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Article de revue

La république belliqueuse

La guerre et la constitution politique de la IIIe République

Pages 113 à 133

Notes

  • [1]
    Éric Desmons est professeur de droit public à l’Université de Paris XIII.
  • [2]
    Pour un bon aperçu de ces thèses, J.-F. Spitz, Locke et praetera nihil ? La réception du révisionnisme républicain, Les cahiers de philosophie, n° 18, 1994, p. 211-243, et La liberté politique, PUF, 1995. Ph. Pettit, Republicanism. A theory of Freedom and Government, Oxford, Clarenton Press, 1997.
  • [3]
    A. Renaut, Républicanisme et modernité, in Libéralisme et républicanisme, Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 2000, p. 166.
  • [4]
    A. Renaut, op. cit.
  • [5]
    Voir J.-F. Spitz : « Si nous voulons être libres, il y a des actions qu’il est rationnel pour nous d’accomplir et des finalités qu’il est rationnel pour nous de poursuivre (la préservation du bien commun par-dessus le bien privé, car le premier est la condition du second) » ; ( La liberté politique, op. cit., p. 144).
  • [6]
    Par ex. Rousseau, Contrat social, II, IV.
  • [7]
    Principes de la philosophie du droit, § 324.
  • [8]
    Voir Dubois-Crancé : « Si la nation s’endort, son sommeil sera celui de la mort […]. Je dis que dans une nation qui veut être libre, entourée de voisins puissants, criblée de factions sourdes et ulcérées, tout citoyen doit être soldat, et tout soldat citoyen, ou nous n’aurons jamais de constitution ». ( Archives parlementaires, 1789, t. 10, p. 520 s.)
  • [9]
    E. Desmons, Mourir pour la patrie ?, PUF, 2001, p. 47 s.
  • [10]
    C’est là un classique du machiavélisme, dont C. Schmitt tirera toutes les conséquences en considérant que la politique est le lieu de la discrimination de l’ami et de l’ennemi.
  • [11]
    Pour une illustration, voir le discours de Clemenceau à Strasbourg, le 4 novembre 1919 : « Une civilisation trop raffinée peut détendre des ressorts. L’Allemand nous a rendu le service de nous rappeler au devoir envers nous-mêmes » (Lang, Blanchong et Cie, 1919, p. 31).
  • [12]
    Hobbes, Léviathan, XXI. L. Strauss, Droit naturel et histoire, Flammarion, 1986, p. 177. C. Schmitt, La notion de politique, Flammarion, 1992, p. 116.
  • [13]
    Ce qui marque pour certains les limites des vertus politiques du libéralisme. À propos des incertitudes planant sur la construction européenne, R. Debray explique que « c’est parce qu’il n’exige des individus aucun engagement sérieux, aucun sacrifice exceptionnel, aucun « mourir pour la patrie », que cet ensemble flou (l’Union) satisfait l’atonie civique d’une population de consommateurs qui désinvestit massivement le forum, échaudée ­ on peut le comprendre ­ par le coût de ses mythologies d’hier, nationalistes ou socialistes. L’inconsistance politico-militaire de l’Europe fait son acceptabilité publique et privée. Vouloir « aller plus loin » exposerait sans doute (au cas où nos velléitaires franchiraient le stade du papier ou du discours) à de sérieuses déconvenues ». (Des Européens et des européistes, Le Monde, 16-2-2001, p. 13). Manière de dire qu’il n’y a pas eu de véritable moment politique de l’Europe. On pourrait néanmoins objecter que la construction européenne, largement dépendante à ses débuts de l’antagonisme avec le bloc soviétique, n’aurait pas vu le jour sans l’OTAN et le principe d’une défense commune, que la CED ne parviendra pas par ailleurs à réaliser.
  • [14]
    B. Constant, De l’esprit de conquête et de l’usurpation, 1, II.
  • [15]
    B. Constant, ibid., 1, III ; Hobbes, Léviathan, 1, XI ; Le citoyen, 1, II et 1, XIV.
  • [16]
    La république repose sur une éthique du don que représente, en dernière instance, le sacrifice de sa vie pour la patrie. Le don est une perte positive sans volonté d’acquisition, « une dépense improductive » (G. Bataille). C’est la démonstration, par la destruction, d’une dépense d’énergie d’où découlent noblesse, gloire et honneur (G. Bataille, La notion de dépense, in La part maudite, Minuit, 1967, p. 34, 107, 109 : « On a mal saisi le sens de la guerre et de la gloire s’il n’est rapporté, pour une part, à l’acquisition du rang par une dépense inconsidérée des ressources vitales, dont le potlatch est la forme la plus visible »). L’anthropologie et la morale libérale sont incompatibles avec cette mise en perspective des choses. On préfère l’acquisition de l’énergie à sa dépense, et la gloire est jugée à l’aune de son utilité sociale. La société bourgeoise est une société d’échange et non de don. Le recours à des professionnels de la politique ­ ou à des professionnels de la guerre ­ résulte du principe qui anime le gouvernement représentatif : la division du travail social et l’échange des prestations, la distinction du public et du privé. Les libéraux en appellent souvent à une armée de métier (Hobbes) pour assurer la défense commune, pariant sur le fait que l’on peut « acheter sa sécurité » (Machiavel). La sûreté va se négocier et se déléguer. Le sens profond de la citoyenneté ­ qui quitte le terrain de l’expérience individuelle et collective ­ va alors s’obscurcir et les valeurs civiques vont céder la place à une morale bourgeoise. Dans ses Manuscrits de 1844, Marx écrit que la bourgeoisie, en venant à bout du mode de production féodal, « a noyé les frissons sacrés d’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité à quatre sous, sous les eaux glacées du calcul égoïste ». On retrouve ici Rousseau et une certaine tradition philosophique allemande considérant que le libéralisme promeut une société ouverte qui, refusant la guerre et les valeurs héroïques qu’elle mobilise, ne peut pas connaître de véritable vie morale. Dans le Discours sur les sciences et les arts, Rousseau explique que la société moderne féminise les corps et les âmes, ceci corrompant les mœurs. La guerre donnerait au contraire à l’homme la conscience du sacrifice total (Hegel). Elle est l’occasion de hautes actions, source de grandeur morale et d’émotions nobles : elle est même « sublime » (Kant). La vraie moralité, c’est le courage de la grande âme trempée par la guerre et la mort, clairement désintéressée, opposée à l’existence petite-bourgeoise, sans exigences morales et sans passions fortes. Cette philosophie romantique de la guerre (Hegel, Nietzsche, Jünger), draine invariablement le militarisme (L. Strauss, Nihilisme et politique, Rivages, 2001 et aussi F. Roux, Le désir de guerre, Le cherche midi, 1999, p. 105 s.). Pourtant, du caractère irréductible de la guerre, il n’y a pas lieu d’inférer une sympathie nécessaire pour l’esprit militaire. Cela peut être déjà assez fâcheux que de se savoir tenu de cohabiter avec lui (B. Constant, De l’esprit de conquête…, I, IV).
  • [17]
    E. Desmons, Mourir pour la patrie ?, PUF, 2001, p. 59 s.
  • [18]
    Ce mouvement des mentalités n’est pas aujourd’hui sans paradoxe. Les procès sur Vichy, par exemple, supposent que l’on se place, du point de vue des valeurs défendues, du côté de la Résistance. On fait ainsi nécessairement l’éloge des vertus guerrières, pourtant largement congédiées dans la société libérale.
  • [19]
    C. Larrère , L’invention de l’économie au xviiie siècle, PUF, 1992, p. 150 s. Quand apparaîtra, au xviiie, l’idée d’une république des Lettres, se seront alors constitués trois républicanismes (militaire, commerçant et philosophique). Mais la république commerçante ou la république des Lettres supposent que la question de la guerre soit réglée…
  • [20]
    P. Manent, La cité de l’homme, Fayard, 1994, p. 31 s. Marx ruinera l’utopie pacifiste libérale en se plaçant sur son terrain. L’économie reconduit toujours à une guerre réelle, qu’elle était censée éradiquer entre les peuples, mais qui renaît sous la forme d’une guerre de classes. Pour Marx, la guerre ne relève pas de données anthropologiques ou politiques, mais répond à un déterminisme économique dont rend compte le matérialisme historique ; en arrière-plan de tout mode de production gronde une lutte des classes, ferment d’une guerre civile qui redouble la guerre entre les nations. Ainsi le mode de production capitaliste trouve sa sanction dans la révolution communiste. Loin d’assurer la pacification des rapports sociaux, les lois du marché sont belligènes pour les classes sociales comme elles l’étaient pour les individus chez Rousseau.
  • [21]
    J.-P. Azéma, M. Winock, La troisième République, Hachette « Pluriel », 1976, p. 183.
  • [22]
    Ibid. p. 180 s.
  • [23]
    Ph. Darriulat, Les Patriotes. La gauche républicaine et la nation (1830-1870), Seuil, 2001, p. 15 s.
  • [24]
    L’Argent suite (1913), Pléiade, t. II, p. 1239. Péguy, qui se définit comme « un vieux républicain » et « un vieux révolutionnaire », lance ici une charge violente contre Pressensé, le président de la Ligue des Droits de l’Homme, chaud partisan du pacifisme humanitaire.
    L’épisode de la Commune de Paris, ici évoqué, atteste le fort patriotisme de la gauche face aux Versaillais qui bradent les intérêts de la France. La Commune est considérée par ses acteurs comme « le spectacle grandiose d’un peuple reprenant sa souveraineté, et, sublime ambitieux, le faisant en criant ces mots : Mourir pour la patrie » ( Réimpression du journal officiel de la République française sous la Commune, 30-3-1871, p. 101).
  • [25]
    J. Madaule, Histoire de France, III, Livre IX, Gallimard, 1966.
  • [26]
    M. Morabito, D. Bourmeau, Histoire constitutionnelle et politique de la France (1789-1958), Montchrestien, 1993, p. 295 s. J. ­ P. Azéma, M. Winock, op. cit., p. 14 s.
  • [27]
    F. Saulnier, Opportunisme, positivisme et parlementarisme à l’anglaise au début de la IIIe République, Revue française d’histoire des idées politiques, n° 12, 2000, p. 307 s. Il faudrait plus précisément parler d’un socialisme républicain ou opportuniste, qui va prospérer sur la marginalisation des guesdistes, des blanquistes et des allemanistes. Tout cela est bien résumé par Léon Blum : « République et socialisme sont, sinon deux termes équivalents, du moins deux termes étroitement dépendants l’un de l’autre. Sans le socialisme, la République est incomplète ; sans la République, la victoire du socialisme est impossible » (Idée d’une biographie de Jaurès, in L’œuvre, III-1, 1914-1928, p. 4).
  • [28]
    Bien que dans L’armée nouvelle (1911) Jaurès restaure la doctrine de la levée en masse, contre les armées permanentes.
  • [29]
    Les communistes, encore marginaux à l’époque, restent attachés à la doctrine de l’AIT, pour laquelle le prolétaire prend le pas sur le citoyen qui est considéré comme un obstacle à son émancipation.
  • [30]
    G. Heuré, Jean Jaurès, Gustave Hervé et l’antimilitarisme, Cahiers Jean Jaurès, n° 145, 1998, p. 7 s. Voir aussi M. Agulhon , La République (1880-1932), Hachette « Pluriel », 1990, p. 249 s. Cet antimilitarisme est en partie lié à l’image de l’armée dans la société : si, dans la tradition de 1792, elle incarne la nation en armes qui porte la démocratie au bout de ses piques, à partir du milieu du xixe siècle, l’armée se professionnalise et tend à devenir l’incarnation du principe de conservation sociale ­ voire une force d’inertie antirépublicaine ­ des journées de juin 1848 au coup d’État de 1851 (M. Agulhon, Coup d’État et République, Presses de science-po, 1997, p. 54). C’est à partir de ce moment qu’une partie de la gauche républicaine voit dans l’armée un bastion de la réaction et de l’autoritarisme (Ph. Darriulat, op. cit. p. 240 s. R. Girardet, La société militaire de 1815 à nos jours, Perrin, 1998, p. 160 s. J. Rabaut, L’antimilitarisme en France (1810-1975), Hachette, 1975).
  • [31]
    J.-P. Azéma, M. Winock, op. cit. p. 207 s. Même si la boucherie des tranchées nourrira encore, longtemps après la guerre, un regain d’antimilitarisme ou de pacifisme (de Barbusse, Alain, Céline, ou Paraz, en passant par Briand après Locarno… et pour finir, l’esprit munichois…).
  • [32]
    J.-C. Jauffret, dans Corvisier, Histoire militaire de la France (1871-1940), PUF, 1997, p. 15 s.
  • [33]
    M. Reclus , Grandeur de la iiie, de Gambetta à Poincaré, Hachette, 1948, p. 189 s.
  • [34]
    É. Littré, De l’établissement de la iiie République, Germer-Baillère, 1880, p. 108, 112, 169.
  • [35]
    R. Girardet, Le nationalisme français, Seuil, 1983, p. 49 s.
  • [36]
    Derrière R. Girardet on peut distinguer le patriotisme d’héritage révolutionnaire de celui postérieur à 1871 qui est un « nationalisme de rétraction », volontiers xénophobe, parfois anti-républicain, et toujours belliqueux. Pour beaucoup de républicains avant 1870, la patrie est la France comme terre d’élection des droits de l’homme, devant libérer les autres peuples du joug des tyrans. Ce « patriotisme d’expansion », assez cocardier, se confond avec un messianisme démocratique et humanitaire. Être patriote, dans les années 1830, c’est revendiquer cet héritage. La France devient le « pilote du vaisseau de l’humanité » (Michelet) car elle a, la première en Europe, aboli une monarchie identifiée au despotisme. Le patriotisme français ne défend donc pas les seuls intérêts de la nation, mais œuvre pour l’humanité entière. C’est pourquoi ce patriotisme est compatible avec un universalisme. Il se fixe comme principe l’indépendance des peuples, et à terme, une République universelle de peuples libres (que l’on retrouve dans le fédéralisme de Proudhon, dans l’idée de république européenne chez A. Marrast, dans celle de confédération européenne de J.-J. Brémond, et bien sûr chez Victor Hugo. Cette République des nations sera évidemment contestée par la gauche communiste au nom de l’internationalisme prolétarien). Ce patriotisme est un nationalisme à vocation internationale, porteur d’émancipation pour les peuples : de même que le Tiers État, descendant des Gaulois, s’est libéré en 1792 de l’oppression d’une noblesse descendant des Francs, les patriotes républicains, sous la monarchie de Juillet, défendront la cause de la Pologne face aux Russes et soutiendront les mouvements nationalistes italiens ou allemands. Ceci explique aussi le fort sentiment anti-anglais à la même époque : les patriotes dénoncent l’entente franco-anglaise voulue par Guizot parce qu’elle fait le lit d’un impérialisme marchand qui va asservir la nation. Ce patriotisme républicain est par ailleurs profondément belliciste. C’est là une affaire de culture. La liberté, au moment de la Révolution, a été acquise de haute lutte. La guerre est alors un instrument de la liberté : l’esprit de révolution marche à côté de l’esprit de guerre. Dans le souvenir de Valmy, que revivifie la Commune de 1871, l’armée représente l’instinct patriotique du peuple qui défend sa liberté (la nation en armes). Avec la IIIe République, le patriotisme va cesser d’être révolutionnaire pour devenir français, c’est-à-dire exclusivement nationaliste (Ph. Darriulat, op. cit., p. 281).
