ressources économiques et des matériaux disponibles. Elles ont été bâties graduellement, mais avec succès, car leurs propriétaires n’ont cessé d’entreprendre l’arrangement progressif de leur logement, qui correspond à leurs propres besoins et à leur capacité à générer des ressources. Dans les premiers stades de développement, les gens utilisaient des matériaux bon marché, et reproduisaient ce qu’ils savaient faire et avaient appris dans les bidonvilles. Mais au fil des années, les habitants d’Aranya ont petit à petit utilisé principalement des briques et du béton armé comme matériaux de construction qui ont donné jour à des structures plus solides et permanentes où chaque habitant a donné une identité unique à sa maison.
31Afin de lancer ce processus et de donner des exemples construits à partir des infrastructures proposées, 80 prototypes d’habitations sur des parcelles EWS ont été dessinés par Doshi dans les premières rues d’Aranya. Ces habitations postmodernes appelées « Lal Bangla » (« maisons rouges ») en raison de leur couleur d’origine, ont été bâties en tant que logements de démonstration pour familiariser les futurs occupants d’Aranya aux diverses possibilités de construction et d’agrandissement de leurs maisons sur une longue périodefig. r fig. s.
32Elles témoignent des principes architecturaux et évolutifs mis en place tels que : proposer des logements simples et économiques pour faciliter l’autoconstruction, permettre l’expansion verticale et horizontale des habitations en fournissant des entrées indépendantes aux étages par des escaliers en façade ou par un accès arrière pour la sous-location, tenir compte de l’orientation nord-sud, de la lumière et de la ventilation transversale pour le contrôle naturel du climat, composer des interfaces entre l’espace public de la rue et l’espace privé de la maison, au moyen d’otlas au niveau du sol, d’escaliers et de balcons en façade, afin de multiplier les ombres portées. Plusieurs d’entre elles ont été profondément modifiées par les habitants, comme le souhaitaient les architectes. Certaines sont restées intactes mais ont perdu tout leur éclat au point de sembler abandonnées et anachroniques face au paysage urbain chamarréfig. t.
33Le très grand nombre des maisons autoconstruites par la suite sont, dans la grande majorité, composées de simples pièces commandées les unes aux autres par juxtaposition et superposées. C’est par les éléments architecturaux extérieurs qui assurent leurs distributions ou les prolongements des pièces vers l’extérieur que les maisons d’Aranya exposent la grande vitalité de conception créative des habitants. Les escaliers et leurs garde-corps, les balcons et les parapets des toitures-terrasses peuvent être identifiés comme des éléments d’inventions esthétiquesfig. u fig. v.
34Après avoir utilisé des matériaux bon marché, les habitants emploient des ressources plus pérennes. Ils projettent sur les murs des enduits avec des motifs et des textures ornementales, auxquels ils associent de très grandes variétés chromatiques peintes avec soin. Des balustrades préfabriquées viennent compléter l’ornementation des élévations.
Vue des maisons modèles conçues par Vatsu-Shilpa, dites « Lal Bangla » (« maisons rouges »).
Vue des maisons modèles conçues par Vatsu-Shilpa, dites « Lal Bangla » (« maisons rouges »).
Plan des maisons modèles conçues par Vatsu-Shilpa, dites « Lal Bangla » (maisons rouges).
Plan des maisons modèles conçues par Vatsu-Shilpa, dites « Lal Bangla » (maisons rouges).
Vue de maisons modèles appropriées et augmentées.
Vue de maisons modèles appropriées et augmentées.
Vue d’une rue avec extensions.
Vue d’une rue avec extensions.
Vue de maisons avec extensions.
Vue de maisons avec extensions.
Épilogue
37Qu’est-il advenu du projet d’Aranya et de ses architectures pour cette ville en plein développement ? La grande majorité des parcelles sont aujourd’hui construites. Cependant, des maisons, en procédant par destruction et reconstruction, continuent à être élevées avec succès progressivement en fonction des besoins des nouveaux occupants ou de l’évolution des moyens des actuels propriétaires et de leurs capacités à générer des ressources.
