Notes
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[1]
Aux éditions Bruylant, sous la direction de Jean-Bernard Auby et Jacqueline Dutheil de la Rochère. La rédaction de la RFAP remercie les coordonnateurs de l’ouvrage ainsi que les éditions Bruylant pour cette avant première.
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[2]
Les recours contre les décisions du Tribunal de la fonction publique, chambre juridictionnelle spécialisée créée par décision du Conseil du 2 novembre 2004, sont portés devant le TPI.
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La reconnaissance de la personnalité juridique de l’Union et la fusion des « piliers » devrait conduire à ce que le vocable droit de l’Union se généralise pour désigner cet ensemble de droit supranational élaboré dans le cadre et avec les instruments de l’Union, revendiquant sa primauté par rapport au droit des États membres, ce qui n’empêcherait pas le maintien de certaines spécificités dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité commune.
1À l’origine, droit communautaire et droit administratif étaient des objets juridiques parfaitement séparés, même si l’on savait bien que l’inspiration de certains éléments de l’édifice communautaire initial – notamment dans le domaine du contentieux – avait été puisée dans les droits administratifs de certains États fondateurs, la France et l’Allemagne en particulier.
2Le droit communautaire, de son côté, n’éprouvait a priori que de l’indifférence à l’égard du droit administratif. Dès lors que la plus grande part des politiques communautaires était mise en œuvre par les États et non par les rouages communautaires, le droit communautaire n’éprouvait aucunement le besoin d’un droit administratif : n’étant pas des administrations, les institutions communautaires n’avaient pas besoin d’un tel droit. Le droit communautaire, au surplus, ne voulait pas se préoccuper des voies juridiques, donc des voies de droit administratif, par lesquelles les États se devaient d’assurer sa mise en œuvre : cela était l’affaire de leur autonomie institutionnelle et procédurale, derrière laquelle les droits administratifs nationaux se trouvaient donc protégés de son influence.
3Les droits administratifs nationaux, quant à eux, ne s’inquiétaient en général pas trop pour leurs constructions, parce qu’il leur paraissait qu’elles étaient bien éloignées, par leur objet même, de l’emprise du droit communautaire. Sans doute leur fallait-il bien percevoir que certains pans du droit administratif économique – le régime des aides aux entreprises, notamment – allaient subir cette emprise, mais ils n’avaient pas ce sentiment pour leurs institutions-clefs, celles qu’il est coutume de regrouper dans la notion de droit administratif général : le régime de l’acte administratif, les techniques du contentieux administratif, le droit de la responsabilité administrative, etc. Certains, en outre, se placèrent, vis-à-vis de l’influence du droit communautaire, dans une sorte de position de résistance qui annonçait que, de toute façon, si le droit communautaire montrait le bout de son nez, on saurait comment se protéger de ses éventuelles mauvaises intentions. Ce fut bien l’attitude du Conseil d’État français jusqu’en 1989, jusqu’à l’arrêt Nicolo : toute avancée un peu agressive du droit communautaire pouvait, jusque-là, être contrée par une loi postérieure qui viendrait protéger l’intégrité du droit administratif national; et l’on sait qu’en France, le Conseil d’État n’est pas sans ressources pour influencer le législateur national. En profondeur, demeurait la conviction que le droit administratif, création des États, lié historiquement aux États, allait conserver ce lien au sein de la construction communautaire.
4Pour des raisons diverses qui seront exposées plus en détail ci-après, cette ère de l’indifférence réciproque, de la séparation nette en tous les cas, est révolue. On a dû observer que se développait bien, au sein du droit communautaire, des zones de droit administratif : le seul fait que, malgré tout, certaines politiques communautaires étaient mises en œuvre par des organes de la Communauté, dans un schéma d’administration directe, y conduisit déjà en soi. Ici et là, il apparut que les règles juridiques attachées à certaines politiques communautaires étaient bien de nature à entrer en contact avec des institutions de droit administratif général : la collision entre la politique de concurrence et le concept français de service public en a fourni une preuve éclatante. Et puis, il est bien vite apparu qu’en dépit de ce beau principe décentralisateur qu’était l’autonomie institutionnelle et procédurale des États, il n’était pas possible pour le droit communautaire de se désintéresser totalement de la façon dont les droits administratifs nationaux organisaient sa mise en œuvre : ils pouvaient, dans certains cas, être de piètres relais, par exemple en n’atteignant pas un niveau suffisant d’efficacité dans leur manière de plier l’administration à son respect; ce dont le droit communautaire pourrait alors souffrir, à la même enseigne que le droit national. Et ce, d’autant plus, a-t-on réalisé, que l’uniformité d’application du droit communautaire dans tout l’espace communautaire est en effet nécessaire à la réalisation du marché intérieur dans un contexte d’égalité et de non-discrimination.
5La rencontre du droit communautaire et du droit administratif s’est alors faite. L’objet qui en est résulté – que l’on peut appeler, nous allons y revenir, « droit administratif européen » – a retenu l’attention de certains auteurs, de certaines doctrines. L’indiscutable pionnier fut le professeur Jürgen Schwarze, professeur à l’Université de Freiburg, qui profita de son séjour à l’Institut universitaire européen de Florence pour rédiger l’ouvrage, Droit administratif européen, d’abord publié en allemand en 1988, puis rapidement traduit en anglais et en français. La discipline naissante se diffusa ensuite en Italie, en Espagne, en Grande-Bretagne.