  • [37]
    Ce qui est une manière plus stratégique que politique d’aborder les rapports de la République et de l’institution militaire (sur cette distinction, Cl. Nicolet, L’idée républicaine en France (1789-1924), Gallimard, 1994, pp. 519-520).
  • [38]
    Les aspects techniques de la conscription sont révélateurs du lien que l’on entend instaurer entre la citoyenneté et l’obligation militaire. De la loi Jourdan de 1798 à la loi Freycinet de 1899, en passant par la loi Gouvion Saint Cyr de 1818, la loi Soult de 1832 et la loi de 1872, si le principe de la conscription est parfois rappelé ­ ou souvent très timidement évoqué ­, il reste théorique car il est toujours assorti soit du tirage au sort soit de nombreuses exemptions. Sous la Restauration, le souvenir de la Convention et de l’Empire entretient une méfiance générale à l’égard de la conscription. Il faut attendre la loi du 21 mars 1905 pour que toute dispense ­ sauf pour raison de santé ­ soit exclue au nom du principe d’égalité, et que l’armée devienne une institution incontournable dans la formation de la citoyenneté (J. Maurin, J. C. Jauffert, dans Corvisier, op. cit., p. 80 s.).
  • [39]
    Voir A. Wachter, La guerre franco-allemande de 1870-71, Baudoin, 1895, p. VIII.
  • [40]
    R. Girardet, La société militaire de 1815 à nos jours, op. cit., p. 127, p. 158 et Le nationalisme français, ibid. p. 20 s. De Gambetta à Maurras, l’armée est considérée comme la charpente de la nation. On assiste, aux débuts de la IIIe République, à un culte de l’idée et des valeurs militaires, particulièrement dans le « parti national » : Dans la lignée de Renan, Barrès, Lemaître, Déroulède ou Psichari ne cessent d’exalter ce que Michelet nommait « les saintes baïonnettes de France ». En 1900, É. Faguet écrit significativement dans ses Problèmes politiques du temps présent, qu’une « nation ne se saisit comme nation que dans son armée » (cité par Girardet, La société militaire…, op. cit., p. 157).
  • [41]
    Cité par R. Girardet, L’armée, in Centenaire de la iiie République, Delarge, 1975, p. 77-78.
  • [42]
    Le nationalisme français, op. cit., p. 23.
  • [43]
    Cité par R. Girardet, La société militaire…, op. cit., p. 124 ; voir aussi le Journal d’un volontaire d’un an, rédigé en 1874, cité p. 132-133.
  • [44]
    M. Morabito, D. Bourmeau, op. cit., p. 319. On est là en pleine orthodoxie républicaine. Reprenant Aristote, Montesquieu présente l’éducation comme le pilier de toute République : dans le gouvernement républicain on a besoin de la toute puissance de l’éducation, parce qu’il faut rendre les citoyens vertueux, « portés par un amour des lois et de la patrie […]. C’est à l’inspirer que l’éducation doit être attentive » ( De l’esprit des lois, I, IV, V).
  • [45]
    C. Larrère, Libéralisme et républicanisme : y a-t-il une exception française ?, Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 2000, not. p. 134. É. Littré, De l’établissement de la iiie République, Germer-Baillère, 1880, p. 179 : « La philosophie positive a de hautes prétentions pour l’éducation du peuple ; elle entend qu’il sache plus que lire et écrire, et autre chose que le catéchisme ».
  • [46]
    Voir le discours prononcé par Jules Ferry, le 10-4-1870, in P. Barral, op. cit. p. 249 s.
  • [47]
    « Plus les hommes sont disposés par éducation à raisonner juste, à saisir les vérités qu’on leur présente, à rejeter les erreurs dont on veut les rendre victimes ; plus aussi une nation qui verrait ainsi les lumières s’accroître de plus en plus, et se répandre sur un plus grand nombre d’individus, doit espérer d’obtenir et de conserver de bonnes lois, une administration sage et une constitution vraiment libre […]. On trouve chez les anciens quelques exemples d’une éducation commune où tous les jeunes citoyens, regardés comme les enfants de la République, étaient élevés pour elle, et non pour leur famille ou pour eux-mêmes. Plusieurs philosophes ont tracé le tableau d’institutions semblables. Ils croyaient y trouver un moyen de conserver la liberté et les vertus républicaines, qu’ils voyaient constamment fuir, après un petit nombre de générations, des pays où elles avaient brûlé avec le plus de splendeur : mais ces principes ne peuvent plus s’appliquer aux nations modernes » (Condorcet, Premier mémoire sur l’instruction publique, Klincksieck, 1989, p. 39, 53). À l’opposé, Rousseau fait l’éloge de l’ignorant vertueux et de sa spontanéité droite. Car la diffusion du savoir ­ qui sous-tend le goût du luxe ­ corrompt le lien social, rend l’existence factice, avilie la vertu, pousse à l’amour-propre, en même temps qu’elle consacre l’inégalité naturelle, celle du talent ( Discours sur les sciences et les arts, I : « les récompenses sont prodiguées au bel esprit, et la vertu reste sans honneur »). Rousseau préfère l’éducation civique qui fait aimer la patrie. Au pédagogue qui ouvre aux lumières de la raison, il substitue le maître qui inculque des valeurs civiques, parlant au cœur plus qu’à la raison : il s’agit de faire des citoyens, non des Hommes, car l’Humanité n’est pas un concept politique. Il convient de créer une identité commune, non de donner à chacun les moyens de se déterminer par libre examen. Dans les Considérations sur le gouvernement de Pologne ­ comme dans l’Émile où le seul livre autorisé est Robinson Crusoe ­, Rousseau défend le modèle éducatif spartiate, pétri d’esprit militaire, d’éducation physique et de patriotisme. Rousseau préconisait de brûler les bibliothèques. Chez les modernes ­ pour qui le livre, ou ce qui en tient lieu, libère d’une tyrannie toujours assise sur l’obscurantisme ­, c’est là le symbole même du totalitarisme. La liberté réside d’abord dans l’accès matériel de tous au savoir. La controverse n’est pas close. La cyber-citoyenneté n’en finit pas d’épuiser le projet des Lumières : Internet est le grand soir libéral ­ le savoir total virtuel ­, donc la démocratie à portée d’ordinateur. Le pessimiste qui douterait du réenchantement du monde promis par le web-enlightenment deviendrait de facto un adversaire de la démocratie…
  • [48]
    Avant, l’expansion coloniale tend à occulter l’antagonisme avec l’Allemagne, qui reprend de plus belle avec l’affaire Schnaebele en avril 1887 pour culminer avec la crise franco-allemande de 1911.
  • [49]
    C. Larrère , ibid.
  • [50]
    Cette double tâche idéale de l’éducation nationale est un héritage de la Révolution. Dans son Projet d’éducation nationale, en 1792, Rabaut Saint-Étienne préconisait de distinguer « l’instruction publique de l’éducation nationale ; la première doit donner des lumières et la seconde des vertus ; la première sera le lustre de la société, la seconde en sera la consistance et la force ». Voir B. Baczko, « Instruction publique », Dictionnaire critique de la Révolution française, Flammarion, 1992.
  • [51]
    Voir É. Littré : « Nous qui élevions nos enfants dans un bienveillant respect pour les peuples étrangers ! Il faut changer tout cela ; il faut les élever dans la défiance et l’hostilité ; il faut leur apprendre que les exercices militaires sont la première de leurs tâches ; il faut leur inculquer qu’ils doivent toujours être prêts à tuer et à être tués ; car c’est le seul moyen d’échapper au sort de l’Alsace et de la Lorraine, le plus triste des malheurs, la plus poignante des douleurs » ( De l’établissement de la iiie république, op. cit., p. 112). Et l’édifiant Amour sacré de la patrie ! Épisode de la guerre de 1870-1871, d’A. Clayton, Picard-Bernheim, 1884, avec une non moins édifiante préface de P. Bert. À rapprocher de Rousseau : « Tout patriote est dur aux étrangers : ils ne sont hommes, ils ne sont rien à ses yeux. L’essentiel est d’être bon aux gens avec qui l’on vit […]. Défiez vous de ces cosmopolites qui vont chercher au loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent remplir autour d’eux » ( Émile, I). Pour autant, la IIIe ne saurait être exclusivement regardée comme la République de la vertu, dans laquelle la question politique est tout entière contenue dans la guerre et la discrimination ami-ennemi ; cette République est encore celle des lettres où la politique est discussion, ce qu’incarne parfaitement, à l’opposé de celle du poilu, la figure du député.
  • [52]
    Rhétorique de l’amour filial et fraternel bien établie par Rousseau, rebattue dans la pensée républicaine, et qui fait du patriotisme une véritable éducation sentimentale : « Que la patrie se montre donc la mère commune des citoyens […] s’ils [les enfants] sont environnés d’exemples et d’objets qui leur parlent sans cesse de la tendre mère qui les nourrit, de l’amour qu’elle a pour eux, des biens inestimables qu’ils reçoivent d’elle, et du retour qu’ils lui doivent, ne doutons pas qu’ils n’apprennent ainsi à se chérir mutuellement comme des frères, à ne vouloir jamais que ce que veut la société […] et à devenir un jour les défenseurs et les pères de la patrie dont ils auront été si longtemps les enfants » ( Discours sur l’économie politique). Ce thème est repris systématiquement au milieu du xixe (voir Ph. Darriulat, op. cit. p. 211-212).
  • [53]
    Voir le dernier paragraphe du manuel de Lavisse (cours moyen, 1912), « Du devoir patriotique » : « la guerre n’est pas probable, mais elle est possible. C’est pour cela que la France reste armée et toujours prête à se défendre ». Sur ces questions, P. Nora, Ernest Lavisse : son rôle dans la formation du sentiment national, Revue historique, juillet-septembre 1962 ; J. et M. Ozouf, Le thème du patriotisme dans les manuels primaires, Le Mouvement social, octobre-décembre 1964.
  • [54]
    La société militaire de 1815 à nos jours, op. cit. p. 126-127. Caractéristique bien repérée par G. Ferrero dans Le militarisme et la société moderne, traduit en France en 1899, et qui dénonce le « patriotisme jacobin et guerrier » (cité par Girardet, ibid. p. 177).
  • [55]
    J.O., 15-2-1880.
  • [56]
    Cité par P. Barral, op. cit., p. 168. Certes il y a l’Université, dont A. Renaut a montré la vocation à produire du savoir, loin du pôle républicain de la vertu ( Les Révolutions de l’Université, Calmann-Lévy, 1995). Mais sous la iiie République l’Université ne concerne qu’une élite, dont tout laisse penser qu’elle est politiquement instrumentalisée (on sait combien un Carré de Malberg a fait une science républicaine du droit). Il n’existe pas de démocratisation de la science, finalement incompatible avec l’orthodoxie républicaine qui privilégie l’éducation civique. Où l’on retrouve Rousseau : ce qui menace la science comme la société, c’est la démocratisation du savoir. Il y perd en pureté scientifique, et la société en pureté morale. Il n’y a pas « d’anti-intellectualisme » ­ ce qui serait paradoxal ­ chez Rousseau, mais une haute idée ­ cléricale ­ du statut du savoir. La démocratie de Rousseau n’est pas celle de philosophes raisonneurs, mais d’hommes de bonne volonté devant être guidés vers un Bien toujours obscurci à leurs yeux (« de lui-même le peuple veut toujours le bien, mais de lui-même il ne le voit pas toujours. La volonté générale est toujours droite ; mais le jugement qui la guide n’est pas toujours éclairé. Il faut savoir lui faire voir les objets tels qu’ils sont […] lui montrer le bon chemin qu’elle veut suivre » ( Contrat social, I, VI).
  • [57]
    Fondateur avec H. Martin de la Ligue des Patriotes qui, selon l’article 2 de ses statuts, se donnait pour objet « l’organisation de l’éducation militaire et patriotique par le livre, la gymnastique et le tir ».
  • [58]
    Cité par P. Barral, op. cit. p. 208.
  • [59]
    Voir le recensement de textes par R. Girardet, Le nationalisme français, op. cit. p. 70 s.
  • [60]
    À rapprocher du Chant du départ, appris à des générations d’écoliers : « La République nous appelle/Sachons vaincre ou sachons périr/Un Français doit vivre pour elle/Pour elle un Français doit mourir ».
  • [61]
    J.-P. Azéma, M. Winock, op. cit., p. 173.
  • [62]
    A. Colin, 1896.
  • [63]
    Ibid. t. VIII, p. 275.
  • [64]
    Ibid. p. 274.
  • [65]
    « Le régime est désormais au-dessus de toute atteinte. Nous avons vu le gouvernement représentatif suffire à des tâches qui paraissaient dépasser la mesure des forces humaines […]. Vous ne me croiriez pas si je disais que notre organisation parlementaire est au-dessus de la critique » ( op. cit., p. 11 et 14).
  • [66]
    Ibid., p. 11.
  • [67]
    « Après avoir préservé l’honneur en 1871, la République sauvant, avec nos vaillants Alliés, la civilisation elle-même, a superbement refait l’intégrité de la Patrie […] Rien ne me serait si cruel, en effet, que d’oublier ce qui fait la gloire de la France, trop longtemps divisée : le commun élan de tous les Français, sans distinction de croyances ou de partis, vers les champs de bataille où se décidait le sort de la Patrie. L’idée d’une Union française, qui ne vaudrait que pendant la guerre, pour céder la place aux dissensions d’autrefois aussitôt la paix rétablie, me paraît d’un trop clair contresens » ( Ibid. p. 11, 13).
  • [68]
    Cité par L. Archimbaud, L’avenir du radicalisme, Fasquelle, 1937, p. 104.
Et puisque vous cherchez la raison de l’œuvre du 25 février et de cette politique de concorde et de pacification, je vais vous la donner : regardez la trouée des Vosges.
Léon Gambetta
Le génie de la République, c’est la revanche.
Maurice Reclus

