Notes
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[1]
Crim., 19 juin 2013, n° 12-83.031, Bull. crim. n° 145 ; D. 2013. 1936, note G. Beaussonie ; JCP 2013, n° 37, p. 933, note S. Detraz ; RSC 2013. 813, chron. H. Matsopoulou ; RTD com. 2013. 600, obs. B. Bouloc ; Dr. soc. 2013. 1008, étude L. Saenko ; V. en ce sens, Crim. 3 mai 2018, n° 16-86.369.
-
[2]
V. nos obs., sous Crim. 19 juin 2013, RSC 2013. 818.
-
[3]
Crim. 20 oct. 2004, n° 03-86.201, Bull. crim. n° 248, D. 2005. 411, note B. de Lamy.
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[4]
Crim. 19 sept. 2007, n° 07-80.553, Dr. pénal 2007, comm. n° 156, note J.-H. Robert.
-
[5]
Crim. 13 sept. 2006, n° 05-84.111, Bull. crim. n° 220 ; RTD com. 2007. 249, obs. B. Bouloc.
-
[6]
Crim., 9 janv. 2008, n° 07-83.425, Dr. pénal 2008, comm. n° 50, note M. Véron ; D. 2008. 1573, obs. C. Mascala ; ibid. 2009. 123, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé et S. Mirabail ; RSC 2008. 595, obs. C. Mascala (fonds affectés à la rémunération d'un gérant et à l'achat d'un terrain).
-
[7]
Crim. 1er avr. 1968, JCP 1969, II, 15930, note B. Bouloc ; V. aussi : Crim. 20 juill. 2011, n° 10-81.726, Bull. crim. n° 158 ; Dr. pénal 2011, comm. n° 116, note M. Véron ; D. 2011. 2242, note J. Lasserre Capdeville ; RSC 2011. 832, obs. H. Matsopoulou ; RPDP 2011. 898, obs. Ph. Conte (appropriation indue par un établissement bancaire du solde créditeur des comptes clôturés d'office).
-
[8]
Crim. 10 avr. 2002, n° 01-81.282, Bull. crim. n° 86, Dr. pénal 2002, comm. n° 119, note M. Véron, JCP 2002, I, 188, n° 6.
-
[9]
Crim. 28 janv. 2004, n° 03-81.703, Bull. crim. n° 20.
-
[10]
A. Lepage, H. Matsopoulou, Droit pénal spécial, éd. PUF, coll. Thémis, 2015, n° 794.
-
[11]
Crim. 11 déc. 2013, n° 12-86.624, Bull. crim. n° 251, Dr. pénal 2014, comm. n° 19, note M. Véron ; Crim., 16 nov. 2005, n° 05-80.540, Bull. crim. n° 297 ; V. aussi : Crim. 13 oct. 1971, Bull. crim. n° 260 ; Crim. 23 janv. 1995, Dr. pénal 1995, comm. n° 119, note M. Véron.
-
[12]
Crim. 21 nov. 2018, n° 17-81.096 ; Bull. crim. n° 193.
-
[13]
V. sur cette loi : H. Robert, Une nouvelle étape normative dans le renforcement des moyens de lutte contre la criminalité d'argent - À propos de la loi du 6 décembre 2013, JCP 2014. 182 ; M. Segonds, Commentaire de la loi n° 2013-1117 du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière, Dr. pénal 2014, étude n° 3.
-
[14]
Rapp. Sénat, n° 738, par A. Anziani et V. Klès, 10 juill. 2013, p. 58.
-
[15]
Rapp. Ass. nat., n° 1348 et n° 1349, par Y. Galut, 11 sept. 2013, p. 23.
-
[16]
Circ. 23 janv. 2014, BO Justice, n° 2014-01, 31 janv. 2014, p. 6, JUSD1402112C.
-
[17]
Rapp. Ass. nat., n° 1348 et n° 1349, par Y. Galut, 11 sept. 2013, p. 24.
