Notes
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[1]
Une remarque qui vaut bien entendu pour l'expérience française. Des analyses relevant de l’administration comparée permettraient sans doute d'en relativiser la portée
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[2]
Sur l'importance déterminante du temps et de la mémoire pour la compréhension des phénomènes institutionnels, Cf. Legendre 2006, 293‑303.
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[3]
Les références insistantes à « la maison » faites par les représentants des corps d'inspection pour désigner leur institution respective ne sont‑elles pas elles‑mêmes emblématiques de cette perception du changement ?
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[4]
Le caractère vague de cette formule n'est pas innocent : il signale à lui seul l'insuffisance des réflexions sur le temps véritable du changement.
-
[5]
Cela ressort particulièrement du témoignage de P. Boissier quant à l’évolution des compétences et des métiers à l'IGAS.
-
[6]
La remarque vaut y compris pour les ouvrages les plus élaborés. Cf. par exemple les notations que réserve au « contrôle par les services d'inspection » le chapitre relatif au « contrôle parlementaire et administratif de l'administration » du Traité de droit administratif, en deux volumes, dirigé par P. Gonod, F. Melleray et P. Yolka (2011, vol.2, 511)
-
[7]
Voire parmi d'autres exemples : Quermonne 1991 ; Dreyfus et d'Arcy 1997 ; Gohin et et Sorbara 2012 ; Chevallier, 2013.
-
[8]
C’est tout du moins l’impression d‘ensemble qui ressortait des interventions des différents représentant de corps d’inspection lors du colloque 13 mars 2014 « La métamorphose des corps d’inspection : du contrôle à l’évaluation ? ».
-
[9]
Cf. les propositions faites supra par Laure Célérier, à partir de la méthode wébérienne de l'idéaltype, de même que le tableau synoptique figurant en annexe I de l’article de Jean‑Luc Pissaloux.
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[10]
Voir en ce sens les observations respectives de Pierre Boissier et de Philippe Leyssène.
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[11]
Sur cette notion, Cf. Bezès (2011) et Timsit (2008, 181‑192).
-
[12]
Cf. ci‑dessus pour illustration le cas du contrôle général des armées présenté par P. Leyssene. C'est par ailleurs ce même mouvement que décrit Pierre Hayez à partir de l'exemple édifiant de la Cour des comptes.
-
[13]
Ce passage de l'inspection à l'action semble bien plus banalisé dans le cas de l'expérience canadienne et québécoise de l' « inspectorat », pour reprendre le mot de J. Bourgault et P. Smits. Les auteurs observent que, « dans certains cas jugés d'urgence, l'inspection peut même générer une décision temporaire, comme relever un agent de ses fonctions, suspendre une opération ou générer une tutelle administrative ».
-
[14]
Cette idée que le renouvellement des tâches constitutives de la notion moderne d'inspection ne peut se faire qu'au détriment de la vieille culture juridique de l'administration est fortement présente dans plusieurs contributions. C'est tout spécialement le cas dans le texte de René‑Marc Viala consacré à la pratique de l’audit interne comme levier de modernisation du contrôle général économique et financier. Il y est montré comment, depuis la LOLF, la culture moderne de gestion chasse les anciennes croyances juridiques. Les analyses de Jacques Bourgault et de Pernelle Smits vont dans le même sens quand ils affirment que l’approche juridique a montré ses limites depuis longtemps, car étant trop centrée sur la question du « quoi ? », elle néglige souvent le « pourquoi ? » cher aux approches managériales.
1 Traiter de l’évolution des fonctions d’inspection, et notamment du passage de missions axées sur le contrôle à d’autres relevant plus de l’évaluation, nécessite une mise en perspective des analyses existantes qui en fasse ressortir les points les plus problématiques. Ceux‑ci sont au nombre de quatre.