1Les travaux de Pocock, de Skinner, de Pettit ou de Spitz [2] ont largement remis en cause l’idée selon laquelle l’histoire de la modernité politique était celle de l’avènement irrésistible du paradigme juridico-libéral, mettant en scène un individu replié sur sa sphère privée, sanctuaire d’une liberté garantie par un État néanmoins toujours suspect de la menacer. Ce courant libéral aurait dû en réalité s’imposer face à un corps de doctrines républicaines structurées refusant d’avaliser une définition de l’homme comme producteur et marchand. Des humanistes civiques florentins de la Renaissance aux républicains américains du xviiie siècle, c’est la figure du citoyen n’accomplissant son humanité et ne gagnant sa liberté que dans la participation active à la vie de sa cité et le dévouement au bien commun qui est proposée comme alternative ou comme tempérament indispensable à l’individualisme. L’idée de république permettrait ainsi d’opposer les vertus civiques, donc une conception de la liberté entendue comme participation de tous à la réalisation de l’intérêt général, à un individualisme rapporté à la seule satisfaction des intérêts particuliers, dénoncé ­ notamment par Rousseau ­ comme dissolvant du lien social et moralement corrupteur (les hommes se regroupent par l’effet du besoin, qui accouche de passions égoïstes les mettant sous la tyrannie du fait social).

2À l’ère de l’idéologie marchande triomphante, le discours républicain pourrait opportunément remplacer le marxisme dans la critique du libéralisme. Mais cette comparaison ne vaut que jusqu’à un certain point : on est aujourd’hui prompt à admettre que le républicanisme n’aurait de sens que comme « critique interne de la modernité politique » et vaudrait plus au titre « d’une réinterprétation des principes de la politique moderne » qu’à celui de leur dépassement ou de leur déconstruction [3]. Autant dire que le républicanisme, dans toutes ses variantes acceptables, peinerait à se présenter comme un projet alternatif au libéralisme, ce qu’était en revanche le communisme avant d’être digéré par une social-démocratie donnant prétendument, et seule, le fin mot de l’Histoire. L’idée républicaine, pour être valide, ne devrait faire qu’accompagner le libéralisme pour en corriger les effets néfastes, mais il serait irréaliste et dangereux de penser qu’elle pourrait s’y substituer. En fin de compte, le républicanisme ne trouverait de légitimité qu’au regard de sa compatibilité avec le libéralisme [4].

3Tocqueville est à beaucoup d’égards le père de ce « républicanisme libéral », ne pouvant se déployer que dans le cadre démo-libéral, sous l’autorité des dogmes de la limitation de l’État, du régime représentatif, de la garantie des droits individuels et de la neutralité de l’État. On connaît les leçons que Tocqueville tire de son voyage en Amérique : ce qui menace la démocratie, explique-t-il derrière Benjamin Constant, c’est le repli des individus sur leur sphère privée, leur désintérêt pour la politique, qui entraînent une apathie civique dangereuse pour la liberté. Trop d’individualisme tuerait la démocratie, et il serait expédient de consacrer la « liberté-participation » en un monde où règnent en maîtres la « liberté-autonomie » et le souci du sujet. C’est la souveraineté du peuple, au cœur de la politique moderne, qui est ici en jeu : le refus de toute participation active aux affaires communes ­ l’abstentionnisme politique ­ mettrait tout simplement en cause le principe démocratique et favoriserait l’émergence d’un despotisme nouveau et sournois, car avançant sous le masque de la démocratie. Les expériences totalitaires nées de l’atomisation des sociétés démocratiques, comme l’a magistralement montré Hannah Arendt, en fournissant la preuve… D’où les variantes républicaines aujourd’hui reconnues comme viables dans l’espace libéral : celles des communautaristes, Taylor ou Walzer, pour qui il est nécessaire de créer chez les individus le sentiment d’appartenance à une communauté « infra-nationale » (succédané du patriotisme de localité et du pseudo-fédéralisme de Benjamin Constant), qui jouerait le rôle de corps intermédiaires venant limiter la puissance de l’État. Celle de Skinner, qui parie sur la rationalité et le sens de l’intérêt bien compris des individus afin de gagner leur civisme (les libertés individuelles sont garanties par la liberté-participation, qui en est donc la condition préalable). Celle d’Habermas qui redécouvre l’idée de participation dans l’éthique de la communication et qui plaide en faveur d’un patriotisme constitutionnel, etc. Le libéralisme aurait donc besoin de l’idée républicaine comme valeur ajoutée pour conjurer le despotisme qui sommeille dans les sociétés démocratiques ; mais jamais les vertus républicaines ne sauraient valoir exclusivement pour elles-mêmes.

4Il existe pourtant une situation éminemment politique où le modèle républicain peut amener à suspendre un certain nombre de valeurs libérales : cette situation exceptionnelle, pour parler comme Schmitt, est celle que traduit une crise majeure ­ la guerre ­, là où, à l’ère démocratique, la participation de tous les citoyens à la sauvegarde de l’intérêt commun est requise, afin que soient préservées les institutions qui garantissent la liberté individuelle. La guerre ­ véritable moment politique des sociétés libérales ­ imposerait la perspective républicaine [5]. La république en effet, par les valeurs qu’elle mobilise ­ et au premier chef le patriotisme ­, apparaîtrait comme le régime le plus adéquat pour affronter la guerre. Ce n’est certainement pas par hasard si les plus fervents républicains revendiquent les enseignements de Machiavel ou de Rousseau : Des Discours sur la première décade de Tite-Live du secrétaire florentin aux Considérations sur le gouvernement de Pologne du citoyen de Genève ­ véritables bréviaires du républicanisme ­, il est toujours question, pour les citoyens, de gagner leur liberté et leur indépendance politique sur les champs de bataille, là où apparaît dans son évidente nécessité l’union des forces en vue d’un but commun ­ vaincre ­ et où le sentiment d’appartenance à une communauté politique est le plus aigu, parce qu’il naît d’une expérience collective vitale. Dans cette optique, on peut considérer que les républiques ont pour fonds ­ ne serait-ce que symbolique ­ une fraternité d’armes, un ethos guerrier. C’est pourquoi cette conception martiale de la république, qui fait de la guerre une relation politique permanente, ramène inévitablement aux figures du citoyen-soldat et du peuple en armes, présentés comme des modèles de vertu civique [6]. De Machiavel à Hegel [7], les idéologues de la guerre estiment d’ailleurs que la question du politique ne peut être posée qu’en situation extrême et qu’elle implique alors l’effacement des valeurs propres à un individualisme libéral qui trouve ici ses limites : au droit incompressible de l’homme à la vie que proclame la philosophie libérale s’oppose le devoir civique du sacrifice pro patria, véritable topos de la pensée républicaine. À l’éloge de la paix qu’engendrerait naturellement le commerce s’opposerait la guerre comme phénomène structurant du politique. La guerre en vient ainsi à dévoiler une dimension particulière du républicanisme : elle est l’ombre inquiétante sans laquelle on ne verrait la lumière.

