Historiquement chargée et souvent mal comprise, la perversion englobe une gamme étendue de comportements, allant des transgressions légères aux actes plus graves pouvant impliquer des conséquences fatales, soulignant ainsi le lien intrinsèque entre la mort et la sexualité. Ce dossier ancre le débat conceptuel sur des écrits psychanalytiques qui présentent les dynamiques inconscientes de l’individu pervers et permettent de saisir la perversion comme une stratégie humaine d’adaptation.
Dans 2024/11
1 À la croisée des chemins entre psychanalyse, psychiatrie légale et questions de société, la notion de perversion se présente comme un concept polymorphe et riche en nuances. À une époque où les normes sexuelles semblent de plus en plus floues entraînant un recours accru au juridisme pour délimiter les contours de ce qui est socialement acceptable, la perversion se trouve au centre d’un débat complexe.
2 Historiquement chargée et souvent mal comprise, la perversion englobe une gamme étendue de comportements, allant des transgressions légères aux actes plus graves pouvant impliquer des conséquences fatales, soulignant ainsi le lien intrinsèque entre la mort et la sexualité. Dans son ouvrage Trois essais sur la théorie sexuelle de 1905, Freud a jeté les bases d’une psychopathologie de la vie quotidienne fondée sur l’observation des variations de la sexualité, marquant une rupture avec la tradition sexologique de son temps qui se focalisait davantage sur les grandes aberrations.
3 La psychanalyse, en explorant les profondeurs de la sexualité humaine, met en lumière l’indépendance fondamentale entre la pulsion sexuelle et son objet, révélant une complexité et une plasticité qui distinguent nettement l’homme de l’animal. Cette approche dévoile la dimension fantasmatique et la contingence qui caractérisent la sexualité humaine, suggérant que les variations font partie intégrante de la psyché.
4 Depuis une cinquantaine d’années, on peut souligner que la perversion n’est plus « que sexuelle ». Ainsi, la notion de pervers narcissique développée initialement par Paul-Claude Racamier en 1986 [1], puis diffusée par Alberto Eiguer dans son ouvrage Le Pervers narcissique et son complice (1989) établit un lien entre la perversion et les problématiques dites « narcissiques ». Est entendu comme pervers tout comportement ayant pour fin l’exploitation, la manipulation ou le traitement de l’autre comme un objet, sans considération pour la souffrance infligée. Marie-France Hirigoyen, dans son livre très médiatisé Le Harcèlement moral : la violence perverse au quotidien (1998), a par la suite participé à populariser le terme en le liant à des comportements de harcèlement moral dans le domaine professionnel, insistant sur la destruction psychologique de la victime.
5 Cette extension des usages de la perversion s’accompagne d’une moindre clarté conceptuelle de la notion de perversion. Ce dossier vise à ancrer le débat conceptuel sur des écrits psychanalytiques en mettant en avant des articles d’auteurs qui se sont attachés à une compréhension profonde des dynamiques inconscientes de l’individu pervers et qui se sont efforcés par leurs travaux de dégager la perversion des jugements moraux pour mieux la saisir pour ce qu’elle est : une stratégie humaine d’adaptation.
6 L’article de Jérôme Englebert paru dans la revue Psychosomatique relationnelle en 2016 explore la notion de perversion en psychanalyse, mettant en évidence les limites du « pansexualisme freudien » qui, selon l’auteur, confine la compréhension du sujet pervers à sa dimension sexuelle. L’article critique la focalisation excessive sur la sexualité au détriment d’autres aspects psychologiques.
7 L’auteur fait, par la suite, la distinction entre une perversion qui est caractérisée par un acte (une perversion comportementale) comme le voyeurisme et la pédophilie, et un comportement qui traduit la répétition de conduites en forme de schémas indiquant un fonctionnement psychologie pervers. Cette distinction montre la complexité du diagnostic, soulignant que le comportement quotidien du sujet est aussi essentiel à la compréhension que l’acte pervers lui-même.
8 L’auteur détaille par la suite le comportement pervers : il le conceptualise comme un fonctionnement psychologique avec de grandes compétences relationnelles et une « hyperadaptation » sociale. Le sujet structurellement pervers présente un discours séducteur, une maîtrise du territoire relationnel qui l’entoure, une grande compétence à déterminer les saillantes de l’intégration sociale et surtout une compréhension intuitive et fulgurante de l’instant présent quand il est en interaction avec l’autre.
9 L’article introduit l’idée de « moments pervers », des instants où apparaît dans la structure narrative du récit un instant illogique tel un « hiatus temporel », qui seraient la fausse note dans une image bien maîtrisée du sujet pervers. L’auteur suggère que ces moments spécifiques et brefs, ces moments de folie et en dehors du contexte, révèlent une facette moins contrôlée du sujet pervers. Toute la spécificité du fonctionnement pervers serait donc de savoir concilier entre des extrêmes sur le continuum de l’adaptation, de « l’hyperadaptation » aux rares « moments pervers » très inadaptés.
