Pollution des mers (Paris, 30 mars 2010, n° 08/02278, D. 2010. 967, obs. S. Lavric ; ibid. 1008, entretien L. Neyret ; ibid. 1804, chron. V. Rebeyrol ; ibid. 2238, chron. L. Neyret ; ibid. 2468, obs. F. G. Trébulle ; Rev. sociétés 2010. 524, note J.-H. Robert ; RTD com. 2010. 622, obs. P. Delebecque ; ibid. 623, obs. P. Delebecque; Dr. env. 2010, p. 168, obs. S. Mabile et p. 196, obs. B. Seinmetz ; JCP 2010. 432, obs. K. Le Coviour)
1Notre revue a rendu compte du jugement par lequel le tribunal correctionnel avait condamné divers prévenus, personnes physiques et morales, à raison de la pollution causée par le naufrage du pétrolier Erika (trib. corr. 16 janv. 2010, cette Revue 2008. 344 ; JCP 2008 II 10053, note. B. Parance, et 2008 I 126, étude K. Le Coviour ; Dr. env. 2008, n° 156 p. 15 à 25 ; RJE 2008; p. 205, note D. Dumont et N. Huten ; DMF 2008, hors-série, p. 19). Quelques prévenus et quelques parties civiles, mais non pas tous ayant interjeté appel et le ministère public ayant formé un appel incident, la cour d'appel rendit un arrêt partiellement confirmatif.
2Sur l'action publique, les condamnations sont toutes confirmées mais sur un fondement juridique différent. Les nombreuses parties civiles reçoivent des dommages et intérêts plus élevés, notamment au titre de préjudice écologique, mais le nombre des débiteurs de dommages et intérêts est réduit par le retranchement notable de la société Total SA, pourtant reconnue coupable.
I. Sur l'action publique
3Pour répondre à l'action publique, la cour devait, après le tribunal traiter deux problèmes juridiques: le fondement de la condamnation prononcée et la désignation des personnes, physiques et morales, responsables. Le dispositif du jugement est confirmé, mais au moyen d'une substitution partielle de motifs.
A. Le fondement de l'action publique
4Le naufrage survint le 12 décembre 1999, soit avant la publication le 19 septembre 2000 du code de l'environnement, et la poursuite était donc fondée sur l'article 8 de la loi n° 83-583 du 5 juillet 1983, ultérieurement codifié à l'article L. 218-22 de ce code. Ce texte lui-même a été modifié par la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004, promulguée entre l'accident et le jugement et, après que celui eut été rendu, l' incrimination en a été reprise dans l'article L. 218-19. Les faits devaient donc être qualifiés selon la loi de 1983, sauf à vérifier que les lois ultérieures ne portaient pas des dispositions plus douces, rétroactivement applicables.
5Devant le tribunal correctionnel, un débat s'était engagé sur le point de savoir si l'article 8 de la loi de 1983 était le fondement adéquat le la poursuite. Ce texte a introduit dans le droit interne français la convention de Bruxelles du 29 novembre 1969 « sur l'intervention en haute mer en cas d'accident entraînant ou pouvant entraîner une pollution par les hydrocarbures » publiée par le décret n° 75-553 du 26 juin 1975, et il a attaché à sa violation des sanctions pénales.
6Or les prévenus invoquaient pour leur défense des moyens fondés sur une autre convention, celle qui fut signée à Londres le 2 novembre 1973 « pour la prévention de la pollution par les navires » dite Marpol et qui a été introduite en droit français, et pénalement sanctionnée, par les articles 1er à 7 de la même loi du 5 juillet 1983 : cette convention en effet définit les fautes punissables d'une manière plus restrictive que ne le fait la convention de Bruxelles et elle prévoit des causes d'exonération supplémentaires, notamment l'application de « précautions raisonnables après l'avarie ou la découverte du rejet » polluant (Annexe I, règle 11, b) i)). Les prévenus en concluaient que l'article 8 devait être écarté comme violant la convention, car la cause d'exonération que son alinéa 1 prévoit se limite à des précautions antérieures à l'accident : il punit en effet le fait d'avoir « provoqué l'accident ou de [n'avoir] pas pris les mesures pour l'éviter ».