-
[18]
H. Robert, art. préc., JCP 2014. 182, n° 10.
-
[19]
V. Crim. 20 mars 2019, n° 17-85.664, Bull. crim. n° 59 ; RTD com. 2019. 516, obs. B. Bouloc ; en l'espèce, la Cour de cassation a censuré la décision d'une cour d'appel, en affirmant qu'« il lui appartenait, sans avoir à identifier et caractériser le délit d'origine, de rechercher si les conditions matérielles de l'opération de dissimulation des sommes en possession desquelles les prévenus [avaient] été trouvés, ne pouvaient avoir d'autre justification que de dissimuler leur origine illicite et permettaient donc de présumer, en l'absence de preuve contraire apportée par les prévenus, que ces fonds étaient le produit direct ou indirect d'un délit du code des douanes, seul délit visé à la prévention ».
-
[20]
Circ. 23 janv. 2014, BO Justice, n° 2014-01, 31 janv. 2014, p. 6.
-
[21]
V. not. : CEDH, 7 oct. 1988, aff. Salabiaku, n° 10519/83, RSC 1989. 167, obs. L. Pettiti, Rev. pénale suisse 1990, p. 29, obs. B. Bouloc ; CEDH, 25 sept. 1992, aff. n° 13.191/87, Pham Hoang, Série A, n° 243, JCP 1993, I, 3654, n° 15, obs. F. Sudre ; CEDH, 6 oct. 2011, aff. n° 50425/06, aff. Soros c/ France, Rev. sociétés 2012. 180, note H. Matsopoulou.
-
[22]
V. par ex., à propos de l'article 2 § 1er de la directive n° 2003/6/CE du 28 janvier 2003 sur les opérations d'initiés et les manipulations de marché : CJUE, 23 déc. 2009, n° C-45/08, Spector Photo Group NV c/ CBFA, D. 2010. 85, obs. A. Lienhard ; ibid. 1663, obs. C. Mascala ; Rev. sociétés 2010. 325, note P.-H. Conac ; RSC 2010. 156, obs. F. Stasiak ; RDBF 2010, n° 80, obs. Th. Bonneau, BJB 2010. 92, note S. Torck, RTDF 2010, n° 1, p. 126, obs. N. Rontchevsky.
1. Le détournement du temps de travail d'un salarié par un dirigeant social
1Crim. 16 janv. 2019, n° 17-81.136, Dr. pénal 2019, comm. n° 59, note Ph. Conte
2Dans la présente affaire, une société X..., qui avait pour objet la production et la multiplication de semences et plants potagers, avait conclu une convention avec une autre société Z..., qui possédait notamment des terres et du matériel spécifique, aux termes de laquelle la première société confiait à la seconde des bulbes d'oignons que cette dernière multipliait, puis facturait chaque année à la société X..., en fonction d'un tarif fixé à l'hectare. La même convention prévoyait, par ailleurs, qu'une salariée de la société X... assurait au bénéfice de la société Z... les travaux de comptabilité et de secrétariat, facturés sur la base d'un forfait trimestriel. Il est à noter que le dirigeant salarié de la société X... était l'unique associé de la société Z... ; en outre, il était dirigeant ou associé de trois autres personnes morales.
3Après avoir fait réaliser un audit interne, la société X... avait porté plainte pour abus de confiance contre son dirigeant. D'une part, elle lui reprochait d'avoir utilisé le temps de travail de la comptable salariée pour effectuer sans contrepartie des prestations indues au profit des sociétés dont il était dirigeant ou principal actionnaire. D'autre part, la société plaignante invoquait une surfacturation par la société Z... des bulbes livrés, par l'effet d'une majoration fictive des surfaces cultivées.
4Le dirigeant salarié de la société X... avait fait l'objet des poursuites pour le délit d'abus de confiance, tandis que les sociétés dont il était dirigeant ou associé étaient poursuivies pour recel de cette infraction. Saisi de ces faits, le tribunal correctionnel avait relaxé le prévenu du chef d'abus de confiance concernant l'utilisation du temps de travail de la salariée au profit de la société Z... et relaxé cette dernière pour le délit de recel sur ce seul point. En revanche, les juges correctionnels avaient déclaré le dirigeant coupable d'abus de confiance pour avoir détourné des fonds destinés à l'achat de bulbes d'oignons et pour avoir détourné le temps de travail de la comptable de la société X..., qui réalisait plusieurs prestations au profit des sociétés dans lesquelles ledit dirigeant avait des intérêts. Quant à ces dernières, elles avaient été déclarées coupables de recel d'abus de confiance.