38Dans l’ensemble, les open spaces ont connu des fortunes différentes selon leurs tailles. Les petits espaces publics jouent pleinement leur rôle, en particulier dans les quartiers à faibles revenus, lorsqu’il s’agit des petits espaces communs comme les plateformes de rassemblement, les cours ouvertesfig. w fig. x. De petits temples, des arbres, des lieux pour le linge ou les stockages en tout genre y ont pris place. Des fêtes familiales et des activités domestiques s’y déroulent. Les otlas sont moins fréquents que prévu et il arrive même qu’ils soient remplacés par des petits jardins grillagés sur rue. Les grandes coulées vertes initiales sont plus confuses. L’espace est moins contrôlé et quelquefois indéterminé par manque d’entretien, voire confisqué par la construction de temples, ou le stationnement informel d’automobilesfig. y.
39Le long axe nord-sud central qui devait constituer la grande rue commerciale à l’image d’un Chandpole Bazar jaipurien n’a pas vu le jour. Les commerçants ont visiblement préféré les proximités de quartier et ils ont installé leurs boutiques au rez-de-chaussée de nombreuses maisons. Seul le marché de rue prend place au pied du château d’eau et à proximité des terrains de cricket. Le vide du terrain de jeu associé à la verticalité du château d’eau sont les points de repère centraux du territoire aménagé. Ce champ de cricket est la manifestation urbaine du succès de l’opération et de son accomplissement. Certes sans être le « Park Oval Maidan » de Mumbai, il est à l’échelle d’Aranya, le lieu de vie collectif et populaire de la jeunesse du township mais aussi des nouveaux quartiers aisés environnants.
40Car à ce jour, Aranya a été rejoint par la croissance urbaine d’Indore, et est enserré par des quartiers cossus marqués par l’indigence voire l’absence de réels espaces publics. De manière surprenante, Aranya, conçu pour les pauvres, pallie donc cette absence. Au risque que la convoitise sans limite des investisseurs vienne affaiblir cette hétérotopie. Ce que l’on observe déjà par la réalisation de premières opérations d’immeubles collectifs en résidences fermées sur les dernières grandes parcelles non construites d’Aranya.
41L’opération de Doshi et de la Vāstu-Shilpā Foundation n’en demeure pas moins un lieu unique où l’hétérogénéité architecturale née de l’autoconstruction, sous-tendue par la qualité des espaces publics et des espaces intermédiaires, des règles urbaines ainsi que par la composition savante d’un tracé de division foncière, a été génératrice d’urbanitéfig. z.
Vue d’une cour ouverte dans le cluster modèle.
Vue d’une cour ouverte dans le cluster modèle.
Vue d’une cour ouverte densifiée.
Vue d’une cour ouverte densifiée.
Privatisation d’une « coulée verte ».
Privatisation d’une « coulée verte ».
Allée plantée périphérique du quartier Aranya.
Allée plantée périphérique du quartier Aranya.
43Logeant aujourd’hui plus de 70 000 personnes dans le cadre que nous avons décrit, l’opération fait la démonstration matérielle, qu’une densité de population résidante peut s’élaborer à partir de la construction de maisons mitoyennes. Qu’une mixité sociale peut se concevoir à partir du foncier et d’un système de redistribution financière solidaire entre propriétaires aisés et populations défavorisées. Qu’un habitat adaptable et incrémental est, sans aucun doute, la meilleure des solutions pour répondre aux attentes des habitants qui souhaitent vivre dans un logement à leur image sans avoir toujours les ressources initiales [8].
Notes
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La taille des communautés envisagées au sein du projet, à l’origine, était approximativement la suivante : township de 65 000 habitants ; 6 secteurs de 5 000 à 15 000 habitants ; la communauté de 500 à 1 500 habitants ; le cluster ou la rue de 30 à 200 habitants.