6La doctrine française est restée en retrait. Les auteurs de cette introduction ont souhaité, avec l’aide d’ailleurs d’un certain nombre de leurs devanciers allemands, italiens et anglais, combler ce retard, de manière à ce qu’à la fois la doctrine française de droit communautaire et la doctrine française de droit administratif se nourrissent de l’approche nouvelle, quitte à la critiquer le cas échéant, d’ailleurs.
QU’ENTENDONS-NOUS PAR DROIT ADMINISTRATIF EUROPÉEN ?
Deux grands types d’approche
7Il faut confesser que les auteurs qui abordent la question du droit administratif européen n’ont pas tous absolument la même définition de ce qu’est cet objet juridique; mais y a-t-il une branche du droit dans laquelle il n’en va pas de même ? Il y a en vérité deux grands types d’approches. La première, qui fut celle retenue par le professeur Schwarze, et que l’on retrouve dans le récent traité du professeur Paul Craig, consiste à entendre par droit administratif européen la part du droit de l’Union européenne que l’on peut tenir pour du droit administratif. La seconde, plus large, consiste à inclure dans le champ d’étude que l’on définit comme droit administratif européen non seulement ce qui vient d’être évoqué, mais aussi ce qui a trait aux liens entre le droit communautaire et les droits administratifs nationaux. C’est cette seconde définition qui est ici retenue. On pourrait lui reprocher de joindre artificiellement deux objets qui restent malgré tout fondamentalement distincts. Nous ne croyons pas que ce reproche puisse être réellement articulé. Du point de vue communautaire, il n’y a pas de réelle rupture de continuité entre le droit de l’Union et les droits administratifs nationaux, les seconds étant à l’évidence un enjeu-clef dans la réalisation du premier. Du point de vue national, le degré d’imbrication du droit communautaire et des droits administratifs est devenu tel que les équilibres de ces derniers ne peuvent plus du tout être compris sans une approche – ne prétendant pas être la seule que l’on ait à pratiquer, mais certainement devenue indispensable – qui les perçoit comme des éléments de la construction de l’ordre juridique européen.
La part administrative du droit communautaire
8Le droit administratif européen ainsi cerné, ce n’est pas seulement, mais c’est tout de même d’abord la part du droit communautaire que l’on peut considérer comme étant du droit administratif. Qu’est-ce-à-dire ? Les auteurs évoqués précédemment se rallient tous à peu près au même genre de définition, qui consiste à tenir pour droit administratif ce qui, dans le droit communautaire, relève non de la production législative, mais de l’exécution, de la mise en œuvre.
9C’est une définition qui sonne un peu court pour certains administrativistes habitués à donner à l’objet « droit administratif » une signification plus substantielle : soit en termes de réalisation de l’État de droit (le droit administratif est l’instrument « quotidien » de la soumission de la puissance publique au droit, de garantie des droits des citoyens vis-à-vis de l’administration), soit en termes de fonctions sociales assurées par l’administration (le droit administratif, droit du service public). Elle est pourtant nécessaire et suffisante dans le cas communautaire. Suffisante : la soumission des organes communautaires au droit irradie de toute façon dans tout le droit de l’Union, qui est une « communauté de droit » comme l’a dit la Cour de justice, il y a belle lurette. Nécessaire : les organes communautaires d’exécution mettent en œuvre des fonctions sociales bien particulières, au gré des compétences limitées de l’Union, ils ne sont pas en charge « du service public », mais de l’exécution de budgets de recherche, du contrôle de certaines entreprises, etc., en vue de la réalisation d’objectifs supranationaux définis en commun par les États membres. Ce qui les caractérise, c’est bien qu’ils mettent en œuvre des politiques dont les principes sont définis au-dessus d’eux.
10Il est vrai, cela étant, qu’au sein des mécanismes communautaires, la frontière entre ce qui relève de la législation et ce qui relève de l’exécution n’est pas toujours facile à tracer. Il en va même ainsi pour des raisons qui sont à la fois organiques et formelles. Organiques, parce que les plus importants des organes communautaires ne se plient pas facilement à un classement en organes législatifs et en organes d’exécution. Le Conseil européen n’est ni un organe législatif – l’article I-21 du projet de traité constitutionnel le disait expressément – ni, évidemment, un organe d’exécution. Le Conseil des ministres est un organe législatif et exécutif – ce que confirmait l’article I-37 du même, texte prévoyant que des compétences d’exécution peuvent lui être confiées. La Commission est un organe exécutif, mais elle participe au processus législatif.
11Formelles, en raison du caractère inachevé de la typologie des actes, qui, eux aussi, sont parfois difficiles à classer en actes législatifs et actes d’exécution. La Cour de justice a une vue assez claire sur cette question, et considère qu’il faut opérer un classement entre les actes de base, pris en application des traités – règlements et directives dans le pilier communautaire – et les actes d’exécution, qui sont pris en application des actes de base – qui peuvent d’ailleurs être également des règlements et directives (CJCE, 17 décembre 1970, Köster et Otto Sherr, aff. 25/70 et 30/70). Mais le Traité est moins limpide, du moins dans son état actuel. Le projet de traité constitutionnel, lui, s’efforçait de classer de manière précise : ses articles I-33 et suivants distinguaient les actes législatifs (lois et lois-cadres européennes adoptées selon la procédure législative), des autres (règlements européens, décisions européennes, recommandations); et son article I-37 décrivait les actes d’exécution en précisant qu’ils « prennent la forme de règlements européens d’exécution ou de décisions européennes d’exécution ». Il n’en comportait pas moins ses propres incertitudes, relatives notamment aux règlements délégués, que le texte ne faisait pas figurer dans l’énumération des actes d’exécution, mais dont, en même temps, il était prévu qu’ils ne pourraient pas porter sur les éléments essentiels des matières traitées, ce qui, si l’on se réfère à la jurisprudence qui vient d’être évoquée, les reléguait normalement hors du champ des actes de base, dans le domaine de l’exécution donc !
