Notes
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Un autre article portant sur l’acte électoral revisité en situation coloniale, réalisé à partir d’une enquête sur deux bureaux de vote à Oran, dans la première partie du XXe siècle, et rédigé par le coordinateur de ce numéro, pourrait également figurer dans ce dossier. Il sera publié dans la prochaine livraison de Pôle Sud, dans un dossier portant sur l’analyse du vote à l’échelle des bureaux de vote, et coordonné par David Gouard et Julien Audemard.
1Tandis que la notion de citoyen a l’âge de ce que Moses Finley (1985) appelle l’invention de la politique, celle, également ancienne, de citoyenneté, reste difficile à opérationnaliser. Les raisons d’un tel décalage entre des définitions académiques bien formatées d’une part, et des usages plus circonspects dans le processus de recherche d’autre part, tiennent essentiellement au caractère englobant de l’objet ; et, plus précisément encore, à l’association problématique de la citoyenneté formelle et de la citoyenneté au concret - une distinction qui, en raisonnant par analogie, recoupe la coupure marxienne entre libertés formelles et libertés réelles. Si la citoyenneté désigne, selon les analyses pionnières de Terrence H. Marshall (1950), un corpus variable de droits ayant vocation à s’étendre selon une trajectoire historique spécifique (les droit civils, puis les droits politiques, enfin les droits sociaux) et de devoirs historiquement stabilisés (fiscalité, défense nationale), cette vision par trop formelle a été prolongée par de multiples tentatives de saisir la citoyenneté au concret en interrogeant la participation des citoyens aux affaires de la cité, ainsi que les registres d’appartenance à la communauté de citoyens (Schnapper, 1994). L’attribution des droits permet, quelle que soit la société politique considérée, de tracer une frontière entre citoyens et non citoyens, d’aborder l’existence de statuts civils, sociaux et politiques différenciés sur un territoire considéré. Mais, s’agissant d’analyser les seuls citoyens, et non les mécanismes d’inclusion/exclusion à la citoyenneté, les droits ne font qu’officialiser une fiction lorsqu’il sont coupés des conditions concrètes dans lesquelles ils peuvent être utilisés : disposer du droit de vote, en 1848, en France, après la proclamation du suffrage universel, ne signifie nullement que les dispositions à faire usage de ce droit soient homogènes, et que les motivations à s’en servir (ou non) soient identiques sur l’ensemble du territoire national (Offerlé, 1989). Il convient d’ajouter qu’au moins en matière de théorie politique, la définition formelle de la citoyenneté est insuffisante, puisque ce sont les modes de production et d’attribution des droits qui permettent de distinguer des modèles de citoyenneté, tel que le modèle républicain définit en France sous la Troisième République (les droits ne peuvent concerner que des individus) le modèle libéral ou multiculturel installé par exemple aux États-Unis (les droits peuvent concerner des groupes particularisés), et le modèle consociatif expérimenté par exemple en Autriche ou au Pays-Bas (les groupes particularisés, représentés au sein des institutions, participent en tant que tels à la production des droits).
2Même s’il s’agit d’en faire une catégorie d’analyse, la citoyenneté pourrait donc bien ressembler à une macro catégorie « fourre-tout », puisqu’elle renvoie tout à la fois à un ensemble de droits et d’obligations, à la manifestation d’une identité collective (notamment nationale, infra ou supranationale), à des pratiques de participation aux affaires de la cité, et aussi à des prescriptions morales liées à des dispositifs de valorisation d’un civisme (Constant, 2000). Ainsi, même lorsqu’il s’agit de couper la citoyenneté de « l’identité nationale » en l’associant à un socle restreint de normes communes - comme le « patriotisme constitutionnel » -, c’est l’attachement collectivement valorisé aux dites normes qui fonde la possibilité du vivre ensemble, et donc l’existence de la communauté de citoyens (Habermas, 1998). C’est la raison pour laquelle la citoyenneté a pu être analysée en s’efforçant de lier ses différents aspects formels, idéels, et concrets : en témoignent les interrogations de Will Kymlicka (1995) lorsqu’il s’efforce d’associer les droits, l’activité politique et la dimension identitaire de l’appartenance citoyenne, ou encore celles de Jean Leca (1992) lorsqu’il lie conditions d’appartenance et engagement politique. Dans une perspective plus sociologique, il est également possible, parmi d’autres tentatives, de travailler plus spécifiquement le lien entre citoyenneté concrète et citoyenneté formelle, en abordant la notion sous l’angle quantitatif (définition/énumération des droits) et qualitatif (usages différentiels de ces droits en fonction des propriétés sociales), comme le propose Lorenzo Grifone Baglioni (2009).
