Couverture de LCB_FRANC_2022_01

Chapitre d’ouvrage

Introduction

Pages 9 à 19

1 En Italie et en Autriche, elle a été au gouvernement ; en France,elle est représentée à l’Assemblée nationale ; en Suède, elle est aux portes du pouvoir ; en Allemagne, elle est dans les rues et chasse les migrants. Nous pourrions aussi citer l’UKIP (UK Independence Party, ou Parti pour l’Indépendance du Royaume-Uni), nationaliste, eurosceptique et anti-immigration, à l’origine du Brexit. L’extrême droite a le vent en poupe en Europe. De quoi se nourrit-elle ? De quoi sont composés ses discours ? Pourquoi est-elle aussi dynamique ? Et surtout, met-elle en place des réseaux internationaux ?

L’extrême droite, un monde varié

2 Pour l’opinion publique, l’extrême droite est intrinsèquement nationaliste. Pourquoi alors écrire une géopolitique des extrêmes droites ? Il y a plusieurs raisons à cela. L’extrême droite en soi n’existe pas. Cette expression, si elle « parle » aux gens, est en fait profondément polysémique et recouvre des réalités différentes, notamment au niveau des discours et des contenus. Cet univers est éclaté et profondément pluriel : il y a des extrêmes droites, chaque tendance ayant ses valeurs et des référents intellectuels qui lui sont propres, aux positions antagonistes sur certains sujets et aux rapports parfois (très) conflictuels les unes par rapport aux autres. Nous l’utiliserons néanmoins pour des raisons pratiques.

3 De plus, cette extrême droite n’est pas close sur elle-même. Ses différentes tendances ont une vision du monde et des relations internationales souvent proche. Enfin, bien que ses groupuscules soient parfois nationalistes, elle a mis en place des synergies avec des formations, des théoriciens venant de différents horizons. Elle lit aussi beaucoup ce qui se pense à l’étranger. Ses cadres sont curieux des élaborations doctrinales théorisées non seulement par d’autres groupes ou intellectuels, mais également à l’extérieur du cadre réduit de l’extrême droite. Elle traduit beaucoup d’ailleurs. En effet, si les principaux travaux scientifiques portent sur la sociologie, les idées politiques, l’histoire de l’extrême droite et sur l’étude des discours, notamment ceux traitant du racisme ou de la xénophobie, peu d’études s’intéressent à cet aspect.

4 Cela est d’autant plus dommageable que les idées véhiculées par les groupes relevant de cette idéologie se diffusent aujourd’hui de par le monde. Instinctivement, nous pensons évidemment aux attentats de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, à ceux qui ont secoué les États-Unis depuis plusieurs années, aux tentatives déjouées en France. Mais ce n’est pas la seule forme d’action. Il en existe une autre, moins violente, du moins dans la pratique. En effet, depuis une vingtaine d’années, on assiste à une augmentation des votes des électorats occidentaux, pour ne prendre que cet exemple, pour des partis ouvertement de droite, dont certains se parent de l’étiquette « populiste ». Aux États-Unis encore, une mouvance, diffuse, intellectuelle, se définit comme une « droite alternative » (alt-right), dont les opinions publiques internationales ont découvert la présence autour de l’ancien président Donald Trump. Cette alt-right lit, commente et traduit l’extrême droite européenne. Réciproquement, les cadres et théoriciens européens, dont français, en font de même.

5 Cette diffusion s’articule avec des interactions transnationales. Ces différents milieux, séparés géographiquement, organisent des colloques ou des conférences, s’invitant les uns et les autres. Cela n’est pas nouveau. Déjà dans les années 1920 et durant la décennie suivante, les différentes extrêmes droites se nourrissaient des productions théoriques de formations ou d’intellectuels étrangers. Ces échanges continuèrent fort logiquement après la Seconde Guerre mondiale. À partir de ce moment, il ne s’agit plus uniquement d’établir des relations savantes. Leur position de vaincus de l’histoire, entérinée par la défaite de l’Allemagne nazie et des régimes qui l’ont suivie, a mis en évidence la nécessité de mettre en place des synergies internationales entre les rescapés de l’extrême droite des années 1940 et les nouvelles générations. Mais la fin des empires coloniaux, puis la disparition du communisme ont bouleversé les conceptions géopolitiques des extrêmes droites. L’ennemi historique avait disparu ; le tiers-mondisme perdait de son attrait, y compris pour les extrêmes droites. Un nouvel ennemi a été trouvé : l’Islam, surtout à compter de l’apparition d’un terrorisme islamiste à partir de la fin des années 1990. Durant le même temps, le monde devenait multipolaire. L’idée d’un « choc des civilisations » permit l’émergence d’une nouvelle vision du monde, identitaire : il s’est agi depuis cette époque de préserver un « monde blanc ».

