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Article de revue

Procédure pénale

Pages 605 à 615

Notes

  • [1]
    Texte de la lettre de mission confiée à J.-L. Nadal par le Garde des Sceaux le 2 juill. 2013.
  • [2]
    V. P. Roger, « Le gouvernement contraint d'abandonner la réforme du CSM », Le Monde, 5 juill. 2013.
  • [3]
    Texte de la lettre de mission de la commission Truche, 21 janv. 1997.
  • [4]
    J.-P. Jean, Le ministère public entre modèle jacobin et modèle européen, cette Revue 2005. 670.
  • [5]
    Lettre de mission à J.-L. Nadal, préc.
  • [6]
    J. Pradel, D. Guerin, Les relations entre le ministère public et le ministre de la Justice dans l'avant-projet de réforme de la procédure pénale, D. 2010. 660.
  • [7]
    V. parmi les très nombreux articles de presse consacrés à cette affaire, B. Olivier, J. Franck, « SOS au Népal pour Xavière Tiberi. L'État a tout tenté pour rapatrier d'urgence le procureur chargé de l'affaire », Libération, 13 nov. 1996.
  • [8]
    Lois des 4 janv. 1993 et 24 août 1993.
  • [9]
    V. sur cette évolution, J.-P. Jean, préc.
  • [10]
    Elisabeth Guigou en 1997 et Christiane Taubira dans une circulaire générale du 19 sept. 2012.
  • [11]
    L'étude d'impact de la loi du 25 juill. 2013 indique que le décompte de ces instructions est impossible, car elles ne sont pas rassemblées. Cette étude avance tout de même le chiffre d'une dizaine d'instructions par an.
  • [12]
    Ce projet n'a pas été adopté.
  • [13]
    Sur ce texte, V. J. Pradel, D. Guerin, préc.
  • [14]
    Comité de réflexion sur la justice pénale, Rapport remis le 1er sept. 2009 au Président de la République et au Premier ministre.
  • [15]
    Cet avant-projet ne fut jamais présenté au parlement.
  • [16]
    Commission Justice pénale et droits de l'homme « La mise en état des affaires pénales », 1990.
  • [17]
    Ibid., p. 131.
  • [18]
    M. L. Rassat, Rapport au Garde des Sceaux, 1996 et 1997.
  • [19]
    Ibid., p. 7.
  • [20]
    Rapport Delmas-Marty, p. 131.
  • [21]
    Rapport Rassat, p. 13.
  • [22]
    Instructions du 24 avr. et du 3 mai 2012 visées par l'étude d'impact.
  • [23]
    J.-P. Jean, préc. L'auteur cite l'affaire de la pollution à la dioxine.
  • [24]
    E. Bonis-Garçon, O. Décima, Grâce et disgrâce des instructions hiérarchiques. - À propos de la loi du 25 juillet 2013 relative aux attributions du garde des Sceaux et des magistrats du ministère public en matière de politique pénale et de mise en œuvre de l'action publique, JCP 2013. 955.
  • [25]
    Le Livre 1 s'intitule désormais : « De la conduite de la politique pénale, de l'exercice de l'action publique et de l'instruction » ; et son Titre 1 s'intitule : « Des autorités chargées de la conduite de la politique pénale, de l'action publique et de l'instruction ».
  • [26]
    La politique d'action publique est plus vaste que la politique pénale. Elle recouvre également l'action du parquet en matières civile, commerciale et sociale. V. Rapport Truche, préc., p. 28-29.
  • [27]
    Ces chiffres relèvent également de l'étude d'impact. 106 instructions en 2010, 111 en 2011 et 88 en 2012.
  • [28]
    Le rapport du procureur de la République est adressé au procureur général.
  • [29]
    Le rapport du procureur général est adressé au ministre de la Justice.
  • [30]
    Qui existe, en pratique, depuis 1999, V. Étude d'impact : « le premier rapport annuel de politique pénale a été publié en avril 2000, il portait sur l'année 1999 ».
  • [31]
    Pour la protection de la sûreté de l'État, de la sécurité publique, du secret de l'instruction.
  • [32]
    Michèle-Laure Rassat, Le ministère public entre son passé et son avenir, LGDJ, 1967 ; également, Rapport préc. p. 6.
  • [33]
    Cons. const., 2 mars 2004, n° 2004-492 DC, D. 2004. 2756, obs. B. de Lamy ; ibid. 956, chron. M. Dobkine ; ibid. 1387, chron. J.-E. Schoettl ; ibid. 2005. 1125, obs. V. Ogier-Bernaud et C. Severino ; cette Revue 2004. 725, obs. C. Lazerges ; ibid. 2005. 122, étude V. Bück ; RTD civ. 2005. 553, obs. R. Encinas de Munagorri, consid. 98.
  • [34]
    Cons. const. ,décis. n° 93-326 DC du 11 août 1993, consid. 5.
  • [35]
    Même décision et également, .Cons. const., 30 juill. 2010, n° 2010-14/22 QPC, AJDA 2010. 1556 ; D. 2010. 1928, entretien C. Charrière-Bournazel ; ibid. 1949, point de vue P. Cassia ; ibid. 2254, obs. J. Pradel ; ibid. 2696, entretien Y. Mayaud ; ibid. 2783, chron. J. Pradel ; ibid. 2011. 1713, obs. V. Bernaud et L. Gay ; AJ pénal 2010. 470, étude J.-B. Perrier ; Constitutions 2010. 571, obs. E. Daoud et E. Mercinier ; ibid. 2011. 58, obs. S. De La Rosa ; cette Revue 2011. 139, obs. A. Giudicelli ; ibid. 165, obs. B. de Lamy ; ibid. 193, chron. C. Lazerges ; RTD civ. 2010. 513, obs. P. Puig ; ibid. 517, obs. P. Puig, consid. 26.
  • [36]
    CEDH, 10 juill. 2008 et 29 mars 2010, n° 3394/03, Medvedyev c/ France, AJDA 2010. 648 ; D. 2010. 1386, obs. S. Lavric, note J.-F. Renucci ; ibid. 952, entretien P. Spinosi ; ibid. 970, point de vue D. Rebut ; ibid. 1390, note P. Hennion-Jacquet ; RFDA 2011. 987, chron. H. Labayle et F. Sudre ; cette Revue 2010. 685, obs. J.-P. Marguénaud.
  • [37]
    CEDH, 23 nov. 2010, n° 37104/06, Moulin c/ France, AJDA 2011. 889, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2011. 338, obs. S. Lavric, note J. Pradel ; ibid. 2010. 2761, édito. F. Rome ; ibid. 2011. 26, point de vue F. Fourment ; ibid. 277, note J.-F. Renucci ; RFDA 2011. 987, chron. H. Labayle et F. Sudre ; cette Revue 2011. 208, obs. D. Roets. La littérature sur ces différents arrêts est volumineuse. À titre de repère, on citera seulement deux textes : A. Giudicelli, Le ministère public n'est pas une autorité judiciaire au sens de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme : quelles conséquences sur le contrôle de la garde à vue ?, cette Revue 2011. 142 et E. Vergès, La transformation du modèle français de la garde à vue : étude d'un exemple d'acculturation de la procédure pénale, RDPD 2010. 865.
  • [38]
    Crim., 15 déc. 2010, n° 10-83.674, D. 2011. 338, obs. S. Lavric, note J. Pradel ; cette Revue 2011. 142, obs. A. Giudicelli.
  • [39]
    Telle est l'intention manifestée par la ministre de la Justice dans son communiqué de presse du 17 juill. 2013.
  • [40]
    E. Bonis-Garçon, O. Décima, préc.
  • [41]
    J.-Y. Le Bouillonnec, Rapport au nom de la commission des lois, n° 1047, 21 mai 2013. L'expression a toutefois été réduite à l'impartialité.