I – Affronter la guerre : l’ornière libérale et la dynamique républicaine

5Si l’on en croit les enseignements du livre second des Discours sur la première décade de Tite-Live de Machiavel, la forme républicaine de gouvernement est prescrite comme étant le meilleur régime pour faire face à des événements qui mettent en cause l’existence de la cité. L’obligation militaire pesant sur les citoyens, consubstantielle à la République, est présentée comme l’épure du comportement civique, celui du citoyen-soldat, exalté en leur temps par les révolutionnaires [8]. C’est pourquoi la fonction militaire, qui couronne toute une éducation civique, est considérée par nombre de républicains ­ que l’on songe au modèle spartiate pour Rousseau ou à l’éloge de l’armée des citoyens chez Machiavel ­ comme l’école de la république [9]. La guerre a ainsi partie liée avec la pédagogie républicaine. C’est dans une situation de guerre, ou en envisageant sa possibilité, que le comportement civique prend son sens intime : on y ressent l’inestimable valeur du lien social et politique. La guerre, mise ici à l’horizon de la république, façonne les mœurs de même qu’elle s’en nourrit : elle apprend à se dévouer pour le groupe et ne peut dans ces conditions être menée que par des citoyens qui acceptent, in fine, le principe de la mort pour la patrie. Ce serait là le moment d’une mise à jour intense des vertus civiques, incarnée par le héros qui se sacrifie pour défendre le corps politique. Dans cette perspective ­ certes assez inquiétante ­ la figure du soldat prolonge bien celle du citoyen pour en constituer l’ultima ratio. Dans un même mouvement, la guerre éduque aussi au civisme, puisqu’elle fait ressentir sur un mode radical la nécessité de la cohésion nationale. La guerre forgerait d’ailleurs à ce point le sens civique que celui-ci ne saurait être véritablement compris par les individus sans qu’ils n’en fassent l’expérience, même symbolique : que l’on pense au rituel du service national en temps de paix. La guerre crée donc plus que du lien social, expliquent ses idéologues : elle enfante le lien politique fondamental, notamment parce qu’elle participe à la désignation de l’ennemi [10] et qu’elle ravive le sentiment d’appartenance commune [11].

6Les libéraux, même ceux les plus ouverts au républicanisme, peinent à poser la question politique ­ pour ne pas dire la question du politique ­ sur ce terrain. La guerre est pour eux un problème car elle touche au rapport de l’homme à la mort violente qu’implique le patriotisme. Or, les libéraux buttent sur ce comportement civique que révèle et qu’exige la guerre (le pro patria mori), puisqu’ils font de la conservation de soi un principe absolu, conformément aux préceptes de l’individualisme philosophique. Sauf à ruiner le fondement de leurs doctrines, il est impossible de vouloir mourir violemment ou d’en prendre le risque, même pour défendre la cité. Ceci rend difficilement concevable une défense nationale prise en charge par les citoyens [12]. Le pro patria mori ­ qui donne raison de la citoyenneté dans le modèle républicain ­ n’est donc pas ici politiquement déterminant, parce qu’il n’appartient pas au fonds philosophique libéral, foncièrement vitaliste, non violent et pacifiste. Le libéralisme, construit sur l’impératif de la conservation de soi, est incompatible avec toute idée d’un sacrifice du plus précieux des « intérêts » particuliers ­ la vie ­, tandis qu’à l’inverse, le républicanisme, avec l’apologie de la vertu civique, le postule [13]. L’idéologie libérale peut certes promouvoir la participation des individus à la vie publique, mais dans la mesure où les sacrifices induits par cette participation sont acceptables par eux, c’est-à-dire compatibles avec la loi naturelle les enjoignant de se conserver en vie. Le sacrifice consenti pour les affaires communes ne doit pas être exagérément « coûteux », c’est-à-dire ne pas porter atteinte à l’intégrité physique. L’individu moderne peut accepter de donner du temps, de l’énergie, de la voix ou de l’argent (le patriotisme économique) pour administrer ou entretenir la démocratie, mais le don de sa vie pour l’instituer ou la défendre ne peut pas lui paraître légitime, si ce n’est au prix d’une morale fortement ascétique qui lui semble hors d’atteinte, parce qu’incompatible avec l’anthropologie libérale et, surtout, appartenant à un autre âge [14]. S’il y a une guerre, le citoyen moderne tentera d’abord de s’y faire représenter par des professionnels ­ une armée de métier ­, comme il se fait représenter par une « classe politique » pour gérer les affaires communes en période de paix (la mobilisation générale devenant à la défense nationale ce que le référendum est à la démocratie représentative). Il préfèrera encore, dans d’autres circonstances, faire l’éloge de l’aide humanitaire plutôt que celui de l’ingérence militaire, véhiculant des valeurs guerrières finalement inacceptables. La raison de cette disposition des mœurs ­ dont la doctrine de la guerre « zéro mort » offre à l’époque contemporaine une illustration ­ est assez simple : si l’individu est entré en société (ce qu’explique Hobbes en rappelant que la conservation de soi est un principe ne souffrant d’aucune exception), c’est justement pour que soit garantie d’abord sa sûreté physique, et non pour avoir à troquer un jour sa vie contre la gloire ou les honneurs. De Hobbes à Constant d’ailleurs, ces valeurs propres à une citoyenneté martiale sont systématiquement dévalorisées au profit de la sûreté et de la vie longue, confortable sinon luxueuse. Ainsi s’affirme l’opposition de la vertu, au sens classique, et du commerce [15]. Là où le républicain, souvent dénoncé comme un ancien perdu chez les modernes, voit à l’horizon du lien civique le possible don de sa vie pour sa cité, l’individu libéral préfère la négociation de sa sécurité [16].

7Mais en réalité, l’incompatibilité du libéralisme et de la guerre n’est pas plus problématique que celle du pro patria mori et de l’anthropologie des modernes. En effet, le libéralisme fonctionne avec la promesse d’une idéologie pacifiste qui rend simplement sans objet tout débat sur ces questions. Car la guerre est censée disparaître à mesure que le marché devient global : « l’effet du commerce est de porter naturellement à la paix », expliquent Montesquieu et Benjamin Constant [17]. En rupture avec le mercantilisme qui mettait l’économie au service de la puissance de l’État absolu, exacerbant ainsi la xénophobie et l’état de guerre, les libéraux voient dans le commerce rendu à la société civile et délié des rivalités territoriales, un facteur de paix et d’ordre. Contre Rousseau ou Helvétius qui fustigent les funestes conséquences morales des sociétés marchandes, les libéraux estiment que le commerce est un souverain bien. En somme, le marché réaliserait la « société des nations » que le droit international, engoncé dans la logique étatique, peine à organiser. Dans ces conditions, le libéralisme peut faire l’impasse sur le modèle républicain entendu sinon comme une alternative, au moins comme une réserve exceptionnelle de vertu civique en cas de conflit armé : réduit à sa dimension martiale, il est devenu sans objet. L’histoire ­ comprise comme étant celle de l’emprise planétaire du marché ­mettant la guerre hors champ, élimine du même coup la figure du soldat-citoyen qui cesse de jouer un rôle structurant du politique, voire un référent moral. À sa place se dresse un citoyen-bourgeois pour qui n’existe que délégation de pouvoir et représentation. L’ère du pacifisme est annoncée, et avec elle les valeurs patriotiques et guerrières congédiées, parce qu’en tout point inutiles [18]. Ce mouvement, on l’aura saisi, se fait au prix d’une redéfinition de la vertu classique, pour montrer qu’elle est une passion sévère portée par un idéal guerrier incompatible avec l’esprit marchand orienté vers la jouissance et le luxe. C’est désormais le commerce qui est paré de tous les bienfaits. L’opposition de la vertu et du commerce est ainsi dépassée pour se reconstituer en un couple offrant un modèle positif de société, dont la main invisible de Smith est la meilleure expression. Les partisans du « doux commerce » iront même jusqu’à annoncer, à cette occasion, l’émergence d’un nouveau modèle républicain, compatible avec l’esprit commercial [19]. Au final, l’économie érigée en discipline autonome par la critique libérale du mercantilisme, aura raison d’une certaine conception de la politique fondée sur la force [20].

8Reste que la prophétie pacifiste libérale connaît ses limites et que l’histoire atteste une persistance du phénomène de la guerre étatisée, notamment sur le registre nationaliste : il est toujours possible d’opposer la brutalité des faits au capitalisme utopique. Or, dans cette situation où une démocratie peut encore avoir à affronter la guerre, il apparaît que le républicanisme civique, à la manière d’un Machiavel ou d’un Rousseau, assure d’une réserve politique indispensable. Ce « républicanisme martial », avec sa pesante charge sacrificielle, réintègre alors le domaine des préoccupations politiques. Il n’y a même qu’un pas à franchir pour affirmer que la guerre impose la république ­ et une république singulièrement belliqueuse ­ au monde libéral.

9L’exemple de la IIIe République pourrait illustrer cette hypothèse : le régime naît dans les décombres de la défaite face à la Prusse et se fixe la revanche comme objectif [21]. On sait dès l’origine que la guerre de Troie aura bien lieu. Cette perspective structurera les institutions en contrariant l’héritage universaliste de 1789 [22] au profit de celui de 1792 et d’un avatar de son discours sur la patrie en danger. C’est pourquoi les débuts de la IIIe République sont marqués par la présence d’un fort courant républicain qui articule nettement les idées de citoyenneté, de patriotisme et de guerre : depuis les années 1830, être républicain, c’est d’abord être patriote, c’est-à-dire vouloir assurer l’indépendance du pays contre les Bourbons et les puissances étrangères qui les soutiennent depuis 1792. C’est aussi, dans un élan messianique, défendre et transporter les acquis de la Révolution française chez les peuples asservis par les monarchies européennes [23]. Si la guerre est inséparable de la Révolution, le patriotisme est alors naturellement belliqueux, car c’est toujours par les armes que se gagne la liberté. Cette disposition d’esprit ­ on devrait dire cette tradition fortement entretenue durant la monarchie de Juillet ­ conviendra encore au patriotisme revanchard et souvent xénophobe des années 1870 lorsqu’il s’agira de laver l’affront du revers subi par le Second Empire. Tout plaide d’ailleurs en faveur d’une République martiale. L’orléanisme, nourri de la tradition libérale, reste le parti de la paix, et plus encore celui de l’abdication du pays, tandis que les républicains ­ héritiers des Communards ­ incarnent l’esprit de résistance et de revanche, que peut fort bien résumer ce passage de Péguy : « Je suis pour la politique de la Convention nationale contre la politique de l’Assemblée de Bordeaux, je suis pour les Parisiens contre les ruraux, je suis pour la Commune de Paris, pour l’une et l’autre Commune, contre la paix, je suis pour la Commune contre la capitulation, je suis pour la politique de Proudhon et pour la politique de Blanqui contre l’affreux petit Thiers » [24].

II – La guerre et la formation de l’esprit républicain de 1871 à 1918

10On a coutume de présenter, à juste titre, la IIIe République à travers une grille d’analyse marquée essentiellement par la question constitutionnelle [25], qui se double d’une question sociale et politique [26]. Les débuts de la IIIe perpétuent le débat né avec la Révolution française : un débat sur la légitimité des institutions où s’affrontent deux génies de la cité. Celui qui anime les héritiers des révolutionnaires voulant parfaire, de façon plus ou moins dogmatique, l’œuvre démocratique de leurs illustres devanciers, et celui des partisans d’une restauration monarchique, hostiles à l’idée de progrès social et politique. Au-delà du ralliement d’une partie des conservateurs, on impute souvent la victoire républicaine, au sein d’un régime provisoire, à une acculturation de la France aux idées républicaines aux alentours des années 1880-1890, à la faveur d’une incapacité des monarchistes à s’emparer du pouvoir. Ce serait donc la progression des idées socialistes au sein de l’électorat ­ au terme d’une identification rapide des républicains et des socialistes ­ qui expliquerait la forme républicaine prise durablement par les institutions [27]. Il est également vrai que la IIIe République succède à un Second Empire ­ dont les partisans sont encore actifs au milieu des années 1870 ­, peu enclin à la promotion des libertés publiques, et fait revivre les idéaux généreux de 1848.