2 Il y a tout d'abord l'objet examiné : le moins qu'on puisse dire des corps d'inspection, c'est qu'ils n'occupent qu'une place très discrète sur les agendas académiques [1]. Si dans les programmes de l'enseignement supérieur – ceux des facultés de droit et des instituts d'études politiques en particulier – une place très importante est bien réservée à la question des contrôles de l'administration et de l'action publique, le sujet reste presque invariablement posé du point de vue des juridictions. Il serait faux d'affirmer que les inspections ministérielles sont ignorées, mais un inventaire des manuels de droit administratif et d'institutions administratives et politiques montre qu'elles sont vouées à un traitement superficiel pour ne pas dire allusif. La question est donc de savoir pourquoi si peu d’attention est portée à un tel sujet et dans quelle mesure le caractère allusif du traitement de leur rôle ne cache pas une difficulté plus fondamentale à appréhender la place des corps d’inspection et des missions qu’elles remplissent dans le système administratif français.
3 Le deuxième point est plus substantiel. Il concerne la thèse qui transcende l’ensemble des articles de ce dossier thématique, à savoir l’idée d’une mutation. À travers elle, la problématique du changement est affirmée avec force, ce qui peut paraître surprenant à première vue tant les marques constitutives des institutions que sont les corps d’inspections sont plutôt liées à une revendication qui leur est commune : celle de la tradition bien comprise, de l'héritage assumé, bref d'une histoire dont on cultive précieusement la mémoire [2]. Quel est alors la forme et la portée de ce changement, alors même que l'expérience des inspections ministérielles semble plutôt s'inscrire dans les limites fortement dessinées de la reproduction, plutôt que dans celles, évanescentes, de la métamorphose ? À travers cette remarque, nous ne cherchons pas à dire que les corps administratifs concernés seraient, comme par nature, réfractaires à leur propre changement. Mais on voit mal comment le changement – lorsqu’il désigne cette forme particulière de l'évolution que l'on appelle la modernisation – peut être pensé, si ce n'est pour que la tradition persiste dans des formes renouvelées où elle peut continuer de prospérer. En d’autres mots, aussi sensible soit‑il, le changement ne doit pas faire oublier la force de l'invariance puisqu’il n'affecte pas les corps d’inspection comme personnes symboliques portées par leurs propres héritages [3].
4 Il est une autre source de difficulté de compréhension, liée aux outils théoriques dont l'usage combiné est requis pour penser le changement institutionnel. Voilà une question qui n'appartient à aucun répertoire académique particulier et suppose, pour être appréhendée, une remise en cause des cloisonnements disciplinaires. Un retour sur l'ensemble des contributions proposées dans le cadre de ce dossier thématique montre que les instruments d'analyse appartiennent tout à la fois à l'histoire, au droit public, à la science administrative, à l'analyse des politiques publiques, à la sociologie des grands corps comme à celle des professions, mais aussi à l'anthropologie. Ce franchissement des lignes ne s'improvise pas, il demande prudence et préparation, mais il conditionne la production d'une connaissance qui ne se réduit pas à une collection de discours de valorisation professionnelle. Si le travail de formalisation auquel ces derniers donnent lieu constitue la matière première d'une réflexion, il ne peut être pris, on le sait, pour « argent comptant ». L'opération de décodage est d'autant plus délicate qu'elle sollicite la combinaison de savoirs cloisonnés.
5 Le dernier point problématique porte sur l’ampleur du changement en question. La profondeur des transformations qui affectent les pratiques d’inspection correspond‑elle à une rupture dans l'histoire des corps concernés ? Ou s’agit‑il juste de changements, réels certes, mais mesurés et contenus ? Pour tirer les enseignements de l’ensemble des articles rassemblés sur le thème des fonctions d’inspection, il est nécessaire de revenir sur les questionnements autour desquels les travaux se sont ordonnés. Ceux‑ci portent tout d’abord sur les notions utilisées et leur pertinence, de même que sur les pratiques tenues pour les plus significatives de l'idée de changement et propres à chacun des corps d'inspection.