Des acteurs impliqués de longue date dans les relations internationales

6 Les questions relatives aux relations internationales ont toujours été importantes pour les extrêmes droites. En effet, les choix politiques des dirigeants sont étroitement suivis par les militants et les dirigeants des partis de cette mouvance, car ils ont des conséquences sur la vie des nations. D’ailleurs, ils sont fréquemment très critiqués par ces militants depuis l’apparition de l’extrême droite en tant que courant politique défini (c’est-à-dire à partir de la fin du xixe siècle, comme nous le verrons dans la première partie) : ils participeraient au déclin des États, en permettant, par exemple, à des migrants extracontinentaux de s’installer dans le pays (pensons aux migrants fuyant la misère et la guerre en Syrie vus comme participant à un supposé « grand remplacement » ethnique). De même, la politique internationale de tel ou tel pays peut être analysée par son extrême droite comme un acte de faiblesse par rapport à un autre jugé hostile.

7 Lorsqu’elle est en position dominante, par exemple au gouvernement ou participant à un gouvernement, l’extrême droite influence d’ailleurs les relations internationales. Ce fut le cas lors de la Seconde Guerre mondiale, lorsque l’extrême droite collaborationniste soutint un rapprochement « européiste » avec l’Allemagne nazie. Nous pouvons aussi citer le cas du régime d’António de Oliveira Salazar au Portugal, qui, après la Seconde Guerre mondiale, utilisa les collaborationnistes, notamment français, pour tenter de diffuser auprès de l’extrême droite européenne une conception occidentaliste, chrétienne et anticommuniste du Portugal. À la même époque, des militants français, tel l’ancien SS Marc Augier (mieux connu sous son nom de plume Saint-Loup), servirent de relais aux régimes racistes de Rhodésie du Sud et de la République sud-africaine, utilisant pour se faire des associations financées par ces États, l’objectif étant de donner une meilleure image de ceux-ci dans notre pays. Ce fut aussi le cas, pour prendre un dernier exemple, lorsque la Lega (anciennement la Lega Nord – Ligue du Nord), dirigée par Matteo Salvini, participa, entre 2018 et 2019, au gouvernement italien, dirigé par Giuseppe Conte. Salvini, en tant que vice-président du Conseil et ministre de l’Intérieur, voulut influencer sur la politique migratoire de l’Union européenne.

8 À partir des années 1960, il y eut une tendance européenne, incarnée notamment par l’Italien Claudio Mutti, de nature nationaliste-révolutionnaire, parfois qualifiée de « nazie-maoïste », qui prônait un rapprochement avec les nations arabes, pour lutter contre l’« impérialisme américano-sioniste ». Par la suite, dans les années 1980, des militants de ce courant nouèrent des liens, et furent financés, par des États comme la Libye, l’Irak ou l’Iran. Ils soutinrent également le combat palestinien – durant les années 1990, un slogan du Groupe Union Défense (GUD) était : « À Paris comme à Gaza, Intifada ! ». Aujourd’hui, des militants, tels Frédéric Chatillon (le chef du GUD dans les années 1990) ou Alain Soral, font le voyage en Syrie.

9 En effet, il a toujours existé à l’extrême droite, bien qu’aujourd’hui en déclin, une arabophilie liée à une forme de tiers-mondisme sous l’influence des thèses du théoricien nationaliste-révolutionnaire belge Jean Thiriart. Celui-ci ne fut jamais intéressé par l’Islam, mais par les régimes arabes laïcs autoritaires. Il soutenait les régimes nassériens et baasistes : il prôna toute sa vie l’alliance avec les nationalistes arabes, en particulier syriens et palestiniens, dans une entreprise de « libération » de la Palestine et de l’Europe d’une occupation censément américano-sioniste. Ses sympathies pour les régimes laïcs arabes et turcs s’expliquent entre autres par sa détestation jamais démentie de l’Islam. À l’inverse, les milieux nazis et néonazis ont fréquemment eu un intérêt pour cette religion. Ainsi, l’historienne des religions Sigrid Hunke, proche de la SS durant la Seconde Guerre mondiale, insistait, dans Le Soleil d’Allah brille sur l’Occident, paru en Allemagne en 1960, sur les bonnes relations entre le monde païen du Nord de l’Europe et le monde arabo-musulman.