11Mais l’atmosphère des années 1870 est celle d’une veillée d’armes. La question est donc peut-être aussi de savoir si l’horizon de la guerre contre l’Allemagne n’a pas contribué à la radicalisation du républicanisme dans un sens moins libéral que ses promoteurs, pénétrés de l’esprit des Lumières, ne pouvaient le souhaiter. De sorte que l’on peut estimer que l’antagonisme franco-allemand né de l’annexion de l’Alsace et de la Lorraine ­ telle qu’elle est analysée par Renan ou Fustel de Coulange ­ donne raison de l’esprit de la IIIe République à ses origines : la République n’aurait-elle pas d’abord été, sous le diktat des faits, un « régime de guerre », une « machine à revanche », parfaitement huilée par les poèmes civiques de Déroulède, de Laprade ou de Coppée ? Bien sûr, un tel gauchissement ne va pas sans réserves, nuances et résistances. Les tenants du parti national considèrent que la République n’est encore pas assez belliqueuse : Boulanger, Barrès, ou Déroulède ­ qui tentera de faire marcher le général Roget sur l’Élysée ­ estiment que la défense nationale n’est pas sérieusement assurée par une République trop préoccupée par la question sociale ; par delà une refonte des institutions politiques, le régime doit être régénéré par une armée incarnant l’ordre et l’autorité, et ainsi être paré pour affronter l’Allemagne… Maurras déplore une France décadente, en proie aux menaces intérieures ou extérieures, qu’il est impérieux de protéger autrement que ne le fait un régime parlementaire honni. À gauche, beaucoup de Républicains restent attachés au pacifisme, dans la lignée de l’esprit quarante-huitard d’un Lamartine : la SFIO, sous l’autorité de Jaurès, déclare « la guerre à la guerre » lorsque sonnent les cloches de Bâle, au congrès de la IIe Internationale de 1912 [28]. En lieu et place de la guerre et du patriotisme souvent dénoncé comme une valeur bourgeoise, les socialistes en appellent à la grève ouvrière générale, qui devient révolutionnaire dans les rangs de la CGT [29]. Avec la publication en 1887 du Cavalier Miserey, 21e chasseurs, mœurs militaires contemporaines d’Hermant, des Sous-offs, roman militaire de Descaves en 1889 et de Biribi de Darien en 1890, est lancée une charge retentissante contre l’institution militaire censée incarner toutes les vertus patriotiques de la nation. En 1902 Yvetot publie Le manuel du soldat, dans lequel la vie militaire est dénoncée comme une école du vice et du crime. À partir de 1906, dans La Guerre sociale, Gustave Hervé ­ avant de s’aligner sur les positions de Jaurès puis de finir patriote enragé en 1914 ­, fait à sa manière retentir les trompettes de l’antipatriotisme [30]. Mais dès le début des hostilités, après l’assassinat de Jaurès et alors que Guesde et Sembat vont bientôt entrer au gouvernement, la plupart de ceux qui avaient montré une hostilité à la guerre opèreront clairement le virage patriotique de l’Union sacrée [31]. Même si, à la veille de la guerre, règne une forme inquiète de résignation [32], le sentiment national aura été plus fort que les sirènes de l’internationalisme prolétarien et du pacifisme humanitaire.

12Ainsi, aux origines, Mars berçait perversement Marianne : la IIIe République était née de la guerre avec la Prusse et se trouvait déjà grosse de la menace germanique. Assurément cette République se présentait comme « la fille de la défaite » et du « mythe de la revanche » [33]. Or, c’est aux républicains ­ certes dans un premier temps en la personne de Thiers, héraut de la république conservatrice ­ que revenait la difficile tâche d’endosser une paix humiliante annoncée dès la défaite de Sedan et toujours rappelée par la perte des « bastions de l’Est » (Barrès). La République avait ainsi la charge, sinon de faire face à un pangermanisme belliqueux ­ « l’odieux impérialisme prussien » [34] ­, au moins d’assurer la revanche de la nation [35], revanche où elle puisera ensuite sa légitimité.

13Dans ce contexte de véritable deuil national qui va transformer le patriotisme hérité de la Révolution [36], le culte de l’armée résonne comme une promesse de rédemption : c’est par l’armée, en tant qu’elle a la responsabilité de la défense, que la République pourra mériter de la Nation [37]. Cette armée, tant du point de vue de son statut politique que de son organisation administrative, ou encore de sa place dans la société (que l’affaire Dreyfus ait pour cadre la Grande Muette n’est pas anodin, et que la « loi des trois ans » ait suscité tant de débats non plus [38]), devient alors la pierre de touche du régime : le mot d’ordre, par-delà toutes les pommes de discorde, c’est le relèvement de « l’Arche sainte » [39], qui motive tant les tenants de l’ordre moral avant 1876 que les républicains ou la droite nationale ensuite [40]. Le duc d’Audiffret-Pasquier, présentant la loi de 1872 sur le service militaire universel obligatoire, explique que l’armée est « l’école où il faut envoyer ceux qui ont oublié […] comment on sert et comment on aime son pays. Que tous nos enfants y aillent donc et que le service obligatoire soit la grande école des générations futures » [41]. L’armée devient ainsi un ferment d’unité qui doit assurer le redressement moral de la nation ­ l’ordre et l’autorité ­ comme plus tard la diffusion des valeurs républicaines. Elle est, comme l’écrit très justement Raoul Girardet, « la manifestation la plus visible et la plus tangible de l’idée de patrie » [42]. Le très éloquent rapport Chasseloup-Laubat de 1872, qui fait de l’armée l’école de la République et du soldat l’incarnation de toutes les vertus civiques, précise que « soumis aux mêmes devoirs, aux mêmes règles, partageant dans un grand intérêt commun les mêmes privations, les mêmes dangers, toutes les classes rapprochées voient disparaître bien des préventions qui peuvent les diviser » [43] : la guerre à préparer, bien sûr, mais aussi le terreau d’une République opportuniste, rempart contre toute subversion sociale et garante de l’unité nationale, si profondément affectée par la convulsion communarde, dernier avatar sanglant d’une Révolution française qui semble ne plus en finir de diviser le pays… L’antagonisme avec l’Allemagne donne ainsi une perspective différente ­ moins strictement constitutionnaliste si l’on veut ­ aux institutions politiques de la IIIe République. Elle en fait autre chose que la quête du parlementarisme, ou plutôt elle inscrit la question constitutionnelle dans un contexte qui la surdétermine largement.

14Reste que l’on peut s’interroger sur l’existence d’une « exception française » en matière de gouvernement républicain : celui-ci aurait réussi, malgré le spectre de la guerre, la synthèse originale du libéralisme et d’un républicanisme compatible avec la modernité politique telle qu’elle s’incarne dans la philosophie des Lumières. La IIIe République serait malgré tout parvenu à combiner le messianisme humanitaire d’un Ferry (dont la colonisation ­ contestée pourtant par une partie de la droite qui y voit le gaspillage d’une énergie qui devrait être entièrement tournée contre l’Allemagne ­ est un des aspects) et le nationalisme d’un Clemenceau (« Quant à moi, suivant le mot d’un orateur célèbre, mon patriotisme est en France »), évitant ainsi son basculement vers un jacobinisme radical et exclusivement martial. Le souvenir vivace du couple liberticide formé par la vertu et la Terreur aurait prévenu l’instauration d’un républicanisme trop étroitement patriotique : à vouloir camper Lacédémone à Paris, on sait que l’on file au désastre politique de 1793, c’est-à-dire à l’expérience d’une « tyrannie » démocratique. Il fallait donc un garde-fou qui garantisse une sorte de « république thermidorienne » ­ ou « limitée » ­ pour qui Sparte et ses valeurs guerrières ne sauraient constituer un modèle, incompatible avec l’individualisme moderne.

15Ce garde-fou aurait été l’école, présentée comme le creuset de la République. Il est entendu que sous la IIIe République « la politique s’appréhende avant tout en termes de pédagogie » [44]. Mais quelle école pour cette République qui doit se garantir contre toute subversion de type « spartiate » ? Dans l’esprit des fondateurs de la IIIe République, sur ce point proches des Lumières, l’école est d’abord le lieu de la diffusion du savoir, formant des citoyens éclairés capables de faire un usage public de la raison [45]. Si l’ignorance du peuple prépare le lit du despotisme, la diffusion de la Science ­ qui doit saper l’autorité illégitime des préjugés et de la tradition, dont la religion est garante ­ devient le gage de la liberté. L’instruction publique, qui « arme contre l’erreur » (Condorcet), est ainsi un devoir de l’État démocratique. Il faut que les citoyens puissent avoir les moyens de se déterminer en raison : le suffrage universel, qui fonde tout pouvoir légitime, « appelle l’instruction publique », répète à l’envi Jean Macé, le fondateur de la Ligue de l’Enseignement. Il en va de la garantie, pour tous, du progrès politique, c’est-à-dire de la liberté, de l’égalité sociale et politique, voire de la perfection de l’Humanité [46]. Ce sont les idées de Condorcet qui sont d’abord proclamées par les républicains. Sur le principe, on joue l’instruction publique ­ qui instaure une société de « citoyens-philosophes » ou une « République des lettres » à la manière de d’Alembert ­ contre l’éducation civique et le modèle du soldat-citoyen de Rousseau [47].

16Cependant, le caractère inéluctable de la guerre avec l’Allemagne, à partir des années 1885 [48], va corrompre ces vues et provoquer chez les républicains français un véritable divorce de leurs désirs, de sorte qu’il faut peut-être nuancer l’affirmation selon laquelle l’originalité du modèle républicain à la française est d’avoir « substitué la république du savoir à celle de la vertu » [49]. Au moins avant la première guerre mondiale, l’école va former aussi ­ et même d’abord ­ des soldats-citoyens, sous l’autorité des hussards noirs de la République qui seront d’ailleurs les premiers à tomber en août 1914 [50]. Si l’école modèle et révèle l’esprit de la République, force est de constater qu’elle se nourrit à l’époque d’accents martiaux plus conformes aux enseignements de Rousseau que de Condorcet : elle reflète d’abord une vertu aux reflets belliqueux, qui se superpose au projet pédagogique initial, jusqu’à parfois l’oblitérer, mais sans toutefois l’abolir [51]. L’école doit non seulement former le sentiment national des jeunes citoyens (l’amour porté à la « mère Patrie » [52]), mais aussi en faire comprendre l’importance [53]. Raoul Girardet indique que « dans l’esprit des premiers ministres républicains de l’instruction publique, la formation militaire reste inséparable de l’ensemble de l’œuvre éducative » et que « l’école devient l’antichambre de la caserne » [54]. Emboîtant le pas à un Gambetta plus que rousseauiste sur ces questions (« Il faut mettre partout, à côté de l’instituteur, le gymnaste et le militaire », proclame-t-il le 26 juin 1871 à Bordeaux), Jules Ferry présente son projet de loi sur l’enseignement primaire obligatoire, le 20 janvier 1880, en en indiquant d’emblée l’enjeu politique : « l’obligation de l’enseignement primaire apparut à la France, au lendemain de nos désastres, comme un gage de salut, comme un des éléments fondamentaux du relèvement de la patrie » [55]. Le 21 mars 1880, au Havre, Paul Bert expose dans l’exorde de son discours sa conception de l’instruction : « Oui, il faut que l’enfant connaisse l’organisation politique de son pays, et en même temps qu’il reçoive quelques notions sur son organisation sociale… Mais il y a plus : l’enfant devra non seulement connaître l’état de la société mais aussi l’aimer, afin de se dévouer, s’il est nécessaire lorsqu’il sera devenu homme, pour la défendre » [56]. C’est d’ailleurs le même Paul Bert ­ auteur en 1882 d’une Instruction civique à l’école portant en épigramme « par l’École, pour la Patrie » ­, secondé par une Commission de l’éducation militaire présidée par Déroulède [57], qui deviendra l’instigateur des éphémères bataillons scolaires où les enfants recevront une formation militaire dont les enjeux sont limpides : « Il faut faire aimer l’image de la Patrie, et aimer encore davantage s’il est possible aujourd’hui qu’elle est mutilée, car on doit aimer encore plus sa mère lorsqu’elle a perdu un enfant. C’est là en vérité l’œuvre suprême de l’école […], le gros argument en faveur de l’obligation scolaire. On a dit souvent, il faut une religion pour un peuple ! […]. Il faut des sentiments élevés, une pensée unique, il faut une foi commune pour un peuple, sans quoi il ne serait qu’une agrégation d’hommes juxtaposés par des intérêts communs. Mais cette pensée unique et cette foi commune […], il faut qu’il les trouve en lui-même, dans le sentiment de sa dignité, de sa force, de sa grandeur, dans ses gloires, dans ses espérances, dans son ferme propos d’être prêt à périr plutôt que de cesser de vivre libre et d’être honoré. C’est cette religion de la Patrie, ce culte de cet amour à la fois ardent et raisonné, dont nous voulons pénétrer le cœur des enfants, dont nous voulons l’imprégner jusqu’aux moelles ; c’est ce que fera l’Enseignement civique » [58]. Même Jean Macé, pacifiste fervent sous le Second Empire, rédige en 1885 la préface à un Manuel de tir à l’usage des écoles primaires, des lycées, des bataillons civiques

