Notes
-
[1]
Georg Jellinek, L’État moderne et son droit, vol. 2, p. 313.
-
[2]
Voir : O. Jouanjan, « Die Krise der Staatsrechtswissenschaft um 1900 », Savigny-Zeitschrift, Germanische Abteilung, 126, 2009, p. 98 sq.
-
[3]
Voir surtout chez Rousseau : « Toute action libre a deux causes qui concourent à la produire : l’une morale, savoir la volonté qui détermine l’acte ; l’autre physique, savoir la puissance qui l’exécute. » (Contrat social, III, 1). Typique, sous la Révolution : Condorcet, Rapport sur la Constitution de 1793 : « Le conseil exécutif ne doit pas être considéré comme un véritable pouvoir. Il ne doit pas vouloir […] Il est la main avec laquelle les législateurs agissent, l’œil avec lequel ils observent l’exécution de leurs décrets. » (cité par Antoine Saint-Girons, Essai sur la séparation des pouvoirs, Paris, Larose, 1881, p. 140).
-
[4]
7e éd., t. 1, p. 35 sq.
-
[5]
Traité élémentaire de droit administratif, 7e éd., p. 1.
-
[6]
Deutsches Verwaltungsrecht, t. 1, 3e éd., München & Leipzig, Duncker & Humblot, 1924, p. 55.
-
[7]
A. Saint-Girons, op. cit., p. 135 sq., p. 411.
-
[8]
Raymond Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État, t. 1 (1920), rééd. CNRS, 1962, p. 466.
-
[9]
Contribution, t. 1, p. 524.
-
[10]
La question était évidemment délicate s’agissant du pouvoir réglementaire. Matériellement, on doit y voir une fonction législative, ce que permet la distinction entre « loi au sens matériel » et « loi au sens formel », introduite par Laband et reprise par Duguit. Mais on ne peut méconnaître qu’avec l’arrêt du Conseil d’État de 1907, Compagnie des chemins de fer de l’Est, c’est tout le pouvoir réglementaire y compris donc les règlements d’administration publique qui rentre dans la sphère de compétence de la juridiction administrative.
-
[11]
Contribution, t. 1, p. 526-527.
-
[12]
Contribution, t. 1, p. 527.
-
[13]
Contribution, t. 1, p. 571.
-
[14]
Contribution, t. 1, p. 583.
-
[15]
L’activité gouvernementale, dit Carré de Malberg, ne s’exerce pas en vérité en dehors de la loi. Ce dont elle n’a pas besoin c’est de l’impulsion initiale de la loi. L’habilitation est dans la Constitution. Mais la limitation est dans les lois. Voir p. 535 sq.
-
[16]
Contribution, t. 1, p. 494.
-
[17]
Ibid., p. 493.
-
[18]
Ibid., p. 490.
-
[19]
Ibid., p. 702-703.
-
[20]
Ibid., p. 810.
-
[21]
Ibid., p. 811.
-
[22]
Duguit, Traité de droit constitutionnel, t. 2, p. 158.
-
[23]
Ibid., p. 159, p. 450.
-
[24]
Ibid., p. 155.
-
[25]
Ibid., p. 158.
-
[26]
Ibid., p. 532.
-
[27]
Ibid., § 32, p. 530-538.
-
[28]
Ibid., p. 537.
-
[29]
Hauriou, Précis de droit constitutionnel, p. 443 sq.
-
[30]
Ibid., p. 396-397.
-
[31]
Hauriou, Principes de droit public, p. 717.
-
[32]
Hauriou, Précis de droit constitutionnel, p. 398.
-
[33]
Hauriou, Principes de droit public, p. 717.
-
[34]
Hauriou, Précis de droit constitutionnel, p. 435, comp. p. 409.
-
[35]
Ibid., p. 437-438.
-
[36]
Ibid., p. 448.
-
[37]
Ibid., p. 445, je souligne.
-
[38]
Ibid., p. 398.
-
[39]
Ibid., p. 441.
-
[40]
Hauriou, Principes de droit public, p. 438.
-
[41]
Hauriou, Précis de droit constitutionnel, p. 143.
-
[42]
Ibid., p. 306.
1Celui qui chercherait dans une doctrine qu’on peut dire « classique » quelque éclaircissement un peu sûr, quelque définition précise et utilisable de la notion d’exécution, une détermination du contenu de la fonction exécutive, celui-là sera certainement déçu. Le propos sera donc ici essentiellement négatif : il décevra, mais l’auteur de ces lignes fut le premier déçu. Au fond, pour l’essentiel, cette doctrine « classique » n’a guère construit un concept véritable, opératoire de l’exécution. Elle n’a pas élevé l’exécution au rang du concept. Au contraire elle emploie bien sûr les mots « exécution » ou « exécutif », mais en note souvent l’insuffisance ou l’inadéquation. Ou bien elle en distend tellement la signification, que l’exécution finit par fonctionner d’une manière plus métaphorique que conceptuelle dans le discours juridique. On cherche en vain une définition de l’exécution qui permettrait de caractériser une fonction exécutive. C’est un signe, un signal, non dépourvu de signification, mais pas véritablement une notion ou un concept. Jellinek, il est vrai, avertissait de la difficulté sans doute insurmontable d’une telle entreprise et plus généralement de toute doctrine juridique des fonctions de l’État. En effet, pour comprendre « à fond » les fonctions de l’État et leur division, il faut pénétrer jusqu’au « cœur de l’activité de l’État », écrit-il. « Mais aucune division, poursuit-il, ne saurait présenter le caractère d’une logique rigoureuse, parce qu’il s’agit d’embrasser la vie et non pas une matière morte. Tout ce qui est vivant, tout ce qui touche à la pratique, manque souvent de logique. Seule une scholastique surannée peut chercher partout la logique ; elle ne saurait, d’ailleurs, la trouver » [1]. Cette appréciation vaut a fortiori pour la plus fuyante, la moins homogène des fonctions de l’État si on peut la dire telle ! à savoir la fonction exécutive.
2Bien sûr, ce que l’on cherche, sans la trouver, c’est une notion constitutionnelle qui serait propre à clarifier l’expression courante, aujourd’hui comme hier, de pouvoir exécutif ou de fonction exécutive. Il existe évidemment d’autres champs d’usage du mot exécution et, notamment, dans les systèmes fédératifs, l’exécution fédérale ou confédérale, c’est-à-dire le recours à la force pour sanctionner l’inexécution, par un État membre, de ses obligations fédérales ou confédérales. Cette institution, qu’on trouve dans le fédéralisme germanique, se dit, en allemand, « Exekution » et non pas « Vollziehung », c’est-à-dire le mot qui dit le pouvoir exécutif (vollziehende Gewalt). Et puis, il y a la signification juridique ordinaire, autour de laquelle, certainement, tournent tous les sens de l’exécution mais qui ne peut caractériser véritablement, dans l’ensemble de ses fonctions, le pouvoir exécutif, à savoir la réalisation, par le recours à la contrainte, du contenu d’une obligation (voies d’exécution, exécution de la peine etc.), une signification qui intéresse évidemment le droit administratif (exécution forcée, privilège de l’exécution préalable etc.) mais généralement pas le droit constitutionnel, à une seule exception qu’on verra plus loin. Se pencher sur cette signification n’eût toutefois guère présenté d’intérêt et le tour de la question eût été vite fait pour l’essentiel, d’ailleurs, il vient d’être fait.
