Dossier

Le corps : un lieu de rencontre des affects, de la sensibilité et du social

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La scission du corps et de l’esprit dans une vision dualiste a été remise en cause par de nombreux intellectuels qui réhabilitent désormais le rôle du corps dans la construction identitaire et l’envisagent comme pétri par le monde social et intérieur des individus. Le corps, la sensibilité et les affects ne sont pas des états biologiques ou physiologiques, mais relèvent de constructions sociales évolutives dont les modes d’expression dépendent des normes et de l’organisation sociale dans son ensemble.

Le Carnet PSY

Dans 2024/33

1 La relation entre le corps, la sensibilité et les affects est une question centrale dans l’histoire de la philosophie et des sciences sociales. Depuis Descartes, le corps est séparé de l’esprit dans une vision dualiste qui domine désormais la pensée occidentale et qui conçoit le corps principalement comme un objet « inerte », subordonné à la raison. Cette scission a été remise en cause par de nombreux intellectuels qui réhabilitent désormais le rôle du corps dans la construction identitaire et l’envisagent comme pétri par le monde social et intérieur des individus.

2 Les trois auteurs proposés dans ce dossier convergent vers une redéfinition du rôle central du corps dans les processus de différenciation, de socialisation et de résistance. Le corps, la sensibilité et les affects ne sont pas des états biologiques ou physiologiques, mais relèvent de constructions sociales évolutives dont les modes d’expression dépendent des normes et de l’organisation sociale dans son ensemble.

3 Dans ce dossier, le psychanalyste Philippe Jeammet explore comment l’adolescent, pour se différencier et affirmer son identité, doit paradoxalement créer une distance avec ses semblables tout en restant dépendant d’eux. David Le Breton, quant à lui, montre que la transformation corporelle, particulièrement chez les personnes transgenres, sert à revendiquer une singularité dans un monde marqué par des normes sociales contraignantes. Ces modifications corporelles illustrent la quête de liberté face aux attentes du collectif. Enfin, Loïc Wacquant propose une approche incarnée de la sociologie où le corps (par des pratiques telles que la boxe), loin d’être un simple objet manipulé par l’esprit, agit aussi comme un support de l’identité sociale, inscrivant les expériences de domination et de marginalité dans les muscles, les gestes et les souffrances.

4 Ainsi, à travers ces trois approches, ce dossier interroge comment le corps, loin d’être un simple objet, devient un acteur central dans les processus sociaux.

Le corps comme refuge identitaire : entre différenciation et appartenance

Untitled, dessin des sœurs A. et L. Raven, artistes performatives hollandaises dont la collaboration artistique a débuté en 1999. Leur particularité est de s’être établies en tant que professionnelles et de s’être prises elles-mêmes comme principal objet de recherche, notamment lorsqu’elles abordent la question des troubles alimentaires (l’anorexie en particulier).

5 L’être humain est social, dépendant de ses semblables. Pour se construire et affirmer son identité, l’individu passe cependant par un processus de différenciation et d’autonomisation. Il doit donc, paradoxalement, créer une certaine rupture d’avec ses semblables. Mais en retour, cette nécessité de se différencier réactualise en permanence sa dépendance inévitable aux autres, à ceux avec qui il partage des similarités, à ceux avec qui il doit rester en lien, sans quoi il mettrait sa vie en péril.

6 Afin d’aborder ce mouvement de tension – pourtant vital – entre deux antagonismes inséparables, Philippe Jeammet construit son propos autour de la construction identitaire, puisque c’est là que s’exprime avec force le paradoxe inhérent de la vie humaine auquel nous devons tous nous adapter, celui du lien indissociable entre différenciation versus appartenance/assimilation et/ou entre dépendance versus autonomisation/indépendantisation. Altérité et identité sont intrinsèquement liées jusqu’au plus profond de la subjectivité individuelle.