5Les prévenus ayant interjeté appel contre cette décision, la juridiction du second degré avait confirmé les condamnations prononcées par le tribunal correctionnel. En particulier, pour déclarer le dirigeant salarié de la société X... coupable d'abus de confiance par détournement du temps de travail d'une salariée et les sociétés bénéficiaires coupables de recel d'abus de confiance, la cour d'appel avait énoncé que si le traitement des salaires de la société Z... « pouvait être inclus dans le forfait comptable facturé à la société X..., il n'en [était] pas de même pour les trois autres structures qui n'[avaient] fait l'objet d'aucune convention, ni même information à ce titre, la comptable indiquant en outre qu'elle était sous les ordres directs » du prévenu. Les juges du second degré avaient encore relevé qu'« en faisant réaliser des prestations administratives, comptables et sociales, sans convention, sans facturation et sans accord exprès » de la direction de la société X..., « mais au contraire à son insu, au profit des sociétés dans lesquelles il avait des intérêts », le dirigeant s'était « bien rendu coupable d'abus de confiance, et les personnes morales concernées de recel ». En se fondant donc sur ces différents éléments, la cour d'appel avait déclaré que « le fait, pour un cadre dirigeant salarié, de détourner le temps de travail d'un salarié de l'entreprise pour lui faire effectuer des travaux à des fins personnelles, ou au profit de sociétés dans lesquelles il a des intérêts, et au détriment de la personne morale qui est son employeur, constitue un abus de confiance ».
6Cette décision, qui a reçu l'approbation de la Haute juridiction, appelle certaines réflexions. On constate, tout d'abord, que les juges du fond admettent que le temps de travail puisse faire l'objet d'un détournement constitutif du délit d'abus de confiance. Une telle solution n'est pas sans rappeler celle adoptée par la Chambre criminelle, dans un arrêt du 19 juin 2013 [1], ayant affirmé que « l'utilisation, par un salarié, de son temps de travail à des fins autres que celles pour lesquelles il perçoit une rémunération de son employeur constitue un abus de confiance ». Certes, la situation envisagée par la décision précitée est bien différente de l'hypothèse qui nous intéresse ici, puisque l'auteur du détournement était le salarié et non le dirigeant social. Mais, malgré la différence de la qualité des auteurs, les deux solutions présentent un point commun, en admettant que le temps de travail puisse faire l'objet d'un détournement. Comme nous avons déjà eu l'occasion de le faire observer [2], on a du mal à comprendre comment le temps de travail peut faire l'objet d'une remise aussi bien de la part de l'employeur au salarié (arrêt du 19 juin 2013) que du salarié à l'employeur (arrêt ici commenté). Ces solutions, peu respectueuses de la règle à valeur constitutionnelle de l'interprétation stricte de la loi pénale, sont fort contestables et difficilement compréhensibles.
7Dans la situation envisagée par le présent arrêt, il aurait été plus logique de considérer que le délit d'abus de confiance avait été commis par détournement des fonds destinés à rémunérer la comptable de la société X... On rappellera que dans le passé, une telle solution avait la préférence de la Chambre criminelle qui sanctionnait, au titre du délit d'abus de confiance, des détournements de prestations de services fournis par des salariés, dès lors que de tels comportements s'analysaient comme des détournements de fonds. Ainsi, a-t-il été jugé que le fait, pour le directeur d'une association, d'employer des salariés de celle-ci, pendant leur temps de travail à des fins personnelles, s'analysait comme un détournement de fonds de l'association destinés à rémunérer des prestations ne devant être effectuées que dans son seul intérêt [3]. De même, s'est vu imputer le délit d'abus de confiance le président d'un OPHLM qui avait indûment utilisé une partie du personnel de cet office pour l'exercice de ses fonctions sénatoriales [4]. La Haute juridiction a estimé qu'en agissant ainsi, le prévenu avait détourné les fonds qui lui avaient été remis pour rémunérer les salariés de l'office. On peut également citer le cas d'un maire ayant affecté, en connaissance de cause, des agents municipaux à des tâches non conformes aux emplois prévus. Pour les juges répressifs, une telle affectation impliquait « le détournement de leur rémunération, opérée par prélèvement sur le budget de la commune » [5]. Dans toutes ces hypothèses, même si le détournement portait, en réalité, sur la force de travail des salariés, la jurisprudence ne retenait que le détournement de rémunérations qui est caractérisé par l'utilisation abusive de la force de travail.
