Dossier

Harcèlement scolaire : une souffrance depuis toujours, reconnue depuis peu ?

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Ce dossier vise à explorer les diverses dimensions du harcèlement scolaire, en se penchant sur son évolution terminologique, sur les dynamiques sociales qui le sous-tendent, ainsi que sur les stratégies de prévention et d’intervention qui peuvent être mises en œuvre auprès des adolescents qui en sont victimes.

Le Carnet PSY

Dans 2024/6

1 Sujet phare de la rentrée scolaire 2023, le harcèlement s’est manifesté sous diverses formes allant de la violence physique à l’isolement social, avec des descriptions bien documentées dès le XVIIIe siècle. L’étude du harcèlement à travers différents contextes sociaux révèle que les méthodes évoluent et que les perceptions que la société se fait du phénomène changent également. Par le passé, il a ainsi pu être perçu comme un « rite de passage » presque accepté alors que désormais il est identifié comme une problématique sociale majeure nécessitant la mise en place d’interventions spécifiques.

2 En revanche, le phénomène garde une constante transculturelle et transhistorique dans sa structure, identifiable par les 4Ps : Power, Pain, Persistence, et Premeditation. Le déséquilibre de pouvoir (Power) révèle une dynamique où l’agresseur, jouissant d’une supériorité, qu’elle soit réelle ou perçue, inflige une douleur (Pain) à la victime. Cette douleur n’est pas forcément et pas uniquement physique, mais s’étend à des souffrances émotionnelles et psychologiques profondes. Le caractère persistant (Persistence) du harcèlement souligne que ces actes ne sont pas isolés, mais se répètent dans le temps, exacerbant l’impact sur la victime. Enfin, la préméditation (Premeditation) indique que ces actes ne sont pas fortuits, mais réfléchis. Cette structure en 4Ps fournit un cadre pour comprendre le harcèlement scolaire au-delà des spécificités culturelles.

3 Le harcèlement scolaire est une problématique complexe et multiface qui touche de nombreux élèves à travers le monde, laissant des traces indélébiles sur leur bien-être et leur développement. Si l’on considère avec Ferenczi que « la pédagogie est pour la psychologie ce que la discipline du jardinage est pour la botanique » (Ferenczi, 2006, p. 32), on comprend que l’intérêt des professionnels de la psychologie est de collaborer avec les professionnels de l’éducation pour créer des environnements scolaires plus sûrs et inclusifs, où chaque élève a la possibilité de s’épanouir loin de la violence et de l’intimidation.

4 Ce dossier vise à explorer les diverses dimensions du harcèlement scolaire, en se penchant sur son évolution terminologique, sur les dynamiques sociales qui le sous-tendent, ainsi que sur les stratégies de prévention et d’intervention qui peuvent être mises en œuvre auprès des adolescents qui en sont victimes.

Quel nom pour les violences scolaires ?

Robert Doisneau, Enfant sage en cour de récréation, Paris, 1954

5 L’article de Claire de Saint Martin paru en 2012 dans La lettre de l’enfance et de l’adolescence traite de l’évolution de la terminologie et de la conceptualisation des violences scolaires dans le contexte français. L’évolution sémantique passe progressivement du terme « incivilités » (années 1990), à celui de « microviolences » (années 2000), pour parvenir au terme actuel de « harcèlement scolaire » (années 2010). Cette évolution reflète un changement dans la perception et la prise en charge des interactions violentes au sein des établissements scolaires, soulignant l’importance de comprendre ces comportements dans un cadre social et institutionnel plus large.

6 La transition terminologique et conceptuelle de la violence scolaire prend ses racines dans la littérature anglo-saxonne. Le terme « bullying » est devenu un sujet d’étude critique dès les années 1970 grâce aux travaux du norvégien Dan Olweus. Olweus décrit le bullying comme des actes répétitifs et intentionnels de domination, allant des agressions physiques aux intimidations verbales et non verbales, souvent invisibles aux adultes, mais aux conséquences graves telles que le décrochage scolaire, l’isolement social, les troubles mentaux voire le suicide. Le bullying est donc une interaction sociale marquée par un abus de pouvoir ciblé et durable par l’élève agresseur – ou les élèves agresseurs – sur l’élève victime.

