Notes
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[1]
/ Archives généralices de l’Ordre des Prêcheurs (Rome), XIII, 30200, 2, Projet du futur Saint-Jacques, rédigé par le père Augustin Désobry, décembre 1945.
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[2]
/ Idem.
-
[3]
/ À ce titre la construction du couvent de la Tourette par Le Corbusier dans la Province de Lyon est exemplaire. C’est le manifeste de religieux qui entendent montrer qu’ils sont bien dans leur époque.
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[4]
/ Mortier, R.-P., La Liturgie dominicaine, vol. IX, Lille-Bruges, DDB, 1924, p. 75.
-
[5]
/ Elle sera portée dans l’Ordre jusqu’en 1958.
-
[6]
/ Archives de la Province dominicaine de France (désormais APDF), IV, Noviciat, 3, Règlement du noviciat simple de la Province de France, p. 13.
-
[7]
/ Gardey Bernard, La Foi hors les murs, grapillage de la Saint-Martin, Paris, Karthala, 2001, p. 93.
-
[8]
/ APDF, III, J, 28, Notes de la visite canonique du Saulchoir, Vincent Ducatillon, Provincial, 1956, p. 11.
-
[9]
/ Nous employons ce concept avec le sens qu’en donne Goffman : « Effort que doit faire l’individu pour surveiller et diriger les implications symboliques de ses actes lorsqu’il se trouve en présence d’un objet qui a pour lui une valeur particulière » (Goffman, 1974).
-
[10]
/ APDF, IV, Noviciat, 3, Règlement du noviciat simple de la Province de France, p. 7.
-
[11]
/ Article « Clôture », Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, Paris, Beauchesne, 1953, p. 979-1007.
-
[12]
/ Désormais les chiffres entre parenthèse renverrons systématiquement, sans que nous en fassions mention à chaque fois, aux Constitutions de l’Ordre : Constitutions de l’Ordre des Frères Prêcheurs à l’usage des Frères convers, Rome, Imprimerie polyglotte vaticane, 1933. L’édition de 1933 est la seule en français mais nous avons vérifié que tous les articles que nous citons sont toujours en vigueur dans les années cinquante.
-
[13]
/ APDF, III, J, 2, Couvent de Nancy, notes sur le travail fait à la bibliothèque depuis ma nomination (octobre 1947) par le frère H. Maréchal.
-
[14]
/ APDF, III, J, 16, 3, Clôture de la visite canonique du couvent du Saint-Sacrement par le RP Motte, 27-30 septembre 1945.
-
[15]
/ Gardey Bernard, op. cit., p. 97.
-
[16]
/ Ibid.
-
[17]
/ APDF, IV, 200, Règlement du noviciat, p. 7.
-
[18]
/ Leclercq Jean, Vie religieuse et vie contemplative, Paris, Lethieleux, 1969, p. 176.
-
[19]
/ Ibidem.
-
[20]
/ Gardey Bernard, La foi hors les murs, op. cit., p. 94.
-
[21]
/ APDF, III, J, 28, 3, Visite canonique du Saulchoir, décembre 1943.
-
[22]
/ APDF, IV, 200, Règlement du noviciat.
-
[23]
/ APDF, IV, 28, J, Dossier liturgie, lettre du père Tonneau, s. d.
-
[24]
/ APDF, III, L, Studentat, (1957-1963), La formation religieuse des étudiants au Saulchoir (1945-1946), rapport rédigé par Dominique Salman.
-
[25]
/ APDF, III, G, 43, allocution du T.R.P. Réginald Omez à l’ouverture du tractatus, Chapitre provincial de 1947.
-
[26]
/ APDF, III, G, 43, communication du T.R.P. Forestier aux pères du définitoire, 1947.
-
[27]
/ APDF, III, G, 43, communication du père Denys Forestier, chapitre provincial de 1947.
-
[28]
/ Chautard, Dom J.-B., L’âme de tout apostolat, Paris-Lyon, Tequi/Vitte, 1918.
-
[29]
/ Godin Henri, Daniel Yvan, La France, pays de mission ?, Paris, éd. de l’abeille, 1943.
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[30]
/ APDF, III, L, 259, Lettre du père Tonneau au Provincial, datée du 24 septembre 1943.
-
[31]
/ APDF, III, L, 49, lettre du père de Faulconnier au Provincial, datée du 10 juin 1956.
-
[32]
/ APDF, III, G, 47, g, 16, rapport de la commission provinciale de la vie régulière au Chapitre provincial du 22 juillet 1959, p. 2-3.
-
[33]
/ Ibidem, p. 12.
-
[34]
/ ADPF, III, G, 47, g, rapport de la commission des appels apostoliques, prologue : la conjoncture apostolique, p. 11. Seule de son coté, isolée de la Province, la communauté des prêtres-ouvriers d’Hellemmes conserve un mode de vie adaptée à la mission, mais elle est tolérée comme une exception qui confirme la Règle. Le soutien du cardinal Liénart aux prêtres-ouvriers dominicain a énormément contribué au maintien d’Hellemmes.
« Celui qui est soumis à un champ de visibilité, et qui le sait, reprend à son compte les contraintes du pouvoir ; il les fait jouer spontanément sur lui-même ; il inscrit en soi le rapport de pouvoir dans lequel il joue simultanément les deux rôles ; il devient le principe de son propre assujettissement. »
1 En 1946, le père Augustin Désobry écrit au Maître de l’Ordre des Prêcheurs son projet de fonder un nouveau couvent Saint-Jacques à Paris. Jusqu’alors le couvent est logé dans les bâtiments assez disparates d’une ancienne clinique, située entre la rue des Tanneries et celle de La Glacière dans le XIIIe arrondissement. Les lieux sont inadaptés et le prieur s’en plaint amèrement : « Ceux qui ont vécu des années dans cette ancienne clinique non transformée peuvent mesurer combien l’absence de cadre régulier minimum est un inconvénient à la fois pour la vie religieuse intérieure de chacun et pour le rayonnement extérieur du couvent. Il n’y a pas de cloître. L’Église est un hangar blanchi et n’a aucune allure. Et tout à l’avenant [1]. » Son projet est de restaurer le rayonnement de l’Ordre sur le monde universitaire. À cette fin, il veut bâtir un « beau » couvent dans le quartier latin dont la vocation sera d’être un « haut-lieu » de la foi. Selon lui, le cadre monastique et la liturgie des offices exerceront un « attrait puissant » sur les âmes des jeunes. Le maître de l’Ordre est enthousiasmé par cette idée et note en marge du document « j’applaudis de tout cœur à tout cela pourvu que le fait d’être un couvent et d’y avoir une vie régulière intense [souligné dans le texte], favorise un apostolat qui jaillisse de la contemplation [2] ».
2 Le couvent est pensé par ces dominicains comme un « haut-lieu », c’est-à-dire un espace érigé en lieu par sa transformation en manifestation exemplaire et naturalisée d’une norme (Micoud, 1991, p. 7). Et d’ailleurs, la comparaison entre les différents couvents permet d’objectiver la manière dont le rapport au monde et à la tradition est pensé au moment de leur construction [3]. Pour Augustin Désobry et le maître de l’Ordre, il existe un lien entre les formes architecturales du couvent, la formation de l’intériorité des religieux, et enfin la diffusion de l’information religieuse à l’extérieur de l’Ordre. Ce sens commun religieux partagé par la plupart des dominicains de la Province de France durant l’après-guerre introduit aux multiples enjeux qui s’articulent dans « l’appareillage symbolique » des institutions.
3 Les couvents peuvent être pensés comme des « façades » au sens qu’en donne Erving Goffman (1974). La façade peut être composée par un décor, une apparence personnelle et des manières d’être. Et le couvent est à la fois un décor avec son cloître et sa chapelle, une apparence personnelle que portent avec eux les religieux sous la forme du vêtement blanc et de la chape noire et enfin tout un ensemble de manières d’être et de pratiques ritualisées qui sont désignées sous le terme générique d’« observances régulières ».