17Dont acte. Tous les écoliers de la IIIe République auront en sus dans leur cartable l’édifiant livre de lecture rédigé par la femme du philosophe Alfred Fouillée, sous la signature de G. Bruno, au titre si évocateur : Le tour de France par deux enfants : devoir et patrie, paru en 1877. Dans la courte préface toujours maintenue au fil des rééditions, l’auteur de l’ouvrage explique le projet qui anime son œuvre de pédagogue : « Si les enfants connaissaient mieux la patrie, ils l’aimeraient encore davantage et pourraient encore mieux la servir ». C’est dans cette perspective que G. Bruno rapporte, à l’usage des écoliers qui apprennent à lire, les tribulations de deux enfants visitant la France et qui découvrent tant sa variété géographique, économique, que surtout son histoire, toujours jalonnée de champs de bataille jonchés de héros occis pour la bonne cause. L’histoire est ainsi l’occasion de s’initier au culte des héros morts pour l’édification ou la défense de la patrie, de faire en sorte que leurs noms, auréolés d’une gloire impérissable, entrent avec exemplarité dans la mémoire des nouvelles générations. Le cours de lecture, à côté de celui d’histoire ou de morale [59], devient aussi le lieu où se transporte le souvenir de guerres défensives, donc justes. Il est ainsi fait l’éloge de la guerre patriotique et de son terrible tribut : on découvre, au hasard des pages, un portrait de Desaix, sous lequel est inscrite cette unique phrase : « Je meurs content, puisque je meurs pour la patrie » [60]. Que les jeunes élèves de l’école laïque et républicaine sachent bien qu’il est doux de mourir pour une mère patrie envers laquelle ils sont éternellement redevables…

18Le répondant de ces pages de l’histoire écrit à l’usage des enfants ­ qui complètent d’ailleurs le fameux « petit Lavisse » ­ visant à sublimer la mort pour la patrie, c’est l’histoire républicaine de la Révolution à l’usage, notamment, des maîtres ­ véritables prêtres de la religion civile [61] ­, que l’on trouve dans le magistral ouvrage publié sous la direction de Lavisse et Rambaud : Histoire générale du ive siècle à nos jours[62]. Elle vise à convaincre, par une rhétorique propre aux récits épiques, du bien-fondé du sentiment patriotique et des vertus guerrières révolutionnaires, présentées comme un modèle du genre. À propos des événements d’août 1793, et pour abonder dans le sens de la promotion la figure du soldat-citoyen, les auteurs écrivent que « toute la France saine, intelligente, patriote était aux armées : là, le devoir était clair et glorieux à remplir. L’armée renfermant toute la pensée active, toutes les vertus efficaces de la France. Elle accomplit avec un merveilleux héroïsme ce que voulait la nation : sauver le pays de l’invasion étrangère et de la contre-Révolution ; assurer en même temps que l’indépendance nationale, les conquêtes politiques et sociales de la Révolution » [63]. Si l’armée forge à ce point les vertus républicaines, elle est donc un passage obligé dans le parcours initiatique du citoyen. Qui d’ailleurs refuserait de défendre la terre sainte des droits de l’homme ? Personne. Et certainement pas les représentants en mission dans les armées qui sont dépeints comme d’admirables modèles de dévouement civique, sur lesquels il convient de s’aligner : « Ils donnent l’exemple de toutes les vertus antiques : l’abnégation toujours, et quand il le faut, le courage, en chargeant en tête des rangs. On sait désormais que la marche en avant c’est peut-être la mort, mais toujours l’honneur ; que la fuite, c’est la mort certaine avec l’ignominie : on préfère marcher » [64]. L’histoire républicaine de la Révolution française fonctionne ainsi, au plus haut point, comme une morale civique où les vertus militaires tiennent le haut du pavé. Elle enseigne d’abord les devoirs militaires du citoyen, en déployant à cet effet une véritable didactique de l’amour de la patrie, passion sublime qui est censée rendre possible le sacrifice indispensable de sa vie.

19Il ne paraît dans ces conditions pas incongru d’avancer que la guerre avec l’Allemagne a facilité l’acclimatation de la République en France ; et que la République se soit nourrie de la guerre, en ce sens que celle-ci a participé très activement à la consolidation des institutions républicaines. Mais cette guerre, prise en charge avec succès par la République, a permis aussi et surtout de réconcilier la nation avec elle-même et par là de pérenniser le modèle républicain en créant un lien politique puissant, plus fort peut-être que celui esquissé par les institutions juridiques ­ trop marquées par l’orléanisme ­ qui pouvaient continuer à entretenir une division idéologique au sein du pays.

20C’est tout le sens à donner au discours prononcé par Clemenceau à Strasbourg le 4 novembre 1919, bel exercice d’éloquence quelque peu forcée, dans lequel on trouve tous les poncifs du machiavélisme sur le couple formé par la guerre et la République. Pour le Tigre, il semble qu’à toute chose malheur est bon. La victoire a d’abord réglé la question constitutionnelle tant controversée entre les républicains et les monarchistes, que traduisait le caractère provisoire pris en 1875 par les institutions : le régime de compromis des origines, venant à bout d’une crise majeure, avait gagné sa légitimité et montrait que la République était compatible avec un État fort (même si on sait que les années vingt et trente mettront à nouveau la question constitutionnelle au goût du jour) [65]. La guerre avait fait entrer la France dans la modernité constitutionnelle ; en rendant indiscutable l’hégémonie politique des Républicains, elle assurait par ailleurs la clôture de la Révolution française : « L’avènement de la démocratie, explique Clemenceau, avec toutes ses conséquences politiques et sociales, a, dès à présent, la valeur du fait accompli » [66]. Par là même, du provisoire, la IIIe République pouvait prétendre au définitif.

21Mais surtout, la victoire sur l’Allemagne avait ressoudé la nation. La guerre et son cortège de souffrances étaient ainsi parés d’une dimension providentielle et quasi sacrée. L’héroïque poilu devenait l’icône d’une citoyenneté gravée en lettres de sang sur les monuments aux morts élevés dans chaque village de France. Exaltant d’abord l’unité nationale née du combat ­ et fustigeant à cette occasion l’internationalisme bolchevique qui apparaît comme une nouvelle menace pour l’intégrité de la République ­, Clemenceau met l’accent sur les implications politiques, plus qu’institutionnelles, de la victoire. Le gain est très précieux : la première guerre mondiale guérit, jusqu’à un certain point, le traumatisme né de la Révolution, ce « bloc » problématique qui divisait la société française du xixe siècle, et dont le droit constitutionnel gardait les stigmates. En un certain sens, l’épreuve commune des tranchées enterre les fantômes de la Terreur et de la contre-Révolution : elle fait revenir l’aristocratie, par les sacrifices qu’elle a consentis, dans le giron de la nation, ou plutôt, comme on l’a dit, elle réconcilie la nation avec elle-même [67]. La première guerre mondiale sonne ainsi le glas d’une historiographie peu propice à l’unité nationale (Boulainvilliers, Sieyès), qui faisait des nobles les descendants des Francs conquérants, et du Tiers l’héritier des Gallo-romains vaincus, dressant deux France face à face. Cette vieille historiographie ­ que redoublait à gauche le sentiment d’hostilité envers les descendants des émigrés partis combattre la France dans les rangs des armées étrangères durant la Révolution ­ mettait la politique française sous les auspices d’une guerre des races, que Marx déclinera facilement en une guerre des classes. Or, en combattant contre les Allemands, l’ancienne noblesse avait choisi clairement son camp et était en quelque sorte « re-naturalisée » (mais on devrait dire « absorbée » par le Tiers qui prétend incarner, pour reprendre Sieyès, toute la nation). Dans un même mouvement, ceux qui se réclamaient du pacifisme ou de l’internationalisme ­ un internationalisme qui n’est d’ailleurs pas nécessairement l’ennemi des patries, mais qui vise « à une fédération de nations indépendantes et amies » chez Jaurès [68] ­ partiront aussi défendre la République dès l’ouverture des hostilités. Pour un temps ­ celui de la chambre bleu horizon ­, mais pour un court laps de temps seulement, l’alchimie patriotique produite par l’expérience apocalyptique du front aura fonctionné et permis de surmonter les clivages sociaux et idéologiques propres à cette époque : l’Aurélien d’Aragon cherchera la compagnie de l’ouvrier Riquet, tout comme le Gilles de Drieu la Rochelle mènera quelques entreprises avec le communiste Lorin… Le régime y gagnera en maturité, jusqu’à ce que les vieux démons ressurgissent, du 6 février 1934 à leur accablante cristallisation vichyssoise, pour en faire craquer le fragile vernis républicain… Sortie exsangue mais grandie d’une guerre effroyable, la IIIe République s’effondrait dans une autre qu’on se plut un moment à trouver « drôle »…


Date de mise en ligne : 02/04/2012.