8Il est vraiment regrettable que ces solutions soient abandonnées au profit d'une conception de l'acte de détournement peu rigoureuse (« détourner le temps de travail »), qui s'éloigne bien de la définition légale du délit d'abus de confiance.
9Ces réserves formulées, la cour d'appel avait, par ailleurs, déclaré le dirigeant salarié de la société X... coupable d'abus de confiance pour avoir détourné des fonds destinés à l'achat de bulbes d'oignons au moyen de fausses factures, tandis que la société Z... avait été reconnue coupable de recel d'abus de confiance. Pour ce faire, les juges du second degré avaient retenu que s'agissant de la surfacturation des oignons livrés par la société Z... à la société X..., les faits n'étaient pas contestés par le prévenu, qui ne pouvait à aucun titre justifier ses agissements par une compensation dont ni le principe, ni les montants, n'étaient établis. La juridiction du second degré avait même ajouté que « ces facturations constitu[ai]ent un habillage comptable de nature à tromper l'employeur et à préjudicier aux intérêts de la société X... ».
10Pour sa part, la Chambre criminelle a approuvé cette décision, en indiquant que « le fait, pour le dirigeant salarié d'une entreprise, de disposer des fonds de celle-ci, qui lui étaient seulement confiés dans le cadre de ses fonctions pour être utilisés conformément à l'intérêt de son employeur, afin de payer des marchandises à un prix excessif, au profit d'une autre société dont il était le dirigeant, en ayant recours à une fausse facturation, caractérise dans tous ses éléments le délit d'abus de confiance ». Il s'agit ici de la confirmation d'une jurisprudence constante, le détournement consistant à utiliser les fonds de la société à d'autres fins que celles pour lesquelles ils ont été remis. L'acte de détournement a donc pu être caractérisé dans l'hypothèse où le gérant d'une société civile immobilière avait utilisé les subventions accordées par le Conseil général à des fins étrangères à celles qui avaient été expressément stipulées dans les conventions [6]. On pourra encore citer le cas du banquier qui avait utilisé, pour son compte personnel, des sommes d'argent déposées par des clients, en vue d'une finalité précise [7].
11On remarquera que, par la présente décision, la Chambre criminelle a pris soin de souligner qu'il appartient à un dirigeant social d'utiliser les fonds qui lui sont confiés « conformément à l'intérêt de son employeur ». À vrai dire, une telle formule ne fait que rappeler la principale composante du délit d'abus de biens sociaux, à savoir l'acte contraire à l'intérêt social, si bien que la frontière entre les deux incriminations est peu étanche. On pourra relever que, par d'autres décisions antérieures, la Cour de cassation a retenu le détournement constitutif d'abus de confiance, en se référant à la non-conformité de l'acte accompli à l'« objet social » ou à « l'objet associationnel ». Ainsi, a été déclaré coupable d'abus de confiance le cogérant d'une société en nom collectif, qui avait fait prendre en charge par celle-ci des dépenses personnelles étrangères à son objet [8]. Il en était de même du président d'une association, ayant utilisé la trésorerie de celle-ci, qui exploitait une maison de retraite, pour assurer, sans contrepartie, le financement d'autres établissements qu'il contrôlait. Pour le déclarer coupable d'abus de confiance, les juges répressifs ont retenu que le prévenu avait disposé des fonds de l'association, « qui lui avaient été confiés dans le cadre de son mandat de président, à des fins étrangères à l'objet de cette association » [9].
12En définitive, dans la présente affaire, si le détournement des fonds destinés à l'achat de bulbes d'oignons tombait indiscutablement sous le coup de l'incrimination de l'article 314-1 du code pénal, l'arrêt ici commenté suscite de sérieuses réserves quant à la caractérisation du délit d'abus de confiance par détournement du temps de travail d'un salarié.