4 Ce qui paraît stimulant dans l’invitation de Goffman à observer les « façades », c’est de découvrir à quel point les institutions fonctionnent à travers le déploiement de pratiques destinées à être observées. Les institutions s’objectivent à travers les manières codifiées d’apparaître qui s’imposent à leurs membres (Goffman, 1968). En s’y conformant, ces derniers différencient et autonomisent l’institution à laquelle ils appartiennent du reste de la société. Devenir membre, c’est donner corps à cette architecture de séparations qui fait l’institution (Lagroye, 2009). C’est apprendre à rendre cette appartenance reconnaissable en se conformant aux pratiques codifiées pour la manifester. L’institutionnalisation dépend donc toujours de la conformation à des façades instituées, que ce soient des rôles à prendre, des manières de faire et de dire, voire des lieux à habiter ou des objets à manipuler. Dans tous les cas, l’institution est un ensemble de liturgies singulières et codifiées à reproduire.
5 Erving Goffman n’a pas insisté sur toutes les implications de cette mise en scène – son concept est principalement descriptif – et c’est chez Michel Foucault qu’il faut chercher les enjeux de cette mise en visibilité dans des formes singulières. La scénarisation des pratiques a pour corollaire la création d’aperçus sur ces pratiques. Toute façade est finalisée en tant que technique de mise en visibilité. Et en ce sens, les façades sont également des techniques d’examen parce qu’elles définissent comment les membres d’une institution doivent être observés et doivent s’observer. Le point de vue qui est proposé objective une volonté de savoir et une volonté de pouvoir. Comme la situation d’enquête, comme l’hôpital, comme la prison, une façade est un dispositif institutionnel de « savoir/pouvoir », un ensemble de règles de véridiction qui configure à un moment donné et pour une activité particulière le partage du légitime et de l’illégitime et in fine le partage du vrai et du faux. Elles sont de ce fait des manifestations performatives d’un régime de vérité (Veyne, 2010 ; Leclerc, 2001). Les façades objectivent un dispositif de vérité dans la mesure où elles reposent sur un système de définitions qui circonscrivent le vrai, qu’elles légitiment et naturalisent à travers leurs formes et surtout qu’elles rendent observable dans les rôles, les pratiques et les objets qui les constituent.
6 Nous nous attacherons ici à analyser la façade conventuelle comme un dispositif de vérité. Notre hypothèse est que ce parti pris permet de mesurer toutes les incidences du couvent dans la reproduction et le contrôle de l’Ordre dominicain. Car si l’architecture conventuelle est une manifestation de la vie religieuse, elle est surtout un espace d’imposition d’un habitus d’un type d’homme spécifique à la fois vérifié et pouvant dire la vérité (I), par conséquent le couvent est constitutif de la norme de l’orthopraxie et de l’orthodoxie et est de ce fait un instrument de pouvoir car il sert à évaluer les religieux et à exclure les déviants (II).
OBJECTIVER LE FONCTIONNEMENT DE L’ORDRE CONVENTUEL
UN TERRITOIRE DE LA RÈGLE
7 Chaque détail de la vie religieuse est réglé et le religieux doit se conformer aux « observances régulières » : un ensemble de prescriptions pratiques à suivre pour devenir des religieux en vérité susceptibles d’accéder à la vérité religieuse. L’espace conventuel traduit en dispositifs de signes matériels ce qu’il faut faire pour se conformer à la Règle. Il territorialise son application. Comme l’écrit Michel de Certeau : « la prière organise ces espaces avec les gestes qui donnent à un lieu ses dimensions et à l’homme une “orientation” religieuse. Elle meuble cet espace d’objets mis à part, bénis et consacrés, qui épellent son silence et deviennent le langage de ses intentions » (de Certeau, 1987). Reste que les injonctions architecturales au silence, au travail ou à la prière n’ont d’autorité que pour celui qui sait les reconnaître. L’architecture conventuelle est donc, en tant que programme comportemental, à la fois agencement de l’espace et prescriptions de pratiques. Devenir un dominicain, c’est par conséquent apprendre à user du couvent en endossant les rôles qui y sont associés. L’apprentissage de ces formes conduit à s’observer et à être observé selon les canons qui circonscrivent les modalités d’accès à la vérité religieuse.
■ Une aliénation ascétique
8 L’entrée dans l’Ordre dominicain suit une gradation que l’on retrouve dans la plupart des Ordres religieux : une première année de probation qui est nommée le noviciat simple puis à son issue, après avoir prononcé des vœux temporaires, quatre années de noviciat profès aussi appelées studentat. Alors que le noviciat profès est marqué par les études nécessaires à l’intégration de « l’esprit de corps » dominicain, l’année de noviciat simple est principalement dévouée à la « prise de corps » des candidats à l’Ordre. Pendant un an, ils sont coupés du monde et aliénés de leur identité sociale antérieure. Le couvent est à la fois le cadre et l’instrument de cette année dont la finalité est d’imposer aux candidats un habitus contemplatif durable mais également de les sélectionner par rapport à leur docilité aux exigences de cette forme de vie ascétique.
9 La rentrée du noviciat a lieu en général en septembre lors de la fête de l’exaltation de la croix, symbole du caractère fructueux du renoncement à soi-même. Le postulant vient sans affaire personnelle, juste avec un manteau noir. Il donne sa montre, son rasoir et tous les effets qui lui restent en entrant au couvent. Cette pratique a plusieurs justifications. La première est que la cloche du couvent est désormais le seul repère temporel du novice. La seconde rappelle la communauté des biens entre les frères par une redistribution aléatoire des montres. Le cérémonial de la vestition qui ouvre l’année de noviciat en orchestre les manifestations performatives. Le novice en civil est allongé au sol, les bras en croix devant le Prieur assis sur sa chaire au chapitre ou dans le chœur. « Que demandez-vous ? » demande le prieur et le postulant répond : « la miséricorde de Dieu et la vôtre ». Il se relève et le prieur lui expose les obligations de la vie dominicaine. Libre de les accepter, le postulant doit promettre de les pratiquer. Le prieur doit lui rappeler que jusqu’à ses vœux, il demeure libre de partir et l’Ordre de le refuser. Le postulant doit répondre qu’il désire observer la Règle. Le prieur reprend : « Que le Seigneur qui a commencé l’œuvre, l’achève lui-même. » Le cantique du Veni Creator, invocation pour demander la venue du Saint-Esprit, est entonné par les frères et pendant ce temps le maître des novices revêt le postulant de l’habit de l’Ordre. Pour cette circonstance sont choisis des vêtements vieux et rapiécés pour que celui qui les reçoit n’en tire « aucune ombre de vanité [4] ». Il est important de bien noter que ce n’est pas le postulant qui s’habille mais il reçoit son habit. De la même manière sa ceinture lui est attachée, signe qu’il est attaché à ce qui ne dépend plus de lui, qu’il n’est plus maître de lui-même. À la fin de la cérémonie, le novice reçoit un nouveau prénom. En général dans les jours qui suivent, le novice est rasuré, c’est-à-dire que ses cheveux sont rasés à l’exception d’une couronne de cheveux de deux doigts d’épaisseur au-dessus de ses oreilles [5]. La rasure est signe de renoncement aux « superfluités du siècle », mais aussi symbole de la perfection que le religieux doit acquérir tout au long de sa vie.
10 L’entrée dans la vie religieuse se fait donc à travers une transformation des façades corporelles. La rasure, le vêtement et plus généralement tous les rites qui trament la vie conventuelle ordinaire sont des dispositifs dont les novices vont faire l’apprentissage sous la gouverne du Maître des novices en charge de leur formation. Ce dernier va au fil de ses conférences spirituelles et de ses conversations avec eux, leur inculquer les règles qui cadrent l’expérience de ces dispositifs comme une ascèse indispensable à l’accès à la vérité religieuse. À cette fin, le corps est traité comme un « pense bête » (Bourdieu, 1972, p. 196). Revêtu du vêtement blanc des dominicains, le corps des religieux est pris dans un dispositif d’institutionnalisation du rôle religieux. Comme les médailles portées au cou ou l’anneau des époux, le vêtement religieux est une technique mémorielle. À la manière d’un rite d’institution, son contact doit rappeler aux novices leur condition religieuse et susciter un surcroît de conformation à ses obligations. Il est ainsi à la fois un signe d’élection et d’appartenance à un corps consacré et un moyen ascétique de maîtrise de soi nécessaire à l’entrée dans la vérité religieuse. Son usage est performatif au point de devenir une seconde peau tant il suscite d’interactions. Par exemple, les frères dorment habillés. L’habit les protège de la tentation parce qu’il est une barrière à la fois symbolique et matérielle qu’un frère transgresserait ostensiblement en ayant des pratiques défendues – de masturbation par exemple. Et plus généralement le port du vêtement requalifie tout acte déviant comme une profanation de l’identité religieuse de celui qui le commet.