3Il s’agit ici, bien plutôt, d’enquêter sur une notion de l’exécution qui puisse caractériser le pouvoir exécutif ou la fonction exécutive. Mais la recherche s’est révélée être infructueuse. Le bilan proposé résulte d’un examen des principales œuvres du droit constitutionnel français de la période qui s’étend entre 1870 et 1930 environ, c’est-à-dire, plus précisément, depuis les débuts de la Troisième République jusqu’à l’époque de la parution des dernières éditions des Traité et Précis de Duguit et Hauriou, entre 1927 et 1929. Comme l’a montré remarquablement Olivier Beaud, il se produit, avec la disparition de la triade magnifique du droit public français que, avec Carré de Malberg, formèrent ces deux auteurs, un changement de registre dans le droit constitutionnel français, un abandon des questions fondamentales au profit d’un pragmatisme certainement lié au problème, récurrent alors, de la réforme de l’État et du parlementarisme. On peut donc fixer a priori le corpus français sur la base des quatre œuvres majeures qui marquent l’époque : Esmein, Duguit, Hauriou et Carré de Malberg. Mais on ne trouve rien ou presque chez Esmein sur le sujet qui nous intéresse. Ce qui limite, après rapide vérification, le corpus aux trois autres œuvres. Toutefois nous les replacerons rapidement dans le contexte des discussions qu’on trouve tant dans la doctrine française du droit public que dans la littérature allemande avec laquelle les auteurs français entretiennent un rapport spécifique et complexe [2].
4Voici donc précisé le cadre de l’enquête. Il faut ajouter deux brèves remarques pour conclure ce propos introductif.
5Sur la matière d’abord. On a évoqué sans plus de justification la question de l’exécution comme étant relative à la matière du droit constitutionnel. Mais, sans qu’il soit besoin d’y insister davantage, elle se situe évidemment tout autant, a priori, dans celle du droit administratif. Il n’est pas besoin d’une théorie des « bases constitutionnelles du droit administratif » pour voir qu’à travers la notion d’exécution se joue, au moins en partie, la question de l’articulation fondamentale du droit public interne, entre droit constitutionnel et droit administratif. Cette articulation est d’ailleurs plus complexe à l’époque que ce que l’on en perçoit généralement aujourd’hui. Les Allemands n’écrivent pas des traités de « droit constitutionnel », mais de Staatsrecht, de « droit de l’État ». Et si le Traité de droit constitutionnel de Duguit déborde largement des matières qu’on assigne aujourd’hui au « droit constitutionnel » pour entreprendre sur les domaines du « droit administratif », c’est probablement il ne s’en explique pas vraiment, peut-être parce qu’il ne voit pas le problème et donc les raisons d’une justification à raison de cette influence allemande qui s’exerce sur lui, malgré toute la détestation affichée de cette doctrine. Il y aurait encore à réfléchir sur l’articulation du droit administratif et du droit constitutionnel chez Hauriou et à la manière dont les Principes de droit public lient, entre elles, les deux matières au sein de ce qu’il désigne lui-même une « théorie de l’État ». Il y aurait enfin à penser encore la vision que Carré de Malberg se fait de l’étendue d’une théorie de l’État et de son rapport aux disciplines du droit public, là encore une manière qui lui vient à l’évidence des Allgemeine Staatslehre allemandes dont celle de Jellinek est le fleuron. Il y aurait donc tout un champ de réflexions préalables qui apparaissent importantes pour comprendre cette époque constitutive de la science du droit public, mais qu’on ne peut ici qu’indiquer, et qui paraissent se nouer autour de la problématique de l’exécution.
6Une remarque enfin sur l’objet. On a évoqué une discussion sur l’exécution, c’est-à-dire sur le contenu de la fonction exécutive. En vérité, s’il y a débat, c’est un débat pour le moins feutré. L’idée de fonction exécutive n’est pas au premier plan dans l’analyse, par cette doctrine classique, des fonctions de l’État. Il suffit de prendre le plan de la Contribution de Carré de Malberg pour s’en convaincre. La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée aux « Fonctions de l’État » et c’est bien sûr elle qui semble, pour ce propos, décisive. Après une bonne vingtaine de pages consacrées au problème théorique du critère de définition et de distinction des fonctions de l’État, le premier chapitre de la partie analyse la « fonction législative », le troisième, la « fonction juridictionnelle » et, entre les deux, le deuxième chapitre est consacré non pas à la « fonction exécutive », mais à la « fonction administrative ». C’est, à l’époque, la distinction classique, chez Laband, chez Jellinek, chez Duguit ou chez Hauriou. On n’arrive donc pas, à vrai dire, à déterminer un domaine cohérent, unitaire de l’exécution.
7Ce faisant, ce que contient le corpus ainsi déterminé, c’est ce moment décisif où il s’agit de fonder une autre manière de considérer, de travailler et de se représenter la matière constitutionnelle. Il s’agit d’un moment de rupture avec les anciennes doctrines, essentiellement politiques, de la constitution, où s’indifférenciaient le droit et la politique constitutionnels. Il s’agit du moment où, du fait de son institutionnalisation dans les facultés de droit, la matière constitutionnelle doit désormais faire l’objet d’un traitement qui l’élève à la dignité des matières ordinaires de la science juridique. Il s’agit donc du moment de la juridicisation et de la scientificisation du droit constitutionnel, ce qui en fait la spécificité et l’intérêt. La même remarque, d’ailleurs, vaut, à peu de choses près, pour le droit administratif. Il s’agit d’une « grande transformation » de la science du droit public qui est à l’œuvre.