Notions
6La cartographie des interprétations des principales notions utilisées dans ce dossier thématique fait apparaitre deux champs sémantiques. Le premier regroupe les multiples noms dont il a été fait usage pour désigner et qualifier le changement. Dans la plupart des contributions, les auteurs livrent en fait une représentation modeste du changement qui ne s’apparente pas à une modification intrinsèque. Mais, par‑delà ce constat, la représentation du « nouveau » est loin de se faire homogène : variation, évolution, adaptation, renouvellement, transformation, mutation, rupture, autant de termes dans lesquels se réfléchissent des perceptions bien différentes de l'identité actuelle des inspections. Un second front d'incertitudes sémantiques se fait jour autour de la question générique du contrôle. C'est que les corps d'inspection dont le contrôle constitue, ou plutôt constituait, le cœur de métier – une métaphore à laquelle les professionnels continuent d'affirmer leur attachement – entretiennent avec les institutions et les acteurs qui entrent dans leurs champs de compétences respectifs des relations d'une grande diversité. Au final, les différents articles rassemblés ne laissent aucun doute sur l'existence d'un ensemble flou de rapports dans lesquels la notion de contrôle est soumise à des tensions multiples. Au‑delà de la singularité de chacun des corps concernés, le métier d'inspecteur (pour autant que l'on puisse en parler au singulier) semble se construire autour d'activités qui, si elles y font toujours référence, s'écartent du contrôle à proprement parler pour devenir, selon les cas, audit, conseil, aide à la décision, consultation, expertise, évaluation, etc.
Qu’appelle‑t‑on « changement » ?
7Les évolutions [4] que connaissent depuis quelques années les corps d'inspection y sont décrites avec beaucoup d'attention, mais cette saisie méticuleuse des mouvements institutionnels en cours ne vaut pas réponse à la question de savoir ce qu'il en est ici du changement. Le changement peut ainsi s'énoncer indifféremment dans les mots d'évolution, d'adaptation, de renouvellement, de mutation, de transformation, ou encore de modernisation mais il se définit en fait toujours par rapport à ses limites [5]. En effet, des invariants s'y manifestent en même temps que le mouvement s'y développe. Certes la prégnance de ces derniers ne remet pas en cause la validité de l’analyse en termes de changement, mais elle lui assigne son périmètre. Les limites à l'intérieur desquelles il peut se déployer sont l'expression d'une volonté parfaitement assumée : l'innovation est encouragée jusqu'à ce point où l'identité institutionnelle du corps – cette « maison » que l'histoire a construite et légitimée – s'en trouverait compromise (Guglielmi et Haroche 2005 ; Boyon et Gonod, 1997). C'est bien pourquoi les témoignages des praticiens réunis dans ce dossier évoquent les corps administratifs auxquels ils appartiennent comme étant voués à toujours se régénérer pour pouvoir mieux perdurer dans leur identité profonde.
8 L’analyse de Xavier Pons sur les inspections générales de l'éducation nationale face à la déconcentration du système scolaire va tout à fait dans ce sens. L'auteur estime nécessaire d'insister sur les invariances autant que sur les mutations et s'emploie à démontrer que les inspections générales n'ont vécu aucune transformation radicale, mais un changement « évolutionnaire et graduel ». L'évolution se réalise ainsi dans la continuité. De la même manière, l'étude d'Olivier Picavet sur les caractéristiques des évaluations réalisées par les corps d'inspection dans le cadre de la Modernisation de l'action publique (MAP) invite à regarder le changement dans ces services avec beaucoup de circonspection. C'est ainsi que les principes auxquels sont censées répondre les évaluations dans le cadre de la MAP sont pour lui relativement innovants si on les compare aux pratiques courantes de ces organismes.
9 C'est d'ailleurs ce qu’énoncent, en d'autres mots, les manuels de droit administratif et d'institutions publiques : aussi peu loquaces soient‑ils sur la question des inspections ministérielles [6], ils ne manquent pas d'observer l'aptitude de ces dernières à mettre en scène leur propre évolution [7]. En vérité, nous sommes pris ici dans une sorte de « grand récit » que construisent les corps d'inspection pour raconter leur propre histoire et leur expérience présente : le changement – dans le sens de la rhétorique du changement – constitue bien en lui‑même un invariant.