11 Le corps doit continuer à dire l’homme de Dieu au dehors du couvent ou de la chapelle. Un novice fait l’apprentissage qu’il doit se plier aux convenances ecclésiastiques pour être digne de ce qu’il doit être dans toutes les interactions ordinaires de sa vie. Selon le règlement du noviciat, les religieux doivent adopter un regard plein de « bonté », un front « serein », ne pas rechercher les odeurs agréables ni souffrir des désagréables. Ils veilleront à ce que leur visage et leur corps soient des signes éloquents de leur vie intérieure. En ajustant les usages de son corps et ses croyances, le religieux doit chercher à être un signe visible, un symbole vivant, une incarnation de principes spirituels et surnaturels :
« Il est vrai que la tenue qui convient aux religieux, aux prédicateurs est quelque chose qui ne se remplace pas. À elle seule, elle est déjà un sermon. Elle plaît aux fidèles, les attire, les dispose à l’action de la grâce et les convertit beaucoup mieux et plus sûrement que de longs discours [6]. »
13 Comme l’écrit Bernard Gardey dans ses mémoires, le succès de cette prise de corps se traduit par le sentiment de ne pas échapper au couvent, même quand on en est à l’extérieur [7]. Durant le noviciat, le couvent est un dispositif de subjectivation dont la nouvelle identité dominicaine du candidat sera le produit. Tout au long de la carrière religieuse, le couvent restera la plus sûre technologie de maintien des identités religieuses personnelles et de leur agrégation en un Ordre religieux organisé, cohérent et hiérarchisé, stable et identifiable.
■ Une matrice communautaire
14 L’architecture et l’ameublement du couvent sont aussi le support de l’imposition d’un ordre comportemental à la communauté des frères. C’est-à-dire une norme de la manière d’être ensemble, une mise en forme de l’entre-soi. Encore une fois, les dispositions architecturales reproduisent en pratique les règles dont elles sont le produit. Elles fonctionnent parce qu’elles assurent une fonction à laquelle les religieux ont été éduqués. L’ordre de préséance fixé dans les Constitutions est une de ces prescriptions qui informent l’espace conventuel. Il ordonne les religieux au chœur, au chapitre, au réfectoire, en procession. Il chasse l’initiative individuelle des lieux collectifs. Il ritualise l’ordinaire afin d’imposer en pratique un lien exclusivement formel entre les membres de la communauté.
15 Selon les préséances, la graduation entre frères dépend de quatre facteurs : le temps de profession ; l’ordre de cléricature ; le grade de formation théologique ; les charges institutionnelles. Dès que la cléricature, le grade ou la fonction ne peuvent plus distinguer deux frères, c’est le temps de profession qui les classe. En bas de l’échelle se trouvent les frères convers : ni clercs, ni formés, ils sont dévolus aux tâches manuelles. En haut de l’échelle, le maître général, les provinciaux, les prieurs, tous clercs. Dans l’intervalle, les différents grades théologiques, du bachelier au maître, et les charges intermédiaires.
16 La mise en ordre des frères par l’institution trouve son application dans la mise en scène de la communauté au réfectoire et au chœur. Le réfectoire, qui est le lieu du repas, est une vaste pièce, les tables y sont disposées le long des murs en forme de U. Il y a une longue table au centre. Les frères sont disposés d’un seul côté des tables, dos au mur, ils font face au centre de la pièce. Leur disposition suit un protocole rigoureux. Au centre du U sont placés le prieur et le sous-prieur, puis à partir d’eux les frères sont placés par rang de préséance. Aux extrémités des tables se trouvent les derniers convers non profès. En face du prieur à l’autre extrémité de la pièce, dénuée de table, se trouve une chaire pour le lecteur. Les pratiques de table sont réglées par un rituel fixé dans les Constitutions. Les frères rentrent dans le réfectoire et sortent en procession. Ils chantent au début du repas un bénédicité et à la fin du repas un chant de grâce. Le signal de la fin du repas est donné par le Prieur par un petit coup de marteau qui interrompt le lecteur. Les hôtes sont reçus sur la table du centre. Un frère peut aussi y manger comme sanction d’une faute grave. Il est alors humilié devant la communauté.
17 Le repas opère par la mise en ordre des corps une mise en forme symbolique de l’ordre conventuel. Les bancs du réfectoire comme les stalles du chœur disposent la communauté de manière hiérarchique et cela afin d’user de la hiérarchie à des fins spirituelles et symboliques. Par exemple, servir le prieur en dernier afin de manifester qu’il est le serviteur de tous. La disposition physique des frères est également un moyen de rappeler la finalité constitutive de leur communauté. Ils sont rangés côte à côte et non face à face, tous les regards orientés vers le centre de la pièce, ce qui empêche les échanges et dispose les frères dans l’isolement nécessaire pour les rendre réceptifs. Le réfectoire encadre la possibilité de sociabilités suscitées par la nécessité fonctionnelle du repas et les oriente de manière instrumentale vers les finalités religieuses. Car ils doivent manger en silence et écouter une lecture. Les Constitutions prescrivent la lecture de la Règle de saint Augustin toutes les semaines. En général un extrait en est lu à chaque repas ou toujours au même repas chaque jour. Les lectures peuvent aussi servir à informer les frères d’actes officiels du maître de l’Ordre, du pape ou d’une autre autorité. Enfin les Constitutions doivent être lues par extraits, intégralement, sans excéder la durée d’une année. L’irrespect de cette dernière règle peut devenir un signe du laxisme quant aux observances monastiques :
« La Règle de saint Augustin est sabotée, on l’a fourrée le samedi soir et l’achève rarement. Elle est tenue en tel oubli que pas une fois depuis 1945 je n’ai entendu une seule allusion à elle dans un Chapitre. On met bien plus d’un an à lire les constitutions, on les lit à la va-vite, “personne n’écoute”, on s’applique en commençant la lecture française [8]. »
19 Outre ces lectures imposées, une lecture spirituelle est choisie par le prieur pour le déjeuner, et une lecture plus profane pour le dîner, souvent un ouvrage d’histoire. Seule la récréation qui suit le repas pourra délier le corps en rendant leur pleine liberté d’expression aux mains et à la langue. Mais une salle est réservée à cet usage : la salle commune. Après le repas, les frères peuvent y boire un café en discutant. La liberté est circonscrite à un temps précis, une salle et le jardin, elle ne peut être pratiquée au-delà sans sanction. Le couvent est donc organisé par son architecture et ses fonctions pour stimuler en permanence la vie religieuse des frères. Cela ne relève pas du symbole mais d’une technique de façonnement d’une communauté dont le dessein est spirituel. L’espace territorialisé par la Règle met en forme les conduites et incite à des prises de rôles spécifiques qui façonnent une collectivité singulière : l’Ordre dominicain. Les façades orchestrent le collectif : elles le hiérarchisent, l’organisent et le font fonctionner.
■ Une médiation de Dieu
20 L’architecture conventuelle trame l’ordinaire du religieux d’une série ininterrompue de rites d’interaction [9] afin qu’il puisse attester en pratique, à chaque instant, qu’il est ce qu’il doit être. Le respect des formes (titre de frère, repas au réfectoire, liturgie au chœur) est un témoignage de respect et de reconnaissance à l’égard de l’institution car les formes sont ce qui la matérialisent et l’instituent (Bourdieu, 2001). Mais au-delà c’est le régime de vérité des pratiques religieuses sur lequel l’Ordre est institué qui est intégré par les novices, puis par les religieux tout au long de leur vie au sein des couvents (Goffman, 1974).
21 Dans l’Église catholique, le corps est un support privilégié de l’apprentissage de la docilité (Lagroye, 2009). Dans l’Ordre dominicain, les techniques de discipline du corps construisent la réalité sociale du corps religieux à travers une représentation du dualisme entre le corps et l’esprit, qu’elles ont pour finalité de dépasser. L’exercice de la discipline (une variété de martinet dont on se frappe le dos) au noviciat est à ce titre exemplaire de l’apprentissage que les postulants doivent faire de leurs corps pour devenir des religieux : ils doivent se détacher de lui en le maltraitant pour en faire un instrument qu’ils maîtrisent.