8Et c’est sans doute là que réside l’intérêt de ce constat négatif quant à la notion d’exécution : lorsqu’il s’est agi de construire juridiquement le droit constitutionnel ou, comme disent les Allemands, le « droit de l’État », de systématiser aussi le droit administratif, on a essentiellement évacué toute notion précise, matérielle ou fonctionnelle, de l’exécution. Pour autant qu’il a jugé que la question des « fonctions de l’État » intéressait la science du droit public, le discours juridique a relativisé, marginalisé ou même anéanti les anciennes représentations que charriait avec elle l’expression de pouvoir exécutif. Au même moment, on s’intéressait d’ailleurs à des phénomènes qui, rattachés à la fonction dite exécutive, cadraient mal avec ces représentations traditionnelles de l’exécution : le pouvoir réglementaire, le pouvoir discrétionnaire, les actes de gouvernement. Le mot exécution avait pris place dans le cadre d’un schéma psychologique de base, lié à la représentation traditionnelle de l’État comme corps animé, comme personne, où la loi concentre la volonté qui détermine à l’action, l’exécution relevant de ce dernier registre de l’action [3]. Évidemment, le pouvoir réglementaire et le pouvoir discrétionnaire, dont on fait alors les premières doctrines juridiques véritables, contiennent un élément de volonté et de conception dont le registre ordinaire de l’exécution ne sait pas rendre compte. Administrer, c’est plus qu’exécuter. Et c’est pourquoi les auteurs s’efforcent de construire une doctrine non pas de la fonction exécutive, mais de la fonction administrative.
9Pourquoi donc conserver le mot même d’exécution et l’expression de pouvoir exécutif ? Bien sûr, il y a une considération simple, extérieure aux besoins de la science juridique et qui tient au fait incontournable que les textes officiels l’emploient : à l’art. 3 de la loi du 25 février 1875 sur l’organisation des pouvoirs publics (« le chef de l’État assure et surveille l’exécution des lois ») ; à l’art. 9 de la même loi qui fixe le siège du « pouvoir exécutif » etc. C’est aussi la formule de la promulgation : la présente loi sera « exécutée » comme loi de l’État. Il n’est pas besoin d’insister davantage sur ce point.
10Mais il y a aussi une nécessité propre aux besoins d’une science dont l’objet est de décrire le système des pouvoirs d’État. Car si administrer c’est plus qu’exécuter, on peut dire aussi, par un paradoxe apparent, qu’exécuter, c’est plus qu’administrer. Un inventaire purement descriptif des compétences du pouvoir dit « exécutif » le montre suffisamment : à l’art. 3 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875, qui énumère les compétences du président de la République, on trouve évidemment un certain nombre d’éléments qui, intuitivement, ne rentrent pas dans la fonction administrative : l’initiative des lois, le droit de grâce, les relations diplomatiques, le pouvoir militaire. Autant d’éléments qui indiquent une autre fonction du pouvoir « exécutif », absolument hétérogène par rapport à la fonction administrative, et qu’on commence à qualifier de fonction gouvernementale. En France, la jurisprudence vient précisément, à l’aube de la Troisième République, d’en finir avec la théorie du but, du mobile politique, pour construire la catégorie nouvelle de l’acte de gouvernement dont le principe est d’identifier un acte insusceptible de recours contentieux à travers, désormais, son objet, son domaine ce qui renvoie, bien évidemment, à l’idée d’une fonction et, puisque les actes relevant de cette fonction « gouvernementale » sont exclus du champ du contentieux administratif, d’une fonction distincte de la fonction administrative. De ce point de vue, à titre de signe ou de signal, les mots « exécution », « pouvoir exécutif » ou « fonction exécutive » indiquent d’une certaine manière que les fonctions de ce pouvoir sont irréductibles à la seule fonction administrative. En même temps, cela explique pourquoi le mot « exécution », lorsqu’on l’emploie à cet usage, ne parvient pas à la dignité du concept : il n’a précisément pas d’unité, il désigne une hétérogénéité. Il n’est qu’un mot valise. S’il a bien une fonction dans le discours juridique, et donc du sens, c’est ce sens même (signaler cette hétérogénéité) qui l’empêche d’être notion, concept, c’est-à-dire unité sémantique.
11C’est pourquoi l’on voit partout l’exécution prise dans la tension que forme cet horizon paradoxal : administrer, c’est plus qu’exécuter ; exécuter, c’est plus qu’administrer. Et c’est à partir de là qu’on peut lire les doctrines classiques du droit public : l’exécution est l’indéterminé et l’introuvable qui pourtant fait fonctionner ce discours même.
12Partout, l’on voit la doctrine plongée dans l’embarras par l’idée d’exécution. Soit l’on cherche à conserver à « exécution » un sens large, englobant tout une fonction de l’État, maintenant donc en sa forme la doctrine ancienne, disons, pour faire bref, rousseauiste et révolutionnaire. On considère alors deux fonctions de l’État : la fonction de législation et la fonction d’exécution. Tout l’État, fonctionnellement, se réduit à ces deux dimensions. C’est ce que fait encore Ducrocq, dans son Cours de droit administratif [4]. C’est ce qu’on trouve chez Henri Berthélemy [5]. C’est aussi, enfin, la manière de faire à laquelle recourt Otto Mayer : il n’existe que deux « pouvoirs » : législatif, exécutif (vollziehende) [6]. Mais cela oblige à diluer au maximum le sens du mot exécution et donc à procéder avec une notion vaste et molle de l’exécution. Pour Otto Mayer, ainsi : « L’exécution (Vollziehung) consiste à rendre effective la loi par le moyen de la puissance publique et dans une soumission plus ou moins grande à celle-ci ». Il en résulte que la fonction juridictionnelle doit être entendue comme une partie de l’exécution. Celle-ci renvoie, comme l’on voit chez Otto Mayer, à tout acte ou conduite encadrée par la loi, « plus ou moins ». Mais on affirme en même temps que législation et exécution épuisent tout le champ des fonctions de l’État. Derrière ce discours, il y a la représentation d’un État de droit légicentré, dont la loi fixe initialement tout le périmètre, toute l’activité non législative de l’État n’étant que le développement plus ou moins libre de la loi. Exécution prend un sens très lâche, dit plus même qu’application : l’exécution est alors l’actualisation de ce qui, dans la loi, est en puissance. Mais il faut, à tout le moins, faire rentrer dans l’exécution tout ce que Jellinek appelle l’« activité libre » des organes exécutifs et judiciaires. « L’administration, écrit encore Otto Mayer, est l’activité de l’État visant à la réalisation de ses buts, en dehors de la justice, mais à l’intérieur de son ordre juridique ». « Administration et exécution se recoupent souvent. Mais il y a beaucoup d’administration qui ne consiste pas en l’expression du pouvoir exécutif, et la justice est exécution, mais pas administration ».