Politique pénale et action publique : la difficile conciliation du modèle français de ministère public et des standards européens

1À propos de la loi n° 2013-669 du 25 juillet 2013 relative aux attributions du garde des Sceaux et des magistrats du ministère public en matière de politique pénale et de mise en œuvre de l'action publique et des réformes connexes

2Le Ministère public est un corps de magistrats au cœur des grands bouleversements que connaît la procédure pénale, depuis plusieurs années. D'un côté, ses fonctions se sont étendues. Conçu d'abord comme un organe répressif, d'exercice des poursuites et de l'application des peines, le ministère public s'est vu attribuer, plus récemment, des missions de prévention. D'un autre côté, la structuration hiérarchique du parquet et le statut des magistrats qui le composent, affaiblit sa position au regard des standards européens. Cette position n'est pas conforme au contrôle exercé par le ministère public sur les libertés individuelles durant l'enquête pénale. Dans un tel contexte, le garde des Sceaux a entrepris un vaste chantier pour réformer le statut, l'organisation et les missions du ministère public, la mise en œuvre de la politique pénale et sa coordination avec l'action publique, enfin, les relations entre le garde des Sceaux et les magistrats du parquet placés sous son autorité. Ce chantier est immense. Il traite de questions politiques sensibles, mais également de thèmes plus technocratiques. Il nécessite la consultation d'un corps de magistrats très organisé, mais encore l'adhésion des deux majorités parlementaire et constitutionnelle. Il se décline en trois réformes : une réforme constitutionnelle du Conseil supérieur de la magistrature, une réforme législative des instructions individuelles, et une réforme plus générale de la « conduite de la déclinaison de la politique pénale, la direction de la police judiciaire, la redéfinition des champs de compétence du parquet ainsi que son organisation » [1].

Échecs, succès et chantiers en cours

3L'ambition du projet est à la hauteur des écueils déjà rencontrés par le Garde des Sceaux dans la mise en œuvre des premières réformes. Le premier obstacle de taille a tenu en échec le projet de loi constitutionnelle portant réforme du Conseil supérieur de la magistrature présenté par le Garde des Sceaux le 13 mars 2013. Ce projet, adopté en première lecture par l'Assemblée nationale, a été retiré de l'ordre du jour du parlement à l'issu d'un blocage politicien au Sénat. Le gouvernement, victime d'une alliance entre groupes parlementaires de droite et de centre-gauche, a compris qu'il n'obtiendrait pas la majorité qualifiée nécessaire à l'adoption du projet de loi en congrès [2]. À ce jour, le ministère de la Justice considère que l'échec est temporaire, et seul l'avenir dira si une réforme constitutionnelle du CSM est envisageable. En réalité, une telle réforme avait déjà échoué par le passé, bloquée par un Président de la République qui l'avait pourtant suscitée. En effet, en 1997, époque de cohabitation, le Président Jacques Chirac avait nommé une commission de réflexion sur la justice, présidée par Pierre Truche. La mission de cette commission était, notamment, d'examiner « avec la plus grande attention et sans préjugé » l'hypothèse d'une « coupure radicale entre le ministre de la Justice et le parquet » [3]. La commission fît des propositions pour accroître l'indépendance du ministère public. Un projet de loi constitutionnelle fut déposé par le gouvernement Jospin et adopté par les deux assemblées. Ce projet prévoyait que les magistrats du parquet soient nommés sur avis conforme du CSM. Il fut pourtant bloqué par le président de la République qui refusa de le soumettre au congrès [4]. L'histoire montre ainsi que la réforme du CSM concernant les magistrats du parquet est tributaire de jeux politiques complexes, et que la majorité des trois cinquièmes indispensable à l'adoption d'une loi constitutionnelle risque de bloquer durablement toute réforme à ce sujet.

4Le deuxième volet de la réforme du ministère public concerne la suppression des instructions individuelles. C'est l'un des objectifs de la loi n° 2013-669 du 25 juillet 2013 qui fait l'objet de notre commentaire. Il s'agit du volet le plus court et le plus rapide de la réforme. Il a fait l'objet d'un consensus au parlement et deux navettes ont suffi à son adoption, sans qu'une commission paritaire soit mise en place. C'est le premier succès du gouvernement actuel dans le domaine de la procédure pénale. C'est aussi le projet le plus modeste, bien qu'il ait donné lieu, par le passé, à plusieurs controverses.