7 Il détaille que le bullying peut être direct, avec des agressions physiques, ou indirect, comme l’isolement social. Les garçons sont souvent les auteurs et victimes du bullying direct, tandis que les filles sont en tendance plus susceptibles d’exercer ou de subir le bullying indirect. Les agresseurs ont généralement des antécédents de conflits avec les adultes et une propension à la violence (impulsivité, besoin de domination, manque d’empathie), tandis que les victimes tendent à être plus isolées, sujettes aux angoisses et à avoir une faible estime de soi.

8 Le concept bullying a reçu un fort écho dans les pays nordiques et anglo-saxons, ainsi qu’en Corée du Sud et au Japon. Sa traduction en français a rencontré des difficultés, reflétant des nuances culturelles. Au Québec, on utilise « intimidation », qui focalise davantage sur la menace que sur l’acte lui-même. En Belgique francophone, le terme « brimade » est privilégié, mettant l’accent sur l’humiliation et le déséquilibre de forces, mais sans couvrir toute la complexité du bullying.

9 En France, aucune traduction n’a pleinement satisfait, reflétant la complexité de transposer le concept avec toutes ses implications. Le harcèlement scolaire, terme privilégié, se centre sur les interactions entre élèves et met en lumière un intérêt croissant pour des formes de violences auparavant négligées dans la recherche française.

Titulaire d’un doctorat en sciences de l’éducation, Claire de Saint Martin est actuellement maîtresse de conférences au sein de l’université de Cergy-Pontoise et membre de l’équipe École, Mutations, Apprentissages (EMA), laboratoire de recherche implanté à Gennevilliers, qui articule les sciences de l’éducation et de la formation et les didactiques autour des évolutions de l’école et de la formation.

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Les témoins du harcèlement

La Guerre des boutons (1962), film réalisé par Yves Robert

11 Depuis le milieu des années 1990, les travaux de recherche ont progressivement reconnu le harcèlement comme un phénomène de groupe complexe, mettant en évidence le rôle crucial des témoins dans la dynamique du harcèlement. Ces témoins peuvent jouer des rôles variés, influençant de manière significative la pérennité des comportements agressifs. La majorité des épisodes de harcèlement se déroulent devant des témoins, avec plus de 80 % des cas signalés comme ayant eu lieu en présence d’autres élèves. Cette omniprésence des témoins souligne l’importance cruciale de leurs réactions et des actions de prévention ciblant spécifiquement leur rôle.

12 Les réactions des témoins qui soutiennent activement les victimes sont particulièrement bénéfiques. Des études ont montré que l’intervention des témoins peut souvent mettre fin au harcèlement en quelques secondes et que le soutien apporté aux victimes peut significativement réduire leur détresse psychologique ainsi que la fréquence du harcèlement. Ces comportements de défense, qu’ils soient dirigés vers la victime ou contre l’agresseur, jouent un rôle essentiel dans la lutte contre le harcèlement en élevant le coût social de ces actes pour l’agresseur et en promouvant un climat scolaire plus positif.

13 L’article de Violaine Kubiszewski paru en 2018 dans la revue Enfance souligne également des facteurs déterminants tels que le sexe et l’âge, indiquant que les filles et les élèves plus jeunes sont généralement plus enclins à défendre les victimes. En outre, dans le contexte des dynamiques de groupe, les comportements de défense peuvent servir à protéger les membres de son propre groupe, tout en maintenant une image positive et un statut élevé de ce groupe. Certains témoins peuvent même utiliser la défense d’une victime comme moyen d’affirmer leur propre position dominante au sein du groupe.