12Cela étant, ce n’est pas parce qu’un corpus juridique ne se cerne pas sans quelques difficultés frontalières qu’il n’existe pas. L’essentiel est qu’il s’articule de manière cohérente autour d’un objet qui en fonde l’existence. En l’espèce, cet objet existe bien, et de nombreuses constructions du droit communautaire s’ordonnent bien à lui, pour la simple raison que l’exécution, la mise en œuvre est une question centrale pour des institutions comme les communautés, qui n’ont pas la puissance des États, et doivent compter, pour garantir l’effectivité des politiques qu’elles définissent, sur des mécanismes juridiques bien habilement et précautionneusement dessinés par le droit.
Liens entre droit communautaire et droits administratifs nationaux
13Notre définition du droit administratif européen inclut également ce qui a trait aux liens entre le droit communautaire et les droits administratifs nationaux. Ici, les difficultés de délimitation ne concernent pas le point de savoir ce qu’il faut entendre par droit administratif, mais ce qu’il faut entendre par « liens ».
14Notre point de vue est qu’il faut entendre par là deux types de relations. Celles qui tiennent aux contraintes juridiques que le droit communautaire fait peser sur les droits administratifs nationaux : corrélativement, à la manière dont les droits administratifs nationaux se mettent efficacement, ou non, au service de la mise en œuvre du droit communautaire, et dont ils assurent, efficacement ou non, la sanction des violations du droit communautaire. Mais aussi celles qui tiennent aux rapports de pure influence, aux rapports d’inspiration qui peuvent exister entre les constructions intellectuelles du droit communautaire et celles des droits administratifs nationaux.
15On ajoutera ceci. Le système juridique communautaire a la fonction d’un creuset. Le droit communautaire y agit sur les droits nationaux, lesquels l’influencent parfois. Mais les droits nationaux européens s’influencent entre eux, de même qu’ils sont en concurrence pour influencer le droit communautaire. Et cela est vrai notamment des droits administratifs parce que les champs couverts par le droit communautaire/droit de l’Union relèvent très largement de politiques publiques.
16De même que les incidences du droit communautaire ne se cantonnent pas aux obligations juridiques dont il est assorti, le creuset communautaire n’abrite pas que des rapports juridiques verticaux. Il est le réceptacle d’un brassage multilatéral des droits, brassage qui s’opère également dans d’autres contextes, notamment dans le cadre du Conseil de l’Europe, à travers les mécanismes de contrôle mis en œuvre par la Cour européenne des droits de l’homme. Cela vaut pour les droits administratifs, et nous proposons d’inclure dans l’objet « droit administratif européen » l’analyse de toutes les facettes du brassage multilatéral des droits administratifs et du droit communautaire, faisant émerger et donnant une place déterminante à des principes que l’on peut qualifier de communs.
17L’assemblage de ces diverses séries d’éléments constitue un ensemble assez complexe de problèmes, un dossier constitué de pièces assez riches et diverses. Notre ouvrage ne prétend pas les avoir tous explorés à fond. Il s’est attaché aux principaux, réservant à des recherches futures l’examen approfondi des autres, notamment dans une perspective de droit comparé européen
LA PREMIÈRE PIÈCE DU DOSSIER : LE DROIT ADMINISTRATIF DE L’UNION EUROPÉENNE
18À l’origine les Communautés européennes se sont constituées comme des organisations supranationales fondamentalement distinctes de tout concept étatique : n’ayant pas la plénitude des compétences, pas ou peu de compétences d’exécution. Aucune institution, on l’a souligné, n’avait à proprement parler de compétence exécutive ou législative, mais le « triangle institutionnel » – Parlement, Conseil, Commission – avait vocation à participer à la prise de décision, la mise en œuvre opérationnelle devant essentiellement relever de la compétence des États membres.
19En conséquence, à l’origine, pas plus qu’on ne peut caractériser un organe comme étant l’exécutif, on ne trouve un corpus de droit administratif au sens classique du terme. Dans le droit originaire et le droit dérivé, on trouve une sorte de patchwork de règles concernant la mise en œuvre au plan proprement communautaire des mesures générales adoptées dans le cadre de certaines politiques communes ; la plupart des règles relatives aux libertés de circulation étant mises en œuvre au niveau des États membres. On peut citer en vrac et à titre d’exemple, dans le droit originaire, des règles procédurales concernant la prise de décision s’appliquant tantôt indifféremment aux mesures normatives générales et aux mesures d’exécution (art. 253 CE, motivation), tantôt de façon différenciée aux unes et aux autres (art. 254 CE, publication). Le traité CE aborde par ailleurs la question du statut des fonctionnaires et autres agents des Communautés (art. 283), celle de la responsabilité de la Communauté pour dommages causés par ses institutions ou ses agents dans l’exercice de leurs fonctions (art. 288). Par ailleurs le droit dérivé a été amené à préciser certaines règles procédurales concernant l’adoption de mesures d’exécution dans le cadre de politiques directement mises en œuvre par les institutions communautaires. C’est le cas des dispositions applicables en matière de concurrence où la jurisprudence de la Cour de justice a très tôt inspiré le contenu et l’évolution du droit dérivé (droit d’accès au dossier, droit d’être entendu, etc.).