2. Recevabilité de la constitution de partie civile d'une société pour le délit d'abus de confiance commis par son salarié
13Crim. 20 mars 2019, n° 17-85.246, Bull. crim. n° 56 ; D. 2019. 1858, obs. C. Mascala
14En l'espèce, une société A... avait conclu avec une autre société B... une convention par laquelle elle s'était engagée à acheminer en différents sites de cette société des déchets de métaux de prix appartenant à cette dernière. Un chauffeur salarié de la société A..., en charge de ces convoyages, avait déchargé ces marchandises, environ une fois par semaine sur une période de plus de deux ans, sur le site d'une société de recyclage, à laquelle il les avait vendues.
15La société A... s'étant constituée partie civile pour le délit d'abus de confiance commis par son chauffeur, le tribunal correctionnel avait déclaré irrecevable cette constitution, au motif que la société intéressée n'était pas expressément visée dans l'ordonnance de renvoi comme victime de l'abus de confiance. Toutefois, ce jugement avait été infirmé par les juges du second degré qui avaient fait droit à l'argument invoqué par la société A..., selon lequel « la désignation des victimes dans l'acte de prévention n'est pas limitative et ne lie pas la juridiction de jugement ». Ainsi, la cour d'appel avait-elle déclaré recevable la constitution de partie civile de la société A... qui justifiait « d'un intérêt à agir d'ordre pécuniaire ».
16Cette décision avait fait l'objet d'un pourvoi en cassation de la part du chauffeur salarié, qui reprochait, notamment, à la cour d'appel de n'avoir pas précisé en quoi la société A... avait subi un préjudice personnel résultant directement des faits constitutifs des abus de confiance commis, si bien qu'elle avait privé sa décision de base légale.
17Néanmoins, un tel argument a été écarté par la Chambre criminelle qui a d'abord rappelé que « l'abus de confiance peut préjudicier et ouvrir droit à réparation, non seulement aux propriétaires, mais encore aux détenteurs et possesseurs des biens détournés, victimes d'un préjudice résultant directement de l'ensemble des éléments constitutifs de l'infraction ». Puis, la Haute juridiction a justifié la décision de la cour d'appel « qui a[vait] relevé l'existence d'une convention par laquelle la société, partie civile, était détentrice précaire, le temps de leur transport, des chutes de métaux, dont elle a[vait] été privée, et qu'elle a[avait] déclaré avoir remboursé à sa cliente ». Elle a enfin indiqué que la société intéressée « n'avait pas, à ce stade, à analyser davantage la nature du préjudice invoqué découlant de la poursuite ».
18Certes, la présente décision s'inscrit dans le sillage d'une jurisprudence constante qui admet, en matière d'abus de confiance, qu'en dehors de la victime de l'infraction, l'action civile puisse également être exercée par les propriétaires, possesseurs ou détenteurs des choses détournées [10]. Ainsi, une compagnie d'assurances peut-elle agir contre l'un de ses agents, ayant détourné des fonds remis par des clients de ladite compagnie en vue de souscrire à des placements financiers. Dans une telle hypothèse, l'assureur subit un préjudice direct, du fait de l'abus de confiance commis par son mandataire, qui a détourné les placements financiers dont il était détenteur et qu'il a dû rembourser à ses clients [11]. Récemment, il a encore été jugé que c'était à tort qu'une cour d'appel avait considéré le préjudice invoqué par une société et une association comme indirect en ce qu'il prenait sa source dans une relation contractuelle qui les unissait aux prévenus, « alors que l'existence d'une relation contractuelle entre l'auteur des faits et la partie civile n'est pas en elle-même de nature à exclure la recevabilité de la constitution de cette dernière » [12].
19Le présent arrêt confirme donc indirectement ce principe, en admettant qu'une société, détentrice précaire des chutes de métaux, subisse un préjudice direct des actes de détournement constitutifs d'un abus de confiance commis par son chauffeur salarié.
3. Présomption d'origine illicite des fonds
20Crim. 6 mars 2019, n° 18-81.059, Bull. crim. n° 52 ; D. 2019. 539 ; ibid. 1858, obs. C. Mascala
21Par le présent arrêt du 6 mars 2019, la Chambre criminelle a confirmé la décision d'une cour d'appel qui, pour déclarer une personne coupable de blanchiment, avait fait application de la présomption d'origine illicite des fonds, prévue par les dispositions de l'article 324-1-1 du code pénal pour les biens ou les revenus objet de l'une des opérations de blanchiment visées à l'alinéa 2 de l'article 324-1 du même code (opérations de placement, de dissimulation ou de conversion du produit direct ou indirect d'un crime ou d'un délit).