14 Cependant, malgré l’intention exprimée par de nombreux élèves sondés d’aider les victimes, la passivité reste la réaction la plus fréquente, avec seulement environ 10 % des témoins intervenant effectivement dans les situations de harcèlement. Plusieurs facteurs expliquent cette inaction, dont l’effet spectateur, la dilution de responsabilité, la banalisation des comportements agressifs et la peur des répercussions sociales de l’intervention. Cette passivité, d’une part, amène la victime à se blâmer pour ce qu’elle endure et, d’autre part, renforce chez l’agresseur un sentiment d’impunité, encourageant ainsi la continuité de son comportement nuisible. Certains travaux ont également révélé que la présence de témoins tend à prolonger la durée des agressions. Kubiszewski met en exergue l’importance de développer des stratégies d’intervention qui prennent en compte à la fois les caractéristiques individuelles des témoins et le contexte social et éducatif plus large pour promouvoir des réactions plus actives et soutenantes face au harcèlement scolaire.

Violaine Kubiszewski est maîtresse de conférences en psychologie sociale de l’éducation, du développement et de la prévention au Laboratoire de Psychologie de l’université de Franche-Comté, une unité de recherche spécialisée dans la psychologie sociale, clinique et cognitive, ainsi que dans les sciences de l’éducation et de la formation.

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Un exemple de dispositif de prévention secondaire

« Le nouvel élève », 1854. Thomas Brooks (1818-1892), Peintre britannique. Huile sur toile.

16 L’article de M. Roques, C. Rousselet et A. Sinanian paru en 2020 dans Le Journal des psychologues propose une approche de prévention secondaire du harcèlement scolaire à travers un dispositif thérapeutique innovant, combinant le Théâtre de l’Opprimé et le groupe multifamille. Cette méthode cible les adolescents déjà victimes de harcèlement pour limiter et traiter les effets psychopathologiques vécus. En parallèle, il souligne l’importance de mesures de prévention primaire, telles que les campagnes d’information et de sensibilisation dans les écoles, visant à prévenir l’occurrence du harcèlement scolaire.

17 Pour identifier un jeune victime de harcèlement, il est crucial d’être aux aguets de signes évocateurs qui peuvent inclure des changements comportementaux et émotionnels tels que l’isolement, une baisse des résultats scolaires, des troubles du sommeil et de l’alimentation ou des attitudes de repli. Des signes physiques comme des marques sur le corps ou un besoin récurrent d’argent peuvent également alerter. L’absentéisme scolaire peut révéler une phobie scolaire liée au harcèlement.

18 Une fois le jeune souffrant de harcèlement identifié par ses proches, ses enseignants ou les professionnels de santé, il peut intégrer – sur la base du volontariat – un projet thérapeutique qui combine le Théâtre de l’Opprimé et des groupes multifamiliaux pour traiter les conséquences du harcèlement scolaire chez les adolescents. Cette approche vise à améliorer la socialisation, la confiance en soi et la communication familiale. Les séances de théâtre-forum, en jouant des situations conflictuelles, offrent aux jeunes un espace pour s’exprimer et traiter leurs expériences, diminuer leur sentiment d’impuissance et ainsi passer de victime à acteur à travers l’action théâtrale, le tout médié par le goût du jeu.

19 Les groupes multifamiliaux créent un réseau de soutien pour les victimes et leurs familles. Selon les approches psychanalytiques et systémiques, le groupe joue plusieurs rôles essentiels : il encourage le partage d’expériences, de conseils et d’émotions, renforçant ainsi le sentiment d’appartenance parmi ses membres.

20 In fine, les séances de théâtre-forum et de groupe multifamilial facilitent l’échange émotionnel, aident à comprendre et à interpréter les vécus individuels. Ce dispositif innovant met tout en œuvre afin de restaurer la dynamique familiale et l’estime de soi des adolescents victimes de harcèlement scolaire.

Marjorie Roques est psychologue clinicienne au service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent au CHU de Caen et maîtresse de conférences HDR à l’université de Caen.

Camille Rousselet est psychologue clinicienne au sein d’un hôpital de jour pour adolescents et d’une unité médico-judiciaire.

Alexandre Sinanian est psychologue clinicien et docteur en psychologie, exerçant en cabinet privé.

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Ce dossier est en accès conditionnel

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