13Pour une partie de la doctrine, à savoir celle qui entend conserver le mot d’exécution pour qualifier une fonction de l’État, ce mot sert simplement de formule cadre pour y mettre tout à la fois l’administration et la justice. Aussi ne trouve-t-on que peu, voire pas d’explication du sens de ce mot « exécution ». Saint-Girons proclame qu’il n’y a que deux pouvoirs, le législatif et l’exécutif et divise ce dernier en deux « autorités », l’administrative et la juridictionnelle, la justice étant une « branche autonome du pouvoir exécutif » [7]. Mais on est en peine de trouver un sens à « exécution » ou à « exécutif », c’est-à-dire de connaître le dénominateur commun aux deux autorités. Quand on trouve une telle explication ou une ébauche d’explication, l’on voit, comme chez Otto Mayer, qu’il s’agit d’une notion très lâche signifiant les actes, les fonctions ou les pouvoirs étatiques soumis à la loi, seconds par rapport à elle. Ou bien encore, comme dans le Précis de droit administratif de Paul Pradier-Fodéré, qui distingue le pouvoir législatif du pouvoir exécutif comme celui qui ordonne et celui qui applique, la justice formant avec l’administration la fonction d’application. En même temps, cet auteur rabat cette distinction sur la différence psycho-physiologique évoquée plus haut, comme un rapport de la volonté à l’action, le registre de la volonté étant ainsi réservé à la législation.
14Il est certain que toute doctrine qui s’énonce par métaphore plus que par concept, dans ces catégories traditionnelles de la volonté et de l’action, se condamne à ne pas pouvoir rendre compte des processus de volonté qui sont évidemment à l’œuvre dans l’exercice des compétences administratives et juridictionnelles. En 1920, Carré de Malberg juge une telle « théorie […] universellement condamnée » [8]. De fait, elle amène soit à passer complètement à côté de ces phénomènes qui sont devenus à la fin du xixe siècle des objets privilégiés de la science de droit administratif (le pouvoir discrétionnaire, le pouvoir réglementaire), soit à une inévitable et massive contradiction. D’où la tendance plus sage de cette doctrine qui cherche à maintenir l’exécution comme une fonction de l’État et, en même temps, à laisser sa notion d’exécution dans le vague d’une paisible vacuité.
15Toutefois, même une telle doctrine, somme toute peu agressive, d’une fonction exécutive divisée entre administration et justice avec deux variantes : soit la justice administrative est rattachée à la fonction administrative, soit elle est rattachée à la fonction juridictionnelle se heurte à un problème qui la rend insatisfaisante : elle oblige à rapporter à la fonction administrative ces actes en lesquels le juge administratif refuse de voir des actes administratifs, à savoir les actes de gouvernement. Faut-il introduire dans l’exécution une troisième fonction, la « gouvernementale », mais alors quel sens peut encore avoir l’idée d’exécution ? Peut-on qualifier d’exécution de la loi l’initiative de la loi, la promulgation de la loi (qui la rend exécutoire), le décret de grâce, la conduite des relations diplomatiques, l’exercice des pouvoirs militaires, etc. ?
16C’est la qualité particulière de la grande doctrine française que d’avoir d’une part vu et pris à bras le corps l’ensemble de ces problèmes qu’une doctrine un peu banale ne pouvait ni surmonter, ni même pleinement appréhender. La grande doctrine - c’est-à-dire Carré de Malberg, Duguit et Hauriou - voit les problèmes et leur cherche des solutions. Qu’elle y soit parvenue, c’est une autre affaire et l’on peut avoir le sentiment qu’aucune notion de l’exécution ne parvient à faire sortir le discours des constitutionnalistes des ornières où il est enfoncé. Mais cela vient peut-être de ce qu’il n’y a aucune solution satisfaisante.
17Quelques mots d’abord de Carré de Malberg. Pour synthétiser de manière certainement trop radicale, le maître de Strasbourg, grâce à ses immenses qualités analytiques, voit parfaitement l’ensemble des problèmes que pose l’idée d’exécution et il emprunte une stratégie discursive destinée à assurer, par le travail opéré sur la notion d’exécution, le montage dogmatique du parlementarisme français et la suprématie du Parlement qui est la vérité intrinsèque du système représentatif français. Qu’il convainque dans cette affaire est une autre histoire.
18On l’a rappelé, dans le plan de la Contribution il n’y a pas de place pour la « fonction exécutive ». Cela vient de la difficulté qu’il y a à résoudre le problème des fonctions strictement « gouvernementales ». Carré de malberg dit, empruntant à Jellinek, que l’exécution ne peut rendre compte d’un domaine nécessaire de « libre activité » qui revient au pouvoir exécutif, au premier rang desquels on trouve la « direction des affaires extérieures » [9]. En vérité, cette idée de libre activité qui est ici censée permettre de distinguer entre les fonctions « administratives » et les fonctions « gouvernementales » de l’exécutif n’est pas satisfaisante, et ce n’est pas à cette fin que Jellinek parle de « libre activité ». Dans l’exercice du pouvoir réglementaire et du pouvoir discrétionnaire, qui sont certainement de caractère « administratif » [10], il y a aussi de la « libre activité » : donc cette libre activité ne sépare pas conceptuellement administration et gouvernement. La véritable différence entre l’administration et le gouvernement, Carré de Malberg la situe en vérité à partir des critères « affranchi des lois » ou « subordonné à la loi ». « Ce qui caractérise […] l’acte de gouvernement c’est précisément ce fait qu’il est à la différence des actes d’administration, affranchi de la nécessité des habilitations législatives et accompli par l’autorité administrative avec un pouvoir de libre initiative, en vertu d’une puissance qui lui est propre et qui lui vient d’une source autre que les lois : de telle sorte que le gouvernement peut être qualifié, en ce sens du moins, d’activité indépendante des lois » [11]. L’habilitation à l’acte de gouvernement vient directement de la Constitution et ne suppose aucune interpositio legislatoris. La fonction gouvernementale ne dépend ainsi d’aucune « impulsion » législative [12]. Mieux, elle serait constitutionnellement protégée contre les interventions et restrictions que pourrait y faire le législateur : c’est un domaine de l’autonomie gouvernementale.