5 Enfin, le troisième volet de la réforme concerne, de façon plus générale la réforme du parquet et de la politique pénale. Il porte sur des thèmes aussi divers que l'organisation interne du parquet, la redéfinition de ses compétences, la direction de la police judiciaire et la déclinaison de la politique pénale. L'ensemble de ces questions doit être abordé dans une optique générale de « modernisation de l'action publique » [5]. La commission Nadal doit rendre un rapport fin novembre 2013 et les réformes consécutives doivent être présentées au début de l'année 2014.

La réforme des instructions individuelles dans son contexte historique

6La question des instructions individuelles délivrées par le Garde des Sceaux aux magistrats du parquet est symptomatique des relations complexes entre le ministère public et son autorité de tutelle, le ministre de la Justice. La subordination du ministère public est une règle assez récente, malgré les apparences. Des auteurs rappellent ainsi que cette subordination date du code de procédure pénale de 1958. Sous l'empire du Code d'instruction criminelle, certains arrêts rendus par la chambre criminelle garantissaient l'indépendance des parquetiers vis-à-vis du pouvoir politique [6]. En revanche, avec la cinquième République, la hiérarchisation du ministère public et sa soumission à l'autorité du Garde des Sceaux ont été consacrées par l'article 5 de l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958. C'est dans le cadre de cette organisation hiérarchique que l'article 36 du code de procédure pénale prévoyait, à cette époque, que « le ministre de la Justice peut dénoncer au procureur général les infractions à la loi pénale dont il a connaissance, lui enjoindre d'engager ou de faire engager des poursuites ou de saisir la juridiction compétente de telles réquisitions écrites que le ministre juge opportunes ». Ces instructions écrites dans des dossiers individuels marquaient un aspect particulier de la subordination hiérarchique. Le ministre de la Justice n'exerçait pas une mission générale de politique pénale, mais il était susceptible d'intervenir dans des affaires particulières. Les instructions individuelles emmenaient avec elles, le soupçon d'une institution judiciaire soumise au pouvoir politique, lequel aurait pour préoccupation de protéger ses proches et de poursuivre ses ennemis. La pratique a renforcé ce soupçon dans le courant des années 80 et 90. Bien que le Code ne le prévoie pas, la pratique a révélé que la subordination hiérarchique permettait au gouvernement d'exercer des pressions sur les magistrats du ministère public, pour que certaines affaires impliquant des personnalités politiques et leurs proches ne donnent pas lieu à des poursuites. Cette dérive fut révélée de façon retentissante en 1996, lorsque le gouvernement affréta un hélicoptère au Népal, pour rapatrier le procureur de la République d'Evry, parti en trekking, pour mettre un terme aux agissements d'un adjoint qui venait de prendre un réquisitoire introductif contre l'épouse du maire de Paris [7]. Pourtant, quelques années auparavant, pour assurer plus de transparence dans les relations entre parquet et ministre de la Justice, le législateur avait imposé que les instructions de ce dernier soient écrites et versées au dossier de la procédure [8]. Cette transparence ne modifiait cependant pas l'autorité du Ministre sur le parquet ; d'autant que cette autorité trouvait une nouvelle justification dans l'apparition du concept de politique pénale [9]. La politique pénale définie par le gouvernement est mise en œuvre à travers l'action publique. Le pouvoir hiérarchique du Garde des Sceaux trouvait, ici, une justification incontestable.

7Mais la pratique des instructions individuelles et, plus généralement, la question de l'indépendance du ministère public vis-à-vis du pouvoir politique ont donné lieu à des pratiques gouvernementales divergentes. Certains ministres se sont engagés officiellement à ne pas avoir recours aux instructions individuelles [10] alors que d'autres ont eu recours à cette technique [11]. De même, les réformes envisagées ou réalisées depuis les années 90 ont été divergentes. Le projet de loi relatif à l'action publique en matière pénale présenté en 1999 avait pour objectif de renforcer l'indépendance du parquet [12]. Mais quelques années plus tard, la loi du 9 mars 2004 dite « Perben 2 » renforçait la soumission du parquet au ministre de la Justice. L'article 30 du code de procédure pénale fut réécrit pour consacrer le pouvoir du ministre de conduire la politique d'action publique déterminée par le gouvernement et pour adresser aux magistrats du ministère public des « instructions générales d'action publique ». En réalité, la loi du 9 mars 2004 ne faisait qu'officialiser le concept de « politique d'action publique ». Par la suite, l'avant-projet de réforme de la procédure pénale [13], présenté en 2010 à la suite du rapport du comité « Léger » [14], proposait de conforter l'autorité du garde des Sceaux sur le ministère public. Les instructions écrites étaient confirmées et le ministre de la Justice pouvait adresser des observations écrites versées au dossier [15].

8Le projet global de réforme du ministère public envisagé par l'actuel gouvernement se présente comme un changement de cap au regard de la politique menée depuis 2002. Toutefois, la loi n° 2013-669 du 25 juillet 2013 ne fait qu'amorcer timidement cette nouvelle direction. D'abord, le texte conforte l'organisation hiérarchique du parquet et sa soumission au garde des Sceaux. La nouveauté tient essentiellement dans l'établissement d'une division entre la politique pénale - qui relève des pouvoirs publics - et l'action publique - qui appartient au ministère public. C'est sur cette distinction que reposent la suppression des instructions individuelles et le maintien des instructions générales (I). Ensuite, la loi établit un mécanisme d'échanges entre les représentants du parquet et le ministère de la Justice, afin d'organiser la remontée des informations nécessaires à la conduite de la politique pénale, et la descente des instructions indispensables à sa mise en œuvre (II). Enfin, et peut-être surtout, la loi ignore les grands enjeux qui concernent aujourd'hui le statut et les pouvoirs du ministère public dans la procédure pénale (III).