7 Plus les moments de vie sont sensibles et difficiles pour l’individu, plus celui-ci est amené à pousser au paroxysme l’expression de sa différence, mettant ainsi à l’épreuve la force du lien d’avec ses semblables. L’« insécurité interne » rend vulnérable et mène à une négation plus ou moins radicale de l’autre afin de maintenir un sentiment d’identité malgré la tension et l’impossible séparation des couples « identité-altérité », « individu-groupe ». Il faudrait affirmer sa différence et sa particularité, mais pas trop quand même, afin de toujours pouvoir se reconnaître dans et être reconnu comme faisant partie de notre groupe d’appartenance. Cette tension contient aussi la nécessité paradoxale de « l’étayage sur la réalité externe pour éviter la désorganisation » (2014 : 695) déjà effective ou menaçant l’individu. Pour se rappeler désespérément à soi, l’individu insécure use souvent d’un moyen à proximité, accessible, qui lui appartient : « le recours aux sensations ». Ce n’est pas sans risque, car celles-ci peuvent parfois être destructrices (2014 : 702). Si l’individu vulnérable a facilement recours à des stratégies destructives paradoxalement pour survivre, c’est parce que dans la destruction, le but et le résultat sont « hors de toute contingence liée aux autres » (702) et donc perpétuellement assurés. C’est pourquoi dans nos sociétés actuelles, nous sommes facilement en proie à devenir anorexique ou alcoolique, etc., à se scarifier ou s’isoler et ainsi aller dans le sens de se concentrer sur soi, d’œuvrer pour maintenir son identité en vie, malheureusement donc en s’y attaquant, en se détruisant. Pour Jeammet, ces conduites ne sont pas volontaires, mais relèvent du fait que la part « tragique » de l’être humain est qu’il « peut avoir peur de ce qu’il désire le plus et faire le contraire de ce qui le rendrait heureux par peur du risque de déception » (2014 : 701).

8 L’ensemble de ces paradoxes s’explique par la particularité de l’humain d’être doté d’une « capacité réflexive » (2014 : 698), foyer d’élaboration du soi et des émotions. Source de toutes les tensions entre identité/altérité et indépendance/dépendance, la réflexivité est aussi ce qui nous fait ressentir, désirer et s’émouvoir ; elle est ce qui « contribue aussi aux charmes de la vie » (2014 : 700). Parfois, l’émotion est une réaction à une menace ou un danger faisant comprendre à l’individu qu’il doit revendiquer sa partie identité face à l’altérité. Ainsi se décline toute une liste de conduites potentiellement adoptées pour faire face et résister à la pression normative du collectif (2014 : 698). C’est ce qu’on peut désigner par le terme générique de « conduites à risque » (que l’on retrouvera chez Le Breton), notamment l’emprise.

Philippe Jeammet est psychanalyste, pédopsychiatre et professeur des universités. Il est aujourd’hui un incontournable lorsqu’il s’agit des troubles du comportement de l’enfant et l’adolescent, entre autres pour la compréhension de l’anorexie mentale. Auteur de nombreux ouvrages de référence en psychiatrie, il a été président de l’École des Parents et des Éducateurs, il fait aussi partie du comité scientifique de la revue Adolescence et est membre de la Société française de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent. Son dévouement pour la santé mentale des jeunes générations a ainsi guidé de façon non négligeable sa trajectoire de vie.

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Singularité corporelle et normes collectives : le corps comme revendication

Capture d’écran Instagram The Black Alien Project
Anthony Loffredo, né en 1988 à Montpellier, également connu sous le nom de « Black Alien », est un artiste français spécialisé dans la modification corporelle extrême. The Black Alien Project a pour objectif de transformer son corps pour ressembler à une créature extraterrestre. Cela l’a même amené à aller jusqu’à subir plusieurs amputations, comme la suppression de deux doigts pour que sa main ressemble à une griffe. Malgré les controverses autour de ses transformations, Loffredo se voit comme un artiste utilisant son corps comme support de son projet esthétique.

10 L’articulation entre le social et l’individuel est une des énigmes persistantes en sciences humaines. Il n’en reste pas moins que, comme le dit Le Breton, une des tendances qui marque nos sociétés contemporaines est la « singularisation » (2015 : 172) individuelle, la personnification. Et pour que celle-ci se fasse, qu’elle devienne remarquable, l’être humain doit utiliser son corps d’une façon ou d’une autre.

11 Ainsi le corps serait un accessoire de la présence au monde, un « dé-corps » à modeler (2015 : 172). Mais tant s’en faut, cette tendance à la singularisation ne s’aurait jamais s’émanciper de la présence déterminante du social, des alter ego : les individus qui créent leur propre « personnage », aussi singulier soit-il, sont insérés dans des relations et des interactions, ils respectent et mobilisent (par nécessité et obligation) des codes sociaux et des mœurs communes pour survivre. L’individualisme contemporain demande alors aux êtres humains d’aller toujours plus loin dans le processus de transformation de soi, d’être toujours plus inventifs (et invasifs) dans la particularisation de son corps. Le transgenre sert ici de phénomène exemplaire à l’auteur pour illustrer son propos. Pour les « genderqueers », le « genre n’est qu’un prétexte à reprendre par un individu qui n’est plus astreint à répéter des normes, mais à inventer des manières d’êtres qui lui soient propres » (2015 : 173). La transformation de soi repousse désormais à l’extrême limite la présence inéluctable des déterminations sociales, une logique de libéralisation des mœurs qui défie le sens du commun. La personnification du corps est ainsi un objet public et politique (de revendication) de son droit à la différence (2015 : 175). L’individu, pris dans nos sociétés, doit s’armer de son corps pour le brandir face à ses semblables afin de parfaire le précepte de l’individualisme actuel qui demande que l’on revendique son identité et sa singularité dans un environnement toujours plus impersonnel.