22 Le silence est également une technique corporelle ascétique qui vise entre autres à dominer sa langue pour en émanciper son esprit. Il est de règle au sein de l’espace conventuel. Le silence doit apprendre aux religieux que « l’homme se crée souvent des besoins imaginaires et qu’il est facile pour peu qu’on y prenne garde, de diminuer le nombre des permissions à demander : elle leur apprendra qu’on peut avec de la bonne volonté, réprimer les saillies de l’imagination et refouler les paroles oiseuses [10] ». Corollairement le silence leur impose une transformation spirituelle : les frères peuvent d’autant mieux se remplir de Dieu qu’ils se sont vidés du bruit des « passions ». À travers ces pratiques, les religieux objectivent leurs corps comme un instrument à leur service : ils ne sont plus un corps, ils ont un corps et ils le dominent.
23 On retrouve cette forme de dualisme entre la vérité et le monde dans l’organisation du couvent. L’espace de la vie religieuse est délimité par la clôture qui autonomise le couvent de la vie sociale (Goffman, 1968). La clôture est constituée par l’ensemble des lois ecclésiastiques qui limitent ou restreignent l’entrée des étrangers au couvent en délimitant un espace dont ils sont exclus ; à l’inverse les religieux ne doivent sortir de cet espace que dans certaines conditions et sous autorisation – cette règle est très stricte chez les bénédictins, très peu chez les dominicains qui ont vocation à aller prêcher la vérité religieuse [11]. La clôture construit un rapport antagoniste au monde en séparant les religieux de ce qui peut nuire à leur accès à la vérité. Dans les années d’après-guerre, c’est dans ce cadre que la vocation dominicaine est pensée et interprétée de manière dominante.
24 Une formule de Thomas d’Aquin est employée pour décrire cette vocation : « contempler pour ensuite livrer les fruits de sa contemplation ». Les modalités de cette contemplation sont définies dans les Constitutions : « l’étude et la prière » (134 § II) [12]. Plus encore, l’architecture conventuelle impose cette définition de la réalité pratique de la contemplation dans l’agencement de l’espace. La vie contemplative est structurée par la chapelle, les oratoires, le cloître, la bibliothèque et les cellules.
25 L’étude est primordiale dans l’Ordre dominicain. Les Constitutions font obligation aux frères d’y être assidus. L’impératif de l’étude est même plus important que celui des observances car des dérogations permettent d’échapper à ces dernières à cette fin. C’est une véritable ascèse, les religieux doivent chercher la vérité avec obstination. La bibliothèque est primordiale dans le couvent dominicain. Il ne peut y avoir de couvent sans bibliothèque. En outre, malgré le vœu de pauvreté, les frères peuvent avoir une bibliothèque personnelle dans la mesure où elle est ordonnée à leur ministère.
26 Parce qu’elle est indispensable au savoir théologique et religieux, la bibliothèque prend une importance spécifiquement religieuse. La désaffection de la bibliothèque ou le caractère trop « mondain » de certains abonnements sont dénoncés comme des signes inquiétant de l’état moral et intellectuel du couvent [13]. Les provinciaux, lors des visites canoniques, ne manquent pas d’inspecter la bibliothèque et les consignes d’achat qu’ils peuvent donner ont une forte connotation de direction spirituelle : « S’abonner aux revues utiles (Économie et Humanisme, Jeunesse de l’Église, Esprit...) [14]. »
27 L’étude se pratique le plus souvent de manière individuelle dans la cellule. La pièce est sobre, un petit bureau devant une fenêtre, une paillasse, un vestiaire, une bibliothèque et des instruments de dévotion : crucifix, images pieuses, etc. C’est là que les vérités religieuses se révèlent dans la conjonction de la spiritualité et du travail :
« Dans ma cellule glacée, du fin fond de moi jaillit la prière : “Comment vous connaître ? Apprenez-moi à vous connaître”. Et ce matin-là, des rapprochements s’opérèrent, des textes se mirent à me parler [15]. »
29 La prière rythme le temps conventuel. Chaque dominicain porte un rosaire à sa ceinture et peut donc prier par ce moyen à tout moment. Les lieux de la prière collective sont le chapitre, le réfectoire et bien sûr la chapelle conventuelle. C’est là que la communauté se réunit au moins cinq fois par jour pour chanter des psaumes. Ces temps de prière doivent rappeler au religieux son abandon à Dieu et recentrer sa conscience sur la contemplation. Comme le rappelle le père-maître Nicolas Rettenbach aux novices profès :
« La disposition matérielle de l’office dans la journée est de nature à promouvoir notre vie personnelle de prière. Car réparti comme il l’est dans la journée, il doit être l’occasion d’une reprise en Dieu, d’un retour ensemble vers Dieu en lequel nous nous retrouvons [16]. »
31 Par ailleurs, la messe conventuelle réunit les frères qui n’ont pas assisté aux messes privées le matin. En effet, avant que la pratique de la concélébration apparaisse à la fin des années 1950, chaque prêtre devait dire sa messe de manière silencieuse, « basse », le matin à un autel des chapelles latérales de l’église conventuelle ou dans la crypte.
32 Comme l’a montré Marcel Mauss, l’ascèse est structurée par une dialectique entre le positif et le négatif : les douleurs que l’individu s’afflige par la privation de propriété, de rapports sexuels, de famille ou de vie sociale, ont pour corollaire une amélioration de la religion collective et une augmentation de la vie intérieure (1968). À travers l’espace conventuel et les formes de rôles, d’entre-soi et de pratiques qui y sont associés, c’est la conception d’une vérité hors du monde qui se gagne par l’ascèse, la prière et l’étude, que les religieux intériorisent et reproduisent. Manquer aux formes c’est donc sortir du consensus de reconnaissance de l’autorité de l’institution et au-delà contester la vérité dont elle médiatrice. La surveillance permanente des bonnes formes et de la bonne tenue, des actes des frères, trouve là sa logique, sa légitimité et sa force.
UN DISPOSITIF DE VÉRIFICATION
33 Les formes de mise en visibilité auxquelles doivent se conformer les dominicains les font entrer dans une logique d’examen. L’examen est une technologie de production de savoirs (Foucault, 1975). Il crée des savoirs qui construisent l’individu en objet descriptible, analysable par rapport à une norme de référence. Il permet par conséquent à l’individu de se transformer dans le sens d’une intégration toujours plus grande à la norme par rapport à laquelle il s’examine. C’est dans les technologies d’examen que s’articulent les dispositifs de conformation et de subjectivation, de rectification des pratiques et des croyances : l’orthopraxie et l’orthodoxie. Dans l’institution dominicaine, la logique de l’examen est dédoublée par la distinction entre le for interne (ce qui relève de la conscience) et le for externe (les conduites visibles) : le for externe dépend de procédures d’examen hiérarchiques et collectives ; le for interne, de stimulations à l’auto-examen et de la confession. Malgré la distinction des modalités disciplinaires, les examens des observances et de la conscience reposent sur un fondement commun : la Règle. Comme à l’époque les exercices de la vie conventuelle sont considérés comme la voie exclusive de conformation à la Règle, les frères sont examinés par rapport à eux. Les couvents offrent à ceux qui dominent l’institution une ressource pour dénoncer les pratiques déviantes et garantir l’exclusivité de la conception de la vérité religieuse instituée dans la forme conventuelle.
■ Des gardiens réciproques
34 L’exercice de la discipline conventuelle garantie l’orthopraxie, elle-même gage d’orthodoxie. Au sein des couvents, le système disciplinaire fonctionne par une forme de micro mécanisme pénal (Foucault, 1975, p. 180). La discipline religieuse enferme tous les actes, y compris les plus ténus, dans un devoir de régularité. Au sein du couvent, chacun doit se conformer sous le regard de ses pairs à une règle connue de tous.