10 Aujourd’hui, ces tentatives d’influence sur la conduite politique d’un État ont pu se voir lorsque Steve Bannon, figure importante de l’alt-right, ancien trader, homme d’affaires, propriétaire du média complotiste et ultraconservateur Breitbart News, théoricien d’un populisme d’extrême droite et éphémère conseiller de Donald Trump, a ouvertement soutenu le Rassemblement national et l’action de Marion Maréchal Le Pen lors des élections européennes de 2018. À l’époque, constatant le dynamisme des extrêmes droites populistes européennes, il fit la tournée des groupuscules du continent afin de les unifier. Une tentative qui s’est conclue par un échec patent, les formations étant trop éclatées et différentes. Néanmoins, l’intention de mettre en place des réseaux internationaux était bien là.

11 Parallèlement à ces stratégies diplomatiques, d’autres pratiquent la « propagande par le fait », c’est-à-dire via des actes de terrorisme. Ceux-ci ont deux objectifs : le premier est de peser sur les relations internationales, en particulier sur les politiques d’accueil des migrants ; le second est de montrer, de manière particulièrement brutale, le « génocide lent » des populations « blanches » européennes ou de descendance européenne par le « grand remplacement ». Cela est visible dans le manifeste laissé par Brenton Tarrant, l’Australien auteur du massacre de Christchurch, dans lequel cinquante-et-une personnes sont décédées et quarante-neuf autres blessées. Ce dernier se revendique en outre du fascisme et se réfère précisément au fasciste britannique Sir Oswald Mosley, un aristocrate devenu, dans les années 1930, la principale figure de ce courant de pensée au Royaume-Uni.

Une extrême droite qui se passionne pour la géopolitique

12 De fait, l’extrême droite se passionne pour la géopolitique, certains, tel le Belge Robert Steuckers, élaborant des constructions idéologiques essentialisantes s’appuyant sur l’histoire, les religions, la génétique ou l’archéologie. Ils se placent dans la tradition d’une géopolitique en tant que discipline produisant un savoir spécifique sur les relations internationales, qui a pourtant de longue date été discréditée par les spécialistes universitaires, qui ont largement listé ses erreurs et impasses conceptuelles. Fondamentalement, la conception géopolitique des extrêmes droites comporte un élément complotiste en sous-entendant que « tout est lié », et que la contingence n’existe pas dans les relations internationales : un coup d’État en Afrique serait forcément la conséquence d’une compétition planétaire entre les grandes puissances, qui ont choisi un nouveau champ de bataille pour leur affrontement, et surtout de la politique impérialiste des États-Unis ou de l’action néfaste des Juifs.

13 Plusieurs géopoliticiens d’extrême droite tentent en outre de faire passer pour des nécessités objectives des préférences de politique étrangère inspirées par leur idéologie, la relative jeunesse de la géopolitique comme discipline universitaire permettant aisément ce transfert de la dimension analytique à la dimension prescriptive.

14 Parmi les auteurs régulièrement invoqués par la littérature géopolitique d’extrême droite, deux figures reviennent souvent. La première est celle de Carl Schmitt, à travers son concept de « nomos de la Terre », c’est-à-dire une réflexion associant à la fois la géographie à une analyse de type juridique sur l’organisation du monde et théorisant une opposition entre les puissances telluriques et les puissances maritimes. La pensée de Schmitt croise l’anti-américanisme, puisque les États-Unis (et leurs partenaires britanniques), puissance maritime par excellence, sont accusés d’être en conflit avec les puissances telluriques, dont l’incarnation est la Russie, et par extension l’Europe centrale et occidentale. La deuxième grande référence renvoie à Alexandre Douguine, un universitaire nationaliste russe. Celui-ci a synthétisé au sein d’une pensée complexe des éléments hétérodoxes allant de l’ésotérisme à la philosophie politique.