7Le jugement du tribunal correctionnel avait décidé d'écarter ce moyen de défense au motif que seule s'appliquait la convention de Bruxelles et ledit article 8 de la loi de 1983, car un « accident de mer » n'est pas un « rejet », seul objet de la convention de Londres (jugement p. 21): « L'article 8 de la loi du 5 juillet 1983 prévoyant une incrimination différente de celles édictées en application de la convention Marpol, il ne peut être fait grief à la loi nationale d'être contraire à cette convention internationale, celle-ci et celle-là délimitant des champs distincts par la détermination qui leur est propre des comportements répréhensibles, des personnes punissables ou d'éventuels faits justificatifs ».
8C'est précisément sur ce point que la cour d'appel se sépare du tribunal et accepte de vérifier la conformité de la loi du 5 juillet 1983 tout entière avec la convention Marpol, non sans brouiller le fondement des poursuites (arrêt p. 330 et 331). Elle invoque d'abord l'ordonnance de renvoi qui visait indistinctement les articles 1er, 7, 8 et 10 de cette loi (arrêt, p. 324) et elle se livre ensuite (arrêt p. 327) à une interprétation extensive de la définition du mot « rejet » que donne l'article 2, § 3 sous a de la convention de Londres ainsi rédigé : « Aux fins de la présente convention... "rejet", lorsqu'il se rapporte aux substances nuisibles ou aux effluents contenant de telles substances, désigne tout déversement provenant d'un navire, quelle qu'en soit la cause, et comprend tout écoulement, évacuation, épanchement, fuite, déchargement par pompage, émanation ou vidange » : de cette énumération, la cour conclut que le naufrage est aussi un "rejet" puisque la convention Marpol « ne fait aucune différence entre les rejets accidentels et les rejets volontaires »; pour se convaincre mieux encore de cette assimilation inattendue, les juges ajoutent que le chapitre 3 de l'annexe I est intitulé « Prescriptions visant à réduite la pollution due aux hydrocarbures déverser par les pétroliers en cas d'avarie de bordé ou de fond » (arrêt, p. 328); le motif est faible car le chapitre visé est bien loin de concerner le naufrage, abusivement assimilé à une avarie, car il contient une série de règles techniques exprimées en signes mathématiques et destinées à prévenir des fuites provoquées par des avaries. D'ailleurs, toutes les règles de l'annexe I, qui distinguent entre les catégories de navires, leur puissance et selon que les déversements proviennent de la soute ou de la machine, montrent que ses auteurs songeaient à réglementer l'exploitation de navires à flot (V. cette Revue 2007. 307 et 820).
9Après s'être livrée à ces audacieux amalgames, la cour d'appel concède, conformément aux conclusions des prévenus, que l'article 8 et la règle 11 de l'annexe I de la convention présentent une différence « indéniable » (p. 330) dans la définition de la cause d'exonération que les prévenus auraient pu invoquer.
10Mais la conclusion qu'elle en tire est que cet écart peut être négligé car une convention, à la différence d'une loi pénale, ne s'interprète restrictivement, mais qu'elle doit être appliquée de manière à ce que « son objet et son but » soient remplis. Les magistrats invoquent, à l'appui de leur raisonnement la convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités et celle de Montego Bay du 10 décembre 1982 sur le droit de la mer et concluent que la loi du 5 juillet 1983 n'est pas contraire à la convention Marpol; ils ajoutent même qu'une éventuelle incompatibilité n'aurait aucun effet puisque de toute façon les prévenus n'avaient pris aucune précaution et ne pouvaient invoquer ni le texte international ni la loi.