12 Mais, et c’est là-dessus que conclura l’auteur, l’obligation implicite d’être identifiable par corps – qui suppose une vraie « liberté des mœurs » – s’applique à l’individu de façon violente. Une violence souvent silencieuse, certes, mais « d’autant plus insidieuse qu’elle s’ignore » (2015 : 175). Devoir être toujours plus personnalisé dans un monde toujours plus impersonnel est une nécessité pourtant menacée d’innombrables sanctions sociales : stigmatisation, catégorisation, exclusion. Au fur et à mesure que les libertés d’usage du corps au profit de la singularité se pluralisent, le risque d’être mis au ban de la société s’accroît pour l’individu.

David Le Breton est socioanthropologue spécialiste du corps et de ses représentations. Après des études de psychopathologie, il obtient son doctorat en sociologie et est actuellement professeur à l’université de Strasbourg. Un des fils conducteurs de ses réflexions est celui des conduites à risque, sujet que l’on retrouve (au moins en filigrane) dans la plupart de ses ouvrages. Touchant des thématiques actuelles en lien avec le bien-être de tout un chacun, puisque se rattachant au corps, il est un auteur de référence pour tous ceux qui cherchent à comprendre ce qu’est la corporéité.

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Corps et résistance : pour une sociologie charnelle

Body and Soul, Crystal Pite, Ballet de l’Opéra national de Paris, 2022. (JULIEN BENHAMOU/ONP)

14 Dans cet article, Loïc Wacquant développe la sociologie charnelle, une méthodologie incarnée pour étudier l’action sociale. Cette approche émerge des recherches de l’auteur sur la boxe en tant qu’« art corporel plébéien », où il critique « une vision dualiste et désincarnée de l’agent, comme constitué d’un esprit actif monté sur un corps absent, inerte et imbécile ».

15 Wacquant propose de voir l’être humain d’une manière plus complexe et plus complète encore qu’un « animal symbolique », mais aussi comme un individu sensible, souffrant, doté d’un savoir-faire, sédimenté et situé (ce qu’il nomme les « Six S » de l’agent). En cohérence, il promeut un savoir pratique et incorporé, issu de l’expérience corporelle et des interactions concrètes de l’agent. Il soutient que l’ethnographie « énactive [1] », un travail de terrain immersif où le chercheur performe le phénomène étudié, est la meilleure voie pour capturer l’habitus – les schèmes cognitifs, conatifs [2] et cathectiques [3] – qui régule les comportements sociaux. Ce type de recherche nécessite courage et ténacité pour atteindre la compétence sociale, allant au-delà d’une simple saturation empirique.

16 Évidemment une telle ambition n’est pas toujours réalisable, mais selon Wacquant, il est toujours possible, à qui le veut vraiment, de s’en approcher : « Bien sûr, il n’est pas toujours facile et évident de monter et de jouer sur la scène sociale envisagée : devenir un membre actif prend généralement du temps, requiert des qualités spécifiques ou encore l’obtention de titres et certificats. Il se peut bien que vous ne possédiez pas le sang-froid nécessaire pour être policier ou la souplesse minimale pour être ballerine ; vous ne pouvez pas escompter devenir juge d’application des peines à courte échéance et il est heureux qu’on ne vous autorise pas à effectuer une chirurgie du cerveau dans un hôpital d’élite à seule fin de compréhension sociologique. Mais vous pourriez bien devenir machiniste pour le ballet, vous inscrire comme stagiaire volontaire dans un service de probation ou encore travailler comme aide-soignant en salle d’opération. Il y a toujours plusieurs portes et corridors qui conduisent sur “les lieux de l’action”. »

17 S’inspirant des réflexions de Bourdieu et Pascal, l’auteur insiste sur l’importance de saisir l’« esprit de finesse » qui anime la compétence sociale, un élément souvent négligé dans les rapports sociologiques traditionnels. La sociologie incarnée de Wacquant remet en question l’idée de l’agent comme étant exclusivement un simple manipulateur de symboles pour proposer une sociologie offrant une compréhension plus proche de l’action, où le corps, la passion et les souffrances jouent un rôle crucial.

Loïc Wacquant est un sociologue français, professeur à l’université de Californie, Berkeley. Influencé par Pierre Bourdieu, il s’intéresse à la marginalité urbaine en lien avec la question raciale. Il est connu pour son approche incarnée de la sociologie, qu’il a popularisée avec ses études comme Corps et âme : Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur (2000), basée sur son immersion dans un club de boxe à Chicago. Ses recherches ont été largement traduites et diffusées à travers le monde.

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