35 La discipline est exercée collectivement car la « charité fraternelle » qui doit unir les frères dans l’aide réciproque au perfectionnement personnel leur impose de se rappeler mutuellement à l’ordre en cas de transgression de la Règle. Comme il est écrit dans la Règle de saint Augustin : « soyez les gardiens réciproques » (art. 31). Ne pas corriger un fautif c’est lui vouloir du mal ou devenir son complice et par là menacer la communauté toute entière. Car c’est de la vigilance de chacun que dépend le bon ordre du tout. Ce rappel à l’ordre peut être immédiat par une attitude exemplaire qui rappelle la norme tout en indexant en creux la déviance : ainsi, s’ils sont interrogés sur un sujet inutile, qu’on les sollicite afin de rire ou que le silence est transgressé de manière illégitime, les religieux « exemplaires » ne répondront pas afin de marquer la déviance de celui qui n’a pas maîtrisé sa langue : « Une question inutile ne mérite d’autre réponse que le silence [17]. » Un regard, un geste, un froncement des sourcils ou un parfait mutisme peuvent ainsi devenir des moyens de la correction fraternelle.
36 De manière plus régulière et ritualisée, le Chapitre des coulpes est l’exercice collectif prévu pour sanctionner les écarts à la Règle. Une fois par semaine, la communauté conventuelle se réunit. Tous les frères assignés de plein droit au couvent doivent être présents. Le chapitre débute par une prière d’expiation et de pénitence (Ad te levaci, De profundis, Kyrie eleison), ensuite celui qui préside peut faire une exhortation où il invite les frères à faire un examen de conscience et à réformer leurs conduites. Puis les novices, les étudiants et les convers sortent. Alors ceux qui se sentent coupables doivent se prosterner, se lever et confesser leurs fautes (uniquement par rapport à la Règle). Tous les frères doivent le faire car toute personne qui cherche à progresser doit de mieux en mieux percevoir ses fautes. Cette « accusation de soi » est « un acte d’humilité accompli par l’homme qui se sait pécheur et un acte de pénitence du chrétien qui, dans sa vie consacrée à Dieu, veut travailler à sa conversion continue, permanente [18] ». Ensuite les frères peuvent faire des « proclamations », c’est-à-dire accuser un frère d’un manquement à la Règle. Cette « correction fraternelle » est l’occasion d’un acte de charité accompli par des religieux qui, vivant en commun, « se sentent tous responsables du bien spirituel de chacun d’eux et de l’ensemble qu’ils constituent tous [19] ». Un frère accusé ne peut pas à son tour accuser celui qui l’accuse. Celui qui préside le chapitre peut poser des questions supplémentaires et il donne ensuite les pénitences. Les proclamations sont à comprendre comme une technique de façonnement spirituel de la communauté. Elles mettent en avant une conception de l’amitié « surnaturelle » par opposition aux amitiés « naturelles » car elles permettent « l’édification » mutuelle des frères.
37 Reste que même au sein du couvent, il y a des espaces où les religieux échappent au panoptisme fraternel. Un frère ne pouvant qu’être seul dans sa cellule (pour éviter tout risque « d’amitiés particulières » (art. 611)), la surveillance fraternelle y perd son emprise sur les conduites. Il est cependant interdit de s’enfermer (art. 612 § I). La sacralisation de la cellule par un rite de bénédiction quand on en franchit le seuil a pour fonction de pallier cette liberté en stimulant l’autocontrôle. En effet, des bénitiers sont disposés dans les cellules comme à l’entrée des églises et il faut se signer en entrant et en sortant. Il s’agit bien de chasser la tentation de la cellule et de marquer par l’eau bénite l’emprise des devoirs d’observance sur la vie solitaire du frère [20]. Le vêtement, également, est là pour le lui rappeler.
38 Le couvent est l’espace qui rend les déviances apparentes. Les rappels à l’orthopraxie de l’usage du couvent dans les conclusions de visite canonique manifestent l’importance et la surveillance des interactions avec les lieux : « Veiller à la tenue religieuse ; faire dignement l’inclination à l’entrée du chœur ; ne pas assister aux offices de jour en pantoufle ; se tenir à table avec distinction et ne pas se servir immodérément [21]. » Le panoptisme fraternel doit stimuler la vigilance de la conscience du religieux, dans le sens de la maîtrise la plus complète des affects du corps et de l’âme à une fin religieuse (Foucault, 1975). Les interactions multiples entre les frères que configure l’espace conventuel (le rituel liturgique, l’architecture conventuelle, les horaires et les conduites coutumières), produisent une régulation efficace des pratiques (Foucault, 1975). C’est à ce titre que l’on peut écrire que le couvent est performatif : la conformation en pratique aux usages qu’il prescrit reproduit les normes qui le constituent. Devenir un bon dominicain suppose donc d’apprendre à user du couvent en se conformant aux finalités qu’il propose : le rappel à l’ordre est toujours un rappel à l’Ordre.
■ Un for interne sous examen
39 Dans l’institution dominicaine, l’observance régulière a moins pour finalité l’incorporation de normes en dispositions, que l’appropriation du corps par l’exercice de la discipline. L’habitude de la réflexivité doit primer sur l’incorporation de réflexes. Les religieux doivent se maîtriser afin d’être le plus présents possible à leurs actes religieux. C’est la finalité de l’ascèse : produire des êtres vérifiés, c’est-à-dire qui vivent en vérité ce qu’ils font, dont l’esprit coïncide avec les rationalisations religieuses instituées des pratiques auxquels ils se conforment. La discipline du for interne est nécessaire à cette fin. Elle est assurée par l’examen de conscience. Cet examen est bien sûr personnel et porte sur les canons de la pratique et des croyances définies par l’institution religieuse. Les questionnaires d’examen de conscience qui se trouvent dans les missels proposent ainsi au fidèle de s’examiner par rapport au décalogue ou aux péchés capitaux. L’institution dominicaine complète ces catégories de questionnement par les vœux prononcés par les religieux ainsi que la Règle et les Constitutions qu’ils se sont engagés à respecter. Parce que la Règle est règle de vie, leur vie ne vaut que conformément à la Règle. Dans l’ordre idéal, ce qui doit faire fonctionner l’institution c’est que chacun joue dans l’application de sa tâche conventuelle son Salut, ou du moins sa sainteté, c’est-à-dire la qualité de son rapport à Dieu. Si les modes de surveillance et de discipline collective susdécrits sont capitaux, le for interne, c’est-à-dire l’adhésion intime à la Règle par la volonté et la croyance ne l’est pas moins. C’est l’étroite confusion entre le fonctionnement de l’institution et l’économie de la grâce et du péché qui assure la pérennité de l’institué. C’est dans l’observance et la conformation qu’est la perfection de ce que le religieux doit être :
« 171. – § I. Les religieux, tous et chacun, supérieurs comme inférieurs, en vertu de leur profession religieuse, doivent non seulement observer fidèlement et intégralement les vœux qu’ils ont émis, mais encore conformer leur vie aux Règles et Constitutions de leur institut religieux propre, et ainsi tendre à la perfection de leur état. »
41 La règle de Salut, c’est le Salut par la Règle. Comme l’a écrit Bernard de Clairvaux : « Soyez en tout instant attentifs à garder votre règle, afin qu’en tout instant cette règle vous garde vous-mêmes. » Ce raisonnement est fréquemment énoncé par les Supérieurs de l’Ordre. Il était en usage dans certains couvents dominicains au XIXe de mettre la formule de profession entre les mains d’un frère décédé pour signifier qu’il devait être jugé sur le respect de son engagement. La conformité aux normes de l’institution est ainsi souvent utilisée comme indicateur de l’état de l’intériorité des frères. Ils doivent se regarder dans la Règle comme dans un « miroir » (art. 7) pour connaître leur vrai visage devant Dieu. La Règle comme « miroir » donne une grille d’autoévaluation aux frères. Elle leur permet de connaître leurs faiblesses de conformation, leurs « infidélités », afin de les amender et de se réformer. Les examens de conscience sont des exercices de production de connaissance de soi à partir de la Règle.
42 Par exemple, Le règlement du noviciat suggère aux frères de pratiquer tous les matins un examen particulier « de prévoyance ». Son but est de permettre aux frères de prévoir leurs fautes habituelles afin qu’ils puissent adopter les moyens nécessaire à leur évitement :
« La méthode de cet examen est très simple :
1) On implore à genoux, les lumières de l’Esprit-Saint, afin que par son secours on parvienne à se mieux connaître ;
2) On jette un regard général sur toutes les actions de la matinée, et on voit celles dans lesquelles on a failli ;
3) On s’examine ensuite sur une vertu ou un vice en particulier et principalement sur la passion dominante, écrivant même le nombre de ses fautes, et les comparant avec celles des jours précédents. Cette comparaison est très utile : elle encourage ou humilie selon qu’on a progressé ou non.