3Mais la définition des droits, des pratiques et des conditions d’appartenance ne saurait exister sans être à la fois historicisée et contextualisée : historicisée, parce que le modèle de la citoyenneté stato – nationale est aujourd’hui en concurrence avec d’autres ; contextualisée, également, dans la mesure où cette concurrence des modèles et des conditions du vivre ensemble se réalise dans une économie mondialisée, et dans le cadre d’expériences diverses d’intégration régionales comme l’Union Européenne. Avec la construction européenne et la définition, depuis 1992, de la citoyenneté européenne, c’est à dire d’une citoyenneté de résidence supranationale qui se superpose à la citoyenneté stato – nationale, la dimension territorialisée ou non de la citoyenneté refait surface. D’abord parce que l’existence d’une nouvelle constellation post-nationale (Habermas, 2000) ne met pas fin aux processus d’inclusion/ exclusion qui relèvent toujours essentiellement de l’État – Nation : puisque la citoyenneté européenne s’acquiert via la possession de la nationalité d’un État membre de l’Union Européenne, ce sont bien les États – Nations qui maîtrisent les conditions – aujourd’hui plutôt drastiques - de l’inclusion à l’Europe. Ensuite parce que, comme l’ont souligné Sophie Duchesne et André-Paul Frognier (2002), les dynamiques d’identification à l’Europe n’opposent pas un sentiment d’appartenance à l’Europe à un sentiment d’appartenance nationale. En effet, c’est la définition territorialisée ou non de la citoyenneté qui demeure clivante, dans la mesure où, pour les uns, l’attachement à des territoires (urbains, régionaux, nationaux) n’exclut nullement l’attachement à l’Europe, et où, pour les autres – fussent-ils minoritaires - le territoire ne fait pas sens pour définir l’appartenance à la cité et la participation aux affaires publiques. Ainsi, soit la citoyenneté est identifiée à un territoire, par exemple celui d’un État, d’une région, d’une ville, d’une province ou d’une « communauté autonome », et l’adhésion à l’Europe peut faire sens (mais diversement) en terme de sentiment d’appartenance territorialisée, soit, au contraire, la participation aux affaires de la cité est associée à l’appartenance à la communauté humaine, quel que soit le site de résidence, et la notion de territoire n’est pas opératoire pour comprendre les logiques d’appartenance à la communauté de citoyens. Il est donc possible d’admettre que se dessinent de nouvelles conditions pour une confrontation entre le modèle de l’héritage, où la citoyenneté est associée aux caractères distinctifs du national, et selon lequel être citoyen c’est d’abord être national, et le modèle des scrupules, où être citoyen c’est tout simplement être membre d’une société, indépendamment de l’appartenance à la nation et de la superposition, ici logiquement contestée, de la citoyenneté à la nationalité forgée dans la cadre de l’État – Nation (Duchesne, 1997). Le modèle des scrupules autorise également, comme d’autres analyses, de souligner que l’exercice de la citoyenneté s’accorde aussi avec des postures de vigilance critique des citoyens. Et la conception de l’appartenance à la nation ne saurait tout expliquer, loin s’en faut, d’autant que Patrick Weil (2002) a judicieusement démontré, à partir d’une comparaison franco – allemande, que même le droit de la nationalité n’en dépend pas.
4On voudrait suggérer ici qu’une approche territorialisée de la citoyenneté, envisagée à partir d’enquêtes portant sur la France et l’Italie, peut être élaborée dans un autre cadre d’analyse. Non pas pour écarter les droits, mais pour souligner la diversité des usages sociaux des droits. Non pas pour couper artificiellement la citoyenneté des sentiments d’appartenances liés à des territoires, mais pour faire de ces divers territoires un site d’analyse des pratiques de participation citoyenne. L’analyse territorialisée des pratiques citoyennes permet, d’une part, de faire varier les échelles, en pouvant porter la focale sur la France et l’Italie aujourd’hui (Lorenzo Baglioni), sur la Sardaigne au temps du statut albertin (Christophe Roux), sur l’actuelle Toscane (Andrea Pirni et Luca Raffini), sur la ville de Gènes (Daniella Trucco), ou encore sur un quartier de Nice en situation de rénovation urbaine (Laura Giraud). Nul besoin de longuement préciser que ces « jeux d’échelles » (Revel, 1996) permettent d’affirmer que la réalité sociale observée n’est pas la même selon le niveau d’analyse, et ainsi qu’aborder la citoyenneté à l’échelle nationale ou à l’échelle locale engendre différentes façons de montrer comment les citoyens peuvent endosser leur rôle ; et cela, précisons-le, sans postuler la primauté d’une échelle d’analyse, car c’est la superposition des niveaux d’observations qui est susceptible d’être féconde et non la focalisation sur le local, le national, ou le