Couverture de RSC_1201

Article de revue

Procédure pénale

Pages 201 à 207

Notes

  • [1]
    Depuis la L. du 12 avr. 1906 sur la majorité pénale des mineurs et la loi du 22 juill. 1912 sur les tribunaux pour enfants.
  • [2]
    Crim., 7 avr. 1993, n° 92-84.725, Bull. crim. n° 152 ; D. 1993. 553, note J. Pradel ; ibid. 1994. 37, obs. S. Becquerelle ; GAPP, 7e éd. 2011, n° 1 ; RDSS 1994. 144, obs. F. Monéger ; RSC 1994. 67, obs. M. Huyette ; ibid. 75, obs. C. Lazerges ; RTD civ. 1993. 561, obs. J. Hauser ; JCP 1993. II. 22151, note Allaix ; Crim. 8 nov. 2000, Dr. pénal 2001. Chron. n° 15, obs. Marsat.
  • [3]
    On parle généralement d'autosaisine même si l'expression ne correspond pas ici exactement à la situation.
  • [4]
    CEDH, 24 août 1993, n° 13924/88, Nortier Nortier c/ Pays-Bas, D. 1994. 37, obs. S. Becquerelle ; ibid. 1995. 105, obs. J.-F. Renucci ; cette Revue 1994. 362, obs. R. Koering-Joulin.
  • [5]
    V. p. ex. J.-F. Renucci, Le droit pénal des mineurs entre son passé et son avenir, cette Revue 2000. 79.
  • [6]
    CEDH, 2 mars 2010, n° 54729/00, Adamkiewicz c/ Pologne, D. 2010. 1324, note P. Bonfils ; ibid. 1904, obs. A. Gouttenoire et P. Bonfils ; ibid. 2011. 1107, obs. M. Douchy-Oudot ; cette Revue 2010. 687, obs. D. Roets.
  • [7]
    CEDH, 24 mai 1989, Hauschildt c/ Danemark.
  • [8]
    Cons. const., 8 juill. 2011, n° 2011-147 QPC, AJ fam. 2011. 435, obs. V. A.-R. ; ibid. 391, point de vue L. Gebler ; AJ pénal 2011. 596, obs. J.-B. Perrier ; cette Revue 2011. 728, chron. C. Lazerges ; RTD civ. 2011. 756, obs. J. Hauser, V. aussi. Ph. Bonfils, L'impartialité du juge des enfants, RFDC 2012, à paraître.
  • [9]
    L. n° 2011-939 du 10 août 2011 sur la participation des citoyens au fonctionnement de la justice pénale et le jugement des mineurs.
  • [10]
    Ph. Bonfils, L'impartialité du juge des enfants, RFDC 2012, à paraître.
  • [11]
    V. p. ex. F. Desportes, L. Lazerges-Cousquer, Traité de procédure pénale, Economica, 2009, p. 208, nos 326 s.
  • [12]
    Pour un témoignage révélateur, V. M. Huyette, Le procureur, le juge d'instruction, et le copier-coller, http ://www.huyette.net/article-le-procureur-le-juge-d-instruction-et-le-copier-coller-50314359.html : « Le Procureur rédige un document de plusieurs pages dans lequel il résume les éléments essentiels du dossier, précise les personnes impliquées, et conclut en précisant les infractions commises. Et l'habitude a été prise, par certains juges d'instruction, au moment de rédiger leur ordonnance de renvoi, de faire un simple copier-coller du texte du procureur ».
  • [13]
    Com., 3 nov. 1992, n° 90-16.751, D. 1993. 538, note J.-L. Vallens ; RTD civ. 1993. 874, obs. J. Normand ; ibid. 882, obs. J. Normand ; Com., 16 mars 1993, n° 91-10.314, D. 1993. 538, note J.-L. Vallens ; RTD civ. 1993. 874, obs. J. Normand ; ibid. 882, obs. J. Normand.
  • [14]
    E. Ciotti, Rapport au nom de la commission des lois de l'Assemblée Nationale, sur la proposition de loi n° 3707, visant à instaurer un service citoyen pour les mineurs délinquants.
  • [15]
    Mutation du magistrat, congé etc.
  • [16]
    V. Rapport de V. Klès fait au nom de la commission des lois du Sénat, sur la proposition de loi visant à instaurer un service citoyen pour les mineurs délinquants, qui fait état des inquiétudes des organisations représentatives des magistrats, sur les difficultés de mise en œuvre de la prohibition dans les petites juridictions. Sur cette difficulté particulière de la loi, V. Ph. Bonfils, Le sauvetage du tribunal pour enfants et du tribunal correctionnel des mineurs, Droit de la famille n° 3, Mars 2012, comm. 60.