4) Enfin on termine par un acte de contrition et par une résolution ferme de s’amender pour le reste de la journée [22]. »
44 Cet exercice d’auto-examen est organisé par des rites spécifiques. Il y a bien sûr les temps de prière quotidiens, la confession hebdomadaire, les échanges avec le directeur spirituel ou plus exceptionnellement les retraites. Mais ces pratiques capitales et confidentielles sont difficilement connaissables faute de source.
45 Ce rapport surnaturel à l’institution contribue à créer des mentalités spécifiques caractérisées par le zèle et la rigueur. Comme l’a noté Erving Goffman, dans les institutions totalitaires le travail est réinterprété (1968). Il perd ses mobiles « mondains » : la rémunération, le prestige ou le profit. La Règle devient la mesure de tout. Le sens du devoir est construit par le devoir du sens que les frères doivent prêter à leurs moindres pratiques. C’est-à-dire de ne jamais vivre leur fonction sur un mode séculier. La fidélité au sens du devoir ne suffit pas pour autant, il faut que le sens qui légitime le devoir soit juste. C’est-à-dire que les frères fassent les bons actes pour de bonnes raisons, que les actions et leurs rationalisations soient bien assorties, correspondent véritablement. La liturgie est le lieu par excellence de cet effort de conformation de la pensée au sens porté par les pratiques. Au couvent du Saulchoir, le père Tonneau, constatant lors des complies que les frères s’agenouillent pour l’aspersion, s’indigne et écrit une lettre de protestation au Prieur [23]. En effet, cet agenouillement relève d’une confusion entre le rite de l’aspersion et le chant simultané du Salve regina. Normalement l’agenouillement doit marquer un respect plus fort lors de la prononciation du Salve, de la formule « Eia ergo » jusqu’à « Ostende ». Tout le monde se relève à « O clemens ». Or, les frères ne s’agenouillent plus au moment du « Eia ergo » mais au moment de l’aspersion. Cette perte du sens exact des pratiques sera solennellement rectifiée.
46 C’est la « sainteté » qui se joue dans l’application rigoureuse de la Règle ; dès lors le rappel au respect de maintes conduites minuscules, qui peuvent paraître triviales au profane mais trament l’ordinaire de la vie conventuelle, n’a d’autre objet réel que de rappeler que l’Au-delà se joue ici-bas, à chaque acte, et que par conséquent chaque détail devient un moyen de maîtrise de soi. Les multiples exercices conventuels permettent aux frères de s’amender, de tendre à réduire l’écart entre pratiques et rationalisations, de remettre leur volonté au diapason des finalités poursuivies par l’institution. Comme l’écrit encore Foucault, l’ascétisme et les disciplines de type monastique, « ont pour fonction d’assurer des renoncements plutôt que des majorations d’utilité » et « s’ils impliquent l’obéissance à autrui, ils ont pour fin principale une augmentation de la maîtrise de chacun sur son propre corps » (1975). Le Salut est personnel, la Règle indique la voie et donc s’écarter de la Règle, c’est risquer de se perdre aux deux sens du terme : devenir autre chose qu’un dominicain et encourir un jugement sévère de Dieu.
■ Une vérité qui ne s’impose pas toujours
47 Comme le note Paul Veyne, ce qui est réputé vrai se fait obéir (Veyne, 2010). Le couvent dominicain suscite respect et conformation tant qu’il semble vérifié que c’est le moyen de l’accès à la vérité. Or dès l’Après-guerre, pour une partie des jeunes religieux marqués par le renouvellement de la préoccupation et des pratiques missionnaires, cette légitimité n’a plus rien d’évident. Les controverses qui se développent alors objectivent une condition de félicité de l’ordre conventuel : la correspondance entre le discours contemplatif qui légitime le dispositif conventuel et les cadres cognitifs d’organisation de l’expérience des religieux (Goffman, 1991).
48 Dès les années 1940, des dominicains s’inquiètent du relâchement de la révérence dû aux normes de la vie conventuelle parmi les novices. En 1946 le père Salman écrit au supérieur provincial pour dénoncer l’incapacité des jeunes frères à se plier à l’ascèse de la vie régulière et par conséquent à entrer dans la vérité :
« Les études, la vie régulière, sont une ascèse subie avec une patiente vertu non exempte de scepticisme. La “vie” sera l’activité au dehors. Et toute la ferveur de leur attention est tournée vers cet aspect de leur vie, comme tout le prestige va aux frères qui y sont consacrés. [...] Ils n’ont aucune notion de ce que peut être un ministère doctrinal. Ils ne soupçonnent pas ce que peut être la possession d’une vérité, forte et bienfaisante pour les âmes à qui on la porte. D’où, notons-le en passant, une des causes de leur inquiétude. Se sentant faibles et dépourvus, n’ayant rien à dire, ils sont affligés d’un véritable complexe d’infériorité. Ils ne songent qu’à entrer “en contact”, à se plonger en “pleine masse”, à suivre le courant [24]. »
50 Au Chapitre provincial de 1947, le père Réginald Omez déclare, dans son allocution précédant l’élection du nouveau supérieur provincial, que l’identité de l’Ordre est mise en péril par les exigences de l’apostolat dans le monde contemporain :
« Il nous faut un chef qui nous donne la garantie que dans leur souci de s’adapter au maximum à ce qu’ils croient être les exigences d’un témoignage contemporain dominicain, nos Pères plus “modernes” ne vont pas s’aventurer en des initiatives ou des entreprises qui compromettraient des valeurs essentielles de notre vie dominicaine [25]. »
52 Une lettre du père Forestier précise ce que pourrait être cette compromission. Il dénonce l’opposition que les « pères jeunes » font entre leur vie conventuelle et la nécessité d’atteindre des « tranches sociales non évangélisées » :
« Leurs couvents, disent-ils, ne sont pas les milieux ardents, fraternels, nutritifs dont ils sentent le besoin. Ils se laissent tenter par des genres de vie où il leur semble qu’ils échapperaient mieux à ce qu’ils appellent “l’embourgeoisement” et qui leur permettraient d’atteindre des tranches sociales non évangélisées [26]. »
54 Il faut probablement voir là des références à un texte du père Jacques Screpel où la forme de vie conventuelle est dénoncée pour justifier la nécessité missionnaire des prêtres-ouvriers (Leprieur, 1989). Pour le père Forestier cette démarche est contraire à la vocation de l’Ordre qui est « la défense de la vérité », c’est-à-dire la recherche théologique : « réfléchir sur les événements et les doctrines du temps pour les juger, les éclairer, les orienter à la lumière de la foi et de la doctrine [27] ».
55 Ce conflit dont le couvent est l’objet est un conflit de génération au sens où l’entend Pierre Bourdieu, c’est-à-dire un conflit de modes de socialisation. En raison de cadres d’expérience différents, les jeunes dominicains ne partagent pas avec leurs aînés les mêmes conceptions du pensable, du naturel et du raisonnable qui conditionnent l’appréhension des attitudes religieuses qui peuvent être qualifiées de légitimes (Bourdieu, 1980, p. 104).
56 Les pères qui partagent la définition de la singularité conventuelle que donne le père Forestier ont une cinquantaine d’années et ont fait leur profession solennelle dans les années 1920. Tous ont été formés en Belgique au couvent d’études exilé au lieu-dit le Saulchoir près de Kaïn-la-Tombe. La vie liturgique y est réputée, les observances respectées et la séparation avec le monde extérieur y est radicale. Les frères y sont totalement dévoués à la prière et à l’étude. La vie conventuelle est alors en prolongement avec leur socialisation religieuse antérieure. L’Âme de tout apostolat, de Dom Chautard, est alors un des ouvrages de spiritualité les plus lu dans la jeunesse [28]. Il fait de la rupture avec le monde et de la contemplation les conditions de la vie chrétienne. La spiritualité des laïcs est alors très largement modelée sur celle des prêtres. Le pensable de cette génération s’est donc épanouie dans le possible configuré par le discours contemplatif. L’apprentissage de la vie religieuse dominicaine poursuit donc la socialisation catholique antérieure. Les religieux de cette génération partagent le sentiment d’être dans la vérité : là est d’ailleurs leur illusio. C’est-à-dire la croyance inconsciente qui légitime leur rôle et leurs pratiques, leurs habitus, et plus fondamentalement qui est constitutive de ce qu’ils sont.