I - Politique pénale et action publique : une division théorique entre le pouvoir politique et le ministère public

9L'apport essentiel de la loi est de reconnaître officiellement la distinction entre la politique pénale et l'action publique. L'exposé des motifs fait apparaître clairement cette distinction. Il s'agit de « restituer à la fois au garde des Sceaux la responsabilité d'animer la politique pénale, et aux parquets le plein exercice de l'action publique ». L'article 30 du code de procédure pénale est réécrit en ce sens. Son premier alinéa dispose que « le ministre de la Justice conduit la politique pénale déterminée par le gouvernement. Il veille à la cohérence de son application sur le territoire de la République ». Cette consécration officielle n'est pas une innovation. Lanotion de politique pénale a été mise en avant dans de nombreux rapports et elle est mise en œuvre dans la pratique. Le Rapport Delmas-Marty fut précurseur à cet égard [16]. Il préconisait déjà de « redéfinir la notion de politique pénale » et d'établir une « ligne de partage entre les interventions gouvernementales qui relèvent d'une politique pénale légitime et celles qui s'apparentent à des pressions exercées sur l'autorité judiciaire » [17]. Cette ligne de partage consistait précisément à distinguer les instructions générales « légitimes » des instructions individuelles qui traduisent une « interférence du pouvoir exécutif dans la procédure pénale » et portent atteinte à l'égalité des justiciables. L'esprit de la loi du 25 juillet 2013 était déjà explicité dans le rapport Delmas-Marty.

10La politique pénale est ainsi, légitimement, dans les mains du gouvernement, car elle constitue une politique publique comme un autre. Elle traduit les engagements que les pouvoirs publics ont pris en période électorale. La politique pénale est la traduction directe du pouvoir politique. Elle se traduit dans l'adoption des lois, mais aussi dans le choix du gouvernement de poursuivre en priorité telles catégories d'infraction, de mettre l'accent sur le développement des modes alternatifs de règlements des litiges ou encore d'inciter à l'utilisation de procédures qui favorisent l'efficacité de la réponse pénale (composition, CRPC, etc.). Mais la politique pénale est également un facteur d'égalité des citoyens devant la loi. Le Professeur Rassat, dans ses « propositions de réforme de la procédure pénale » [18], soulignait le rôle de la coordination de l'action publique pour éviter que chaque parquet applique une politique différente dans son ressort. L'auteur parlait ainsi d'« uniformité (de l'action publique) sur l'ensemble du territoire » [19].

11Le choix opéré par la loi 25 juillet 2013 a donc été de maintenir le lien hiérarchique entre le garde des Sceaux et le ministère public, pour garantir la mise en œuvre de la politique pénale. La dépendance du ministère public n'a donc pas été remise en question dans la loi. Les solutions préconisées dans les rapports antérieurs étaient pourtant différentes. Par exemple, le rapport Delmas-Marty proposait d'accroître l'indépendance du parquet en le soumettant à l'autorité du Procureur général près la Cour de cassation. Pour la mise en œuvre de sa politique pénale, le ministre aurait pu, soit adresser des réquisitions écrites à la juridiction de jugement, soit défendre son point de vue par l'intermédiaire d'un avocat [20]. Les propositions du rapport Rassat étaient très proches. Elles prévoyaient de soumettre le parquet à une organisation hiérarchique interne et d'attribuer au gouvernement un droit d'agir spécifique [21]. La commission Truche prit une position différente. Elle proposa de conserver la relation hiérarchique dans la mise en œuvre de la politique pénale, tout en offrant aux magistrats du parquet de plus grandes garanties statutaires. C'est ce modèle qui a été choisi par l'actuel garde des Sceaux. Dans cette optique, l'article 30 alinéa 2 du code de procédure pénale prévoit que le ministre de la Justice « adresse aux magistrats du ministère public des instructions générales ». Par ailleurs, l'article 33 du même code énonce que le ministère public « est tenu de prendre des réquisitions écrites conformes aux instructions qui lui sont données ».

12 La réelle innovation de la loi du 25 juillet 2013 tient dans la suppression des instructions individuelles, qui traduit la division entre la politique pénale du gouvernement et l'action publique exercée par le parquet. L'article 30 alinéa 3 cu code de procédure pénale dispose que le ministre de la Justice « ne peut (…) adresser (aux magistrats du ministère public) aucune instruction dans des affaires individuelles ». Cette division ne signifie pas scission, puisque le ministère public est tenu de mettre en œuvre la politique pénale du gouvernement. La suppression des instructions individuelles limite donc simplement la possibilité pour le gouvernement, d'influencer les décisions des magistrats du parquet dans des affaires individuelles. L'intention est louable, car elle concerne les affaires politico-financières. L'objectif est d'empêcher que le pouvoir en place ne protège sa famille politique ou tente de nuire à la famille adverse.