22On doit rappeler ici que l'article 324-1-1 du code pénal, dû à la loi n° 2013-1117 du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière (art. 8) [13], dispose que « pour l'application de l'article 324-1, les biens ou les revenus sont présumés être le produit direct ou indirect d'un crime ou d'un délit dès lors que les conditions matérielles, juridiques ou financières de l'opération de placement, de dissimulation ou de conversion ne peuvent avoir d'autre justification que de dissimuler l'origine ou le bénéficiaire effectif de ces biens ou revenus ».
23Lors des travaux préparatoires de la loi précitée, le texte adopté par l'Assemblée nationale en première lecture visait à étendre le champ d'application de l'incrimination, en prévoyant que le blanchiment serait également constitué par « le fait de dissimuler ou de déguiser, ou d'aider à dissimuler ou à déguiser, l'origine de biens ou de revenus dont la preuve n'a pas été apportée qu'ils ne sont pas illicites ». Cependant, une telle suggestion a été écartée par les sénateurs, qui ont estimé qu'« impliquant un renversement total de la charge de la preuve », la disposition proposée « obligerait toute personne à apporter la preuve de l'origine licite de biens ou de revenus, indépendamment de toute autre infraction sous-jacente » ; de plus et surtout, « mettant en cause la présomption d'innocence, la constitutionnalité de cette disposition [était] douteuse » [14].
24Le texte finalement retenu, inséré dans l'actuel article 324-1-1 du code pénal, ne modifie pas les éléments constitutifs de l'infraction de blanchiment, mais institue un renversement de la charge de la preuve, à l'exemple de ce qui est prévu dans d'autres domaines [15]. On rappellera que tel est aussi le cas de l'incrimination générale de non-justification de ressources (C. pén., art. 321-6) ou des délits spécifiques tendant à sanctionner des comportements analogues en matière de proxénétisme, d'exploitation de la mendicité et de terrorisme. Dans la continuité de ces textes, l'article 324-1-1 du code pénal a donc créé un nouveau renversement de la charge de la preuve, « dès lors que les conditions de réalisation d'une opération ne répondent à aucune justification économique ou patrimoniale » et qu'elles « ne peuvent s'expliquer autrement que par la volonté de dissimuler l'origine des biens ou des revenus » [16]. Ce dispositif permet alors, « dans l'hypothèse où les circuits financiers sont inutilement complexes ou sans rationalité économique », de renverser la charge de la preuve, en obligeant la personne mise en cause à justifier « de l'origine licite des sommes en jeu » [17]. En réalité, l'objectif de cette réforme était de sanctionner les auteurs de montages juridiques et financiers « dont la complexité n'est manifestement qu'un moyen d'éviter la traçabilité des flux et d'en dissimuler l'origine » [18].
25Ces précisions données, dans l'affaire ici commentée, un ressortissant allemand avait franchi la frontière entre la Suisse et la France, en indiquant ne transporter aucun titre, somme ou valeur. Contrôlé par les agents des douanes, l'intéressé avait été trouvé porteur d'une enveloppe contenant la somme de 49 500 €, composée essentiellement de coupures de 500 €.
26Au cours de la procédure, le ressortissant avait fourni des explications différentes sur l'origine des fonds découverts sur lui, précisant, notamment, qu'ils provenaient de la vente d'un bien immobilier appartenant à son ex-épouse, qui lui avait remis cette somme pour acquérir un camion. Mais, une telle version des faits avait été contestée par ladite épouse.
27Par ailleurs, les enquêteurs avaient été informés par les autorités allemandes que l'intéressé faisait l'objet d'une enquête du chef d'escroquerie aux prestations sociales d'un montant de 51 839,75 €.
28En s'appuyant sur l'ensemble de ces éléments, les juges du fond avaient été amenés à faire application de la présomption de l'article 324-1-1 du code pénal, en relevant, notamment, « les incohérences dans le récit fait par le prévenu de son voyage entre l'Allemagne et la France, l'absence de justification des raisons de celui-ci et l'importance de la somme non déclarée ». Ainsi, avaient-ils énoncé que « les conditions matérielles de l'opération de dissimulation de la somme de 49 500 € en possession de laquelle l'intéressé a[vait] été trouvé lors de son passage à la frontière entre la Suisse et la France ne [pouvaient] avoir d'autre justification que de dissimuler l'origine ou le bénéficiaire effectif de cette somme ».