20L’ensemble de ces règles dessine l’ébauche d’un droit administratif, d’un droit administratif sans juge spécialisé. Le contrôle juridictionnel de l’activité communautaire d’exécution est confié au juge communautaire, juge aux compétences d’attribution qui a vocation à connaître de l’ensemble du contentieux concernant les institutions communautaires, pas seulement le contentieux de nature administrative; il se prononce cependant sur les questions de légalité et de responsabilité concernant l’administration communautaire.
21Mis à part le souci du respect du droit dans la Communauté/l’Union, les règles de ce droit administratif communautaire ébauché ne puisent pas de façon évidente aux mêmes sources d’inspiration que les doits administratifs nationaux. Les concepts d’intérêt général, de service public, d’utilité publique ? si familiers au droit administratif français, mais aussi, avec des formulations et des portées diverses, aux droits administratifs espagnol, italien, allemand ? ne sont pas clairement présents en arrière plan des règles de mise en œuvre du droit communautaire. La notion d’effectivité, d’efficacité de l’action définie au niveau supranational parait beaucoup plus déterminante qu’une conception abstraite de la légalité.
22Certaines évolutions se sont cependant dessinées depuis l’Acte unique et surtout le
Traité de Maastricht (1992) et se sont affirmées depuis lors :
On a observé l’élargissement du champ couvert par l’action communautaire :
environnement, monnaie, justice et affaires intérieures (visas, asile, immigration). Dans ce
champ communautaire élargi, on a assisté au développement de compétences partagées où
l’action communautaire complète et encadre l’action des États par des mécanismes de
coopération : santé, éducation, grands réseaux, développements technologiques. Par
là même, sont apparus à la fois de véritables domaines de pouvoir d’exécution pour
l’administration communautaire et des champs d’administration partagée pour lesquels des
mécanismes nouveaux, autres que la déjà ancienne méthode de la « comitologie », sont
progressivement mis au point (concept de méthode ouverte de coordination; création des
agences ; mise en place de réseaux). C’est en vérité dans ce que sa démarche comporte de
fonctionnaliste que la construction communautaire se rapproche du droit administratif.
23En même temps qu’a semblé naître un droit administratif communautaire mieux caractérisé, on a observé, par l’effet du principe de primauté et du rôle des États membres comme vecteurs essentiels de la mise en œuvre du droit communautaire, une circulation des principes entre le niveau national et le niveau communautaire, les frontières rigides ayant tendance à s’atténuer. Le juge communautaire – TPI et CJCE – joue évidemment un rôle déterminant dans cette circulation entretenue et alimentée par certains processus de codification, même imparfaitement aboutis (Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne promulguée au Conseil européen de Nice en décembre 2000; traité établissant une constitution pour l’Europe signé à Rome le 29 octobre 2004).
24Un droit administratif de l’Union prend alors progressivement forme, sans que soit caractérisé ni un véritable « exécutif » au sens du droit constitutionnel national, ni un juge administratif spécialisé [2]. Ce droit administratif de l’Union emprunte le vocabulaire du droit administratif national : légalité, responsabilité, marchés publics, fonction publique, hiérarchie des normes, marge d’appréciation, exceptions d’intérêt général, etc. On a souligné plus haut les efforts déployés dans le traité établissant une constitution pour l’Europe pour élaborer une sorte de catalogue des actes unilatéraux de l’administration de l’Union (art. I-33 et s.) qui s’apparente à ce que l’on rencontre dans les droits étatiques. Comme l’a suggéré Jürgen Schwarze dans une formule qui renchérit sur celle, classique, de la Cour de justice, la Communauté européenne est devenue une « communauté de droit administratif ».
25D’autres initiatives ont été prises intéressant le champ du droit administratif communautaire. On songe notamment au « livre blanc » sur la gouvernance adopté en partie pour répondre aux préoccupations liées à la démission de la Commission Santer (1999) et qui aborde les questions de bonne administration. L’article 41 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (article II-101 du traité constitutionnel, « droit à une bonne administration ») est une illustration parmi d’autres de l’écho de ces préoccupations. Inspiré par une vision subjectiviste du droit public, cet article reconnaît à toute personne le droit de voir ses affaires traitées impartialement, équitablement et dans un délai raisonnable par les institutions organes et organismes de l’Union. Ce droit général se décline ensuite en trois sous-rubriques : le droit de toute personne d’être entendue avant qu’une mesure individuelle qui affecte défavorablement ses intérêts ne soit prise à son encontre, le droit d’accès de toute personne à son dossier, l’obligation pour l’administration de motiver ses décisions. Alors que la Charte n’a pas clairement de force juridique obligatoire, faute de ratification du traité constitutionnel dont elle constituait la partie II, ce principe de bonne administration dans ses diverses déclinaisons a déjà été invoqué par les avocats généraux dans leurs conclusions et consacré par la jurisprudence, y compris de façon plus large que ce que prévoit l’article 41 de la Charte : en effet selon cet article les principes de bonne administration ne sont prévus comme s’appliquant qu’aux institutions de l’Union, alors que la jurisprudence communautaire tient à ce qu’ils soient respectés par les États lorsqu’ils mettent en œuvre le droit communautaire ou y apportent des exceptions.
26Il y a un effet intégrateur incontestable de cette appropriation de concepts des droits administratifs nationaux par le droit communautaire/droit de l’Union [3], puis de leur généralisation avec un certain niveau d’efficacité lorsque la mise en œuvre du droit communautaire y est en cause. L’effet en retour ne saurait surprendre.