10 Au bout du compte, telles qu'elles nous sont décrites dans les contributions, les évolutions structurelles et fonctionnelles des institutions engagées dans le contrôle administratif ne sont guère douteuses. Nous permettent‑elles pour autant de lever les incertitudes que portent les usages les plus courants de la notion de changement ? Car son invocation ne dit rien de son économie interne ou, si l'on peut s'exprimer ainsi, de son processus de production. Mais la carence ainsi signalée en révèle peut‑être une autre, autrement sérieuse relevée par François Julien qui est la difficulté qu'on rencontre à penser la transformation en tant que transition, c’est‑à‑dire le passage permettant d'aller d'une forme à la suivante, ou l'entre‑forme, ce qui nécessite de se concentrer sur la dimension « trans » de la « trans‑formation » (Jullien 2009, 26). Comme elle n'est pas de l'« être », la transition échappe à notre pensée. En ce point précis, notre pensée s'arrête, elle n'a plus rien à dire, se tait, et c'est aussi pourquoi la transition nécessairement est silencieuse.
11 Reste cette ultime question, mais elle est de taille : jusqu'où les principaux acteurs de ce changement ont‑ils la pleine maîtrise de l'évolution dont ils semblent se satisfaire [8], et qu'ils prétendent tous « tenir » ?
En quoi le « contrôle » consiste‑t‑il ?
12 Si l'on veut bien admettre que le contrôle exercé par référence à des normes ou à des standards de bonne gestion, posés par avance et connus des contrôlés, a constitué la raison d'être initiale des corps d'inspection, force est de le constater : les pratiques professionnelles se sont déplacées, obligeant à repenser la notion de contrôle. De là cette problématique partagée par nombre de rapports : quels mots mettre maintenant sur tel ou tel aspect des fonctions d'inspection ? La construction d’une taxinomie apparaît bien comme l'une des tâches méthodologiques de l'heure [9].
13 Si les mêmes termes circulent d’une contribution à l’autre, ce n'est pas, loin s'en faut, pour désigner une réalité exclusive. Invariablement sollicitée, la catégorie appelée « contrôle » recouvre des procédés et des procédures d'appréciation de l'action publique qui relèvent de rationalités bien différentes et n'appartiennent plus aux mêmes champs du savoir. L'observation à distance des points de vue exprimés permet toutefois d'aboutir à une certitude partagée par l'ensemble des corps d'inspection : le contrôle, dans sa conception originaire – celui qui est conçu et conduit par référence à des règles de nature juridique – n'occupe plus qu'une place réduite dans le système général des missions de contrôle qui reviennent, en droit et en fait, aux inspections. Ce phénomène apparaît avec une netteté particulière dans le cas de l'IGAS et du CGA [10].
14 Au‑delà de cette constatation, la description par les intéressés de leurs différentes fonctions de « contrôle » ne suffit pas à dissiper les malentendus que génèrent les usages professionnels de ce nouveau référentiel qu'est l'évaluation. Le problème n'est pas seulement de savoir ce qui fait la différence entre le contrôle, l'audit et l'évaluation. On peut d'ailleurs fort bien admettre le regroupement de cet éventail de « métiers » derrière la notion d' « inspectorat » que proposent Jacques Bourgault et Pernelle Smits à partir de leur perspective canadienne. Sous ce vocable unique, c'est toute l'échelle des compétences dont sont aujourd'hui investis corps et services d'inspection qui est regroupée : depuis le contrôle jusqu'à l'évaluation, en passant par l'audit et le conseil. Pareille présentation n'est pas sans mérite : tout en exposant la diversification des missions, elle reconnaît l'unité de la dynamique qui les informe toutes.