19Tout autre la fonction administrative qui, elle, est soumise à l’« impulsion » du législateur. Le point important concerne le pouvoir réglementaire. Au fond, Carré de Malberg entreprend de réhabiliter sur ce point la « doctrine traditionnelle française » qui rapporte le pouvoir réglementaire à l’exécution des lois, une doctrine que représentent Laferrière, Ducrocq, Esmein, Berthélemy ou encore Artur. Or contre cette vue, plusieurs voix importantes se sont élevées dont celles d’Hauriou et de Duguit, et celle de l’auteur de la première monographie consacrée au pouvoir réglementaire, à savoir Félix Moreau. En rattachant le pouvoir réglementaire à la fonction gouvernementale propre du pouvoir dit exécutif, en y voyant un acte de puissance initiale et autonome tel était l’essentiel de la thèse soutenue par Moreau dans sa monographie on en concluait logiquement que le règlement ne pouvait avoir la qualité, ou la pleine qualité d’un acte administratif. Une puissance initiale et autonome, c’était précisément l’inverse d’une puissance subordonnée et seconde que désignerait l’idée d’exécution. Le règlement était donc au cœur de la discussion sur la fonction exécutive et la notion d’exécution, car il constitue précisément l’acte dans lequel se brouille véritablement la ligne de partage entre législation et administration, ce que met en évidence le lexique de Duguit reprenant une distinction introduite par Laband parlant, pour les règlements, de « lois au sens matériel ». La question du règlement et du pouvoir réglementaire a donc quelque chose de crucial dans tout ce contexte. Or pour Carré de Malberg, la « vraie notion du règlement administratif selon le droit positif français » [13] se trouve dans l’article 3 de la loi constitutionnelle qui confie au président de la République le soin de surveiller et d’assurer l’exécution des lois, et qui donc « n’a défini l’activité administrative en général, et l’activité réglementaire en particulier, ni par son but, ni par la nature des dispositions que comporte le règlement, ni sur les matières sur lesquelles il peut intervenir : mais elle définit le règlement uniquement par sa subordination aux lois, subordination poussée, d’après l’article 3 précité, à un point tel que l’autorité administrative ne peut rien entreprendre par voie réglementaire qu’à la suite ou en vertu d’une loi » [14]. C’est ainsi que, par distinction d’avec l’activité libre que constitue l’exercice des pouvoirs de gouvernement, la fonction administrative tout entière est définie par sa nature d’exécution de la loi et que le pouvoir réglementaire est réintégré dans cette fonction administrative.
20À partir de là, Carré de Malberg sent bien le besoin de préciser ce que « exécution » veut dire et il le fait dans deux notes dont les contenus se répondent largement. La première se trouve aux pages 498 et 499 du premier tome de la Contribution, au moment où, examinant « la vraie notion de l’administration selon le droit positif », il s’attache, pour conclure ce paragraphe, à dégager la « notion française du pouvoir exécutif ». La seconde, à la page 582 du même volume, s’insère dans le développement où Carré de Malberg s’attache à démontrer que, d’après les données fournies par le droit constitutionnel français, l’on ne peut assigner au règlement aucun domaine matériellement limité, mais qu’au contraire le « domaine du règlement », matériellement illimité, ne se détermine que d’un point de vue formel : le « domaine unique » du règlement est défini par l’exécution des lois.
21Mais l’on comprend que toute la construction, qui sert à démontrer que le système constitutionnel français, d’après sa vraie notion, place en son centre l’organe parlementaire et la loi, suppose de donner à exécution un sens moins limité que celui, traditionnel, que nous avons vu plus haut et qui, métaphoriquement, réduit l’exécution à la mécanique de l’action. Il faut réintroduire la dimension volontaire en même temps qu’assurer la suprématie des lois. « Les résistances opposées à la doctrine qui caractérise le rôle du Gouvernement en le qualifiant d’exécutif, écrit-il, semblent provenir en partie de ce que la portée du terme pouvoir exécutif n’a pas toujours été pleinement aperçue par ceux qui critiquent l’emploi de ce terme. En réalité, le mot exécution sert dans la langue française à exprimer deux idées sensiblement différentes ». C’est donc dans les ambiguïtés du langage ordinaire que va se trouver la clé de l’énigme et non pas, contrairement à une méthode jusque-là fermement suivie par Carré de Malberg, dans les discours de la Révolution française ou dans la Constitution de 1791. Il y aurait à s’interroger plus généralement sur les sources et les méthodes par lesquelles les juristes construisent et justifient leurs définitions quand, comme on le voit souvent, les textes officiels eux-mêmes sont muets de ce point de vue. Carré de Malberg poursuit : « Il [le mot exécution] désigne d’abord l’opération qui consiste simplement à mettre à effet, par voie d’accomplissement positif, une décision qui se trouve déjà entièrement formée et arrêtée, ou un commandement qui s’est manifesté par des ordres précis et formels. L’agent d’exécution n’a ici qu’un rôle d’obéissance ponctuelle ou de réalisation matérielle ; il n’exerce qu’une activité toute subalterne ; il n’est qu’un instrument mis au service d’une volonté supérieure et fonctionnant docilement sous l’empire exclusif et absolu de cette volonté ». C’est bien sûr le sens traditionnel, celui maintes fois répété qui exclut du domaine de l’exécution toute volonté propre, qui fait de l’acte d’exécution une action entièrement hétéronormée. Mais il y a une autre notion, dans le langage ordinaire, qui n’a pas un sens « toujours aussi humble ». « Quand on dit d’un sculpteur qu’il exécute l’œuvre d’art qui a été demandée à son talent, ou d’un général qu’il exécute un plan de campagne, ou d’un Cabinet ministériel qu’il exécute le programme politique qui lui a été assigné par les votes parlementaires, il est manifeste que l’espèce d’exécution dont il s’agit ici, n’est plus de même nature que celle par laquelle un agent de la force publique exécute un jugement ou par laquelle un fonctionnaire administratif exécute un ordre de service ». Et voilà la théorie de Carré de Malberg sauvée. Du moins en apparence. On peut rapporter l’activité administrative tout entière, y compris le pouvoir réglementaire, à la notion d’exécution, à la seule condition de choisir, parmi les significations du langage ordinaire, celle qui convient. Mais en fait, il s’agit ici plus d’un effet de discours et d’une stratégie des apparences que d’une véritable construction théorique de la signification d’exécution. Les difficultés sont évidentes, mais Carré de Malberg ne veut pas les voir. Laissant même de côté la pertinence du propos en tant qu’il assigne sur la base des exemples cités une seconde signification moins « humble » et non purement instrumentale de l’exécution (car dans tous les exemples cités, en vérité, le mot exécution signifie, dans l’usage, la phase qui suit la conception et donc la détermination volontaire), on voit tout de suite que l’argument est faible lorsque, pour le renforcer, Carré de Malberg prend exemple de la langue allemande. En vérité, s’il était parfaitement honnête, il remarquerait que l’exemple affaiblit son propos : les Allemands, dit-il, ont deux mots différents pour dire ces deux sens différents, Vollziehung pour l’exécution mécanique et Ausführung pour l’exécution noble, « une activité s’exerçant dans des conditions de liberté plus ou moins larges ». Le problème, c’est que, précisément, pour désigner cette activité d’exécution des lois, les Allemands emploient le terme Vollziehung, c’est-à-dire celui qui, selon le maître de Strasbourg, signifie l’exécution mécanique !