supranational. L’approche territorialisée des pratiques citoyennes permet, d’autre part, de décloisonner leur analyse du seul vote, sans écarter la participation électorale constitutive de la représentation politique. Au-delà des anciennes « conventions de la démocratie représentative » ayant conduit, un temps, à restreindre la participation politique à la participation conventionnelle (le vote), la citoyenneté ne saurait être réduite ni à l’acte de vote, ni, d’ailleurs, aux représentations sociales de l’appartenance à la communauté politique. Comme le soulignent Marion Carrel et Catherine Neveu (2014), en voulant débusquer les multiples facettes d’une « citoyenneté ordinaire » : chercher à être reconnu, à être entendu, se mobiliser pour défendre des droits ou pour participer à leur élaboration, ou encore, plus prosaïquement, se sentir concerné par le maintien des conditions quotidiennes d’un vivre ensemble, constituent autant de « micro pratiques » qui peuvent être constituées en analyseurs de la participation citoyenne, au-delà de la seule participation électorale. Dans ces conditions, les analyses qui suivent dans ce dossier s’efforcent de rendre compte d’un ensemble de pratiques citoyennes diversifiées, et saisies à des échelles multiples. Il s’agit en effet d’échelles nationales où s’analysent les différences d’accès aux droits, même si les luttes pour l’harmonisation des statuts ne peuvent être pensées indépendamment de l’échelle locale (Lorenzo Baglioni) ; il s’agit également des échelles à la fois locales puis nationales où se configurent les pratiques citoyennes liées à l’introduction du gouvernement représentatif institutionnalisé en Sardaigne (Christophe Roux) ; il s’agit, enfin, d’analyses localisées des constructions de cause pour la défense des droits en Toscane (Andréa Pirni et Luca Raffini), de la participation citoyenne locale à la rénovation urbaine dans un quartier de Nice (Laura Giraud), et enfin des modes d’appartenance citoyenne pour des enfants d’immigrés, de confession musulmane, résidant dans la ville de Gènes (Daniela Trucco).
5Les articles de ce dossier le suggèrent fortement : aborder la citoyenneté « dans tous ses états » gagne probablement à identifier, d’une part, la diversité des pratiques de participation à la vie de la cité, et d’autre part à les saisir en faisant varier les échelles d’analyses territoriales. Saisies à l’échelle où elles sont observables, ces pratiques citoyennes territorialisées peuvent être constituées avec profit en analyseurs des multiples facettes de la citoyenneté [1].
Bibliographie
Références / References
- Baglioni L. (2009), Sociologia della cittadinanza. Prospettive teoriche e percorsi inclusivinello spzion sociale europeo, Rubbetino.
- Carrel M. & Neveu C. (2014), Citoyennetés ordinaires. Pour une approche renouvelée des pratiques citoyennes, Paris, Khartala.
- Constant F. (2000), La citoyenneté, Paris, Montchrestien.
- Duchesne S. (1997), Citoyenneté à la française, Paris, Presses de Sciences Po.
- Duchesne S. & Frognier A.-P. (2002), « Sur les dynamiques sociologiques et politiques de l’identification à l’Europe », Revue Française de Science Politique, 42, 4.
- Finley M. (1985), L’invention de la politique, Paris, Flammarion.
- Habermas J. (1998), L’intégration républicaine. Essais de théorie politique, Paris, Fayard.
- Habermas J. (2000), Après l’État-Nation. Une nouvelle constellation politique, Paris, Fayard.
- Kymlicka W. (1995), Multicultural citizenship, Oxford, Oxford University Press.
- Leca J. (1992), « Nationalité et citoyenneté dans l’Europe des immigrations », in Costa – Lascoux J. & Weil P., (dir.), Logiques d’États et immigration, Paris, Kimé, p. 13-57.
- Marshall T.H. (1950), Citizenship an social class and other essays, Cambridge, Cambridge University Press.
- Offerlé M. (1989), « Mobilisation électorale et invention du citoyen : l’exemple du milieu urbain français à la fin du XIXe siècle », in Gaxie D., (dir.), Explication du vote. Un bilan des études électorales en France, Paris, PFNSP.
- Revel J. (dir.) (1996), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Hautes Etudes Gallimard Le Seuil.
- Schnapper D. (1994), La communauté de citoyens. Sur l’idée moderne de nation, Paris, Gallimard.
- Weil P. (2002), Qu’est-ce qu’un français ? Histoire de la nationalité française depuis la révolution, Paris, Grasset.
Notes
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[1]
Un autre article portant sur l’acte électoral revisité en situation coloniale, réalisé à partir d’une enquête sur deux bureaux de vote à Oran, dans la première partie du XXe siècle, et rédigé par le coordinateur de ce numéro, pourrait également figurer dans ce dossier. Il sera publié dans la prochaine livraison de Pôle Sud, dans un dossier portant sur l’analyse du vote à l’échelle des bureaux de vote, et coordonné par David Gouard et Julien Audemard.