13En réalité, au-delà de quelques affaires médiatisées, il est difficile de savoir dans quelle mesure cette crainte est fondée. L'étude d'impact explique, d'une part, que le recensement exhaustif des instructions individuelles n'est pas réalisé au sein du ministère, ce qui empêche d'en connaître le volume exact. D'autre part, cette étude d'impact fait apparaitre les instructions individuelles sous un jour très différent que celui qui est présenté traditionnellement. Les dossiers concernés sont très variés. Ils visent des poursuites pour des faits d'euthanasie, de prise illégale d'intérêt, de provocation à la haine raciale, de tromperie sur des produits de santé, de meurtre d'enfants, d'abus de biens sociaux, d'excès de vitesse, d'infractions au droit de la consommation, etc. Par ailleurs, de nombreuses instructions visent à regrouper des poursuites devant une même juridiction afin de garantir une cohérence de la répression dans des affaires connexes. Autrement dit, les actes de délinquance politique ou financière sont noyés dans un grand nombre d'instructions individuelles visant des situations sans lien avec les préoccupations partisanes des gouvernants. Il est même possible d'envisager que certaines instructions individuelles ne soient que la traduction d'une politique pénale plus globale. Il pourrait en être ainsi des instructions de poursuivre des infractions commises sur Internet [22]. Par ailleurs, certains auteurs se montrent sceptiques à l'égard de la disparition des instructions individuelles dans le code de procédure pénale. L'influence du ministre de la Justice sur les magistrats du parquet ne passe pas uniquement par des circulaires individuelles, comme en témoignent certaines affaires [23]. L'exemple précité, du gouvernement parti chercher à l'étranger un procureur docile pour neutraliser l'action de son subordonné, montre également que les pressions exercées sur le parquet dans le but d'empêcher des poursuites peuvent exister en dehors de tout cadre légal. Les instructions de classement sans suite ont bien existé en dehors des textes, comme, d'ailleurs, les instructions générales avant d'être reconnues par le législateur en 2004. C'est ainsi que certains auteurs expriment la crainte d'un retour à la pratique occulte des instructions individuelles, d'autant plus dommageable que ces instructions ne seraient plus versées au dossier [24]. La loi poursuit une intention respectable, mais la question se pose de sa crédibilité. On peut se demander si la préservation de la subordination hiérarchique du parquet au ministre de la Justice ne ruine pas tout espoir de voir disparaître l'influence politicienne dans les affaires sensibles. Cette loi a ainsi évacué un peu rapidement la difficulté, pour se concentrer sur les instruments permettant la mise en œuvre de la politique pénale.

II - Conduite et mise en œuvre de la politique pénale : une confusion autour de l'action politique du ministère public

14La loi du 25 juillet 2013 a modifié plusieurs intitulés du code de procédure pénale pour introduire une référence à la « politique pénale » [25] qui se substitue à la « politique d'action publique » [26]. Cette notion est au cœur de la loi et la plupart des dispositions aménagent des procédures pour permettre au garde des Sceaux de conduire cette politique, d'en contrôler l'application et d'en rendre compte.

A - La conduite de la politique pénale

15L'article 30 du code de procédure pénale prévoit que le ministre de la Justice conduit la politique pénale déterminée par le gouvernement et qu'il veille à la cohérence de son application sur le territoire de la République. Pour cela, il dispose principalement de l'outil des instructions générales. En pratique, ce concept recouvre plusieurs réalités. L'étude d'impact évoque ainsi plusieurs types de documents susceptibles d'entrer dans la catégorie des instructions générales : les circulaires générales de politique pénale, prises par le ministre lui-même ; les directives données par le directeur des affaires criminelles et des grâces par délégation du ministre ; les commentaires des lois et les incitations à coopérer avec d'autres administrations. L'instruction générale n'est donc pas un acte juridique, mais plutôt un concept qui regroupe des actes juridiques (circulaires, directives) et d'autres documents ayant une valeur plus indicative (commentaires, incitations). Par ailleurs, la forme de ces actes se divise en circulaires et en dépêches, qui sont accessibles sur l'intranet du ministère. Ces instructions sont en forte croissance, puisqu'un recensement montre qu'elles sont passées de vingt-trois en 1998 à une centaine depuis 2010 [27]. Cette évolution semble marquer une implication croissante des ministres de la justice dans la définition de la politique pénale.

16La politique pénale peut être adaptée aux particularités territoriales par les représentants du ministère public. L'article 35 du code de procédure pénale dispose ainsi que le procureur général près la cour d'appel « anime et coordonne l'action des procureurs de la République, tant en matière de prévention que de répression des infractions à la loi pénale. Il précise et, le cas échéant, adapte les instructions générales du ministre de la Justice au contexte propre au ressort ». Une disposition équivalente est prévue pour le procureur de la République dans son ressort. L'article 39-1 du code de procédure pénale prévoit que ce magistrat met en œuvre la politique pénale définie par les instructions générales du ministre de la Justice et précisée par le procureur général « en tenant compte du contexte propre à son ressort ». Contrairement à l'esprit de la loi, la politique pénale n'est donc pas de l'entière responsabilité du garde des Sceaux. Les magistrats du parquet prennent part à sa définition, à travers les adaptations locales. L'ambiguïté entre l'action publique et la politique pénale n'est ainsi pas levée. D'un côté, le garde des Sceaux définit des règles de mise en œuvre de l'action publique. De l'autre, les magistrats du ministère public participent à la décision politique en adaptant les instructions générales. Les travaux parlementaires parlent d'une « clarification de la responsabilité de chaque échelon en matière de conduite de la politique pénale », mais en réalité, c'est surtout de confusion des rôles qu'il est question. La politique pénale et l'action publique semblent si indissociables, que toute tentative de clarification semble rencontrer un obstacle majeur : celui du lien étroit entre le ministère public et le pouvoir politique. Ce lien se manifeste encore dans le contrôle de l'application de la politique pénale.

B - Le contrôle de l'application de la politique pénale

17Ce contrôle réside avant tout dans la réalisation d'un bilan d'application de la politique pénale. Les magistrats du parquet ont ainsi l'obligation d'établir un rapport annuel de politique pénale sur l'application de la loi et des instructions générales dans le ressort de leur juridiction. Cette obligation s'impose au procureur de la République (C pr. pén., art. 39-1 al. 2 [28]) et au Procureur général (art. 35 al. 3 [29]). Ce mécanisme de remontée d'information [30] permet au garde des Sceaux, non seulement de contrôler la mise en œuvre de sa politique par le ministère public, mais encore de rendre compte de cette politique devant le parlement. Ainsi, le ministère de la Justice publie chaque année un rapport sur l'application de la politique pénale déterminée par le gouvernement (C pr. pén., art. 30 al. 4). Ce rapport est transmis au parlement et peut donner lieu à un débat. La logique politique de la loi du 25 juillet 2013 se retrouve dans ce mécanisme de contrôle de la politique pénale par les institutions politiques. Certes, le parlement ne dispose d'aucune autorité sur la politique pénale du gouvernement, mais il est informé du contenu de cette politique, de sa mise en œuvre, et peut en tirer toute conséquence législative ou politique.