15 Durant les années 1990 et 2000, ces militants citaient aussi le Choc des civilisations de l’universitaire étatsunien Samuel Huntington. Cet intérêt est le corollaire d’une évolution doctrinale. En effet, la tendance identitaire, mais aussi révolutionnaire conservatrice, souhaite la création d’un empire européen. Ils estiment que, dans une planète mondialisée, l’avenir sera multipolaire et appartiendra aux grands ensembles civilisationnels capables de s’organiser en espaces autocentrés et de se doter d’une puissance nécessaire pour résister à l’influence des autres, en particulier de la civilisation musulmane, perçue comme la principale ennemie de la civilisation européenne, et par extension de la « civilisation blanche ».

16 Ils estiment également que l’Europe est colonisée par les valeurs américaines. Cet anti-américanisme est présent dès les années 1930, les États-Unis étant alors considérés à la fois comme « enjuivés » et hostiles aux Européens, diffusant leur mode de vie et de consommation. Après la Seconde Guerre mondiale, ces militants cherchaient une alliance avec les Arabes, « alliés naturels » des Européens selon certains théoriciens nationalistes-européens. De fait, une partie des références théoriques ayant permis la formulation de ces discours est à chercher dans les milieux du nationalisme-révolutionnaire apparu après la Seconde Guerre mondiale, notamment chez l’Américain Francis Parker Yockey et l’Allemand Otto Strasser, le « nazi de gauche ». Ceux-ci ont eu une très grande influence dans les années 1950 dans la promotion de cette doctrine.

17 La doctrine du nationalisme européen fut reprise ensuite par Jean Thiriart, proche d’Otto Strasser et du théoricien national-bolchevique allemand Ernst Niekisch. Thiriart exposa sa vision de l’Europe dans un texte publié en 1964, Un Empire de quatre cents millions d’hommes : l’Europe. Son ambition était de créer un État européen unifié promouvant un système social appelé « national-communautarisme ». Il souhaitait créer une « Grande Europe » de Reykjavik à Vladivostok. Carl Schmitt avait théorisé la notion de « grand espace », insistant sur l’existence, bien avant Huntington, de grands blocs civilisationnels et ethniques. En effet, la géopolitique de l’extrême droite, fondamentalement multipolaire, est aussi une « ethnopolitique », c’est-à-dire une géopolitique intégrant les éléments ethniques. Selon elle, le monde se structure en différentes « ethnosphères », c’est-à-dire en différents ensembles de territoires habités par des peuples ethniquement apparentés.

De la réalité des réseaux internationaux

18 Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’idée de l’existence d’« internationales brunes » revient régulièrement dans les médias. Si cela n’est pas entièrement faux (il y a bien eu et il y a encore des tentatives), les différents essais de création de structures internationales, tels le Nouvel Ordre européen (NOE), la Northern League (Ligue nordique) ou le World Union of National Socialists (Union mondiale des nationaux-socialistes –WUNS) la décennie suivante, dont nous reparlerons plus longuement ultérieurement, ont été des échecs patents, ces groupes accueillants des militants exaltés, mais piètres organisateurs, parfois égocentriques, excentriques ou mythomanes : les « lunatic fringes ».

19 Une fois l’analyse épurée des textes de ces derniers, et parallèlement aux actions violentes, il faut toutefois reconnaître l’existence à la fois de réseaux internationaux et d’échanges intellectuels entre les différents groupes et théoriciens de l’extrême droite. Il est ainsi nécessaire de se pencher sur les activités internationales des différentes formations de l’extrême droite, européenne, étatsunienne et plus largement occidentale.

20 Cet ouvrage se propose donc de revenir à la fois sur une définition de l’extrême droite, de ses contenus et de ses évolutions, d’étudier les grandes phases de développement de celle-ci, et de montrer comment ses militants ont tenté de sortir de l’isolement national en cherchant à mettre en place des synergies internationales, mais également des réseaux intellectuels. En outre, comme nous le montrerons, il existe bel et bien une géopolitique des extrêmes droites, souvent fantasmée.

21 Nous mettrons également en lumière le rôle soit d’individus, soit de groupes, partis ou groupuscules dans la mise en place de ces stratégies à l’échelle internationale, notamment en ce qui concerne le passage d’idées et de concepts. Nous montrerons aussi que, malgré les oppositions existantes entre les différents groupes de la droite radicale, aux idéologies et aux stratégies parfois divergentes, il existe des passerelles, voire des zones de contact, soit sur des points ponctuels, comme le mariage pour tous, soit sur des questions de fond, comme l’antisémitisme et l’antisionisme. Nous montrerons enfin que l’extrême droite tente, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, d’imposer un ordre géopolitique fondé sur la « race blanche ».


Mise en ligne 06/06/2022

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