Impartialité du juge des enfants et composition des juridictions des mineurs : le revirement de position

1 (Loi n° 2011-1940 du 26 décembre 2011 visant à instaurer un service citoyen pour les mineurs délinquants)

2 Le droit pénal des mineurs et les institutions chargées de traiter les infractions commises par les mineurs font l'objet d'un régime dérogatoire centenaire  [1]. Au cœur de ce système, le juge des enfants occupe une place prédominante. La compétence de ce magistrat concerne tout à la fois l'assistance éducative et le droit pénal. Cette confusion des genres permet d'ailleurs aux juridictions pour mineurs de prononcer des mesures éducatives, des sanctions éducatives ou des peines en réponse à des actes infractionnels commis par des mineurs. C'est également cette confusion qui a conduit le législateur à opérer un cumul de fonctions dans les mains du juge des enfants. Dans une même affaire pénale, celui-ci pouvait être chargé de l'instruction, saisir la juridiction de jugement, et siéger dans cette même juridiction.

3 Ce cumul de fonctions a longtemps été perçu comme une dérogation justifiée au principe d'impartialité des juridictions. Sous l'impulsion de la CEDH, puis du Conseil constitutionnel, cette situation vient d'être remise en cause et le législateur a été obligé d'opérer un revirement de position dans la loi n° 2011-1940 du 26 décembre 2011.

I - Une procédure dérogatoire en apparence

4 La conformité du cumul de fonctions du juge des enfants avec l'article 6 de la Conv. EDH fut discuté une première fois devant la Cour de cassation. Dans un important arrêt rendu le 7 avril 1993  [2], la chambre criminelle jugeait que « l'ordonnance du 2 février 1945, en permettant pour les mineurs délinquants, dans un souci éducatif, une dérogation à la règle de procédure interne selon laquelle un même magistrat ne peut exercer successivement, dans une même affaire, les fonctions d'instruction et de jugement, ne méconnait aucune disposition de la Convention européenne susvisée ». La motivation de cet arrêt était remarquable. D'abord, la Cour de cassation se référait au Pacte international de New York, relatif aux droits civils et politiques et aux règles de Beijing, approuvées par les Nations unies le 6 septembre 1985, textes qui consacrent la spécificité du droit pénal des mineurs. Ensuite, la haute juridiction expliquait que le caractère dérogatoire de la justice des mineurs trouvait sa justification dans sa dimension éducative. Elle en déduisait que le juge des enfants pouvait cumuler des fonctions d'instruction et de jugement sans porter atteinte à la Conv. EDH. Enfin, la Cour de cassation affirmait que le juge des enfants pouvait saisir le tribunal des enfants et siéger au sein de cette juridiction. Ce risque objectif de partialité était « compensé par la présence de deux assesseurs délibérant collégialement en première instance et par la possibilité d'un appel, déféré à une juridiction supérieure composée de magistrats n'ayant pas connu de l'affaire »

5 Le cumul de fonctions était ainsi, non seulement admis, mais encore justifié par une abondante motivation. Se faisant, la Cour de cassation prenait soin de distinguer deux types de cumuls : le premier qui conduit le juge des enfants à occuper successivement des fonctions d'instruction et de jugement ; le second qui permet au juge des enfants de saisir la juridiction dans laquelle il va siéger  [3].

6 La position de la Cour de cassation semble avoir été confirmée par la CEDH dans un célèbre arrêt Nortier Nortier c/ Pays-Bas[4]. Dans cette affaire, un juge des enfants avait accompli des mesures d'instruction, s'était prononcé sur la détention provisoire et avait ensuite siégé dans la juridiction de jugement. La Cour européenne considérait, pour autant, que la procédure n'avait pas constitué une violation de l'article 6 de la Convention. Certains auteurs ont donné à cette décision la même portée que celle de la Cour de cassation précitée. C'est l'objectif de protection de l'enfant qui justifierait une atteinte à la séparation des fonctions  [5]. En réalité, l'arrêt n'évoque jamais la spécificité de la justice pénale des mineurs pour justifier l'absence de violation du principe d'impartialité. La Cour européenne s'est contentée d'examiner in concreto la nature du cumul de fonctions pour savoir si le juge des enfants avait acquis un parti-pris durant l'instruction. Les juges ont ainsi constaté que le juge des enfants n'avait pas fait usage de pouvoirs d'instruction durant la phase préparatoire du procès et qu'en se prononçant sur la détention provisoire, il n'avait pas eu à examiner de question de fond.