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[2]
À ce titre, voir l’ouvrage de Madhu Sarin décrivant le développement de la ville de Chandigarh et montrant comment les concepts de planification moderne du plan directeur et les politiques poursuivies dans sa mise en œuvre ont écarté une importante partie de la population pauvre en l’excluant des offres de logement et des emplois ; M. Sarin, Urban Planning in the Third World: The Chandigarh Experience, Londres, Mansell Publishing, 1982.
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[3]
A. K. Jain, Housing for All: Design, Construction and Management, New Delhi, Khanna Book Publishing, 2019.
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Vāstu-Shilpā sont des mots sanskrits désignant l’art de l’environnement bâti. L’agence d’architecture de Balkrishna Doshi a été fondée en 1955. Elle est sise à Ahmedabad, au lieu-dit Sangath. Elle héberge deux entités : Vāstu-Shilpā Consultants, le bureau professionnel de l’agence, et Vāstu-Shilpā Foundation (VSF), créée dans les années 1970 et affectée principalement à la recherche et à la réalisation d’œuvres d’intérêt général et à but non lucratif. L’organisme fonctionne comme un lien entre universitaires et professionnels dans le but de mener des recherches sur les méthodes d’amélioration des qualités environnementales des établissements humains en Inde, en particulier ceux de la population pauvre.
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De la fin des années 1970 à la fin des années 1980, Vāstu-Shilpā Foundation a collaboré à différents projets avec le Minimum Cost Housing Group (MCHG) de l’École d’architecture de l’université McGill fondé en 1971 par Witold Rybczynski. Cette unité de recherche à vocation internationale s’est concentrée sur les problèmes d’établissement humain des pauvres. Elle s’est donné pour mission la conception et la recherche de bâtiments durables à faible coût dans les pays en voie de développement. Sous la direction du professeur Vikram Bhatt de l’université McGill, diplômé du CEPT d’Ahmedabad, le Minimum Cost Housing Group (MCHG) et la VSF vont collaborer à différents projets dont celui de mener des études conjointes pendant plusieurs années sur le logement des plus démunis dans la ville d’Indore. Ce travail a renseigné en détail le fonctionnement des communautés pauvres et les méthodes de construction déjà utilisées. Ainsi, les chercheurs du Minimum Cost Housing Group ont participé et documenté toutes les étapes du développement du projet des logements sociaux d’Aranya, jusqu’à concevoir un « cluster » de premières maisons expérimentales. Ils ont assuré un suivi de la réalisation progressive du projet jusqu’à la fin des années 1990.
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Interview de Yatin Pandya réalisée à Ahmedabad au mois de mars 2018. L’architecte Yatin Pandya a été au début des années 1980 étudiant en master à Montréal dans le cadre du programme du Minimum Cost Housing Group (MCHG) de l’École d’architecture de l’université McGill. Puis de 1984 à 2008, il a été associate director de la Vāstu-Shilpā Foundation for Studies and Research in Environmental Design à Ahmedabad. Pour cela, il semble avoir été un acteur essentiel de l’échange entre VSF et MCHG sur le projet d’Aranya avec Vikram Bhatt, professeur à McGill.
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L’ingénieur indien Himanshu Parikh et son bureau d’études ont joué un rôle prépondérant dans l’élaboration du projet.
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Je remercie Yatin Pandya, architecte, de m’avoir accordé une interview à Ahmedabad en 2018 et Vikram Bhatt, professeur d’architecture à l’université McGill, en 2019. Tous deux ont été des acteurs du projet d’Aranya.
Voir Mateo Kries, Balkrishna Doshi. Architecture for the People, Weil am Rhein, Vitra Design Museum, 2019. Centre canadien d’architecture, fonds Minimum Cost Housing Group [Vikram Bhatt.], Montréal CCA. ARCH280279. -
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Cette expression est, bien sûr, empruntée au titre de l’ouvrage stupéfiant de Pierre Sansot (1928-2005), Les Gens de peu, Paris, PUF, coll. « Sociologie d’aujourd’hui », 1991.