57 Au contraire, les frères qui entrent dans l’Ordre à partir de 1940, et d’autant plus durant l’après-guerre, sont très marqués par le contexte de renouveau missionnaire. Ils partagent des difficultés à se soumettre à la formation dominicaine. Socialisés religieusement dans l’Action catholique ou le scoutisme, ils ont été éduqués à trouver dans une vie ordinaire de laïc les occasions d’une vie authentiquement chrétienne et missionnaire. Influencés par la spiritualité de Charles de Foucauld ou de Madeleine Delbrêl, ou par l’expérience de la guerre, ils estiment que le partage de la vie ordinaire des incroyants est la condition nécessaire au témoignage de la vie religieuse (Raison du Cleuziou, 2011b). Formés à se penser comme des militants catholiques, le sacerdoce apparaît à beaucoup d’entre eux comme une régression à un catholicisme abstrait et désengagé. Pour y pallier, le chanoine Masure cherche par exemple à restaurer l’intérêt pour le clergé en valorisant une spiritualité de l’action directement inspirée de l’Action catholique (Sevegrand, 2004).
58 Les normes sacerdotales sont d’ailleurs contestées à ce titre au sein du clergé. Le constat parallèle d’une déchristianisation de la France et de l’inadaptation des structures paroissiales dressé par les travaux du chanoine Boulard et par le livre retentissant France pays de mission, des pères Godin et Daniel [29], suscitent des innovations missionnaires importantes dont la Mission de Paris et les prêtres-ouvriers offrent des exemples (Cavalin, 2007 ; Suaud, 2004). Ces avant-gardes cléricales entreprennent d’évaluer la pertinence de leur mode de vie par rapport à un nouveau public : les classes populaires déchristianisées. En se pensant à travers ce nouveau regard porté sur eux, ces prêtres estiment que la façade sacerdotale instituée fait écran au témoignage de l’Évangile. La séparation d’avec le monde constitutive du sacerdoce – et a fortiori de la vie conventuelle – ne paraît plus une condition indiscutable de la vérité des pratiques religieuses. Les cadres d’expérience de la vie religieuse des novices socialisés dans ce contexte, sont donc en partie en contradiction avec ce que suppose la vie contemplative dominicaine.
59 En réaction, un certain nombre de religieux entreprennent d’imposer la vérité conventuelle qui ne s’impose plus. Ils vont employer un répertoire d’action exceptionnel afin de suppléer aux défaillances des régulations conventuelles. Les pères-maîtres en charge de la formation des jeunes religieux sont ainsi très étroitement surveillés et fréquemment dénoncés au supérieur provincial pour leur sollicitude à l’égard des jeunes. En 1943, le père Jean Tonneau dénonce ainsi les méthodes du père-maître Nicolas Rettenbach :
« Il n’est nullement attentif au fait que l’éducation des jeunes religieux s’est toujours faite, doit se faire, et devra toujours se faire dans le cadre conventuel. Ici, plus encore qu’ailleurs, c’est la vie régulière qui forme les jeunes à la vie régulière. Or, de plus en plus, le père-maître semble compter principalement sur les conditions de vie extra-conventuelles pour éduquer les jeunes religieux : ce sont pèlerinages, séjours à Fontenay, grandes promenades multipliées, séjours chez les bonnes sœurs [...] ; et surtout une orientation d’esprit, une préférence constante en faveur des méthodes dites modernes d’éducation qui peuvent avoir (et j’en doute d’ailleurs beaucoup) quelques avantages pour de jeunes séculiers, mais qui ne remplaceront jamais la pratique de la vie régulière [30]. »
61 Un certain nombre de dominicains écrivent des lettres au Provincial pour dénoncer le manque de respect des formes conventuelles. Il est présumable que certaines de ces lettres ont également été adressées à Rome. En janvier 1954, Pie XII décidera d’arrêter l’expérience des prêtres-ouvriers. En février l’Ordre dominicain sera sanctionné en raison de l’engagement de certain de ses religieux dans un questionnement jugé trop audacieux des formes instituées du sacerdoce et de la pastorale. Les trois supérieurs provinciaux français sont démissionnés. En 1955, le maître des novices Bernard Chevignard et le père-maître des étudiants Nicolas Rettenbach seront remplacés. Il leur est reproché d’avoir marginalisé l’importance de la conformation à la Règle dans la formation des novices. En 1956, le novicat sera déplacé du couvent Saint-Jacques de Paris au couvent Saint-Thomas d’Aquin de Lille. Le couvent septentrional est choisi en raison du caractère très observant de sa communauté. L’influence des pères du couvent parisien, très engagés dans le renouveau missionnaire, était jugée déstructurante pour les novices [31].
62 Par ailleurs, dans le contexte de retour à une rigoureuse orthopraxie sacerdotale qui suit l’arrêt des prêtres-ouvriers, le couvent est l’instrument privilégié d’imposition de la définition contemplative de la vérité religieuse aux jeunes générations qui y sont réticentes. Le couvent comme façade et dispositif qui crée des comportements observables a été à la fois la jauge de leur évaluation, l’instrument de leur contrôle et le programme de leur rectification. En 1959, une commission sur la vie régulière est formée pour réfléchir à l’attitude des jeunes. Composée par une majorité de religieux formés dans les années 1920 et 1930, sa conclusion est sévère. Parce qu’elles dérogent aux règles de la vie conventuelle, les actions des jeunes pères sont disqualifiées. Pas seulement en raison de leur modalité formelle novatrice, également parce qu’elles altèrent la vérité religieuse. Pour la commission, elles ne peuvent être authentiquement « apostolique », c’est-à-dire propices à la diffusion de la vérité religieuse :
« Pour être apôtre et pour l’être pleinement à la manière voulue par St Dominique, le Frère Prêcheur doit être un contemplatif, un fervent de la prière et de l’office choral, un observant de la discipline régulière, un frère de la vie commune [32]. »
64 Pour la commission, hors de la vie régulière, ce serait un « relâchement » et « une décadence [33] ». D’autres pères dénoncent « l’hérésie de l’action » qui oriente les jeunes. Parallèlement, une commission travaille sur l’apostolat et épaule ce rappel à l’ordre. Ainsi au sujet de la mission dans le monde ouvrier, la commission se félicite de l’abandon du mode d’insertion des prêtres-ouvriers et rappelle que le mode de vie séparé est nécessaire à la contemplation et donc à la force de la prédication [34]. Certains pères considèrent que si certains frères ne veulent pas revenir aux canons de la vie conventuelle, il faut les inciter à quitter l’Ordre et à rejoindre le clergé séculier plutôt qu’ils ne subvertissent sa vocation en y restant. Les années 1950 s’achèvent par un ferme rappel à l’orthopraxie et à l’orthodoxie.
CONCLUSION
65 Au regard de l’histoire de la Province dominicaine de France, un large régime de dispense a toujours permis à certains religieux d’échapper à l’intégralité des observances régulières. Au nom de l’étude, ou d’un apostolat spécifique en dehors d’un couvent, ils pouvaient en être exemptés. Mais l’exception confirmait la Règle, elle ne la marginalisait pas. Par ailleurs, ceux qui bénéficiaient des dispenses devaient porter le couvent avec eux, par le vêtement et l’attitude, et se plier à des observances aménagées comme lire le bréviaire. La vie conventuelle restait le cadre ordinaire de la vie religieuse et la fidélité aux observances était contrôlée. L’attention aux façades permet de bien l’objectiver car le couvent reste le dispositif d’évaluation des pratiques de l’ensemble des frères. Ses formes structurent la définition des conduites déviantes. Qu’une quinzaine de religieux adoptent un travail et vivent dans le monde restait une de ces exceptions tolérées au nom des nécessités missionnaires de l’heure. En 1954, lorsque l’expérience des prêtres-ouvriers sera arrêtée sur décision romaine, un nombre important de religieux, tout en déplorant le procédé, seront rassurés. Pour eux le respect des observances qui trament la vie conventuelle est la condition indispensable de la perpétuation de l’Ordre. Le couvent rendra alors leur domination possible et légitime. Les façades conventuelles constituent le paysage objectif qui permet aux novateurs d’être aperçus et dénoncés comme des déviants.