LA DEUXIÈME PIÈCE ESSENTIELLE DU DOSSIER : L’EXISTENCE D’EFFETS JURIDIQUES DU DROIT DE L’UNION DANS LES DROITS ADMINISTRATIFS NATIONAUX
27À l’origine, pour les raisons qui ont été rappelées, les rapports entre le droit communautaire – qu’il s’agisse de sa part constitutive de droit administratif, ou d’autres volets – étaient d’indifférence réciproque, et les droits administratifs nationaux n’imaginaient pas, sauf marginalement, devoir se transformer sous l’effet de la construction communautaire. Les choses sont aujourd’hui bien différentes, et les incidences des règles et principes communautaires dans les droits administratifs nationaux fort étendues. Par quelle sorte de mécanismes juridiques ces incidences se produisent-elles ? On peut dire que jouent ici des effets d’autorité, et des effets d’influence indirecte, d’inspiration.
Effets d’autorités
28Des effets d’autorité, d’abord : ceux-ci s’attachent aux situations dans lesquelles, tout simplement, les législations et réglementations nationales intéressant le droit administratif, de même que tous les actes administratifs, doivent obéir au droit communautaire.
29Parmi ces situations, il y a tout d’abord celles qui concourent à la mise en œuvre du droit communautaire. L’élément majeur à prendre en compte ici découle de la combinaison entre, d’une part, le principe de primauté et d’invocabilité, affirmé par le juge communautaire depuis les arrêts fondateurs des années soixante et accepté par les États membres, et, d’autre part, le principe selon lequel le droit communautaire doit être respecté non seulement par les institutions et organes de l’Union, mais également par les États membres lorsqu’ils mettent en œuvre le droit communautaire ou y apportent des exceptions. Il faut rappeler l’affirmation très forte de l’arrêt Simmenthal (9 mars 1978) faisant obligation au juge national d’assurer le plein effet des normes communautaires « en laissant au besoin inappliquée, de sa propre autorité, toute norme nationale contraire ». La Cour de justice a par ailleurs très fermement imposé aux États membres les principes de recours effectif, de légalité au provisoire, de responsabilité (Johnston, Heylens, Factortame, Francovich). Certains de ces principes sont d’ailleurs empruntés par le juge communautaire au système de la Convention européenne des droits de l’homme (notamment l’article 6 § 1 sur le droit à un recours effectif). Ensuite le juge communautaire s’est peut-être montré moins offensif, imposant seulement que les droits tirés du droit communautaire bénéficient d’un traitement égal à celui réservé aux droits reconnus par le droit national et qu’il ne soit pas impossible ou excessivement difficile de faire valoir au plan national les droits tirés du droit communautaire (San Giorgio, Van Schijndel, Peterbroek).
30Par ailleurs, en vertu du principe de coopération loyale qui figure à l’article 10 du traité CE (repris à l’article I-5 du traité constitutionnel), les États membres prennent toute mesure propre à assurer l’exécution des obligations résultant du traité et s’abstiennent de toute mesure susceptible de mettre en péril la réalisation des buts du traité.
31Dés lors, toutes les législations ou réglementations intéressant le droit administratif, ainsi que tous les actes administratifs peuvent être concernés par le respect du droit communautaire, même lorsqu’ils ne se placent pas dans une chaîne juridique de mise en œuvre du droit communautaire.
32Certaines tentatives ont été faites pour distinguer les situations de mise en œuvre du droit communautaire, des situations de simple soumission : par exemple, définition du champ d’application de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, article 51 et « explications »; cette distinction, difficile à opérer, n’est pas vraiment significative. Ce qui importe, s’agissant de l’effet d’autorité du droit communautaire sur les droits administratifs nationaux, c’est de mesurer l’étendue de la primauté du droit communautaire/droit de l’Union dans son ensemble, et pas seulement du droit administratif communautaire, sur le droit des États membres.
33Du point de vue du droit communautaire, le principe de primauté, qui ne figure pas dans les traités mais a été développé par la jurisprudence, est absolu : il bénéficie à toute norme communautaire à l’encontre de toute norme nationale. Toutefois, l’intensité de la primauté du droit communautaire varie en fonction de caractéristiques propres des normes communautaires, plus précisément de leur effet direct ou non. Dans les situations où la norme communautaire n’est pas directement invocable, elle conserve son attribut de primauté, mais avec une intensité moindre; le juge national ne peut pas la mettre en œuvre; la seule sanction réside dans le recours en manquement ou l’éventuelle responsabilité de l’État membre concerné par la non application du droit communautaire. En revanche, lorsque la norme communautaire fait naître des droits et obligations dans le chef des particuliers, elle ne peut se voir opposer quelque norme nationale que ce soit. Il est fait obligation aux administrations nationales comme au juge d’appliquer la norme communautaire en écartant la norme nationale contraire. On peut imaginer que la norme nationale contraire au droit communautaire subsiste pour des situations étrangères au droit communautaire, mais elle se trouve nécessairement fragilisée en raison de la complexité de la situation née de la cohabitation éventuelle dans le droit national de solutions différentes pour des questions similaires.
Effets d’inspiration
34Il est clair qu’en outre, le droit communautaire a exercé, et exerce, parfois, sur les droits administratifs nationaux, des effets d’influence indirecte, des effets d’inspiration. C’est-à-dire que les droits administratifs nationaux en viennent parfois à adopter – plus ou moins fidèlement – ses solutions sans y être tenus, mais simplement parce que ces solutions ont été jugées bonnes, et donc dignes d’être importées.