29Un tel raisonnement a été approuvé par la Cour de cassation, qui a pris soin de souligner que les faits relevaient de l'« appréciation souveraine » de la juridiction du second degré.
30Mais, est-ce raisonnable de condamner une personne sur le seul fondement des présomptions ? Il faut bien reconnaître que la présomption instituée par l'article 324-1-1 du code pénal dispense le magistrat du parquet d'apporter la preuve de la connaissance, par l'auteur du blanchiment, de la nature de l'infraction d'origine ; cette connaissance est purement et simplement présumée [19].
31Lors des travaux préparatoires de la loi du 6 décembre 2013, il a été indiqué qu'il s'agit d'une présomption simple ; elle ne peut pas jouer lorsque « la personne mise en cause justifie de considérations juridiques, patrimoniales ou économiques permettant d'expliquer le montage » [20] auquel elle a eu recours.
32En d'autres termes, la présomption instituée en la matière pourra être écartée, si la personne poursuivie apporte la preuve contraire. Dans ces conditions, cette présomption ne méconnaît pas les exigences posées par la Convention et la Cour EDH. On rappellera, à cet égard, que les juges de Strasbourg réservent, malgré les impératifs imposés par l'article 6 §2 de la Convention consacrant le principe de la présomption d'innocence, une place au système des présomptions, dès lors que celles-ci sont « réfragables et que les droits de la défense sont assurés » [21]. Tel est également la position de la Cour de justice de l'Union européenne [22].
33Or, dans la présente affaire, on est amené à reconnaître que les critères européens ont été respectés. C'est qu'en effet, le prévenu avait la possibilité de justifier de l'origine de la somme d'argent dont il était porteur, en fournissant toutes les informations nécessaires quant aux conditions précises de son acquisition. Ses explications incohérentes sur l'origine des fonds litigieux, l'absence de justification des raisons de son voyage entre l'Allemagne et la France ainsi que l'importance de la somme dissimulée ont, à juste titre, conduit les juges répressifs à faire jouer la présomption de l'article 324-1-1 du code pénal.
Notes
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[1]
Crim., 19 juin 2013, n° 12-83.031, Bull. crim. n° 145 ; D. 2013. 1936, note G. Beaussonie ; JCP 2013, n° 37, p. 933, note S. Detraz ; RSC 2013. 813, chron. H. Matsopoulou ; RTD com. 2013. 600, obs. B. Bouloc ; Dr. soc. 2013. 1008, étude L. Saenko ; V. en ce sens, Crim. 3 mai 2018, n° 16-86.369.
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[2]
V. nos obs., sous Crim. 19 juin 2013, RSC 2013. 818.
-
[3]
Crim. 20 oct. 2004, n° 03-86.201, Bull. crim. n° 248, D. 2005. 411, note B. de Lamy.
-
[4]
Crim. 19 sept. 2007, n° 07-80.553, Dr. pénal 2007, comm. n° 156, note J.-H. Robert.
-
[5]
Crim. 13 sept. 2006, n° 05-84.111, Bull. crim. n° 220 ; RTD com. 2007. 249, obs. B. Bouloc.
-
[6]
Crim., 9 janv. 2008, n° 07-83.425, Dr. pénal 2008, comm. n° 50, note M. Véron ; D. 2008. 1573, obs. C. Mascala ; ibid. 2009. 123, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé et S. Mirabail ; RSC 2008. 595, obs. C. Mascala (fonds affectés à la rémunération d'un gérant et à l'achat d'un terrain).
-
[7]
Crim. 1er avr. 1968, JCP 1969, II, 15930, note B. Bouloc ; V. aussi : Crim. 20 juill. 2011, n° 10-81.726, Bull. crim. n° 158 ; Dr. pénal 2011, comm. n° 116, note M. Véron ; D. 2011. 2242, note J. Lasserre Capdeville ; RSC 2011. 832, obs. H. Matsopoulou ; RPDP 2011. 898, obs. Ph. Conte (appropriation indue par un établissement bancaire du solde créditeur des comptes clôturés d'office).