22Mais même indépendamment de cela, Carré de Malberg nous dit qu’il y a deux notions de natures différentes de l’exécution, « deux sortes d’exécution ». Or, l’exécution mécanique, humble, elle est aussi dans l’administration, dans la fonction administrative et donc, Carré de Malberg nous demande de reconstruire la « vraie » notion de fonction administrative à partir de l’exécution, dont en vérité, il y aurait deux concepts. Le tour de passe-passe consiste donc à fixer deux concepts pour faire croire à l’unité de la catégorie, à mettre sous les yeux du spectateur une homonymie inaperçue qu’on réintègre immédiatement dans le jeu sans le dire. Enfin, il n’est pas sûr, ici non plus qu’on ait dépassé le niveau de la métaphore pour accéder à celui du concept. En fait, cette justification de la « vraie notion » d’exécution ne convainc pas et il n’est pas sûr qu’elle justifie véritablement la notion même que Carré de Malberg cherche à imposer.
23Car c’est dans la seconde note, à la page 582, qu’il livre sa véritable notion de l’exécution : le pouvoir réglementaire est toujours un pouvoir d’exécution de la loi parce que, quel que soit le degré de discrétionnarité accordé à l’autorité réglementaire, quelle que soit la limitation juridique imposée par la loi au règlement, « le pouvoir réglementaire n’est pas seulement limité par les lois en vigueur en ce sens qu’il ne peut aller contra legem, mais encore qu’il est conditionné par la loi » [15]. Comme il le dit ailleurs, le pouvoir réglementaire ne s’exerce pas seulement intra legem mais aussi secundum legem. Autrement dit : la loi ne contient pas seulement la limite mais aussi et toujours l’habilitation. Et c’est cela que désigne la notion malbergienne de l’exécution. Mais cette signification est en vérité purement construite, inventée par l’auteur, ce qu’il ne peut bien sûr avouer, lui qui croit aux « vraies notions » du droit public français. Toute chaîne d’exécution remonte donc, en son point de départ, jusqu’à une loi préalable et nécessaire. Cette notion d’exécution garantit par conséquent, dans le système, la centralité de la loi et du Parlement. Seule la loi est « donnée de puissance initiale et absolue » [16] et même si « la fonction administrative d’exécution des lois comporte une certaine faculté d’initiative » [17], celle-ci n’est jamais absolue et toujours dans un certain rapport de dépendance à l’égard de la loi.
24C’est cette « puissance initiale et absolue de la loi » qui caractérise l’« État légal », en tant que celui-ci, à la différence de l’« État de droit », suppose une base législative aux actes administratifs, s’agissant même de ceux « qui n’intéressent pas directement les citoyens pris individuellement » : la puissance initiale de la loi n’est donc pas limitée mais absolue et cette notion de l’État légal tient tout entière dans l’art. 3 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 en tant qu’il confie l’exécution des lois au président de la République, dans cet art. 3, du moins, tel qu’interprété par Carré de Malberg. Comme on l’a vu, tout ce système suppose que l’administration soit assimilée à l’exécution : « Le régime consacré par l’art. 3 signifie donc que la fonction administrative tout entière se ramène, par définition même, à une fonction d’exécution des lois » [18].
25Pourtant, il y a chez Carré de Malberg à ce qu’il peut sembler un grand flottement à ce sujet. En effet, il consacre un chapitre à la fonction juridictionnelle dans lequel il s’attache à réfuter la doctrine assez répandue selon laquelle la justice ne serait qu’une branche de la fonction exécutive dans la mesure où le juge, par interprétation et application, ne ferait, comme l’administration, que donner à la loi, acte initial, son développement nécessaire et subordonné. Mais pour démontrer au contraire l’identité propre de la fonction juridictionnelle, Carré de Malberg entreprend d’abord de considérer la définition de cette fonction d’après son objet. On a alors l’impression qu’il livre là le principe de sa doctrine, en tant qu’il énonce que la fonction de juger ne saurait se réduire au « pouvoir d’appliquer exécutivement [je souligne] les lois aux espèces concrètes soumises aux tribunaux » pour la raison que, dans le silence de la loi, la prohibition du déni de justice impose au juge de « combler ses lacunes » et donc de « créer du droit en l’absence de toute prescription législative », de « dire le droit » [19].
26La fonction de juger comporterait donc une certaine puissance initiale mais non absolue elle suppose une lacune législative quand celle de la loi serait absolue, tandis que toute puissance initiale ferait défaut à l’administration. On peut douter que cette explication soit satisfaisante, dans le système même du professeur strasbourgeois. On peut aussi s’interroger sur la qualité d’une fonction la fonction de juger qui serait en vérité duale, principalement « exécutive » (quand la loi s’applique) et exceptionnellement pleinement créatrice (en cas de lacune législative). Mais surtout, il y a contradiction avec la suite du propos.
27La deuxième section du chapitre est en effet consacrée à la définition de la fonction juridictionnelle « d’après ses conditions d’exercice ». On ne peut développer ce point mais se borner à remarquer que, fidèle ici à son principe d’analyse formelle des institutions, Carré de Malberg en vient à considérer que « la juridiction n’est pas en soi une fonction irréductiblement distincte de la fonction administrative, mais seulement une partie de la fonction administrative, soumise à un régime et à des formes spéciales » [20]. Donc : « Quelle que soit […] la nature intrinsèque de la juridiction, quelques ressemblances que l’on puisse relever entre elle et la fonction exercée par les administrateurs, la seule question qui se pose devant le juriste, est celle de savoir si, dans le système positif du droit en vigueur, elle forme une fonction spéciale et séparée. Or, la réponse à cette question ne saurait être douteuse en droit français. Par le fait même que l’autorité juridictionnelle est soumise à des formes spéciales et que les décisions juridictionnelles possèdent une force qui n’appartient pas aux décisions administratives, la juridiction se trouve érigée, au point de vue juridique, en un pouvoir distinct, c’est-à-dire en une troisième fonction de la puissance d’État » [21].
28Quel que soit donc le contenu donné à la notion d’exécution, quelle que soit la part de libre création qu’on y mette ou pas, quand cette notion est censée déterminer la nature de la fonction administrative et la distinguer de la législation, elle ne fait pas le critère de distinction entre la fonction administrative et la fonction juridictionnelle. Non seulement le critère est autre, mais le type même de critère change : matériel d’abord, formel ensuite. La classification des trois fonctions est donc hasardeuse et produit une systématisation, à tout le moins, hasardeuse et logiquement problématique. D’ailleurs, une forme peut-elle définir une fonction ? Ne voit-on pas le signe de ce grand flottement dans la doctrine malbergienne des fonctions de l’État justement dans le fait que, dans le dernier passage cité, l’auteur identifie, sans autre forme de procès, « pouvoir » et « fonction » ? L’introuvable notion d’exécution explique en tout cas largement l’embarras de cette doctrine.
