Il dit : « Mes traducteurs français m’ont littéralement inventé. Ils avaient beaucoup plus de talent que moi. » Mais il dit aussi : « L’éternité me guette. » Il dit : « Je hais le fascisme, le communisme, la violence des imbéciles » mais aussi : « J’ai personnellement dîné avec Pinochet. Nous avons trouvé plusieurs sujets de conversation. » Génie déroutant ou vieillard en déroute ? Pourquoi, à soixante-dix-huit ans, aveugle, hermétique et célébré comme l’un des quelques grands écrivains du siècle, l’Argentin Jorge-Luis Borges, de passage à Paris, prend-il la peine de jouer les provocateurs ? C’est une question que l’on se pose souvent, comme malgré soi, tout en se laissant gagner par le charme de ce Proust sans asthme qui trouve Baudelaire « de mauvais goût », Virgile « exquis », qui prétend « être exilé à droite », affirme : « J’ai toujours regretté de n’être pas juif », et commence cet entretien, en novembre 1977, par cette petite phrase, dite sur un ton d’infinie politesse : « J’adore les questions stupides. »(Fragile, tremblant, solennel comme un sage de l’ancienne Chine, Borges nous considère gravement :) « Alors, voulez-vous que je déclare n’importe quoi ? Il ne tient qu’à vous car j’adore les questions stupides. Demandez-moi donc comment, moi, Borges l’aveugle, je vois l’avenir du monde ou le destin de l’homme. Demandez-moi si l’audiovisuel annonce la mort de la littérature ou, mieux encore, si un jeune poète doit croire en Dieu. Sur de tels sujets, je suis capable, sans effort, de me hisser jusqu’aux sommets de l’inepte…