35Parmi les situations qui relèvent de cette logique, il y a celles dans lesquelles une solution de droit communautaire, s’imposant dans le champ de la mise en œuvre de ce droit, va être étendue à d’autres situations, voire généralisée, par cette sorte de mécanisme que la doctrine anglo-saxonne qualifie de spill over. Un exemple caractéristique est fourni par le droit administratif britannique, dans lequel, peu de temps après s’être reconnu un pouvoir d’injonction à l’égard de la Couronne pour assurer la mise en œuvre du droit communautaire dans le cadre de la jurisprudence Factortame, la Chambre des Lords a admis qu’elle possédait ce pouvoir de manière générale : il lui est apparu que cantonner la solution aux situations de mise en œuvre du droit communautaire avait pour effet d’imposer aux justiciables une discrimination non admissible.
36Un autre exemple est fourni par le droit administratif français qui, ayant institué la procédure de référé précontractuel pour respecter les directives « recours » en matière de marchés publics, et pour garantir le respect des règles communautaires au stade de la passation des marchés, en a bientôt fait une procédure générale, pouvant intervenir en cas de violation de toutes les règles de mise en concurrence dans la passation des marchés, qu’elles soient de droit communautaire ou national.
37Il existe aussi des cas dans lesquels les droits administratifs nationaux se sont purement et simplement inspirés de solutions du droit communautaire, sans nullement être liés par elles, même au titre de la mise en œuvre de celui-ci. C’est ce qu’a fait le droit administratif anglais lorsqu’il a accueilli le concept de proportionnalité. Ce genre d’importation d’idées peut sans doute se repérer dans le domaine des agences : les agences nationales s’étant parfois organisées sur un modèle inspiré du droit communautaire, bien qu’il ait pu y avoir d’autres influences du côté du droit américain notamment.
38À partir de la jurisprudence de la Cour, on observe une circulation des principes définis au niveau de l’Union vers le droit administratif des États membres : proportionnalité, sécurité juridique, non-discrimination, motivation, droit d’être entendu, droit à un recours juridictionnel effectif, etc.
39Souvent, les phénomènes d’influence sont plus subtils, non susceptibles d’être rapportés à une seule cause. L’Union européenne est le creuset d’influences réciproques multiples, nationales et internationales. À côté des phénomènes de globalisation par rapport auxquels on se demande régulièrement si l’Union européenne joue comme un rempart ou un cheval de Troie, intervient également la Convention européenne des droits de l’homme à laquelle tous les États Membres de l’Union sont partie. Il y a une grande proximité, voulue par les juges eux-mêmes, entre les jurisprudences de la Cour de justice des Communautés européennes et celle de la Cour européenne des droits de l’homme concernant le droit à un recours effectif, l’interdiction des discriminations, la liberté d’expression, le concept de dérogation limitée et proportionnelle aux nécessités observées. Certes l’orientation du droit communautaire a été traditionnellement plus économique que celle de la Convention européenne des droits de l’homme, en raison des compétences des Communautés, ce qui explique l’absence de coïncidence de certains droits reconnus, notamment les droits économiques et sociaux que l’on trouve dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et non dans la Convention européenne des droits de l’homme; mais les développements de l’Union visant depuis le traité d’Amsterdam à la réalisation d’un espace de liberté de sécurité et de justice avec l’intégration du troisième pilier dans le champ communautaire remettent les droits civils et politiques au centre du débat.
LA TROISIÈME PIÈCE DU DOSSIER : LES DIRECTIONS DANS LESQUELLES LE DROIT COMMUNAUTAIRE POUSSE LES DROITS ADMINISTRATIFS NATIONAUX
40Compte tenu de la relative complexité des voies par lesquelles le droit communautaire s’approche des droits administratifs nationaux et les influence, il serait surprenant que les incidences qu’il leur fait subir soient unidirectionnelles, se rattachent à une même ligne d’évolution cohérente. L’influence est en réalité aussi complexe dans sa substance que dans sa mécanique. Pourtant, si l’on y regarde bien, il y a certainement deux axes principaux.
Objectifs du droit communautaire
41Il est clair, en premier lieu, que le droit communautaire imprime, dans les droits administratifs nationaux, l’effet de la dimension de concurrence et de libéralisation des échanges qui est en soi si importante. Dès lors, tout ce qui, dans les droits administratifs, recèle des freins historiques au libre jeu du marché, comme tout ce qui traduit les collusions d’intérêt qu’abritent traditionnellement les appareils administratifs, va nécessairement se trouver affecté. Les polices économiques sont interpellées lorsqu’elles peuvent avoir un effet de discrimination. Les administrations et entreprises publiques qui cumulaient des fonctions de régulation et des activités d’opérateurs, sont vouées à se scinder. Le statut même d’entreprise publique est mis en cause lorsqu’il a pour corollaire des avantages assimilables à des aides d’État. Progressivement, tous les contrats publics se voient imposer un certain niveau de mise en compétition, même lorsque cela met en cause des dispositifs d’action publique anciennement établis. À un niveau plus fondamental, le respect des principes de concurrence et de libération des échanges impose parfois de mettre en cause la définition établie des exigences fondamentales d’intérêt général et leurs implications : lorsque les États membres invoquent ces exigences pour justifier des restrictions à la concurrence ou à la liberté des échanges, ils doivent en justifier à l’aune du droit communautaire, sous le contrôle du juge communautaire. Pour cette raison et la précédente, le champ même du droit public, le champ même du droit administratif en tant qu’il est un droit spécial, se trouvent déplacés.