29C’est contre ce genre de confusions que met en garde Duguit : « L’expression qu’on trouve dans nos Constitutions est surtout pouvoir exécutif. Je crois bien qu’on n’y trouve pas une fois l’expression fonction exécutive ». Or, « de ce que les Constitutions créaient un organe incorporant le pouvoir exécutif ou plus brièvement un pouvoir exécutif, on a conclu qu’il y avait réellement une fonction exécutive ; mais c’était confondre encore le point de vue matériel et le point de vue formel » [22]. L’exécution qualifie donc un pouvoir et non une fonction. Carré de Malberg, comme on l’a vu, n’a pas réussi à caractériser une fonction exécutive. Duguit change le registre, les déterminants du discours, ce qu’il exprime d’une formule lapidaire qu’il répète d’ailleurs : lui et Carré de Malberg ne peuvent se comprendre ni discuter, « Carré de Malberg et moi ne parlons pas la même langue » [23].
30De toute façon, « il arrive très souvent que d’excellents auteurs, après avoir formulé la distinction [des fonctions] du point de vue formel et du point de vue matériel, bientôt après, consciemment ou inconsciemment, l’abandonnent complètement et se mettent en contradiction avec eux-mêmes » [24].
31Comme l’on sait, Duguit adopte un point de vue qu’il appelle « matériel » et qui fait dépendre la distinction et la caractérisation des fonctions de la « nature interne » des actes accomplis. Toute l’analyse des actes, au tome premier du Traité, prépare donc la doctrine des fonctions du tome deuxième. Ainsi, la fonction législative renvoie à la notion d’« acte-règle » quand la fonction administrative se forme autour de l’« acte-condition », de l’« acte subjectif » et des « actes matériels ». Quant à l’acte juridictionnel, Duguit affirme aussi sa nature particulière, qui caractérise une fonction spécifique, mais une nature si fuyante qu’elle est en vérité insaisissable. Mais ce dernier point ne doit pas nous retenir ici.
32Du point de vue adopté par Duguit, il n’y a point de fonction exécutive, « car les actes qu’on veut y rattacher appartiennent à l’une des trois fonctions législative, administrative ou juridictionnelle » [25]. L’art. 3 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 n’a pas à être interprétée en ce sens qu’il consacrerait l’existence d’une telle fonction exécutive [26]. De sorte que le bref paragraphe du Traité consacré à la « fonction exécutive », sous le titre « La prétendue fonction exécutive » [27], sert précisément à évacuer du champ des préoccupations la question d’une définition de ce que pourrait vouloir dire « exécutif » ou « exécution ». Du point de vue de l’analyse requise de la nature des actes, la notion d’exécution n’est pas pertinente. On ne peut donc parler de « fonction exécutive ». Quant à l’expression « pouvoir exécutif », si on l’utilise, elle n’a en vérité guère de consistance juridique propre : « Tous mes efforts […] tendent à démontrer que la notion de pouvoir ne correspond à rien de réel et qu’il faut, par conséquent, éliminer et le mot et la chose » [28]. Il en résulte que la seule notion juridique pertinente de l’exécution, ne qualifiant ni une fonction ni, juridiquement, un pouvoir, ne peut avoir d’autre sens que celui, banal, qui renvoie aux opérations matérielles de réalisation de l’obligation contenue dans un acte.
33Or, c’est précisément à partir et autour de cette notion si banale de l’exécution qu’Hauriou va bâtir sa théorie du pouvoir exécutif, et, sur le fondement de cette si banale notion, il établit toute la reconstruction du droit constitutionnel français tout à l’inverse de Carré de Malberg : un système dont le centre ne serait pas la loi, mais le pouvoir exécutif. Cette petite notion de l’exécution soutient l’édifice constitutionnel dont la thèse centrale est celle de la « primauté du pouvoir exécutif » [29].
34Exécutif désigne un pouvoir et non pas une fonction. Il y a quatre fonctions dit Hauriou, la justice, la législation, le gouvernement et l’administration, avant de préciser d’ailleurs qu’il n’insistera pas « sur la définition exacte de ces diverses fonctions qui présente pas mal de difficultés » [30]. Mais il y a trois pouvoirs, le « pouvoir de suffrage », le pouvoir législatif et le pouvoir d’exécution [31]. Les pouvoirs publics sont « diverses modalités du pouvoir que l’entreprise de l’État emploie pour réaliser ses fonctions » et le pouvoir, c’est « une volonté servie par une contrainte matérielle » [32]. Déterminer un pouvoir public, c’est donc caractériser une modalité spécifique de la volonté publique. D’où trois pouvoirs : le pouvoir de suffrage dont la volonté est « impulsive » et « implicite », le pouvoir législatif dont la volonté est « explicite » et « délibérée », le pouvoir exécutif qui est « volonté d’exécution ou d’opération » [33]. À partir de là, d’une notion donc toute « opérationnelle » de l’exécution, le pouvoir exécutif doit être défini : « Comme opération de la volonté, le pouvoir exécutif est essentiellement un pouvoir de décision exécutoire, c’est-à-dire le pouvoir de volonté qui a la vertu de transformer un projet de résolution quelconque en une décision susceptible de passer immédiatement à exécution » [34].
35Le pouvoir exécutif, c’est donc la volonté d’exécution, c’est l’organisation de l’expression et de la mise en œuvre de cette volonté opérationnelle, ce qui comprend aussi, en amont de la « décision exécutoire », sa préparation et, en aval, la mise à exécution matérielle. Le cœur de ce pouvoir est donc la décision exécutoire elle-même. Or, avec la décision exécutoire, on est, selon Hauriou, au cœur même du droit et du pouvoir : « Ce qui caractérise la décision exécutoire, c’est que, par cela même qu’elle émane d’un pouvoir qui peut la faire passer à exécution, et que, par elle-même, elle est parée pour l’exécution, elle crée une situation juridique nouvelle. Nous saisissons ici très bien la façon dont le pouvoir crée le droit. Le droit, au sens de jus, qui vient de jussus, s’intercale entre l’ordre exécutoire et l’exécution ; il y a là un intervalle, un répit que donne toujours le pouvoir politique parce qu’il sait qu’il s’adresse à des hommes libres qui réfléchissent ; il leur laisse un délai pour obéir volontairement avant que soient mises en mouvement les exécutions et les sanctions » [35].
36Ce qui caractérise donc ce pouvoir exécutif, qui tient, dans cet intervalle qu’il est, l’essence même du droit (qui est « commandement »), c’est le fameux « privilège d’action préalable ou d’action d’office » auquel est liée toute la théorie de la « décision exécutoire », une théorie si contestable et si contestée. Et c’est précisément à raison du « monopole qu’il a de la décision exécutoire » que s’appuie la doctrine de la « primauté de l’exécutif » [36]. Le paradoxe apparent tient à ce que, sur le fondement d’une notion humble de l’exécution comme opération matérielle, s’établit une thèse de la primauté du pouvoir exécutif qui inverse complètement le rapport traditionnel de la loi à l’exécution et qui contrecarre la tradition rousseauiste : le pouvoir exécutif n’est pas un pouvoir « commis ». Il peut faire valoir une « volonté autonome » puisque, de fait, seule la volonté exécutive, par ce monopole de la décision exécutoire, « vaut par elle-même » [37].