11Toute cette extraordinaire digression présente l'avantage de fournir à la condamnation une assise en droit international mais au prix, élevé, d'un brouillage de sa base textuelle.
12Aux pages suivantes (p. 331 à 333) la cour retrouve un peu d'orthodoxie lorsqu'il s'agit de choisir la peine : elle traque les pérégrinations de l'article 8 et localise son actuel séjour dans l'article L. 218-19 du code de l'environnement. Entre temps, il s'est alourdi d'une circonstance aggravante établie par la loi du 9 mars 2004 qui consiste en la « violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement », évidemment inapplicable à des faits intervenus en 1999. Et les juges du fond calculent finalement la peine à partir du seul article 8 de la loi du 5 juillet 1983, sans tenir compte des relèvements ultérieurs: l'amende encourue par les personnes physiques, se montait, selon ce texte, à la moitié de celle prévue par son article 1er de la loi de 1983, soit 500 000 francs convertis en 75 000 euros . Ce maximum a été prononcé en l'espèce, mais les peines d'emprisonnement ne sont pas applicables lorsque l'infraction a été commise hors des eaux territoriales, dans la zone économique (art. 7 de la loi de 1983, devenu l'art. L. 218-22).
13Les personnes morales encouraient une amende du quintuple, soit 375 000 euros, et elles y ont été condamnées, mais le tribunal, comme la cour, ont dû leur épargner les peines privatives de droit en vertu du même article L. 218-22.
B. La désignation des responsables
14Selon l'article 8 alinéa 3 de la loi de 1983 (devenu l'art. L. 218-18 du code de l'environnement), le délit de pollution qu'il incrimine est imputable « soit au propriétaire , soit à l'exploitant ou à leur représentant légal ou dirigeant de fait s'il s'agit d'une personne morale, soit à toute autre toute personne autre que le capitaine ou le responsable de bord exerçant, en droit ou en fait, un pouvoir de contrôle ou de direction dans la gestion ou la marche du navire ».
15Quatre prévenus, deux personnes physiques et deux personnes morales, sont déclarées coupables, à raison de diverses qualités prévues par ce texte et au motif que tous avaient laissé naviguer l'Erika dont, à cause de diverses négligences, ils connaissaient le très mauvais état.
16M. Savarese était propriétaire du navire, à travers deux sociétés sans existence réelle dont il était l'unique actionnaire et qui ne sont pas, elles, condamnées. Ses fautes conscientes dans l'entretien de l'Erika sont décrites d'une manière très convaincante au soutien de la condamnation (arrêt p. 349 à 354).
17M. Pollara était chargé de sa gestion technique de l'Erika en qualité de dirigeant de la société Panship Management, laquelle n'est pas non plus condamnée. Il s'était associé aux fautes de M. Savarese et, après les avaries du navire, il n'avait ni prévenu la France, n'avait pris aucune mesure pour combattre ou limiter les effets de la pollution (arrêt p. 354 à 360).
18La société de certification Spa RINA était l'une de ces personnes « autre que le capitaine ou le responsable de bord exerçant, en droit ou en fait, un pouvoir de contrôle ou de direction dans la gestion ou la marche du navire », car certifier c'est contrôler. Les fautes de cette société sont décrites en détail (arrêt p. 361 à 367) et l'arrêt constate que l'inspecteur à qui le soin de vérifier le navire avait été confié avait bâclé son travail. Or, comme il avait « délégation pour signer les certificats", il est considéré comme représentant de la société qui est en conséquence condamnée. Ses fautes étaient même si graves qu'elles ont été qualifiées d'inexcusables, ce qui, dans le régime antérieur à la loi du 9 mars 2004, était sans incidence pénale, mais permit à la cour d'exclure cette prévenue de la limitation de responsabilité civile prévue par la convention du 27 novembre 1992 sur la responsabilité civile pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures (arrêt, p. 423).