7 Si l'arrêt Nortier a été assimilé à la jurisprudence de la Cour de cassation, cela tient non seulement à la proximité temporelle de ces deux décisions, mais surtout, à la position exprimée par certains juges strasbourgeois. Tel fut le cas du juge Morenilla qui, dans son opinion concordante, mit en avant la spécificité de la procédure applicable aux mineurs et la nécessité de protection des jeunes délinquants. Cette idée d'une justice protectrice avant d'être répressive fait consensus. Aussi, la confusion entre le protectionnisme affiché par la Cour de cassation et l'appréciation in concreto de l'impartialité fonctionnelle mise en œuvre par la CEDH a conduit la doctrine à donner à l'arrêt Nortier une portée qu'il n'avait pas. On a ainsi pu imaginer que le cumul de fonctions du juge des enfants avait passé avec succès le test des droits fondamentaux. C'était sans compter l'évolution jurisprudentielle postérieure.

II - La remise en cause jurisprudentielle de la dérogation

8 Le premier avertissement vint de l'arrêt Adamkiewicz c/ Pologne[6] rendu pas la CEDH. Dans cette affaire, le cumul concernait un juge aux affaires familiales qui avait occupé des fonctions d'instruction et de jugement au sein d'une juridiction pour mineurs. Le raisonnement des juges strasbourgeois est intéressant, car ces derniers admettent la nature spécifique des questions que la justice des mineurs est amenée à traiter, mais ils considèrent dans le même temps que cette dérogation ne doit pas conduire in concreto à ce que l'article 6 de la Convention soit violé (§ 106). En d'autres termes, le particularisme de la justice des mineurs relève de considérations abstraites qui n'entrent pas en ligne de compte dès lors qu'il s'agit d'apprécier l'impartialité concrète de la juridiction, comme l'indique la CEDH depuis sa jurisprudence Hauschildt c/ Danemark  [7]. La Cour européenne se livre alors à une comparaison de l'affaire Nortier et de celle qui lui est soumise. Dans la première affaire, le juge des enfants avait accompli très peu d'actes d'instruction, car le mineur poursuivi avait, dès le début de la procédure, reconnu les faits. À l'inverse, dans l'affaire Adamkiewicz, le juge aux affaires familiales avait conduit la recherche des preuves et fait usage des larges pouvoirs d'instruction qui lui étaient confiés. La Cour en a déduit, qu'en l'espèce, l'article 6 de la Conv. EDH a été violé.

9 Le raisonnement tenu par la Cour européenne dans l'arrêt Adamkiewicz marque une rupture avec la conviction largement partagée selon laquelle le particularisme de la justice pénale des mineurs justifierait de façon générale le cumul des fonctions. Les juges strasbourgeois traitent cette procédure en utilisant la même argumentation que pour la justice des majeurs. Seule l'appréciation in concreto doit guider le raisonnement et la Cour s'attache à examiner, dans chaque affaire, si les actes accomplis par le magistrat durant l'instruction l'ont conduit à se forger un parti-pris sur la culpabilité de la personne poursuivie.

10 Cette remise en cause de la spécificité de la procédure applicable devant les juridictions pour mineurs s'est poursuivie devant le Conseil constitutionnel, lequel s'est prononcé à deux reprises sur cette question en 2011. Dans une QPC du 8 juillet 2011  [8], ce dernier était saisi d'une question relative à la présence de juges non-professionnels au sein du tribunal pour enfants. Le Conseil a soulevé d'office le problème de la compatibilité du cumul de fonctions du juge des enfants avec le principe d'impartialité des juridictions. Selon le Conseil, ce principe ne fait pas obstacle à ce que le juge des enfants instruise la procédure, et prononce par la suite des mesures d'assistance, de surveillance et d'éducation. En revanche, le juge des enfants ne peut, sans porter atteinte au principe constitutionnel d'impartialité, siéger au sein du tribunal pour enfants qui est habilité à prononcer une peine. Pour éviter de fragiliser les procédures en cours et laisser au législateur le temps de modifier la composition du tribunal pour enfants, le Conseil a décidé de reporter l'application de sa décision au 1er janvier 2013.