37De là viennent certains accents typiques de la pensée d’Hauriou. L’importance chez lui de l’urgence et des circonstances exceptionnelles qui, au fond, démontrent cette primauté d’un pouvoir dans lequel la volonté colle immédiatement à l’opération, à la réalisation. Ou bien encore la caractérisation du pouvoir de juger comme une « variété du pouvoir exécutif » [38] puisqu’il « n’y a point d’autre différence entre la décision exécutive et la décision juridictionnelle que celle qui résulte des circonstances et des procédures ». Toutes deux sont parées à l’exécution. Donc, « c’est le pouvoir exécutif qui assume la fonction juridictionnelle » [39]. Mais, de là aussi, une tension ou une contradiction : parmi les « séparations qui permettent l’établissement du régime civil » [40] et sur lesquelles repose ce qu’Hauriou appelle sa « doctrine des pouvoirs » [41], il existe une « séparation fondamentale », située au-dessus même de la séparation des pouvoirs politiques, « une séparation préalable entre l’ensemble des pouvoirs politiques et le pouvoir de juridiction contentieuse » [42].
38Cette contradiction dans le discours d’Hauriou est peut-être le résultat de l’un des nombreux effets rusés que provoque cette difficile et, finalement, introuvable notion d’exécution. Prise dans son contenu, la notion d’exécution est soit impossible, soit modeste, soit distendue jusqu’à en devenir informe ou inconsistante. Prise dans ses effets discursifs, elle semble susciter l’un des plus remarquables embarras que rencontre la doctrine « classique », qui trouble tout son effort de systématisation du droit public en général et du droit constitutionnel en particulier. Mais au fond, ces publicistes français avaient une porte de sortie pour, non pas résoudre l’embarras, mais s’en débarrasser suffisamment, l’abandonner derrière eux. Au fond, leur objet principal, celui qui conditionnait toute l’approche du droit public, ce n’était pas la fonction exécutive, mais bien plutôt la fonction administrative. Autour de cette dernière, les enjeux étaient bien plus importants et donc aussi, les conflits, plus rudes. La notion d’exécution, face à l’importance nouvelle de la notion d’administration, qui devait déterminer le périmètre d’un nouveau champ scientifique, celui du droit administratif, restait somme toute un peu secondaire et donc, même si elle fut embarrassante, elle ne fut pas paralysante.
Notes
-
[1]
Georg Jellinek, L’État moderne et son droit, vol. 2, p. 313.
-
[2]
Voir : O. Jouanjan, « Die Krise der Staatsrechtswissenschaft um 1900 », Savigny-Zeitschrift, Germanische Abteilung, 126, 2009, p. 98 sq.
-
[3]
Voir surtout chez Rousseau : « Toute action libre a deux causes qui concourent à la produire : l’une morale, savoir la volonté qui détermine l’acte ; l’autre physique, savoir la puissance qui l’exécute. » (Contrat social, III, 1). Typique, sous la Révolution : Condorcet, Rapport sur la Constitution de 1793 : « Le conseil exécutif ne doit pas être considéré comme un véritable pouvoir. Il ne doit pas vouloir […] Il est la main avec laquelle les législateurs agissent, l’œil avec lequel ils observent l’exécution de leurs décrets. » (cité par Antoine Saint-Girons, Essai sur la séparation des pouvoirs, Paris, Larose, 1881, p. 140).
-
[4]
7e éd., t. 1, p. 35 sq.
-
[5]
Traité élémentaire de droit administratif, 7e éd., p. 1.
-
[6]
Deutsches Verwaltungsrecht, t. 1, 3e éd., München & Leipzig, Duncker & Humblot, 1924, p. 55.
-
[7]
A. Saint-Girons, op. cit., p. 135 sq., p. 411.
-
[8]
Raymond Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État, t. 1 (1920), rééd. CNRS, 1962, p. 466.
-
[9]
Contribution, t. 1, p. 524.
-
[10]
La question était évidemment délicate s’agissant du pouvoir réglementaire. Matériellement, on doit y voir une fonction législative, ce que permet la distinction entre « loi au sens matériel » et « loi au sens formel », introduite par Laband et reprise par Duguit. Mais on ne peut méconnaître qu’avec l’arrêt du Conseil d’État de 1907, Compagnie des chemins de fer de l’Est, c’est tout le pouvoir réglementaire y compris donc les règlements d’administration publique qui rentre dans la sphère de compétence de la juridiction administrative.
-
[11]
Contribution, t. 1, p. 526-527.
-
[12]
Contribution, t. 1, p. 527.
-
[13]
Contribution, t. 1, p. 571.
-
[14]
Contribution, t. 1, p. 583.
-
[15]
L’activité gouvernementale, dit Carré de Malberg, ne s’exerce pas en vérité en dehors de la loi. Ce dont elle n’a pas besoin c’est de l’impulsion initiale de la loi. L’habilitation est dans la Constitution. Mais la limitation est dans les lois. Voir p. 535 sq.
-
[16]
Contribution, t. 1, p. 494.
-
[17]
Ibid., p. 493.
-
[18]
Ibid., p. 490.
-
[19]
Ibid., p. 702-703.
-
[20]
Ibid., p. 810.
-
[21]
Ibid., p. 811.
-
[22]
Duguit, Traité de droit constitutionnel, t. 2, p. 158.
-
[23]
Ibid., p. 159, p. 450.
-
[24]
Ibid., p. 155.
-
[25]
Ibid., p. 158.
-
[26]
Ibid., p. 532.
-
[27]
Ibid., § 32, p. 530-538.
-
[28]
Ibid., p. 537.
-
[29]
Hauriou, Précis de droit constitutionnel, p. 443 sq.
-
[30]
Ibid., p. 396-397.
-
[31]
Hauriou, Principes de droit public, p. 717.
-
[32]
Hauriou, Précis de droit constitutionnel, p. 398.
-
[33]
Hauriou, Principes de droit public, p. 717.
-
[34]
Hauriou, Précis de droit constitutionnel, p. 435, comp. p. 409.
-
[35]
Ibid., p. 437-438.
-
[36]
Ibid., p. 448.
-
[37]
Ibid., p. 445, je souligne.
-
[38]
Ibid., p. 398.
-
[39]
Ibid., p. 441.
-
[40]
Hauriou, Principes de droit public, p. 438.
-
[41]
Hauriou, Précis de droit constitutionnel, p. 143.
-
[42]
Ibid., p. 306.