« Cela fait vingt ans que j’ai quitté la Suisse, ma patrie, et que je me suis installé chez toi, le Midi prospère de la Russie bénie. Tu m’as accueilli comme membre de la famille, en me proposant tout ce dont se servent tes propres enfants – les enfants de la grande et glorieuse terre russe. Crois-moi, je le sens très profondément et je dis devant le monde entier que nulle part je n’ai été aussi heureux qu’à ton abri hospitalier. »
Ainsi écrivait Charles Tardent, fils du fondateur de la colonie viticole suisse de Chabag en Bessarabie, dans la préface à son livre Vinogradarstvo i vinodelie [Viticulture et vinification] (1854). En 1822, une trentaine de vignerons de Lavaux sont partis des bords du Léman pour s’installer au bord d’un liman (qu’ils nomment parfois Léman dans leurs lettres), formé par l’embouchure du Dniestr, près de la mer Noire et de la ville d’Odessa, dans l’Empire russe.
Le littoral nord de la mer Noire était alors une région pluriethnique où la communauté des vignerons suisses voisinait les villages moldaves, russes, ukrainiens, ainsi que les populations d’autres groupes. La construction identitaire et les contacts entre divers groupes peuplant la Bessarabie pourraient être abordés sous plusieurs angles. Dans cette contribution, nous nous proposons de les traiter d’un point de vue particulier, en mettant au centre d’analyse les pratiques constituant la communauté et la raison d’être de son existence même : les pratiques vitivinicoles. On analysera, d’un côté, le discours autour de vitiviniculture produit par la communauté, et de l’autre, le vocabulaire du champ lexical viticole que la communauté employait…