18Par ailleurs, au cours des débats, le parlement a ajouté un mécanisme d'information sur la politique pénale à destination des juridictions. La mise en œuvre de la politique pénale dans le ressort du TGI ou de la cour d'appel fait l'objet d'une information devant l'assemblée des magistrats du siège et du parquet de chacune de ces juridictions. La politique pénale est ainsi soumise à une certaine transparence, tant au sein des institutions politiques, que vis-à-vis des corps de magistrats. En revanche, la commission des lois de l'Assemblée nationale avait envisagé, au cours des débats, de rendre publiques les instructions générales du garde des Sceaux. Cette solution n'a, finalement, pas été retenue. Elle nécessitait de prévoir des dérogations législatives [31] qui auraient suscité des polémiques. Le garde des Sceaux s'y est ainsi opposé, tout en affirmant qu'en pratique, la publicité constituait la règle. La transparence des instructions générales vis-à-vis du public possède donc des limites, qui sont laissées à l'appréciation du ministre de la Justice.

19En définitive, la loi du 25 juillet 2013 a le mérite de placer la politique pénale au cœur du débat politique. Mais elle implique aussi directement les magistrats du parquet dans la déclinaison et la mise en œuvre de cette politique. Dans cette perspective, la suppression des instructions individuelles ne constitue qu'une avancée timide, qui laisse quasiment inchangée la subordination du parquet à l'autorité politique. Pourtant, cette subordination suscite d'importantes difficultés vis-à-vis des exigences découlant des droits fondamentaux. Ces difficultés subsistent aujourd'hui et l'échec de la réforme constitutionnelle du CSM laisse peu d'espoir pour leur résolution.

III - Ministère public et pouvoir politique : des rapports ambigus aux regards des standards de protection des droits fondamentaux

20La suppression des instructions individuelles et la clarification revendiquée des relations entre le ministre de la Justice et le parquet ne résolvent pas le problème de la conformité du statut du ministère public aux exigences européennes ; notamment au regard du rôle qu'il joue dans le déroulement du procès pénal. À ce titre, le modèle français de subordination du ministère public a pu trouver une certaine indulgence vis-à-vis des juges internes, et particulièrement du Conseil constitutionnel, mais les condamnations de la France par la CEDH invitent à envisager des réformes de plus grande ampleur. Tel n'est pourtant pas l'objet de la loi commentée. Telle n'est pas non plus la perspective offerte par les réformes programmées.

A - La subordination du ministère public au pouvoir politique, un modèle constitutionnellement reconnu

21La subordination de parquet au pouvoir politique est établie par l'article 5 de l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958, qui porte loi organique du statut de la magistrature. Cette subordination est donc solidement établie par une norme constitutionnelle. Une spécialiste en France du statut du parquet a expliqué l'origine de la position du ministère public vis-à-vis du gouvernement [32]. Durant la période révolutionnaire, les agents du ministère public ont d'abord été considérés comme des « agents du Roi », puis comme des « agents du pouvoir exécutif ». En réalité, selon cet auteur, le pouvoir exécutif ne s'est pas substitué au Roi. Ce dernier représentait le pouvoir souverain et cette souveraineté a été transmise à la Nation, représentée tant par la loi que par le pouvoir exécutif. Dans cette conception, le ministère public est donc au service tant de la loi que du pouvoir exécutif. Cette dualité se retrouve d'ailleurs à l'article 31 du Code de procédure pénale, qui dispose que le ministère public exerce l'action publique et requiert l'application de la loi, alors que les articles 30 et 33 consacrent le principe de subordination hiérarchique et de soumission au ministre de la Justice. Ce système a été contesté devant le Conseil constitutionnel à l'occasion de l'examen de la loi du 9 mars 2004. Les requérants invoquaient une atteinte à la séparation des pouvoirs, mais l'argument a été rejeté par le juge constitutionnel de façon laconique. Sans motivation explicite, ce dernier a jugé que la subordination du parquet au ministre de la Justice « ne méconnaît ni la conception française de la séparation des pouvoirs, ni le principe selon lequel l'autorité judiciaire comprend à la fois les magistrats du siège et ceux du parquet, ni aucun autre principe ou règle de valeur constitutionnelle » [33]. Par ailleurs, le Conseil constitutionnel considère, depuis de nombreuses années, que le ministère public est une autorité judiciaire au sens de l'article 66 de la Constitution [34]. Il en déduit que ce magistrat peut exercer un contrôle sur une mesure privative de liberté telle que la garde à vue [35].

B - La subordination du ministère public au pouvoir politique, un modèle remis en cause par la CEDH

22Toute la difficulté réside pourtant dans le pouvoir que le ministère public exerce sur les mesures privatives de liberté durant l'enquête, et en particulier sur le contrôle des deux premiers jours de garde à vue. Le débat est aujourd'hui classique et il a donné lieu à une évolution jurisprudentielle récente. Ainsi, l'article 5§3 de la Conv. EDH stipule que la personne privée de liberté dans le cadre d'une procédure pénale doit être présentée « aussitôt » devant un « juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires ». En France, la personne placée en garde à vue ne rencontre aucun juge durant les deux premiers jours de privation de liberté. Devant la CEDH, la France a défendu la thèse selon laquelle le ministère public devait être considéré comme un magistrat habilité à exercer des fonctions judiciaires. Cette argumentation a été rejetée à plusieurs reprises par la CEDH dans des arrêts aujourd'hui célèbres : Medvedyev c/ France[36] et Moulin c/ France[37]. Dans ces décisions, la Cour européenne a jugé avec constance que le procureur de la République n'est pas une« autorité judiciaire » - au sens que la Cour donne à cette notion - car ce magistrat ne présente pas les garanties requises d'indépendance à l'égard de l'exécutif et des parties.Les raisons sont multiples. D'abord, les juges strasbourgeois retiennent que le ministère public est subordonné au garde des Sceaux ; ensuite que son statut est fragile (pas d'inamovibilité, gestion de la discipline par le ministre) ; et enfin qu'il exerce le rôle de partie poursuivante contre la personne dont il a contrôlé la garde à vue. Ces objections sont à la fois majeures et rédhibitoires, car, même adoptées dans leur ensemble, les réformes entreprises par le gouvernement ne suffiraient pas à conférer au ministère public le statut d'autorité judiciaire au sens de la Conv. EDH.