11 Cette position a été renforcée à propos du tribunal correctionnel pour mineurs dans la décision n° 2011-635 DC du 04 août 2011. Le Conseil devait apprécier la constitutionnalité de la composition de cette nouvelle juridiction créée par la loi n° 2011-939 du 10 août 2011  [9]. Le tribunal correctionnel pour mineurs, composé de trois magistrats, est compétent pour juger les délits les plus graves commis par des mineurs en état de récidive légale. Il est présidé par un juge des enfants. En se référant expressément à sa décision du 8 juillet 2011, le Conseil constitutionnel a considéré que la composition du tribunal correctionnel pour mineurs portait au principe d'impartialité, une atteinte contraire à la Constitution. En effet, la loi permettait au juge des enfants qui avait instruit l'affaire de présider ensuite le tribunal correctionnel pour mineurs. Ce cumul de fonctions heurtait la conception constitutionnelle du principe d'impartialité. Bien qu'il s'agisse d'un contrôle a priori et non d'une QPC, le Conseil a décidé de reporter la déclaration d'inconstitutionnalité au 1er janvier 2013. Il a ainsi permis au législateur de modifier simultanément la procédure devant le tribunal pour enfant et devant le tribunal correctionnel pour mineurs.

12 Dans ces deux décisions, rendues à moins d'un mois d'intervalle, le Conseil constitutionnel semble rejoindre la position adoptée par la CEDH. Mais comme l'a justement souligné un auteur, il y a dans le raisonnement de ces deux juridictions une différence notable  [10]. Alors que la CEDH ne condamne pas abstraitement le cumul de fonctions, le Conseil constitutionnel considère, de façon générale, que le juge des enfants ne peut présider une juridiction de jugement des mineurs dans les affaires qu'il a instruites, et ce, quelle que soit la nature des actes d'instruction qu'il a effectués. Cette application abstraite du principe d'impartialité s'aligne sur celle communément retenue par le législateur en matière pénale.

III - Un choix législatif ambigu

13 Le législateur disposait d'un délai raisonnable pour modifier la procédure permettant le cumul de fonctions du juge des enfants. Toutefois, examinant une proposition de loi visant à instaurer un service citoyen pour les mineurs délinquants, le gouvernement a saisi l'occasion pour proposer un amendement sur le cumul de fonctions du juge des enfants. Pour résoudre le problème posé par ce cumul, le législateur devait répondre à plusieurs questions.

14 La première question concernait la mise en œuvre du principe d'impartialité. Il était possible de se ranger à l'interprétation in concreto de la CEDH, et d'interdire le cumul au juge des enfants ayant réalisé des actes susceptibles d'entraîner un préjugé sur la culpabilité du mineur poursuivi. À l'inverse, il était possible d'adopter la conception abstraite du Conseil constitutionnel et d'interdire tout cumul de fonctions. La tradition française est marquée par cette vision abstraite. Le code de procédure pénale contient plusieurs interdictions absolues de cumul de fonctions. Par exemple, l'article 49, alinéa 2 dispose que le juge d'instruction ne peut, à peine de nullité, « participer au jugement des affaires pénales dont il a connu en sa qualité de juge d'instruction ». Cette prohibition est identique pour le juge des libertés et de la détention (art. 137-1). Enfin, l'article 253 dispose que « ne peuvent faire partie de la cour [d'assises] en qualité de président ou d'assesseur, les magistrats qui, dans l'affaire soumise à la cour d'assises, ont, soit fait un acte de poursuite ou d'instruction, soit participé à l'arrêt de mise en accusation ou à une décision au fond relative à la culpabilité de l'accusé ». Aucune de ces interdictions de cumuls ne tient compte de circonstances particulières. Toutes reposent sur l'idée qu'un magistrat instructeur a acquis, au cours de l'instruction, un préjugé sur la culpabilité de la personne poursuivie. La représentation abstraite de l'impartialité présente plusieurs avantages. Elle permet de prévoir a priori le cumul de fonctions interdit. Elle peut ainsi conduire un magistrat à se désister et éviter ainsi l'annulation a posteriori de la procédure. À l'inverse, l'interprétation in concreto rend difficilement prévisible les cumuls autorisés et ceux qui doivent être prohibés. L'étude de la jurisprudence sur le cumul de fonctions montre ainsi que les solutions sont d'un très grand raffinement  [11]. Comme on le verra, le législateur français a décidé de poursuivre la voie dans laquelle il s'était déjà engagé, en prohibant de façon générale de cumul de fonctions du juge des enfants.