19La cour d'appel condamne cette société sans s'arrêter au fait qu'il s'agissait d'une personne morale étrangère. La question, pourtant, est discutée, les auteurs s'accordant pour soutenir qu'une telle entité ne peut être punie que si le droit de l'État dont elle a la nationalité, en l'espèce l'Italie, prévoit la responsabilité des personnes morales; or, le droit italien ne leur impute qu'une responsabilité administrative et non pénale (M. Delmas-Marty, Personnes morales étrangères et françaises, questions de droit pénal international, Rev. sociétés, 1993. 255; C. Mauro, « Élements de droit comparé », in « Dépénalisation de la vie des affaires et responsabilité des personnes morales », PUF, 2009, p. 61; M.-L. Rassat, Droit pénal général, 2e éd., Ellipses, 2006, n° 417; A. Rossi, Modeli di organizzazione aziendale e responsabilità degli enti da reato. La panoramica italiana, in Diritto penale XXI secolo, 2008, p. 369). La société Rina alléguait aussi l'immunité juridictionelle des États, car elle agissait au nom de l'État maltais, mais ce moyen fut rejeté (L. Neyret, « L'affaire Erika : moteur d'évolution des responsabilités civile et pénale », D 2010. 2238).
20Le cas de la société anonyme Total relevait incontestablement du droit français, mais sa responsabilité soulevait d'autres difficultés relatives à l'application de l'article 8 de la loi de 1983, et le jugement du tribunal correctionnel avait soigneusement motivé sa condamnation. Certes, il consentait à ne pas voir en cette personne morale un affréteur, puisque le contrat d'affrètement avait été conclu par sa filiale panaméenne dénommée Total Transport Corporation (TTC) ; mais comme la SA Total s'était elle-même obligée à faire vérifier les navires qui transportaient ses cargaisons, au moyen d'une opération appelée vetting, les premiers juges avaient décidé qu'elle s'était donné à elle-même un pouvoir de gestion sur l'Erika et qu'elle l'avait exercé de manière négligente. Bien que l'auteur, personne physique, de cette faute n'eût pas été identifié, la société en fut déclarée responsable, conformément à une jurisprudence qui veut que l'imputation aux personnes morales des infractions non intentionnelles ne nécessite pas la désignation de l'organe ou du représentant directement responsable (Crim., 20 juin 2006, n° 05-85.255, D. 2007. 617, et les obs., note J.-C. Saint-Pau ; ibid. 399, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé et S. Mirabail ; ibid. 1624, obs. C. Mascala ; AJ pénal 2006. 405, obs. P. Remillieux ; Rev. sociétés 2006. 895, note B. Bouloc ; Rev. science crim. 2006. 825, obs. Y. Mayaud ; RTD com. 2007. 248, obs. B. Bouloc ; JCP G 2006 II 10199, note E. Dreyer ; Dr. pén. 2006, comm. 128, 2e esp., note M. Véron ; Crim. 26 juin 2007, Dr. pén. 200, comm. 135, note M. Véron).
21La cour emprunte un chemin plus direct affirme que le véritable affréteur est la SA Total elle-même, au motif que TTC, affréteur apparent, n'était qu'un ectoplasme « sans personnel et même sans locaux, ni indépendance décisionnelle ni autonomie juridique ou financière » (arrêt, p. 374). Tirant une conséquence extrême de cette observation, la cour, sur ce point d'accord avec le tribunal, décide que cette entité panaméenne n'avait aucun pouvoir sur la gestion du navire et que donc elle n'était pas parmi les personnes responsables au sens de l'article 8 de la loi du 5 juillet 1983 (arrêt, p. 385). La cour, qui suit en cela une forte tendance jurisprudentielle, assimile la personne morale à une personne physique en lui prêtant un pouvoir, ou une absence de pouvoir, de décision propre et indépendant de celui de ses organes ou représentants lesquels sont, pourtant, selon l'article 121-2 du code pénal les personnes dont il faut rechercher l'infraction pour l'imputer, par représentation à la personne morale.