10 Il conclut en affirmant qu’un acte isolé ne détermine pas un sujet pervers : c’est bien l’inscription de l’acte dans le cadre d’un répertoire comportemental qui permet bien de saisir la dynamique perverse sous-jacente.
12 Le « pansexualisme freudien » cité plus haut est au cœur d’un article paru dans la revue Cliniques méditerranéennes où Patrick Martin-Mattera, Alexandre Lévy et Mathilde Saïet commencent leur exposé en rappelant que la perversion découlerait d’un processus appelé « le démenti », durant lequel le clivage du moi permet d’investir le fétiche comme un phallus maternel non castré. L’accent est mis sur une définition de la perversion qui dépasse le cadre du fétiche pour englober des conditions sans lesquelles le fétiche ne serait pas synonyme de perversion.
13 Dans ce cadre, deux cas cliniques sont exposés. Le premier étant celui de Kal, « l’homme aux petites culottes », qui s’introduit par effraction chez sa voisine pour accéder à sa lingerie, en l’occurrence l’objet fétiche. Ce cas permet aux auteurs de mettre l’accent sur « la transgression » comme condition de la perversion. Dans le deuxième cas, ce qui est fétichisé chez Larry apparaît plus complexe que chez Kal, à savoir le statut interdit des femmes qui leur donne la qualité de fétiche. Leur allure de toute-puissance déclenche un désir qui laisse place à un dégoût dès qu’elles deviennent accessibles. Ceci permet à l’auteur d’introduire l’idée que, dans la perversion, la jouissance par l’intermédiaire du fétiche se fait aussi aux dépens de l’autre.
14 Les auteurs terminent leur exposé en concluant que la sexualité passe désormais par la condition du fétiche. Ils confirment que le fantasme chez le pervers prend place dans la réalité par l’intermédiaire du fétiche et avec une sexualité se faisant aux dépens de l’autre, par contraste avec le névrotique dont le fantasme est du domaine de l’imaginaire, ce qui n’empêche pas de nouer une relation saine entre un sujet et un objet.
16 Gérard Bonnet se distingue dans le champ de la psychanalyse par son approche approfondie et nuancée des thématiques complexes telles que la perversion. Formé à l’université Paris-Diderot, il a obtenu son doctorat en 1975 sous la direction de Jean Laplanche avec une thèse sur le voyeurisme et l’exhibitionnisme. Son parcours professionnel inclut un rôle significatif au sein de l’École freudienne de Paris jusqu’en 1980, et, par la suite, il a été membre puis membre honoraire de l’Association psychanalytique de France. Bonnet a fondé l’École de propédeutique à la connaissance de l’inconscient (EPCI) et a dirigé la collection « Psy pour tous » chez In Press, s’engageant vers une diffusion élargie de la psychanalyse. Ses publications explorent des sujets variés, de la psychopathologie à la criminalité, en mettant un accent particulier sur les manifestations de la perversion dans la société contemporaine. À travers ses travaux, il a toujours plaidé pour une compréhension élargie de la perversion, dépassant les interprétations traditionnelles et cherchant à révéler les nuances entre les comportements pervers ordinaires et ceux potentiellement destructeurs.
17 Dans l’article « À chacun sa perversion », publié en 2016 dans la Revue française de psychanalyse, Gérard Bonnet expose à la fois la diversité et la complexité des points de vue sur la « perversion », se basant sur l’analyse de diverses œuvres récentes sur le sujet. Il se montre critique d’une certaine tendance normative visant à associer la perversion au mal, présente également chez certains auteurs psychanalystes contemporains, « alors que la psychanalyse ne cesse de mettre l’accent sur l’ambivalence, et sur l’intrication des pulsions de vie et de mort qui s’articulent dans leur portée érotique ».
18 Il remarque d’ailleurs que ce double écueil – moralisation et diabolisation – n’est pas nouveau, s’appuyant pour cela sur les travaux de l’historienne des sciences Julie Mazaleigue-Labaste portant sur l’évolution du concept de perversion en France au XIXe siècle. Ainsi, les premiers cliniciens qui se sont intéressés à la notion de perversion ont dû s’extraire progressivement des jugements moraux ou religieux de leur époque, et ce non sans difficulté… tout comme nos contemporains.
19 Appelant à une approche plus équilibrée de ce concept visiblement polymorphe sans simplification ou diabolisation excessive, Gérard Bonnet souligne l’importance de l’ouverture et du dialogue entre les chercheurs pour avancer dans la compréhension de la perversion, ceci dans l’esprit de la démarche freudienne originelle.
Dans Psychosomatique relationnelle (2016/1 N° 6)
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