15 Mais le vrai problème n'est‑il pas ailleurs, à savoir dans cette invocation récurrente et quelque peu rhétorique à l'évaluation ? Tous les corps d'inspection semblent portés par une même croyance dans les vertus infailliblement modernisatrices de ce qu'ils baptisent du même terme d’« évaluation ». Les articles ici rassemblés montrent tout l'intérêt qui s'attache à une déconstruction de cette doxa. L'abondante littérature produite par la sociologie de l'administration, notamment dans le cours des années 1990, sur la question si sensible de l'évaluation (Duran 2010 ; RFAP 2013) oblige à une certaine prise de distance à l'égard de ce qui relève du récit auto‑légitimant de l'évaluation. En effet, tout ce qui s'affiche en tant que « évaluation » en possède‑t‑il toujours la substance ? Les analyses et témoignages rassemblés dans ce numéro fournissent de bonnes raisons d'en douter. On peut ainsi objecter que là où les inspections élaborent leurs propres normes professionnelles d' « évaluation », elles pratiquent au mieux de l'audit mais en aucune façon de l'évaluation. Mais par‑delà les questions de méthodes, c'est l’aptitude même des inspections à mettre en œuvre d'authentiques pratiques évaluatives et à développer une culture véritable de l'évaluation qui se trouve questionnée. C’est en tout cas ce que l’on peut se demander sur la base du diagnostic émis par Michel Casteigts sur le sort du fameux Comité d'enquête sur le coût le rendement des services publics lorsqu’il constate que les corps d'inspection sont prisonniers d'habitus qui laissent peu de place au pluralisme et à la contradiction, facteurs qui sont des conditions sine qua non d'une évaluation digne de ce nom.
Pratiques
16Ces précisions conceptuelles faites, il convient de se pencher sur les changement(s) qui affecte(nt) la pratique du « contrôle » par les corps d'inspection. Sous la rubrique des pratiques, il s’agit notamment de regrouper des réflexions intéressant tant les outils que les visées constitutives de ce que nous pouvons qualifier de « nouvel office » des corps et services d’inspection. Rendre compte de ce dernier suppose toutefois de rappeler dans un premier temps à quel point il est tributaire d'un changement de donne impliquant l'action publique tout entière.
Le changement de donne
17 On peut rassembler sous cet intitulé l’ensemble des observations récurrentes que l’on retrouve au fil des analyses ou témoignages. Depuis ces événements institutionnels qu'ont été (et que sont encore) la LOLF, la RGPP et la MAP, la politique dite de réforme de l'État a connu un véritable changement de registre (Bezès 2011). Elle ne se donne plus seulement pour objectif d'améliorer l'efficacité quotidienne d'un système administratif par ailleurs maintenu sur ses bases, et toujours fidèle à sa propre histoire ; ce n'était là qu'une forme élémentaire de modernisation. Les programmes mis en place ces dernières années se sont employé à la faire oublier. L'ambition réformatrice se veut désormais d'une tout autre nature : il ne suffit plus de repenser les rapports des administrations publiques avec les usagers et autres destinataires de l'action publique, il importe de réinventer l'État [11] et la conception même de l'action publique pour l'adapter à des exigences supérieures, traduites dans les faits comme dans le droit : des exigences portées par la mondialisation comme par l'européanisation des politiques publiques. Disons les choses de façon plus brutale : les voies de la réforme ne sont plus dessinées sur le seul terrain des technologies, elles gagnent celui, beaucoup moins neutre, du politique.
18 Ce qui se joue ici relève d'une sorte de révolution culturelle. La Nouvelle gestion publique s’est donné pour cible la modification du vieux rapport public/privé dont nous sommes les héritiers (ou les otages, c'est selon), depuis le moyen‑âge. Or, notons‑le bien, revenir sur ce partage public/privé implique l'ensemble des composantes de la vie sociale : au‑delà du tracé de la ligne de démarcation entre le public et le privé, le service public et l'entreprise, l'intérêt général et le profit, il y a les transformations à l'œuvre dans chacune des deux sphères, par ailleurs redessinées. Tout ce qui se passe dans les limites propres à chacun des deux espaces tend non seulement à obéir à des règles nouvelles, y compris des normes juridiques, mais encore à des manières nouvelles d'envisager l'action publique, par référence à des standards de « bonne gestion ». C'est fondamentalement de cette mutation – elle est indissociable de ce qu'Alain Supiot (2015) saisit à l'aide de la notion de « gouvernance par les nombres » – que dépend le nouvel office des inspections.
Quel nouvel office pour les inspections ?