15 Mais le législateur devait répondre à une seconde question qui était demeurée, jusque-là, dans une certaine confusion. En effet, il s'agissait de savoir quel était le cumul de fonctions interdit par le Conseil constitutionnel : instruction/jugement ou renvoi/jugement.

16 Ces deux cumuls sont de natures très différentes. Le magistrat qui instruit l'affaire peut se forger une opinion sur la culpabilité sur la personne poursuivie en raison des actes qu'il accomplit. Dans l'arrêt Adamkiewicz, la CEDH a expliqué qu'un magistrat ayant procédé à la recherche de preuves, s'est forgé un préjugé sur la culpabilité. À l'inverse, dans un dossier où la personne poursuivie a reconnu les faits, le juge d'instruction ne réalise pas nécessairement d'actes de recherche de la vérité l'exposant à un parti-pris. La nature des actes accomplis et leur incidence sur le parti-pris du juge sont donc les critères déterminants pour apprécier l'atteinte à l'impartialité. La situation est très différente pour un juge qui renvoie une affaire devant une juridiction au sein de laquelle il va siéger. La décision de renvoi n'est pas un acte de recherche de la vérité. La pratique montre d'ailleurs que la décision de renvoi est souvent largement inspirée du réquisitoire du ministère public  [12]. En revanche, l'impartialité du magistrat peut s'apprécier dans une décision de renvoi, et plus généralement dans une décision de saisine de la juridiction de jugement. La jurisprudence française en la matière a été forgée par la chambre commerciale de la Cour de cassation dans le contentieux des procédures collectives. La question s'est posée de savoir si un juge pouvait faire citer à comparaître devant lui des dirigeants de sociétés afin de statuer sur les sanctions que ces dirigeants encouraient en raison de leur implication dans la situation de l'entreprise. La Cour de cassation a rendu deux arrêts de principe  [13], selon lesquels le cumul des fonctions inhérent à l'autosaisine n'est pas contraire à l'article 6 § 1 de la Conv. EDH, mais le libellé de la citation ne doit pas tenir pour établi, aux yeux du magistrat, le comportement fautif de la personne qui doit être jugée. En d'autres termes, l'acte de saisine ne doit pas laisser apparaître un préjugé sur l'affaire.

17 La position du droit français à l'égard du juge des enfants est plus ambiguë. Dans la décision de la chambre criminelle du 7 avril 1993, la Cour de cassation avait admis les deux types de cumuls : le juge des enfants pouvait instruire l'affaire et également ordonner le renvoi devant le tribunal pour enfants. Dans sa décision n° 2011-147 QPC du 08 juillet 2011, le Conseil constitutionnel est confus. Dans un premier temps, il évoque le cumul de fonctions d'instruction et de jugement en considérant que « le principe d'impartialité des juridictions ne s'oppose pas à ce que le juge des enfants qui a instruit la procédure puisse, à l'issue de cette instruction, prononcer des mesures d'assistance, de surveillance ou d'éducation ». On pourrait en déduire, a contrario, que le principe d'impartialité s'oppose à ce que le juge des enfants qui a instruit la procédure prononce des peines. Mais le juge constitutionnel n'utilise pas ces termes. Il affirme qu'« en permettant au juge des enfants qui a été chargé d'accomplir les diligences utiles pour parvenir à la manifestation de la vérité et qui a renvoyé le mineur devant le tribunal pour enfants de présider cette juridiction de jugement habilitée à prononcer des peines, les dispositions contestées portent au principe d'impartialité des juridictions une atteinte contraire à la Constitution ». Le Conseil constitutionnel mélange donc l'instruction (« diligences utiles pour parvenir à la manifestation de la vérité ») et l'autosaisine (« renvoyé le mineur »). On peut alors se demander s'il a souhaité prohiber le cumul instruction/jugement, le cumul renvoi/jugement, ou les deux. Par ailleurs, le Conseil vise le juge des enfants qui a accompli des « diligences utiles pour parvenir à la manifestation de la vérité ». On sent ici que le juge constitutionnel s'est inspiré de la jurisprudence européenne. Ce sont bien les actes de découverte de la vérité qui peuvent conduire le juge à se forger un parti-pris sur la culpabilité. Dans une certaine confusion, le Conseil constitutionnel semble donc avoir inclus les deux cumuls dans le champ de la prohibition.