https://doi.org/10.3917/rfhip.015.0113

Notes

  • [1]
    Éric Desmons est professeur de droit public à l’Université de Paris XIII.
  • [2]
    Pour un bon aperçu de ces thèses, J.-F. Spitz, Locke et praetera nihil ? La réception du révisionnisme républicain, Les cahiers de philosophie, n° 18, 1994, p. 211-243, et La liberté politique, PUF, 1995. Ph. Pettit, Republicanism. A theory of Freedom and Government, Oxford, Clarenton Press, 1997.
  • [3]
    A. Renaut, Républicanisme et modernité, in Libéralisme et républicanisme, Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 2000, p. 166.
  • [4]
    A. Renaut, op. cit.
  • [5]
    Voir J.-F. Spitz : « Si nous voulons être libres, il y a des actions qu’il est rationnel pour nous d’accomplir et des finalités qu’il est rationnel pour nous de poursuivre (la préservation du bien commun par-dessus le bien privé, car le premier est la condition du second) » ; ( La liberté politique, op. cit., p. 144).
  • [6]
    Par ex. Rousseau, Contrat social, II, IV.
  • [7]
    Principes de la philosophie du droit, § 324.
  • [8]
    Voir Dubois-Crancé : « Si la nation s’endort, son sommeil sera celui de la mort […]. Je dis que dans une nation qui veut être libre, entourée de voisins puissants, criblée de factions sourdes et ulcérées, tout citoyen doit être soldat, et tout soldat citoyen, ou nous n’aurons jamais de constitution ». ( Archives parlementaires, 1789, t. 10, p. 520 s.)
  • [9]
    E. Desmons, Mourir pour la patrie ?, PUF, 2001, p. 47 s.
  • [10]
    C’est là un classique du machiavélisme, dont C. Schmitt tirera toutes les conséquences en considérant que la politique est le lieu de la discrimination de l’ami et de l’ennemi.
  • [11]
    Pour une illustration, voir le discours de Clemenceau à Strasbourg, le 4 novembre 1919 : « Une civilisation trop raffinée peut détendre des ressorts. L’Allemand nous a rendu le service de nous rappeler au devoir envers nous-mêmes » (Lang, Blanchong et Cie, 1919, p. 31).
  • [12]
    Hobbes, Léviathan, XXI. L. Strauss, Droit naturel et histoire, Flammarion, 1986, p. 177. C. Schmitt, La notion de politique, Flammarion, 1992, p. 116.
  • [13]
    Ce qui marque pour certains les limites des vertus politiques du libéralisme. À propos des incertitudes planant sur la construction européenne, R. Debray explique que « c’est parce qu’il n’exige des individus aucun engagement sérieux, aucun sacrifice exceptionnel, aucun « mourir pour la patrie », que cet ensemble flou (l’Union) satisfait l’atonie civique d’une population de consommateurs qui désinvestit massivement le forum, échaudée ­ on peut le comprendre ­ par le coût de ses mythologies d’hier, nationalistes ou socialistes. L’inconsistance politico-militaire de l’Europe fait son acceptabilité publique et privée. Vouloir « aller plus loin » exposerait sans doute (au cas où nos velléitaires franchiraient le stade du papier ou du discours) à de sérieuses déconvenues ». (Des Européens et des européistes, Le Monde, 16-2-2001, p. 13). Manière de dire qu’il n’y a pas eu de véritable moment politique de l’Europe. On pourrait néanmoins objecter que la construction européenne, largement dépendante à ses débuts de l’antagonisme avec le bloc soviétique, n’aurait pas vu le jour sans l’OTAN et le principe d’une défense commune, que la CED ne parviendra pas par ailleurs à réaliser.
  • [14]
    B. Constant, De l’esprit de conquête et de l’usurpation, 1, II.
  • [15]
    B. Constant, ibid., 1, III ; Hobbes, Léviathan, 1, XI ; Le citoyen, 1, II et 1, XIV.
  • [16]
    La république repose sur une éthique du don que représente, en dernière instance, le sacrifice de sa vie pour la patrie. Le don est une perte positive sans volonté d’acquisition, « une dépense improductive » (G. Bataille). C’est la démonstration, par la destruction, d’une dépense d’énergie d’où découlent noblesse, gloire et honneur (G. Bataille, La notion de dépense, in La part maudite, Minuit, 1967, p. 34, 107, 109 : « On a mal saisi le sens de la guerre et de la gloire s’il n’est rapporté, pour une part, à l’acquisition du rang par une dépense inconsidérée des ressources vitales, dont le potlatch est la forme la plus visible »). L’anthropologie et la morale libérale sont incompatibles avec cette mise en perspective des choses. On préfère l’acquisition de l’énergie à sa dépense, et la gloire est jugée à l’aune de son utilité sociale. La société bourgeoise est une société d’échange et non de don. Le recours à des professionnels de la politique ­ ou à des professionnels de la guerre ­ résulte du principe qui anime le gouvernement représentatif : la division du travail social et l’échange des prestations, la distinction du public et du privé. Les libéraux en appellent souvent à une armée de métier (Hobbes) pour assurer la défense commune, pariant sur le fait que l’on peut « acheter sa sécurité » (Machiavel). La sûreté va se négocier et se déléguer. Le sens profond de la citoyenneté ­ qui quitte le terrain de l’expérience individuelle et collective ­ va alors s’obscurcir et les valeurs civiques vont céder la place à une morale bourgeoise. Dans ses Manuscrits de 1844, Marx écrit que la bourgeoisie, en venant à bout du mode de production féodal, « a noyé les frissons sacrés d’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité à quatre sous, sous les eaux glacées du calcul égoïste ». On retrouve ici Rousseau et une certaine tradition philosophique allemande considérant que le libéralisme promeut une société ouverte qui, refusant la guerre et les valeurs héroïques qu’elle mobilise, ne peut pas connaître de véritable vie morale. Dans le Discours sur les sciences et les arts, Rousseau explique que la société moderne féminise les corps et les âmes, ceci corrompant les mœurs. La guerre donnerait au contraire à l’homme la conscience du sacrifice total (Hegel). Elle est l’occasion de hautes actions, source de grandeur morale et d’émotions nobles : elle est même « sublime » (Kant). La vraie moralité, c’est le courage de la grande âme trempée par la guerre et la mort, clairement désintéressée, opposée à l’existence petite-bourgeoise, sans exigences morales et sans passions fortes. Cette philosophie romantique de la guerre (Hegel, Nietzsche, Jünger), draine invariablement le militarisme (L. Strauss, Nihilisme et politique, Rivages, 2001 et aussi F. Roux, Le désir de guerre, Le cherche midi, 1999, p. 105 s.). Pourtant, du caractère irréductible de la guerre, il n’y a pas lieu d’inférer une sympathie nécessaire pour l’esprit militaire. Cela peut être déjà assez fâcheux que de se savoir tenu de cohabiter avec lui (B. Constant, De l’esprit de conquête…, I, IV).
  • [17]
    E. Desmons, Mourir pour la patrie ?, PUF, 2001, p. 59 s.
  • [18]
    Ce mouvement des mentalités n’est pas aujourd’hui sans paradoxe. Les procès sur Vichy, par exemple, supposent que l’on se place, du point de vue des valeurs défendues, du côté de la Résistance. On fait ainsi nécessairement l’éloge des vertus guerrières, pourtant largement congédiées dans la société libérale.
  • [19]
    C. Larrère , L’invention de l’économie au xviiie siècle, PUF, 1992, p. 150 s. Quand apparaîtra, au xviiie, l’idée d’une république des Lettres, se seront alors constitués trois républicanismes (militaire, commerçant et philosophique). Mais la république commerçante ou la république des Lettres supposent que la question de la guerre soit réglée…
  • [20]
    P. Manent, La cité de l’homme, Fayard, 1994, p. 31 s. Marx ruinera l’utopie pacifiste libérale en se plaçant sur son terrain. L’économie reconduit toujours à une guerre réelle, qu’elle était censée éradiquer entre les peuples, mais qui renaît sous la forme d’une guerre de classes. Pour Marx, la guerre ne relève pas de données anthropologiques ou politiques, mais répond à un déterminisme économique dont rend compte le matérialisme historique ; en arrière-plan de tout mode de production gronde une lutte des classes, ferment d’une guerre civile qui redouble la guerre entre les nations. Ainsi le mode de production capitaliste trouve sa sanction dans la révolution communiste. Loin d’assurer la pacification des rapports sociaux, les lois du marché sont belligènes pour les classes sociales comme elles l’étaient pour les individus chez Rousseau.
  • [21]
    J.-P. Azéma, M. Winock, La troisième République, Hachette « Pluriel », 1976, p. 183.
  • [22]
    Ibid. p. 180 s.
  • [23]
    Ph. Darriulat, Les Patriotes. La gauche républicaine et la nation (1830-1870), Seuil, 2001, p. 15 s.
  • [24]
    L’Argent suite (1913), Pléiade, t. II, p. 1239. Péguy, qui se définit comme « un vieux républicain » et « un vieux révolutionnaire », lance ici une charge violente contre Pressensé, le président de la Ligue des Droits de l’Homme, chaud partisan du pacifisme humanitaire.
    L’épisode de la Commune de Paris, ici évoqué, atteste le fort patriotisme de la gauche face aux Versaillais qui bradent les intérêts de la France. La Commune est considérée par ses acteurs comme « le spectacle grandiose d’un peuple reprenant sa souveraineté, et, sublime ambitieux, le faisant en criant ces mots : Mourir pour la patrie » ( Réimpression du journal officiel de la République française sous la Commune, 30-3-1871, p. 101).
  • [25]
    J. Madaule, Histoire de France, III, Livre IX, Gallimard, 1966.
  • [26]
    M. Morabito, D. Bourmeau, Histoire constitutionnelle et politique de la France (1789-1958), Montchrestien, 1993, p. 295 s. J. ­ P. Azéma, M. Winock, op. cit., p. 14 s.
  • [27]
    F. Saulnier, Opportunisme, positivisme et parlementarisme à l’anglaise au début de la IIIe République, Revue française d’histoire des idées politiques, n° 12, 2000, p. 307 s. Il faudrait plus précisément parler d’un socialisme républicain ou opportuniste, qui va prospérer sur la marginalisation des guesdistes, des blanquistes et des allemanistes. Tout cela est bien résumé par Léon Blum : « République et socialisme sont, sinon deux termes équivalents, du moins deux termes étroitement dépendants l’un de l’autre. Sans le socialisme, la République est incomplète ; sans la République, la victoire du socialisme est impossible » (Idée d’une biographie de Jaurès, in L’œuvre, III-1, 1914-1928, p. 4).
  • [28]
    Bien que dans L’armée nouvelle (1911) Jaurès restaure la doctrine de la levée en masse, contre les armées permanentes.
  • [29]
    Les communistes, encore marginaux à l’époque, restent attachés à la doctrine de l’AIT, pour laquelle le prolétaire prend le pas sur le citoyen qui est considéré comme un obstacle à son émancipation.
  • [30]
    G. Heuré, Jean Jaurès, Gustave Hervé et l’antimilitarisme, Cahiers Jean Jaurès, n° 145, 1998, p. 7 s. Voir aussi M. Agulhon , La République (1880-1932), Hachette « Pluriel », 1990, p. 249 s. Cet antimilitarisme est en partie lié à l’image de l’armée dans la société : si, dans la tradition de 1792, elle incarne la nation en armes qui porte la démocratie au bout de ses piques, à partir du milieu du xixe siècle, l’armée se professionnalise et tend à devenir l’incarnation du principe de conservation sociale ­ voire une force d’inertie antirépublicaine ­ des journées de juin 1848 au coup d’État de 1851 (M. Agulhon, Coup d’État et République, Presses de science-po, 1997, p. 54). C’est à partir de ce moment qu’une partie de la gauche républicaine voit dans l’armée un bastion de la réaction et de l’autoritarisme (Ph. Darriulat, op. cit. p. 240 s. R. Girardet, La société militaire de 1815 à nos jours, Perrin, 1998, p. 160 s. J. Rabaut, L’antimilitarisme en France (1810-1975), Hachette, 1975).
  • [31]
    J.-P. Azéma, M. Winock, op. cit. p. 207 s. Même si la boucherie des tranchées nourrira encore, longtemps après la guerre, un regain d’antimilitarisme ou de pacifisme (de Barbusse, Alain, Céline, ou Paraz, en passant par Briand après Locarno… et pour finir, l’esprit munichois…).
  • [32]
    J.-C. Jauffret, dans Corvisier, Histoire militaire de la France (1871-1940), PUF, 1997, p. 15 s.
  • [33]
    M. Reclus , Grandeur de la iiie, de Gambetta à Poincaré, Hachette, 1948, p. 189 s.
  • [34]
    É. Littré, De l’établissement de la iiie République, Germer-Baillère, 1880, p. 108, 112, 169.
  • [35]
    R. Girardet, Le nationalisme français, Seuil, 1983, p. 49 s.
  • [36]
    Derrière R. Girardet on peut distinguer le patriotisme d’héritage révolutionnaire de celui postérieur à 1871 qui est un « nationalisme de rétraction », volontiers xénophobe, parfois anti-républicain, et toujours belliqueux. Pour beaucoup de républicains avant 1870, la patrie est la France comme terre d’élection des droits de l’homme, devant libérer les autres peuples du joug des tyrans. Ce « patriotisme d’expansion », assez cocardier, se confond avec un messianisme démocratique et humanitaire. Être patriote, dans les années 1830, c’est revendiquer cet héritage. La France devient le « pilote du vaisseau de l’humanité » (Michelet) car elle a, la première en Europe, aboli une monarchie identifiée au despotisme. Le patriotisme français ne défend donc pas les seuls intérêts de la nation, mais œuvre pour l’humanité entière. C’est pourquoi ce patriotisme est compatible avec un universalisme. Il se fixe comme principe l’indépendance des peuples, et à terme, une République universelle de peuples libres (que l’on retrouve dans le fédéralisme de Proudhon, dans l’idée de république européenne chez A. Marrast, dans celle de confédération européenne de J.-J. Brémond, et bien sûr chez Victor Hugo. Cette République des nations sera évidemment contestée par la gauche communiste au nom de l’internationalisme prolétarien). Ce patriotisme est un nationalisme à vocation internationale, porteur d’émancipation pour les peuples : de même que le Tiers État, descendant des Gaulois, s’est libéré en 1792 de l’oppression d’une noblesse descendant des Francs, les patriotes républicains, sous la monarchie de Juillet, défendront la cause de la Pologne face aux Russes et soutiendront les mouvements nationalistes italiens ou allemands. Ceci explique aussi le fort sentiment anti-anglais à la même époque : les patriotes dénoncent l’entente franco-anglaise voulue par Guizot parce qu’elle fait le lit d’un impérialisme marchand qui va asservir la nation. Ce patriotisme républicain est par ailleurs profondément belliciste. C’est là une affaire de culture. La liberté, au moment de la Révolution, a été acquise de haute lutte. La guerre est alors un instrument de la liberté : l’esprit de révolution marche à côté de l’esprit de guerre. Dans le souvenir de Valmy, que revivifie la Commune de 1871, l’armée représente l’instinct patriotique du peuple qui défend sa liberté (la nation en armes). Avec la IIIe République, le patriotisme va cesser d’être révolutionnaire pour devenir français, c’est-à-dire exclusivement nationaliste (Ph. Darriulat, op. cit., p. 281).