23En droit interne, la Cour de cassation a tenté de faire dévier le débat sur un autre terrain. Dans un arrêt du 15 novembre 2010 [38], la chambre criminelle a repris in extenso la jurisprudence européenne sur la nature du ministère public, mais elle a ajouté qu'une garde à vue de plus de vingt-quatre heures sans contrôle d'un juge n'encourait pas la censure, car ce délai était « compatible avec l'exigence de brièveté imposée » par la Conv. EDH. En définitive, le modèle français du parquet a été sauvé, car la Cour de cassation a adopté une interprétation très souple de la nécessité de traduire « aussitôt » la personne arrêtée devant un juge.

24Le contrôle de la garde à vue forme la partie la plus visible d'un problème beaucoup plus vaste d'implication du ministère public dans les mesures privatives de liberté durant l'enquête. Sur ce point, le chantier de réformes annoncé par l'actuel garde des Sceaux est silencieux. Même si le projet de loi constitutionnelle devait être présenté à nouveau devant le parlement et adopté en congrès [39], les garanties d'indépendance liées à la nomination et à la discipline des magistrats ne permettraient pas de mettre le droit français en conformité avec la Conv. EDH. Le parquet devra toujours mettre en œuvre les instructions générales du ministre de la Justice. De plus, il exercera toujours la fonction de partie poursuivante.

25Pour sauver les apparences, le législateur a cru utile de préciser que « le ministère public exerce l'action publique et requiert l'application de la loi, dans le respect du principe d'impartialité auquel il est tenu » (C pr. pén., art. 31). L'étrangeté de la formule a déjà été soulignée en doctrine [40]. Comme l'écrivent ces auteurs, l'impartialité est une obligation déontologique qui s'impose à tous les magistrats. À ce titre, elle n'a pas sa place dans le code de procédure pénale. Mais cette obligation déontologique n'a pas le sens procédural de l'impartialité. L'impartialité procédurale ne s'impose au ministère public, ni au cours de l'enquête, ni durant l'instruction, car le parquet n'exerce pas de fonctions juridictionnelles qui requièrent cette impartialité. Le ministère public n'est pas un tiers désintéressé et, à ce titre, impartial. La lecture des travaux préparatoires montre à quel point le régime juridique de l'impartialité est méconnu par les parlementaires. De surcroît,devant la commission des lois de l'Assemblée nationale, il était prévu d'intégrer dans le code de procédure pénale la formule plus générale « d'indépendance et d'impartialité » [41] ; comme si l'ajout d'une formule incantatoire allait subitement garantir la conformité du droit français aux exigences européennes. Comme cela est souvent le cas, le législateur a poursuivi deux objectifs contradictoires : tenter de se conformer aux exigences posées par la CEDH, tout en conservant quasi-intact un modèle institutionnel ancré dans la tradition française.

26En définitive, le grand chantier ouvert par le garde des Sceaux est ambitieux et méritoire. Mais il ne tire pas toutes les conséquences du modèle français de ministère public. Ce modèle n'est pas critiquable en soi. Il présente une cohérence et repose sur deux impératifs complémentaires : d'un côté, la nécessité de protéger les magistrats du parquet contre les pressions individuelles, les nominations politiques et une discipline à la discrétion du ministre ; d'un autre côté, le maintien d'une chaîne hiérarchique essentielle pour la mise en œuvre de la politique pénale du gouvernement à travers des instructions générales. Dans ce contexte, les procureurs généraux et les procureurs de la République jouent un rôle politique, puisqu'ils participent à la définition de la politique pénale au plan local. En revanche, il est difficilement concevable de confier à ce corps de magistrat des fonctions incompatibles entre elles : une mission politique, une mission de partie poursuivante, et une fonction de contrôle des libertés au cours de la procédure. Ce modèle français continue d'entretenir une confusion des genres, contraire aux standards européens de protection des droits fondamentaux.