Méthodes du droit communautaire
42Il est évident, en second lieu, que le droit communautaire tire les droits administratifs nationaux vers ce qui est l’une de ses caractéristiques fondamentales, qui est l’insistance sur le droit procédural et les mécanismes de contrôle. Il pousse les droits administratifs nationaux à développer en particulier les garanties procédurales des droits des citoyens, des entreprises ainsi que les procédures et techniques contentieuses et non contentieuses de contrôle (proportionnalité, responsabilité, confiance légitime, motivation, transparence, droit au recours...). Pour cette raison, et parce que, malgré tout, le motif premier de la rencontre entre les droits administratifs nationaux et le droit communautaire est la volonté de celui-ci de vérifier que ceux-là ne freinent pas sa mise en œuvre, l’impact du droit communautaire dans le contentieux administratif, et dans la responsabilité administrative, est particulièrement frappant. Factortame et Francovitch sont, à n’en pas douter, deux des plus grands arrêts du droit administratif européen.
LA QUATRIÈME PIÈCE DU DOSSIER : LA MANIÈRE DONT LES DROITS ADMINISTRATIFS NATIONAUX S’ACCOMMODENT DE L’INFLUENCE DU DROIT COMMUNAUTAIRE
43Entre les droits administratifs des États membres existent des différences assez importantes. On peut discuter la typologie autour de laquelle il est possible de les classer, mais il est clair qu’il existe au moins un grand clivage entre les droits administratifs de common law et ceux du continent et, que, sur le continent, de fortes traditions différentes de droit administratif existent : l’allemande, la française, la scandinave...
44Peut-on affirmer que certains droits administratifs s’accommoderaient mieux que les autres de l’influence du droit communautaire, parce que leur physionomie, leurs principes, seraient plus proches de ceux de ce droit ?
45À cette question, on peut sans doute répondre, d’abord, que le droit communautaire, globalement, ne ressemble à aucun droit administratif. Même si, dans tel ou tel de ses mécanismes il a pu s’inspirer de droits administratifs nationaux – le régime du contentieux communautaire doit beaucoup, au départ, à l’influence des concepts du droit administratif français et du droit administratif allemand – il n’est, ainsi qu’on l’a rappelé, structurellement pas un droit administratif étatique dans ses composantes de base.
46Ce qu’on peut dire, en revanche, c’est que certains droits administratifs nationaux n’ont pas eu grand peine à intégrer l’influence du droit communautaire, parce qu’ils y étaient naturellement bien disposés et que les circonstances se sont révélées favorables. Ce fut le cas, par exemple, du droit administratif espagnol. L’adhésion de l’Espagne a suivi de peu son retour à la démocratie, et la reconfiguration de son droit public autour d’une conception exigeante de l’État de droit, sur laquelle le droit communautaire s’est greffé très facilement. Lors de son entrée dans la Communauté, l’Espagne avait d’ailleurs déjà inscrit dans sa Constitution et dans sa loi de procédure administrative à peu près tous les principes du droit administratif communautaire, tels que les avait dégagés la Cour de justice.
47À côté de cela, on trouve évidemment des cas dans lesquels les droits administratifs nationaux ont eu du mal – quelquefois ont encore du mal – à s’adapter à l’influence du droit communautaire. Un exemple fort consiste dans les difficultés qu’a eu, et qu’a sans doute encore, le droit administratif français à concilier son concept de service public avec le droit communautaire. Même si la notion de service public figure depuis l’origine dans le Traité – dans les dispositions relatives aux transports (art. 77 CEE) –, même si elle y apparaît maintenant en très bonne place, les catégories juridiques au travers desquelles elle est traduite dans le concret du droit communautaire, celle de service d’intérêt économique général, celle de service universel, sont différentes à la fois dans leur champ et dans leurs conséquences juridiques de ce qu’est le service public dans le droit français. Dans ce dernier, le service public est l’une des clefs universelles par lesquelles se déclenchent et s’expliquent l’application des règles particulières du droit public en tout domaine : rien de tel, évidemment, dans le droit communautaire.
D’AUTRES PIÈCES DU DOSSIER, SUR LESQUELLES CETTE PREMIÈRE APPROCHE N’A PAS PU S’ATTARDER
48Dans les flux d’influence que recèle le brassage actuel du droit communautaire et des droits administratifs nationaux, certains n’ont pu être étudiés de façon approfondie. Des allusions y sont faites, il faudra, à une autre occasion, leur consacrer des études systématiques. Il en va ainsi de deux. Le premier concerne l’influence des droits administratifs nationaux sur le droit communautaire. On en sait un peu sur ce qu’a été cette influence à l’origine, lors de la mise en place des institutions communautaires. On en sait moins sur ce qu’elle a été depuis. Le second concerne les influences horizontales entre droits administratifs des États membres. Ces influences existent, et il est intéressant de noter qu’ici aussi se font jour des raisons d’obligation juridique et des raisons d’influence intellectuelle. Obligation juridique dans certains cas où, pour régler des situations administratives authentiquement transnationales, on est conduit à faire se combiner deux droits administratifs : c’est au fond ce qui se passe dans le système Schengen. Influence intellectuelle, comme, par exemple, lorsque, de façon avérée, le droit français prend exemple sur la Private Finance Initiative anglaise pour créer le mécanisme de ses contrats de partenariat : tout cela se fait, d’ailleurs, sur fond de droit communautaire des marchés publics.