22La relaxe prononcée au profit de la société Total Petroleum Services est plus fidèlement assise sur la lettre du code pénal. Cette personne morale, mandataire du fantôme TTC, avait une activité réelle, celle de trouver des navires pour transporter les cargaisons de pétrole. Elle est relaxée au motif que « au travers de ses organes ou représentants », aucune faute ne lui était imputable (arrêt, p. 388).
II. Sur l'action civile
23La réponse de la cour aux nombreuses actions civiles diffère sensiblement de celle du tribunal. Elle modifie la liste des débiteurs de dommages et intérêts et celle des créanciers. Mais elle ne s'écarte pas du jugement en ce qu'elle confirme l'existence du préjudice écologique qualifié à plusieurs reprises de « pur », guillemets compris, sauf à reconnaître qu'il a été subi par un plus grand nombre de personnes morales, parties civiles.
A. Les débiteurs de dommages et intérêts
24La grande surprise est l'exonération de la société Total, prononcée sur le fondement de la convention de Bruxelles du 29 novembre 1969 modifiée par le protocole du 27 novembre 1992 sur la responsabilité civile pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures (textes publiés par le décret n° 75-553 du 26 juin 1975 et par le décret n° 96-718 du 7 avril 1996). Elle fait peser l'obligation de réparation sur le seul « propriétaire du navire » (art. III-1) et exclut la responsabilité des armateurs, affréteurs ou leurs préposés, sauf si « le dommage résulte de leur fait ou de leur omission personnels, commis avec l'intention de provoquer un tel dommage, ou commis témérairement et avec conscience qu'un tel dommage en résulterait probablement » (art. III, § 4 ; B. Bouloc, « Rejets d'hydrocarbures. Réflexions sur la "preuve" de l'infraction et les "dommages et intérêts" », DMF 2005, p. 195 ; K. Le Couviour, Responsabilités pour pollutions majeures résultant du transport maritime d'hydrocarbures. Après l'Erika, le Prestige... l'impératif de responsabilisation, JCP 2002 I 189 ; M. Ndendé, L'accident de l'Erika. Procédures d'indemnisation des victimes et enjeux judiciaires autour d'une catastrophe pétrolière, RD transp. 2007, chr. 2). Cette clause est appliquée au profit de la SA Total (p. 423) qui n'est condamnée qu'au paiement des frais exposés par les parties civiles en application de l'article 475-1 du code de procédure pénale (arrêt, p. 486).
25En revanche, les fautes imputées au propriétaire et aux dirigeants de la Spa RINA sont si graves qu'ils sont, avec cette personne morale, condamnés à indemniser intégralement les parties civiles recevables.
B. Les créanciers des dommages et intérêts
26La cour accueille les demandes de réparation beaucoup plus favorablement que le tribunal ne l'avait fait. Elle confirme le jugement en ce qu'il avait indemnisé le préjudice moral des associations et des collectivités territoriales, et l'atteinte à la réputation et à l'image de marque de ces personnes morales de droit public ; mais le réformant, elle donne satisfaction à plusieurs de ces personnes morales de droit public, en réparation soit de « l'atteinte à l'intégrité de leur patrimoine naturel », soit de « leur préjudice écologique » ou « environnemental » (arrêt, p. 481 et 482).