66 Le couvent produit la vie quotidienne dont il est le produit. C’est le produit réifié d’usages, une institution socialement construite qui s’impose comme une chose indépendante de toute construction sociale. Le couvent est une institution qui assigne des rôles et des fonctions, organise des savoirs et des techniques, produit des catégories d’hommes à part pour servir ses particularités. C’est quotidiennement, que les multiples rites qui trament la vie conventuelle suscitent de la part du dominicain, à la manière d’un rite d’institution, la réitération des pratiques qui construisent son rôle et font qu’il le tient bien. La virtuosité à se plier aux formes imposées le légitime en tant que dominicain authentique. La vie religieuse comme institution réifiée par les usages répétés qui la produisent en pratique, s’impose comme une réalité indépassable par l’intériorisation de son objectivation dans les structures cognitives des individus qui disposent des cadres d’expérience nécessaire pour en éprouver la vérité. Mais cette dernière condition n’est pas la moindre. L’institution conventuelle ne peut imposer la vérité dont elle porteuse sans le support de cadres congruents avec son message dans le for intérieur des religieux. Par défaut son imposition suscite des adaptations secondaires (Goffman, 1968) voire une résistance ouverte (Raison du Cleuziou, 2011b).
67 Dans l’Ordre dominicain les façades conventuelles nouent les diverses dimensions du processus d’institutionnalisation. Elles sont à la fois l’instrument de l’imposition de l’habitus dominicain et celui de leur « réglage » tout au long de la carrière des religieux. Elles sont également des techniques d’examen au cœur du processus de la subjectivation religieuse, c’est-à-dire de façonnement religieux du for interne. Enfin elles rendent les religieux observables et par conséquent comparables et évaluables, par leurs confrères ou leurs supérieurs. Mais au-delà, dans ces multiples dimensions, les façades instituent et naturalisent une conception de la vérité religieuse qui configure l’ensemble de l’Ordre. Les façades loin de représenter l’écorce superficielle de l’institution en sont la carapace structurante. Y prêter attention permet de rejoindre les intuitions de Foucault sur l’importance de l’observation dans les processus disciplinaires et sans doute y aurait-il en prolongement une histoire de l’éducation du regard dans les institutions à entreprendre.
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- RAISON DU CLEUZIOU Y., 2011a « Des fidélités paradoxales. Recomposition des appartenances et militantisme institutionnel dans une institution en crise », in : Lagroye J., Offerle M. (dir.), Sociologie de l’institution, Paris : Belin.
- RAISON DU CLEUZIOU Y., 2011b « Quand une génération en cache une autre. Différenciations générationnelles et mobilisations réformatrices dans la Province dominicaine de France autour de Mai 68 », Politix, no 96.
- SEVEGRAND M., 2004 Vers une Église sans prêtre : la crise du clergé séculier en France (1945-1978), Rennes : Presses universitaires de Rennes.
- SUAUD C., VIET-DEPAULE N., 2004 Prêtres et Ouvriers. Une double fidélité mise à l’épreuve 1944-1969, Paris : Karthala.
- VEYNE P., 2010 Foucault, sa pensée, sa personne, Paris : Albin Michel/Le livre de poche.
Notes
-
[1]
/ Archives généralices de l’Ordre des Prêcheurs (Rome), XIII, 30200, 2, Projet du futur Saint-Jacques, rédigé par le père Augustin Désobry, décembre 1945.
-
[2]
/ Idem.
-
[3]
/ À ce titre la construction du couvent de la Tourette par Le Corbusier dans la Province de Lyon est exemplaire. C’est le manifeste de religieux qui entendent montrer qu’ils sont bien dans leur époque.
-
[4]
/ Mortier, R.-P., La Liturgie dominicaine, vol. IX, Lille-Bruges, DDB, 1924, p. 75.
-
[5]
/ Elle sera portée dans l’Ordre jusqu’en 1958.
-
[6]
/ Archives de la Province dominicaine de France (désormais APDF), IV, Noviciat, 3, Règlement du noviciat simple de la Province de France, p. 13.
-
[7]
/ Gardey Bernard, La Foi hors les murs, grapillage de la Saint-Martin, Paris, Karthala, 2001, p. 93.
-
[8]
/ APDF, III, J, 28, Notes de la visite canonique du Saulchoir, Vincent Ducatillon, Provincial, 1956, p. 11.
-
[9]
/ Nous employons ce concept avec le sens qu’en donne Goffman : « Effort que doit faire l’individu pour surveiller et diriger les implications symboliques de ses actes lorsqu’il se trouve en présence d’un objet qui a pour lui une valeur particulière » (Goffman, 1974).
-
[10]
/ APDF, IV, Noviciat, 3, Règlement du noviciat simple de la Province de France, p. 7.
-
[11]
/ Article « Clôture », Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, Paris, Beauchesne, 1953, p. 979-1007.
-
[12]
/ Désormais les chiffres entre parenthèse renverrons systématiquement, sans que nous en fassions mention à chaque fois, aux Constitutions de l’Ordre : Constitutions de l’Ordre des Frères Prêcheurs à l’usage des Frères convers, Rome, Imprimerie polyglotte vaticane, 1933. L’édition de 1933 est la seule en français mais nous avons vérifié que tous les articles que nous citons sont toujours en vigueur dans les années cinquante.
-
[13]
/ APDF, III, J, 2, Couvent de Nancy, notes sur le travail fait à la bibliothèque depuis ma nomination (octobre 1947) par le frère H. Maréchal.
-
[14]
/ APDF, III, J, 16, 3, Clôture de la visite canonique du couvent du Saint-Sacrement par le RP Motte, 27-30 septembre 1945.
-
[15]
/ Gardey Bernard, op. cit., p. 97.
-
[16]
/ Ibid.
-
[17]
/ APDF, IV, 200, Règlement du noviciat, p. 7.
-
[18]
/ Leclercq Jean, Vie religieuse et vie contemplative, Paris, Lethieleux, 1969, p. 176.
-
[19]
/ Ibidem.
-
[20]
/ Gardey Bernard, La foi hors les murs, op. cit., p. 94.
-
[21]
/ APDF, III, J, 28, 3, Visite canonique du Saulchoir, décembre 1943.
-
[22]
/ APDF, IV, 200, Règlement du noviciat.
-
[23]
/ APDF, IV, 28, J, Dossier liturgie, lettre du père Tonneau, s. d.
-
[24]
/ APDF, III, L, Studentat, (1957-1963), La formation religieuse des étudiants au Saulchoir (1945-1946), rapport rédigé par Dominique Salman.
-
[25]
/ APDF, III, G, 43, allocution du T.R.P. Réginald Omez à l’ouverture du tractatus, Chapitre provincial de 1947.
-
[26]
/ APDF, III, G, 43, communication du T.R.P. Forestier aux pères du définitoire, 1947.
-
[27]
/ APDF, III, G, 43, communication du père Denys Forestier, chapitre provincial de 1947.
-
[28]
/ Chautard, Dom J.-B., L’âme de tout apostolat, Paris-Lyon, Tequi/Vitte, 1918.
-
[29]
/ Godin Henri, Daniel Yvan, La France, pays de mission ?, Paris, éd. de l’abeille, 1943.
-
[30]
/ APDF, III, L, 259, Lettre du père Tonneau au Provincial, datée du 24 septembre 1943.
-
[31]
/ APDF, III, L, 49, lettre du père de Faulconnier au Provincial, datée du 10 juin 1956.
-
[32]
/ APDF, III, G, 47, g, 16, rapport de la commission provinciale de la vie régulière au Chapitre provincial du 22 juillet 1959, p. 2-3.
-
[33]
/ Ibidem, p. 12.
-
[34]
/ ADPF, III, G, 47, g, rapport de la commission des appels apostoliques, prologue : la conjoncture apostolique, p. 11. Seule de son coté, isolée de la Province, la communauté des prêtres-ouvriers d’Hellemmes conserve un mode de vie adaptée à la mission, mais elle est tolérée comme une exception qui confirme la Règle. Le soutien du cardinal Liénart aux prêtres-ouvriers dominicain a énormément contribué au maintien d’Hellemmes.