19Le terme d'office entendu à la manière dont il est retenu pour évoquer l'office du juge permet de bien décrire le phénomène de double réagencement (réagencement institutionnel des inspections et renouvellement de leur outillage intellectuel) qui transparait de ce dossier thématique. Le réagencement institutionnel se manifeste surtout dans l'élargissement et la diversification des missions. À en croire Christophe Pierucci dans son étude sur l'initiative de l'action des corps d'inspection, l'ampleur de ce mouvement est telle qu'on a même pu craindre un éventuel blocage de la machine à inspecter. Même si elles sont évoquées en lien avec l’ensemble des corps ou services d’inspection, l'élargissement comme la diversification des missions ne prennent pas partout les mêmes formes. Des tendances fortes se dessinent toutefois. C'est le cas du mouvement qui consiste à faire passer le contrôle d’une idée largement indexée sur la notion de régularité à celle de performance [12]. Exemples sectoriels à l'appui, les différents articles de ce dossier thématique en font la démonstration in concreto. Au‑delà de cette mutation du sens qu'a connue la notion de contrôle, c'est l'éventail des activités susceptibles d'être confiées aux inspections qui s'est considérablement enrichi.
20 Derrière des figures répétées, d'un corps d'inspection à l'autre, comme autant de variations sur un processus commun d'extension des tâches, de plus en plus tournées vers le conseil et l'évaluation on voit prendre forme certaines innovations institutionnelles. Ainsi de ces « activités opérationnelles » évoquées par Pierre Boissier dont l'IGAS a désormais, accessoirement, la charge, lorsqu'il lui faut assurer le management de transition d'un organisme de santé en situation de blocage, quelles qu'en soient les raisons, politiques, syndicales ou simplement techniques. On retrouve, avec le CGA, cette possible problématique d'un management de transition en période de crise, jusqu'au retour à l'ordre [13].
21 Les rapports annuels d’activités des inspections fournissent de nombreuses données factuelles concernant les changements qui ont récemment affecté chacun des corps d'inspection, notamment pour ce qui est de la façon dont évoluent, en situation, leurs tâches professionnelles. On peut distinguer trois raisons principales qui président à ce réagencement institutionnel et qui poussent à l'élargissement et à la diversification des champs d'activité couverts par le système des inspections. Il y a tout d'abord les effets induits par l'ouverture de la liste des autorités habilitées à le saisir. La très forte croissance des besoins en expertise affichés par les gouvernants constitue un autre facteur décisif. Enfin, ratifiée par les instances ministérielles, il y a la dynamique propre à chacun des corps d'inspection. Ces derniers prennent une part non négligeable à la programmation de leurs propres tâches : sans doute sont‑elles arrêtées par le ministre de rattachement, mais, ainsi que l'observe Christophe Pierucci, c'est le plus souvent sur des propositions élaborées par l'inspection.
22 Le réagencement des corps et services d’inspection passe également par un renouvellement de leur outillage intellectuel. Les outils du changement dont il est le plus souvent question relèvent principalement de deux rubriques. La première privilégie ce qu'on pourrait appeler des procédures (cela va de l'organisation d'une pratique plus collégiale du « contrôle », à la rédaction, entre les traditionnels rapports, de notes intermédiaires ou provisoires, en passant par des travaux plus ouverts sur l'inter‑ministérialité ou encore des commandes de sondages d'opinion, etc.). La seconde concerne une manière de penser qui fonde le pilotage de l'action publique sur le calcul économique.