27On enseignait cependant que le préjudice moral des personnes morales de droit public ne pouvait donner lieu à réparation car il se confond avec l'intérêt général dont la protection est assurée par l'action publique (B. Bouloc, Procédure pénale, 21e éd., Dalloz, n° 257. Crim. 19 déc. 2006, Bull. crim., n° 316 ; Dr. pén. 2007, comm. 37 et nos obs.). Cependant la règle avait fléchi, notamment en matière environnementale (Crim. 8 mars 1995, Bull. crim., n° 93 ; Dr. pén. 1995, comm. 269, 2e esp. ; 7 avr. 1999, Bull. crim. n° 69 ; Dr. pén. 1999, comm. 101 ; cette Revue 1999. 827, nos obs. et cette Revue 2000. 645, obs. A. Giudicelli ; RG proc., 1999, p. 648, note D. Rebut). Dans ce domaine précisément, la loi du 1er août 2008 a levé l'ancienne irrecevabilité en autorisant les collectivités territoriales à « exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne les faits portant un préjudice direct ou indirect au territoire sur lequel [elles] exercent leur compétences et constituant une infraction aux dispositions législatives relatives à la protection de la nature et de l'environnement ainsi qu'aux textes pris pour leur application » (art. L. 142-4 C. env.). Mais ce texte n'était pas en vigueur au moment où fut introduite l'action des collectivités intéressées dans l'affaire commentée. La cour d'appel, se fondant sur une jurisprudence formée en matière d'infractions racistes (Crim. 16 avril 1991, Bull. crim. n° 182 ; S. Mabile, note préc. Dr. env. 2010, p. 168) décide néanmoins de l'appliquer à l'instance en cours (arrêt, p. 431).
28Sur le préjudice écologique, presque tout a été dit. C'est une perte subie par la collectivité humaine, qui ne se confond pas avec la destruction de biens appropriés et dont la créance de réparation n'appartient à aucun titulaire en particulier (SFDE et Institut du droit de la paix et du développement, Le dommage écologique, Economica, 1992 ; L. Le Corre, Marée noire de l'Erika, vers une réparation du préjudice écologique, Dr. env. 2002, n° 97, p. 91 ; G. Bouchon, Une timide reconnaissance du préjudice écologique: état des lieux, Dr. env. 2008, p. 16 ; B. Steinmetz et S. Mabile, op. cit., Dr. env. 2010, p. 168 et 190). Le meilleur exemple en est donné par la pollution de mangroves infertiles et inexploitées. Pour intégrer ce préjudice au droit positif, on attribue des dommages et intérêts à des acteurs attachés à la protection de cette valeur collective universelle qu'est l'environnement ; ces sommes s'ajoutent à la réparation du préjudice moral et du préjudice matériel et, sans égard pour les principes de la responsabilité civile, ont un caractère punitif. Dans l'espèce commentée, le tribunal n'avait accordé une telle réparation qu'au département du Morbihan au motif qu'il avait spécialement créé et protégé des « espaces naturels sensibles » et à la Ligue de protection des oiseaux. Le Morbihan s'étant désisté de son appel, l'association Robin des Bois et plusieurs communes parties civiles reçoivent au titre du dommage écologique ou environnemental des indemnités qui leur avait été refusées par le tribunal (arrêt p. 482 et 483).
29Pour définir ce préjudice qu'il qualifie d'écologique « pur », guillemets compris, la cour s'écarte des dissertations scientifiques de la doctrine et s'abandonne au pathos: la Ligue de protection des oiseaux subit un tel préjudice parce qu'elle est « atteinte dans son animus societatis » qui compose et caractérise sa personnalité propre (arrêt, p. 436) ; et la « communauté des membres » de l'association Robin des Bois « très impliquée dans l'action menée pour la préservation de la nature, avec laquelle elle se veut en symbiose, a perdu, avec la souillure de la mer, une partie de son animus societatis et, d'une certaine façon, une partie d'elle-même ». Jamais le préjudice écologique n'a mieux mérité son appellation « d'édifice baroque » (J. Untermaier, Le droit de l'environnement. Réflexions pour un premier bilan in Année de l'environnement, vol. 1, PUF 1981, p. 15).
30L'institution n'est pas si baroque qu'il y paraît car elle a un ancêtre: le dommage culturel collectif qui permit à l'Académie française d'imposer qu'une œuvre cinématographique intitulée « Les liaisons dangereuses », soit dénommée « Les liaisons dangereuses 1960 » pour éviter qu'elle ne devienne une insulte à l'œuvre de Choderlos de Laclos, depuis longtemps tombée dans le domaine public.