CONSIDÉRATIONS PROSPECTIVES
49Peut-on se faire une idée de la manière dont le droit administratif européen est susceptible d’évoluer ? C’est sûrement difficile. Nous nous contenterons ici de deux séries d’observations.
50Premièrement, peut-on avoir une idée de l’évolution que connaîtra probablement le droit administratif communautaire, le droit administratif au sein du droit communautaire/ droit de l’Union ? Ce que l’on peut dire est que, lorsque la Charte des droits fondamentaux aura acquis pleine force juridique, il trouvera dans ce texte une assise, une confirmation, et des ressorts de développement avec notamment le principe de bonne administration. Se posera sans doute la question d’une éventuelle codification du droit administratif communautaire ou au moins des principes de procédure. Elle a ses partisans : Jürgen Schwarze en particulier, qui cependant la juge prématurée aujourd’hui; mais elle suscite des réserves, notamment du côté des systèmes juridiques traditionnellement hostiles aux codes.
51Deuxièmement, on ne peut pas éviter, par ailleurs, de se poser la question de savoir quel degré d’homogénéisation des droits administratifs la construction communautaire appelle « par nature » si on peut dire. Quel est, à terme, le degré d’homogénéisation de ces droits qui sera nécessaire pour qu’ils ne soient pas un obstacle à la mise en œuvre des politiques communautaires et de l’Union, telles qu’elles seront alors ?
52À vrai dire, cette question est probablement trop générale pour qu’on puisse lui donner une réponse. De même que les compétences communautaires sont un patchwork, de même le droit administratif européen ne se développe pas comme un projet d’ensemble, mais comme un ensemble de solutions découvertes incrémentalement. Au fond, on peut dire que les exigences que la construction communautaire imposera aux droits administratifs nationaux dépendront des développements que connaîtront compétences et pouvoirs de l’Union. Ceux-ci pourraient, ou non, s’étendre dans des domaines qui poseraient des problèmes d’exécution particuliers, d’où résulterait une certaine pression sur les droits administratifs nationaux. Imaginons que la politique communautaire de l’environnement se dote d’un fort volet foncier, d’où résulterait l’obligation pour les États d’acquérir des espaces à protéger : des conséquences pourraient en découler sur le régime national des mécanismes d’acquisition immobilière propres au droit administratif (préemption, expropriation).
53À l’inverse il faut se souvenir de l’attachement des États au principe de subsidiarité, inscrit dans les traités depuis Maastricht (1992), et des réserves exprimées par rapport à la « constitutionnalisation » du droit originaire qui aurait entraîné, par voie de conséquence, une clarification du champ « administratif ».
54Il faut par ailleurs entendre le message qui se déduit du droit comparé. L’exemple des États-Unis montre que, dans un État fédéral, les droits administratifs des États fédérés peuvent varier fortement, et s’écarter notablement des solutions du droit administratif fédéral. On peut au moins en déduire que l’Union européenne, qui n’est pas un État fédéral, peut sans doute s’accommoder d’un assez fort niveau de pluralisme juridique au chapitre du droit administratif.
REMARQUES FINALES SUR LE POURQUOI DE L’INTÉRÊT ACTUEL POUR LE DROIT ADMINISTRATIF EUROPÉEN
55On ne peut pas parler de mode, mais il existe actuellement un intérêt marqué pour le droit administratif européen, qui, dans certains pays – en tous les cas en France – était il y a peu encore, presque complètement ignorée. Pourquoi en va-t-il ainsi ? Au moins deux ordres de raisons jouent ici.
56Il y a d’abord dans la construction communautaire une sorte de temps d’arrêt symbolisé par la non ratification du traité constitutionnel. Pour diverses raisons dont l’élargissement du champ géographique n’est pas la moindre, l’ensemble européen ne paraît plus être en marche vers « une union sans cesse plus étroite ». À ce point de la construction communautaire, il parait judicieux de se concentrer sur les mécanismes de mise en œuvre afin de faire fonctionner effectivement et de façon très concrète ce qui existe. Les défis sur ce terrain ne manquent pas ; on songe en particulier à l’intégration des ex-pays de l’est et aux nouvelles exigences sécuritaires. Ensuite, le « tissu » juridique de la construction communautaire se fait de plus en plus « horizontal », transnational et sanctionnatoire, ce dont témoigne le développement du droit international privé communautaire, du droit communautaire des conflits de lois et de l’harmonisation du droit pénal.
57Cela étant, dans la mesure où l’action de la Communauté et de l’Union repose à titre principal sur des politiques publiques, on peut affirmer que c’est de mécanismes de droit administratif que dépend, encore pour longtemps, au premier chef la réalisation effective de leurs objectifs.
Notes
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[1]
Aux éditions Bruylant, sous la direction de Jean-Bernard Auby et Jacqueline Dutheil de la Rochère. La rédaction de la RFAP remercie les coordonnateurs de l’ouvrage ainsi que les éditions Bruylant pour cette avant première.
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[2]
Les recours contre les décisions du Tribunal de la fonction publique, chambre juridictionnelle spécialisée créée par décision du Conseil du 2 novembre 2004, sont portés devant le TPI.
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[3]
La reconnaissance de la personnalité juridique de l’Union et la fusion des « piliers » devrait conduire à ce que le vocable droit de l’Union se généralise pour désigner cet ensemble de droit supranational élaboré dans le cadre et avec les instruments de l’Union, revendiquant sa primauté par rapport au droit des États membres, ce qui n’empêcherait pas le maintien de certaines spécificités dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité commune.