23 Ces modifications invitent in fine à s'interroger sur les relations que les missions constitutives des inspections entretiennent avec le droit. L’impression dominante qui en ressort est que le discours juridique ne s'y fait plus guère entendre, comme s'il ne portait plus que des principes et des valeurs d'un âge périmé de l'administration et de l'action publique [14]. À l’opposé, les corps d'inspection de toute évidence parlent aujourd’hui un autre langage qui leur est devenu commun et qui n'entretient avec la juridicité que des rapports formels et lointains. Du droit, il n'est plus guère question, sinon pour rappeler le périmètre variable de compétences qui s'exercent avec d'autres moyens (les modèles et les calculs de l'économie), et à d'autres fins : tout cela qu'on appelle, selon les cas, contrôle de performance, audit ou évaluation. On sait qu'il n'est pas dans la nature des inspections de ne « fonctionner » qu'au droit, ainsi que le font des juridictions. Mais la question est ailleurs : peut‑on sans risques socio‑politiques majeurs – ce que Pierre Legendre (2006) dénomme le travail incessant de l'institutionnalisation – refonder hors du droit l'ensemble des tâches qui incombent aux inspections, alors même que les fonctions traditionnelles de contrôles de l'État ont montré leurs propres déficiences ? On le voit, la mise en mots des pratiques autour desquelles se structurent les corps d'inspection s'avère une opération beaucoup plus délicate que prévue : à partir des faits rapportés par les professionnels, toute une configuration se dessine qui met en lumière de réelles controverses sur les fonctions instituantes d'un droit confronté à la domination managériale (Caillosse 2015).
24 * * *
25 S'il fallait ne retenir des contributions rassemblées dans ce dossier qu'un seul enseignement dans lequel les autres se résument, ce pourrait être celui‑ci : les corps d'inspection y apparaissent comme le miroir de l'État d'aujourd'hui. Il s’agit d’une métaphore qui a beaucoup servi (Legendre 1999) mais qui permet de faire ressortir un contraste intéressant entre les images de l'État que réfléchit le miroir, et celles qu'il renvoie des inspections elles‑mêmes : contrairement aux premières qui nous parviennent brouillées, et parfois même inquiétantes – l'État, l'administration, l'action publique ne sont‑ils pas « en crise » ? – les dernières seraient, dans l'ensemble, plutôt flatteuses. C'est un peu comme si les corps d'inspection pouvaient continuer, malgré tout, d'affirmer des personnalités propres, suivant chacune sa voie, à l'écart, ou plutôt au‑dessus des vicissitudes de l'expérience administrative ordinaire. Est‑ce un effet de miroir ? Sans doute. Car, à les regarder plus attentivement, les choses sont loin d'être si simples : les corps d'inspection se donnent à voir, eux aussi, dans ce miroir qu'ils tendent à l'État. Les images ainsi réfléchies n'y apparaissent lisses que de loin. Les interrogations sur le sens des mots‑pivots par lesquelles nous avons ouvert cet article sont, à leur manière, un test de vérité : elles disent le trouble et le doute sur ce qu'il en est du changement institutionnel en général, et des fonctions d'inspection qui l'accompagnent et l'évaluent en particulier.
Bibliographie
Référence bibliographiques
- Axelos, Kostas (1991), Métamorphoses, Les éditions de Minuit, Paris.
- Bezès, Philippe (2009), Réinventer l’État. Les réformes de la bureaucratie française (1962‑2008), PUF, Paris.
- Boyon, Michel et Gonod, Pascale (1997), « Entretien sur quelques aspects de l'esprit de corps au Conseil d'État » in Études en l’honneur de G. Dupuis, LGDJ, Paris.
- Caillosse, Jacques (2015), L’État du droit administratif, col. « Droit et Société », LGDJ, Paris.
- Chevallier, Jacques (2013), Science administrative (5ème éd.), col. « Thémis », PUF, Paris.
- Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française (1970), Le Robert, Paris, 1970.
- Dreyfus, Françoise et d’Arcy, François (1997), Les institutions politiques et administratives de la France, Économica, Paris.
- Duran, Patrice (2010), Penser l’action publique, col. « Droit et Société‑ Classics », LGDJ, Paris.
- Gohin Olivier et Sorbara, Jean‑Gabriel (2012), Institutions administratives (6ème éd.), LGDJ, Paris.
- Gonod, Pascale, Melleray, Fabrice et Yolka, Philippe (dirs.) (2011), Traité de droit administratif, Vol. 2, Dalloz, Paris.
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- Jullien, François (2009), Les transformations silencieuses, Paris, Grasset.
- Legendre, Pierre (1999), Miroir d’une Nation. L’École nationale d’administration, Arte éditions/éditions Mille et une nuits, Paris.