18 Étrangement, le législateur a vu de la clarté là où il y avait de la confusion. Mais il a commis une erreur d'interprétation. Dans son rapport, le député Eric Ciotti écrit : « conformément aux décisions du Conseil constitutionnel, cette incompatibilité ne concerne que le juge des enfants qui a renvoyé l'affaire. Elle ne sera donc pas applicable, même si le tribunal pour enfants ou le tribunal correctionnel pour mineurs est présidé par un juge des enfants qui a déjà connu le mineur dans des procédures distinctes »  [14] . Le parlementaire ne précise pas la nature des « procédures distinctes », mais on imagine qu'il peut s'agir de procédures d'assistance éducative. Mais le député ne précise pas, non plus, ce qu'il entend par « renvoi ».

19 Comme il a été dit plus haut, il existe une distinction essentielle entre instruction et renvoi. Si le juge d'instruction est généralement celui qui renvoie l'affaire devant la juridiction de jugement, cette dualité de fonctions n'est pas systématique. Un dossier qui a été instruit par un magistrat peut être transmis à un autre pour des raisons de contingence  [15]. De même, un magistrat qui a instruit partiellement une affaire, puis a pris des fonctions de juge du siège avant la clôture, aura effectué des actes d'instruction, mais il n'aura pas renvoyé l'affaire.

20 Cette distinction élémentaire entre instruction et renvoi semble avoir échappé au législateur. La loi n° 2011-1940 du 26 décembre 2011 modifie la composition des juridictions pour mineurs en prohibant deux cumuls. Le premier concerne le tribunal pour enfants. L'article L. 251-3 al. 2 du code de l'organisation judiciaire dispose ainsi que « le juge des enfants qui a renvoyé l'affaire devant le tribunal pour enfants ne peut présider cette juridiction ». Le second cumul concerne le tribunal correctionnel pour mineurs. L'article 24-1 de l'ordonnance n° 45-174 du 2 février 1945 prévoit ainsi dans son alinéa 2 que « le juge des enfants qui a renvoyé l'affaire devant le tribunal correctionnel pour mineurs ne peut présider cette juridiction ».

21 On peut s'interroger longuement sur les raisons qui ont conduit le législateur a restreindre le cumul de fonctions au renvoi devant la juridiction de jugement. Il n'en reste pas moins que l'erreur d'interprétation entraîne un nouveau risque de censure constitutionnelle ou de condamnation par la CEDH. Les cas ne seront probablement pas fréquents, mais dans certaines situations, un juge des enfants qui aura instruit partiellement une affaire pourra, en vertu de la loi, siéger au sein d'une juridiction collégiale pour mineurs si ce magistrat n'a pas effectué le renvoi. Ce magistrat aura effectué des actes d'instruction, et se sera peut-être forgé un préjugé sur la culpabilité du mineur. Ce cumul sera en contradiction avec le principe d'impartialité.

22 Le cumul de fonctions du juge des enfants soulève une question importante. Celle de la conciliation entre deux impératifs de la justice des mineurs. Le premier impératif est celui de la protection des mineurs, qui semble induire que le juge des enfants intervienne à toutes les étapes d'un dossier pénal (instruction, jugement, application des peines). Le second, inhérent aux droits fondamentaux, invite à appliquer le principe d'impartialité aux juridictions des mineurs, sans tenir compte de la spécificité de cette procédure. Cet important débat a été largement ignoré dans le processus qui a conduit les hautes juridictions à imposer une réforme législative au nom du procès équitable. Le législateur s'est empressé d'introduire, dans une proposition de loi qui ne concernait pas la procédure, un dispositif inabouti. On sent dans ce texte, et dans les travaux parlementaires, une volonté de réforme a minima. La prohibition du cumul de fonctions est pourtant un mécanisme ancré dans le droit français. Il aurait certainement été plus judicieux d'interdire, de façon générale, au juge des enfants qui a instruit une affaire, de siéger dans une juridiction de jugement. Si cette interdiction soulevait des difficultés de mise en œuvre  [16], elle aurait eu le mérite d'aligner la situation du juge des enfants instructeur sur celle des autres juges d'instruction.