-
[8]
Crim. 10 avr. 2002, n° 01-81.282, Bull. crim. n° 86, Dr. pénal 2002, comm. n° 119, note M. Véron, JCP 2002, I, 188, n° 6.
-
[9]
Crim. 28 janv. 2004, n° 03-81.703, Bull. crim. n° 20.
-
[10]
A. Lepage, H. Matsopoulou, Droit pénal spécial, éd. PUF, coll. Thémis, 2015, n° 794.
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[11]
Crim. 11 déc. 2013, n° 12-86.624, Bull. crim. n° 251, Dr. pénal 2014, comm. n° 19, note M. Véron ; Crim., 16 nov. 2005, n° 05-80.540, Bull. crim. n° 297 ; V. aussi : Crim. 13 oct. 1971, Bull. crim. n° 260 ; Crim. 23 janv. 1995, Dr. pénal 1995, comm. n° 119, note M. Véron.
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[12]
Crim. 21 nov. 2018, n° 17-81.096 ; Bull. crim. n° 193.
-
[13]
V. sur cette loi : H. Robert, Une nouvelle étape normative dans le renforcement des moyens de lutte contre la criminalité d'argent - À propos de la loi du 6 décembre 2013, JCP 2014. 182 ; M. Segonds, Commentaire de la loi n° 2013-1117 du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière, Dr. pénal 2014, étude n° 3.
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[14]
Rapp. Sénat, n° 738, par A. Anziani et V. Klès, 10 juill. 2013, p. 58.
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[15]
Rapp. Ass. nat., n° 1348 et n° 1349, par Y. Galut, 11 sept. 2013, p. 23.
-
[16]
Circ. 23 janv. 2014, BO Justice, n° 2014-01, 31 janv. 2014, p. 6, JUSD1402112C.
-
[17]
Rapp. Ass. nat., n° 1348 et n° 1349, par Y. Galut, 11 sept. 2013, p. 24.
-
[18]
H. Robert, art. préc., JCP 2014. 182, n° 10.
-
[19]
V. Crim. 20 mars 2019, n° 17-85.664, Bull. crim. n° 59 ; RTD com. 2019. 516, obs. B. Bouloc ; en l'espèce, la Cour de cassation a censuré la décision d'une cour d'appel, en affirmant qu'« il lui appartenait, sans avoir à identifier et caractériser le délit d'origine, de rechercher si les conditions matérielles de l'opération de dissimulation des sommes en possession desquelles les prévenus [avaient] été trouvés, ne pouvaient avoir d'autre justification que de dissimuler leur origine illicite et permettaient donc de présumer, en l'absence de preuve contraire apportée par les prévenus, que ces fonds étaient le produit direct ou indirect d'un délit du code des douanes, seul délit visé à la prévention ».
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[20]
Circ. 23 janv. 2014, BO Justice, n° 2014-01, 31 janv. 2014, p. 6.
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[21]
V. not. : CEDH, 7 oct. 1988, aff. Salabiaku, n° 10519/83, RSC 1989. 167, obs. L. Pettiti, Rev. pénale suisse 1990, p. 29, obs. B. Bouloc ; CEDH, 25 sept. 1992, aff. n° 13.191/87, Pham Hoang, Série A, n° 243, JCP 1993, I, 3654, n° 15, obs. F. Sudre ; CEDH, 6 oct. 2011, aff. n° 50425/06, aff. Soros c/ France, Rev. sociétés 2012. 180, note H. Matsopoulou.
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[22]
V. par ex., à propos de l'article 2 § 1er de la directive n° 2003/6/CE du 28 janvier 2003 sur les opérations d'initiés et les manipulations de marché : CJUE, 23 déc. 2009, n° C-45/08, Spector Photo Group NV c/ CBFA, D. 2010. 85, obs. A. Lienhard ; ibid. 1663, obs. C. Mascala ; Rev. sociétés 2010. 325, note P.-H. Conac ; RSC 2010. 156, obs. F. Stasiak ; RDBF 2010, n° 80, obs. Th. Bonneau, BJB 2010. 92, note S. Torck, RTDF 2010, n° 1, p. 126, obs. N. Rontchevsky.