  • [37]
    Ce qui est une manière plus stratégique que politique d’aborder les rapports de la République et de l’institution militaire (sur cette distinction, Cl. Nicolet, L’idée républicaine en France (1789-1924), Gallimard, 1994, pp. 519-520).
  • [38]
    Les aspects techniques de la conscription sont révélateurs du lien que l’on entend instaurer entre la citoyenneté et l’obligation militaire. De la loi Jourdan de 1798 à la loi Freycinet de 1899, en passant par la loi Gouvion Saint Cyr de 1818, la loi Soult de 1832 et la loi de 1872, si le principe de la conscription est parfois rappelé ­ ou souvent très timidement évoqué ­, il reste théorique car il est toujours assorti soit du tirage au sort soit de nombreuses exemptions. Sous la Restauration, le souvenir de la Convention et de l’Empire entretient une méfiance générale à l’égard de la conscription. Il faut attendre la loi du 21 mars 1905 pour que toute dispense ­ sauf pour raison de santé ­ soit exclue au nom du principe d’égalité, et que l’armée devienne une institution incontournable dans la formation de la citoyenneté (J. Maurin, J. C. Jauffert, dans Corvisier, op. cit., p. 80 s.).
  • [39]
    Voir A. Wachter, La guerre franco-allemande de 1870-71, Baudoin, 1895, p. VIII.
  • [40]
    R. Girardet, La société militaire de 1815 à nos jours, op. cit., p. 127, p. 158 et Le nationalisme français, ibid. p. 20 s. De Gambetta à Maurras, l’armée est considérée comme la charpente de la nation. On assiste, aux débuts de la IIIe République, à un culte de l’idée et des valeurs militaires, particulièrement dans le « parti national » : Dans la lignée de Renan, Barrès, Lemaître, Déroulède ou Psichari ne cessent d’exalter ce que Michelet nommait « les saintes baïonnettes de France ». En 1900, É. Faguet écrit significativement dans ses Problèmes politiques du temps présent, qu’une « nation ne se saisit comme nation que dans son armée » (cité par Girardet, La société militaire…, op. cit., p. 157).
  • [41]
    Cité par R. Girardet, L’armée, in Centenaire de la iiie République, Delarge, 1975, p. 77-78.
  • [42]
    Le nationalisme français, op. cit., p. 23.
  • [43]
    Cité par R. Girardet, La société militaire…, op. cit., p. 124 ; voir aussi le Journal d’un volontaire d’un an, rédigé en 1874, cité p. 132-133.
  • [44]
    M. Morabito, D. Bourmeau, op. cit., p. 319. On est là en pleine orthodoxie républicaine. Reprenant Aristote, Montesquieu présente l’éducation comme le pilier de toute République : dans le gouvernement républicain on a besoin de la toute puissance de l’éducation, parce qu’il faut rendre les citoyens vertueux, « portés par un amour des lois et de la patrie […]. C’est à l’inspirer que l’éducation doit être attentive » ( De l’esprit des lois, I, IV, V).
  • [45]
    C. Larrère, Libéralisme et républicanisme : y a-t-il une exception française ?, Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 2000, not. p. 134. É. Littré, De l’établissement de la iiie République, Germer-Baillère, 1880, p. 179 : « La philosophie positive a de hautes prétentions pour l’éducation du peuple ; elle entend qu’il sache plus que lire et écrire, et autre chose que le catéchisme ».
  • [46]
    Voir le discours prononcé par Jules Ferry, le 10-4-1870, in P. Barral, op. cit. p. 249 s.
  • [47]
    « Plus les hommes sont disposés par éducation à raisonner juste, à saisir les vérités qu’on leur présente, à rejeter les erreurs dont on veut les rendre victimes ; plus aussi une nation qui verrait ainsi les lumières s’accroître de plus en plus, et se répandre sur un plus grand nombre d’individus, doit espérer d’obtenir et de conserver de bonnes lois, une administration sage et une constitution vraiment libre […]. On trouve chez les anciens quelques exemples d’une éducation commune où tous les jeunes citoyens, regardés comme les enfants de la République, étaient élevés pour elle, et non pour leur famille ou pour eux-mêmes. Plusieurs philosophes ont tracé le tableau d’institutions semblables. Ils croyaient y trouver un moyen de conserver la liberté et les vertus républicaines, qu’ils voyaient constamment fuir, après un petit nombre de générations, des pays où elles avaient brûlé avec le plus de splendeur : mais ces principes ne peuvent plus s’appliquer aux nations modernes » (Condorcet, Premier mémoire sur l’instruction publique, Klincksieck, 1989, p. 39, 53). À l’opposé, Rousseau fait l’éloge de l’ignorant vertueux et de sa spontanéité droite. Car la diffusion du savoir ­ qui sous-tend le goût du luxe ­ corrompt le lien social, rend l’existence factice, avilie la vertu, pousse à l’amour-propre, en même temps qu’elle consacre l’inégalité naturelle, celle du talent ( Discours sur les sciences et les arts, I : « les récompenses sont prodiguées au bel esprit, et la vertu reste sans honneur »). Rousseau préfère l’éducation civique qui fait aimer la patrie. Au pédagogue qui ouvre aux lumières de la raison, il substitue le maître qui inculque des valeurs civiques, parlant au cœur plus qu’à la raison : il s’agit de faire des citoyens, non des Hommes, car l’Humanité n’est pas un concept politique. Il convient de créer une identité commune, non de donner à chacun les moyens de se déterminer par libre examen. Dans les Considérations sur le gouvernement de Pologne ­ comme dans l’Émile où le seul livre autorisé est Robinson Crusoe ­, Rousseau défend le modèle éducatif spartiate, pétri d’esprit militaire, d’éducation physique et de patriotisme. Rousseau préconisait de brûler les bibliothèques. Chez les modernes ­ pour qui le livre, ou ce qui en tient lieu, libère d’une tyrannie toujours assise sur l’obscurantisme ­, c’est là le symbole même du totalitarisme. La liberté réside d’abord dans l’accès matériel de tous au savoir. La controverse n’est pas close. La cyber-citoyenneté n’en finit pas d’épuiser le projet des Lumières : Internet est le grand soir libéral ­ le savoir total virtuel ­, donc la démocratie à portée d’ordinateur. Le pessimiste qui douterait du réenchantement du monde promis par le web-enlightenment deviendrait de facto un adversaire de la démocratie…
  • [48]
    Avant, l’expansion coloniale tend à occulter l’antagonisme avec l’Allemagne, qui reprend de plus belle avec l’affaire Schnaebele en avril 1887 pour culminer avec la crise franco-allemande de 1911.
  • [49]
    C. Larrère , ibid.
  • [50]
    Cette double tâche idéale de l’éducation nationale est un héritage de la Révolution. Dans son Projet d’éducation nationale, en 1792, Rabaut Saint-Étienne préconisait de distinguer « l’instruction publique de l’éducation nationale ; la première doit donner des lumières et la seconde des vertus ; la première sera le lustre de la société, la seconde en sera la consistance et la force ». Voir B. Baczko, « Instruction publique », Dictionnaire critique de la Révolution française, Flammarion, 1992.
  • [51]
    Voir É. Littré : « Nous qui élevions nos enfants dans un bienveillant respect pour les peuples étrangers ! Il faut changer tout cela ; il faut les élever dans la défiance et l’hostilité ; il faut leur apprendre que les exercices militaires sont la première de leurs tâches ; il faut leur inculquer qu’ils doivent toujours être prêts à tuer et à être tués ; car c’est le seul moyen d’échapper au sort de l’Alsace et de la Lorraine, le plus triste des malheurs, la plus poignante des douleurs » ( De l’établissement de la iiie république, op. cit., p. 112). Et l’édifiant Amour sacré de la patrie ! Épisode de la guerre de 1870-1871, d’A. Clayton, Picard-Bernheim, 1884, avec une non moins édifiante préface de P. Bert. À rapprocher de Rousseau : « Tout patriote est dur aux étrangers : ils ne sont hommes, ils ne sont rien à ses yeux. L’essentiel est d’être bon aux gens avec qui l’on vit […]. Défiez vous de ces cosmopolites qui vont chercher au loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent remplir autour d’eux » ( Émile, I). Pour autant, la IIIe ne saurait être exclusivement regardée comme la République de la vertu, dans laquelle la question politique est tout entière contenue dans la guerre et la discrimination ami-ennemi ; cette République est encore celle des lettres où la politique est discussion, ce qu’incarne parfaitement, à l’opposé de celle du poilu, la figure du député.
  • [52]
    Rhétorique de l’amour filial et fraternel bien établie par Rousseau, rebattue dans la pensée républicaine, et qui fait du patriotisme une véritable éducation sentimentale : « Que la patrie se montre donc la mère commune des citoyens […] s’ils [les enfants] sont environnés d’exemples et d’objets qui leur parlent sans cesse de la tendre mère qui les nourrit, de l’amour qu’elle a pour eux, des biens inestimables qu’ils reçoivent d’elle, et du retour qu’ils lui doivent, ne doutons pas qu’ils n’apprennent ainsi à se chérir mutuellement comme des frères, à ne vouloir jamais que ce que veut la société […] et à devenir un jour les défenseurs et les pères de la patrie dont ils auront été si longtemps les enfants » ( Discours sur l’économie politique). Ce thème est repris systématiquement au milieu du xixe (voir Ph. Darriulat, op. cit. p. 211-212).
  • [53]
    Voir le dernier paragraphe du manuel de Lavisse (cours moyen, 1912), « Du devoir patriotique » : « la guerre n’est pas probable, mais elle est possible. C’est pour cela que la France reste armée et toujours prête à se défendre ». Sur ces questions, P. Nora, Ernest Lavisse : son rôle dans la formation du sentiment national, Revue historique, juillet-septembre 1962 ; J. et M. Ozouf, Le thème du patriotisme dans les manuels primaires, Le Mouvement social, octobre-décembre 1964.
  • [54]
    La société militaire de 1815 à nos jours, op. cit. p. 126-127. Caractéristique bien repérée par G. Ferrero dans Le militarisme et la société moderne, traduit en France en 1899, et qui dénonce le « patriotisme jacobin et guerrier » (cité par Girardet, ibid. p. 177).
  • [55]
    J.O., 15-2-1880.
  • [56]
    Cité par P. Barral, op. cit., p. 168. Certes il y a l’Université, dont A. Renaut a montré la vocation à produire du savoir, loin du pôle républicain de la vertu ( Les Révolutions de l’Université, Calmann-Lévy, 1995). Mais sous la iiie République l’Université ne concerne qu’une élite, dont tout laisse penser qu’elle est politiquement instrumentalisée (on sait combien un Carré de Malberg a fait une science républicaine du droit). Il n’existe pas de démocratisation de la science, finalement incompatible avec l’orthodoxie républicaine qui privilégie l’éducation civique. Où l’on retrouve Rousseau : ce qui menace la science comme la société, c’est la démocratisation du savoir. Il y perd en pureté scientifique, et la société en pureté morale. Il n’y a pas « d’anti-intellectualisme » ­ ce qui serait paradoxal ­ chez Rousseau, mais une haute idée ­ cléricale ­ du statut du savoir. La démocratie de Rousseau n’est pas celle de philosophes raisonneurs, mais d’hommes de bonne volonté devant être guidés vers un Bien toujours obscurci à leurs yeux (« de lui-même le peuple veut toujours le bien, mais de lui-même il ne le voit pas toujours. La volonté générale est toujours droite ; mais le jugement qui la guide n’est pas toujours éclairé. Il faut savoir lui faire voir les objets tels qu’ils sont […] lui montrer le bon chemin qu’elle veut suivre » ( Contrat social, I, VI).
  • [57]
    Fondateur avec H. Martin de la Ligue des Patriotes qui, selon l’article 2 de ses statuts, se donnait pour objet « l’organisation de l’éducation militaire et patriotique par le livre, la gymnastique et le tir ».
  • [58]
    Cité par P. Barral, op. cit. p. 208.
  • [59]
    Voir le recensement de textes par R. Girardet, Le nationalisme français, op. cit. p. 70 s.
  • [60]
    À rapprocher du Chant du départ, appris à des générations d’écoliers : « La République nous appelle/Sachons vaincre ou sachons périr/Un Français doit vivre pour elle/Pour elle un Français doit mourir ».
  • [61]
    J.-P. Azéma, M. Winock, op. cit., p. 173.
  • [62]
    A. Colin, 1896.
  • [63]
    Ibid. t. VIII, p. 275.
  • [64]
    Ibid. p. 274.
  • [65]
    « Le régime est désormais au-dessus de toute atteinte. Nous avons vu le gouvernement représentatif suffire à des tâches qui paraissaient dépasser la mesure des forces humaines […]. Vous ne me croiriez pas si je disais que notre organisation parlementaire est au-dessus de la critique » ( op. cit., p. 11 et 14).
  • [66]
    Ibid., p. 11.
  • [67]
    « Après avoir préservé l’honneur en 1871, la République sauvant, avec nos vaillants Alliés, la civilisation elle-même, a superbement refait l’intégrité de la Patrie […] Rien ne me serait si cruel, en effet, que d’oublier ce qui fait la gloire de la France, trop longtemps divisée : le commun élan de tous les Français, sans distinction de croyances ou de partis, vers les champs de bataille où se décidait le sort de la Patrie. L’idée d’une Union française, qui ne vaudrait que pendant la guerre, pour céder la place aux dissensions d’autrefois aussitôt la paix rétablie, me paraît d’un trop clair contresens » ( Ibid. p. 11, 13).
  • [68]
    Cité par L. Archimbaud, L’avenir du radicalisme, Fasquelle, 1937, p. 104.
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