- Legendre, Pierre (2006), Une mémoire fonctionnelle, in Nomenclator. Sur la question dogmatique en Occident, II, Paris, Fayard, 2006, p. 293‑303.
- Ogien, Albert et Laugier, Sandra (2010), Pourquoi désobéir en démocratie ?, La Découverte, Paris.
- Quermonne, Jean‑Louis (1991), L’appareil administratif de l’État, col. « Points. Politique », Seuil, Paris.
- Supiot, Alain (2015), La gouvernance par les nombres, Fayard, Paris.
- Timsit, Gérard (2008), « La réinvention de l'État » in Revue internationale des sciences administratives, p.181‑192.
Notes
-
[1]
Une remarque qui vaut bien entendu pour l'expérience française. Des analyses relevant de l’administration comparée permettraient sans doute d'en relativiser la portée
-
[2]
Sur l'importance déterminante du temps et de la mémoire pour la compréhension des phénomènes institutionnels, Cf. Legendre 2006, 293‑303.
-
[3]
Les références insistantes à « la maison » faites par les représentants des corps d'inspection pour désigner leur institution respective ne sont‑elles pas elles‑mêmes emblématiques de cette perception du changement ?
-
[4]
Le caractère vague de cette formule n'est pas innocent : il signale à lui seul l'insuffisance des réflexions sur le temps véritable du changement.
-
[5]
Cela ressort particulièrement du témoignage de P. Boissier quant à l’évolution des compétences et des métiers à l'IGAS.
-
[6]
La remarque vaut y compris pour les ouvrages les plus élaborés. Cf. par exemple les notations que réserve au « contrôle par les services d'inspection » le chapitre relatif au « contrôle parlementaire et administratif de l'administration » du Traité de droit administratif, en deux volumes, dirigé par P. Gonod, F. Melleray et P. Yolka (2011, vol.2, 511)
-
[7]
Voire parmi d'autres exemples : Quermonne 1991 ; Dreyfus et d'Arcy 1997 ; Gohin et et Sorbara 2012 ; Chevallier, 2013.
-
[8]
C’est tout du moins l’impression d‘ensemble qui ressortait des interventions des différents représentant de corps d’inspection lors du colloque 13 mars 2014 « La métamorphose des corps d’inspection : du contrôle à l’évaluation ? ».
-
[9]
Cf. les propositions faites supra par Laure Célérier, à partir de la méthode wébérienne de l'idéaltype, de même que le tableau synoptique figurant en annexe I de l’article de Jean‑Luc Pissaloux.
-
[10]
Voir en ce sens les observations respectives de Pierre Boissier et de Philippe Leyssène.
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[11]
Sur cette notion, Cf. Bezès (2011) et Timsit (2008, 181‑192).
-
[12]
Cf. ci‑dessus pour illustration le cas du contrôle général des armées présenté par P. Leyssene. C'est par ailleurs ce même mouvement que décrit Pierre Hayez à partir de l'exemple édifiant de la Cour des comptes.
-
[13]
Ce passage de l'inspection à l'action semble bien plus banalisé dans le cas de l'expérience canadienne et québécoise de l' « inspectorat », pour reprendre le mot de J. Bourgault et P. Smits. Les auteurs observent que, « dans certains cas jugés d'urgence, l'inspection peut même générer une décision temporaire, comme relever un agent de ses fonctions, suspendre une opération ou générer une tutelle administrative ».
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[14]
Cette idée que le renouvellement des tâches constitutives de la notion moderne d'inspection ne peut se faire qu'au détriment de la vieille culture juridique de l'administration est fortement présente dans plusieurs contributions. C'est tout spécialement le cas dans le texte de René‑Marc Viala consacré à la pratique de l’audit interne comme levier de modernisation du contrôle général économique et financier. Il y est montré comment, depuis la LOLF, la culture moderne de gestion chasse les anciennes croyances juridiques. Les analyses de Jacques Bourgault et de Pernelle Smits vont dans le même sens quand ils affirment que l’approche juridique a montré ses limites depuis longtemps, car étant trop centrée sur la question du « quoi ? », elle néglige souvent le « pourquoi ? » cher aux approches managériales.