Notes

  • [1]
    Texte de la lettre de mission confiée à J.-L. Nadal par le Garde des Sceaux le 2 juill. 2013.
  • [2]
    V. P. Roger, « Le gouvernement contraint d'abandonner la réforme du CSM », Le Monde, 5 juill. 2013.
  • [3]
    Texte de la lettre de mission de la commission Truche, 21 janv. 1997.
  • [4]
    J.-P. Jean, Le ministère public entre modèle jacobin et modèle européen, cette Revue 2005. 670.
  • [5]
    Lettre de mission à J.-L. Nadal, préc.
  • [6]
    J. Pradel, D. Guerin, Les relations entre le ministère public et le ministre de la Justice dans l'avant-projet de réforme de la procédure pénale, D. 2010. 660.
  • [7]
    V. parmi les très nombreux articles de presse consacrés à cette affaire, B. Olivier, J. Franck, « SOS au Népal pour Xavière Tiberi. L'État a tout tenté pour rapatrier d'urgence le procureur chargé de l'affaire », Libération, 13 nov. 1996.
  • [8]
    Lois des 4 janv. 1993 et 24 août 1993.
  • [9]
    V. sur cette évolution, J.-P. Jean, préc.
  • [10]
    Elisabeth Guigou en 1997 et Christiane Taubira dans une circulaire générale du 19 sept. 2012.
  • [11]
    L'étude d'impact de la loi du 25 juill. 2013 indique que le décompte de ces instructions est impossible, car elles ne sont pas rassemblées. Cette étude avance tout de même le chiffre d'une dizaine d'instructions par an.
  • [12]
    Ce projet n'a pas été adopté.
  • [13]
    Sur ce texte, V. J. Pradel, D. Guerin, préc.
  • [14]
    Comité de réflexion sur la justice pénale, Rapport remis le 1er sept. 2009 au Président de la République et au Premier ministre.
  • [15]
    Cet avant-projet ne fut jamais présenté au parlement.
  • [16]
    Commission Justice pénale et droits de l'homme « La mise en état des affaires pénales », 1990.
  • [17]
    Ibid., p. 131.
  • [18]
    M. L. Rassat, Rapport au Garde des Sceaux, 1996 et 1997.
  • [19]
    Ibid., p. 7.
  • [20]
    Rapport Delmas-Marty, p. 131.
  • [21]
    Rapport Rassat, p. 13.
  • [22]
    Instructions du 24 avr. et du 3 mai 2012 visées par l'étude d'impact.
  • [23]
    J.-P. Jean, préc. L'auteur cite l'affaire de la pollution à la dioxine.
  • [24]
    E. Bonis-Garçon, O. Décima, Grâce et disgrâce des instructions hiérarchiques. - À propos de la loi du 25 juillet 2013 relative aux attributions du garde des Sceaux et des magistrats du ministère public en matière de politique pénale et de mise en œuvre de l'action publique, JCP 2013. 955.
  • [25]
    Le Livre 1 s'intitule désormais : « De la conduite de la politique pénale, de l'exercice de l'action publique et de l'instruction » ; et son Titre 1 s'intitule : « Des autorités chargées de la conduite de la politique pénale, de l'action publique et de l'instruction ».
  • [26]
    La politique d'action publique est plus vaste que la politique pénale. Elle recouvre également l'action du parquet en matières civile, commerciale et sociale. V. Rapport Truche, préc., p. 28-29.
  • [27]
    Ces chiffres relèvent également de l'étude d'impact. 106 instructions en 2010, 111 en 2011 et 88 en 2012.
  • [28]
    Le rapport du procureur de la République est adressé au procureur général.
  • [29]
    Le rapport du procureur général est adressé au ministre de la Justice.
  • [30]
    Qui existe, en pratique, depuis 1999, V. Étude d'impact : « le premier rapport annuel de politique pénale a été publié en avril 2000, il portait sur l'année 1999 ».
  • [31]
    Pour la protection de la sûreté de l'État, de la sécurité publique, du secret de l'instruction.
  • [32]
    Michèle-Laure Rassat, Le ministère public entre son passé et son avenir, LGDJ, 1967 ; également, Rapport préc. p. 6.
  • [33]
    Cons. const., 2 mars 2004, n° 2004-492 DC, D. 2004. 2756, obs. B. de Lamy ; ibid. 956, chron. M. Dobkine ; ibid. 1387, chron. J.-E. Schoettl ; ibid. 2005. 1125, obs. V. Ogier-Bernaud et C. Severino ; cette Revue 2004. 725, obs. C. Lazerges ; ibid. 2005. 122, étude V. Bück ; RTD civ. 2005. 553, obs. R. Encinas de Munagorri, consid. 98.
  • [34]
    Cons. const. ,décis. n° 93-326 DC du 11 août 1993, consid. 5.
  • [35]
    Même décision et également, .Cons. const., 30 juill. 2010, n° 2010-14/22 QPC, AJDA 2010. 1556 ; D. 2010. 1928, entretien C. Charrière-Bournazel ; ibid. 1949, point de vue P. Cassia ; ibid. 2254, obs. J. Pradel ; ibid. 2696, entretien Y. Mayaud ; ibid. 2783, chron. J. Pradel ; ibid. 2011. 1713, obs. V. Bernaud et L. Gay ; AJ pénal 2010. 470, étude J.-B. Perrier ; Constitutions 2010. 571, obs. E. Daoud et E. Mercinier ; ibid. 2011. 58, obs. S. De La Rosa ; cette Revue 2011. 139, obs. A. Giudicelli ; ibid. 165, obs. B. de Lamy ; ibid. 193, chron. C. Lazerges ; RTD civ. 2010. 513, obs. P. Puig ; ibid. 517, obs. P. Puig, consid. 26.
  • [36]
    CEDH, 10 juill. 2008 et 29 mars 2010, n° 3394/03, Medvedyev c/ France, AJDA 2010. 648 ; D. 2010. 1386, obs. S. Lavric, note J.-F. Renucci ; ibid. 952, entretien P. Spinosi ; ibid. 970, point de vue D. Rebut ; ibid. 1390, note P. Hennion-Jacquet ; RFDA 2011. 987, chron. H. Labayle et F. Sudre ; cette Revue 2010. 685, obs. J.-P. Marguénaud.
  • [37]
    CEDH, 23 nov. 2010, n° 37104/06, Moulin c/ France, AJDA 2011. 889, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2011. 338, obs. S. Lavric, note J. Pradel ; ibid. 2010. 2761, édito. F. Rome ; ibid. 2011. 26, point de vue F. Fourment ; ibid. 277, note J.-F. Renucci ; RFDA 2011. 987, chron. H. Labayle et F. Sudre ; cette Revue 2011. 208, obs. D. Roets. La littérature sur ces différents arrêts est volumineuse. À titre de repère, on citera seulement deux textes : A. Giudicelli, Le ministère public n'est pas une autorité judiciaire au sens de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme : quelles conséquences sur le contrôle de la garde à vue ?, cette Revue 2011. 142 et E. Vergès, La transformation du modèle français de la garde à vue : étude d'un exemple d'acculturation de la procédure pénale, RDPD 2010. 865.
  • [38]
    Crim., 15 déc. 2010, n° 10-83.674, D. 2011. 338, obs. S. Lavric, note J. Pradel ; cette Revue 2011. 142, obs. A. Giudicelli.
  • [39]
    Telle est l'intention manifestée par la ministre de la Justice dans son communiqué de presse du 17 juill. 2013.
  • [40]
    E. Bonis-Garçon, O. Décima, préc.
  • [41]
    J.-Y. Le Bouillonnec, Rapport au nom de la commission des lois, n° 1047, 21 mai 2013. L'expression a toutefois été réduite à l'impartialité.
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