Notes

  • [1]
    Depuis la L. du 12 avr. 1906 sur la majorité pénale des mineurs et la loi du 22 juill. 1912 sur les tribunaux pour enfants.
  • [2]
    Crim., 7 avr. 1993, n° 92-84.725, Bull. crim. n° 152 ; D. 1993. 553, note J. Pradel ; ibid. 1994. 37, obs. S. Becquerelle ; GAPP, 7e éd. 2011, n° 1 ; RDSS 1994. 144, obs. F. Monéger ; RSC 1994. 67, obs. M. Huyette ; ibid. 75, obs. C. Lazerges ; RTD civ. 1993. 561, obs. J. Hauser ; JCP 1993. II. 22151, note Allaix ; Crim. 8 nov. 2000, Dr. pénal 2001. Chron. n° 15, obs. Marsat.
  • [3]
    On parle généralement d'autosaisine même si l'expression ne correspond pas ici exactement à la situation.
  • [4]
    CEDH, 24 août 1993, n° 13924/88, Nortier Nortier c/ Pays-Bas, D. 1994. 37, obs. S. Becquerelle ; ibid. 1995. 105, obs. J.-F. Renucci ; cette Revue 1994. 362, obs. R. Koering-Joulin.
  • [5]
    V. p. ex. J.-F. Renucci, Le droit pénal des mineurs entre son passé et son avenir, cette Revue 2000. 79.
  • [6]
    CEDH, 2 mars 2010, n° 54729/00, Adamkiewicz c/ Pologne, D. 2010. 1324, note P. Bonfils ; ibid. 1904, obs. A. Gouttenoire et P. Bonfils ; ibid. 2011. 1107, obs. M. Douchy-Oudot ; cette Revue 2010. 687, obs. D. Roets.
  • [7]
    CEDH, 24 mai 1989, Hauschildt c/ Danemark.
  • [8]
    Cons. const., 8 juill. 2011, n° 2011-147 QPC, AJ fam. 2011. 435, obs. V. A.-R. ; ibid. 391, point de vue L. Gebler ; AJ pénal 2011. 596, obs. J.-B. Perrier ; cette Revue 2011. 728, chron. C. Lazerges ; RTD civ. 2011. 756, obs. J. Hauser, V. aussi. Ph. Bonfils, L'impartialité du juge des enfants, RFDC 2012, à paraître.
  • [9]
    L. n° 2011-939 du 10 août 2011 sur la participation des citoyens au fonctionnement de la justice pénale et le jugement des mineurs.
  • [10]
    Ph. Bonfils, L'impartialité du juge des enfants, RFDC 2012, à paraître.
  • [11]
    V. p. ex. F. Desportes, L. Lazerges-Cousquer, Traité de procédure pénale, Economica, 2009, p. 208, nos 326 s.
  • [12]
    Pour un témoignage révélateur, V. M. Huyette, Le procureur, le juge d'instruction, et le copier-coller, http ://www.huyette.net/article-le-procureur-le-juge-d-instruction-et-le-copier-coller-50314359.html : « Le Procureur rédige un document de plusieurs pages dans lequel il résume les éléments essentiels du dossier, précise les personnes impliquées, et conclut en précisant les infractions commises. Et l'habitude a été prise, par certains juges d'instruction, au moment de rédiger leur ordonnance de renvoi, de faire un simple copier-coller du texte du procureur ».
  • [13]
    Com., 3 nov. 1992, n° 90-16.751, D. 1993. 538, note J.-L. Vallens ; RTD civ. 1993. 874, obs. J. Normand ; ibid. 882, obs. J. Normand ; Com., 16 mars 1993, n° 91-10.314, D. 1993. 538, note J.-L. Vallens ; RTD civ. 1993. 874, obs. J. Normand ; ibid. 882, obs. J. Normand.
  • [14]
    E. Ciotti, Rapport au nom de la commission des lois de l'Assemblée Nationale, sur la proposition de loi n° 3707, visant à instaurer un service citoyen pour les mineurs délinquants.
  • [15]
    Mutation du magistrat, congé etc.
  • [16]
    V. Rapport de V. Klès fait au nom de la commission des lois du Sénat, sur la proposition de loi visant à instaurer un service citoyen pour les mineurs délinquants, qui fait état des inquiétudes des organisations représentatives des magistrats, sur les difficultés de mise en œuvre de la prohibition dans les petites juridictions. Sur cette difficulté particulière de la loi, V. Ph. Bonfils, Le sauvetage du tribunal pour enfants et du tribunal correctionnel des mineurs, Droit de la famille n° 3, Mars 2012, comm. 60.
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