Notes
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[1]
www. toutesegaux. free. fr
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Le Monde, 22 novembre 2005.
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Loi n° 2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés.
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Crise qui explique l’impossible commémoration des origines de la cinquième République, dont la naissance renvoie en premier lieu aux divisions de la société Française (Stora, 1991 ; 1999), alors que le consensus gaullien de la résistance a fait l’objet d’un intense travail de muséification.
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[5]
Politique déjà éprouvée, par l’État français, pour partie en raison de préjugés raciaux, puisque, comme le montre Laurent Dornel (1995), entre 1914 et 1918, ce sont quelque 225000 sujets en provenance des colonies qui ont travaillé sur le sol français, essentiellement dans les usines de guerre. La gestion étatique de cette main-d’œuvre coloniale montre que lesdits travailleurs ont fait l’objet d’un processus d’exclusion à la fois raciale, sociale, sexuelle et politique, puisque ces derniers, considérés comme inassimilables et dépourvus de droits politiques, sont confinés à des situations de ghettoïsation destinées à éviter tout métissage biologique.
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La littérature dite d’exil offre sur ce point de remarquables témoignages, tels que, parmi d’autres, ceux de Marie Cardinal (Au pays de mes racines, Paris, Grasset, 1980) ou d’Alain Vircondelet (Alger l’Amour, Paris, Presses de la renaissance, 1982).
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Tandis que ceux auxquels le drame vécu a été expliqué peuvent bricoler un choix identitaire intégrant à la fois la trajectoire de leurs ascendants et leur propre vécu en tant qu’individus nés dans l’ancienne métropole, et par là étrangers à la douleur des rapatriements.
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Dans le contexte des guerres de mémoires algériennes, les groupes d’individus impliqués ne bénéficient pas, comme les victimes classiques d’accidents collectifs tels que les victimes de l’amiante, de solidarités de proximité et de solidarités à distances pouvant provenir de l’ensemble du corps social. C’est la raison pour laquelle il n’est pas possible de leur attribuer l’ensemble des caractéristiques imputables aux autres groupes circonstanciels.
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De même que l’ensemble des rapatriés ne militent pas au sein de ses associations et se caractérisent par une remarquable diversité (Savarese, 2002), le mouvement associatif ne se réduit pas à une série de prises de positions univoques. Certaines fédérations sont communes aux Pieds-Noirs et aux rapatriés, les premiers ayant toujours déclaré leur solidarité à l’égard des seconds, d’autres sont spécifiques aux uns ou aux autres et proposent certaines positions divergentes. À titre d’exemple, certaines associations de Harkis ont récemment exprimé leur hostilité à la loi du 23 février 2005. Pour une vision plus extensive des différentes prises de position, on pourra parmi d’autres consulter le site, bien documenté, de la ligue des Droits de l’Homme de Toulon, www. ldh-toulon. net
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Le modèle universaliste de l’assimilation nationale repousse tout particularisme dans la sphère privée, et dans ce cadre les réparations visent surtout à permettre un retour à la normale – à l’image de la politique de recouvrement des situations des rapatriés (à l’exception des Harkis), telle qu’analysée par Yann Scioldo-Zürcher dans ce numéro. La nouvelle gestion des mémoires rend compte de la recherche d’un nouvel équilibre entre universalisme et particularisme avec notamment la reconnaissance de la responsabilité de l’État et de situations particulières à l’origine de réparations symboliques et/ou matérielles spécifiques.
1Depuis quelque temps, les questions coloniales occupent le devant de la scène. Qu’il s’agisse de l’appel des « Indigènes de la République [1] » s’élevant contre les discriminations sociales qu’ils subiraient, aujourd’hui, en France, en tant que descendants des anciens « sujets d’empire », du choix de la mobilisation partisane par un collectif de militants associatifs de la banlieue lyonnaise estimant que les vestiges d’un « imaginaire colonial » font encore obstacle à leurs aspirations à l’égalité républicaine [2], ou encore du vote de la très controversée loi du 23 février 2005, dont l’article 4 stipule que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit » [3], un point n’apparaîtra pas douteux : le passé colonial a acquis une visibilité médiatique aussi soudaine qu’extrême. En attestent son récent télescopage avec la question sociale et le problème du chômage, son rapprochement avec les discriminations « ethniques », ou encore sa congruence supposée avec la « crise des banlieues », et ainsi la tentation, souvent éprouvée mais parfois problématique, de faire de la question coloniale un analyseur de presque toutes les inégalités observées aujourd’hui en France. La loi du 23 février permet de souligner l’existence d’enjeux politiques liés au passé colonial en intégrant, au-delà d’une position normative sur l’histoire de la colonisation, diverses mesures symboliques (reconnaissance officielle des souffrances endurées par les rapatriés) et/ou pratiques (mesures d’indemnisations financières, régime de sanction des insultes visant les harkis) : elle traduit donc la prise en charge de la question des rapatriés – et au-delà des enjeux mémoriels associés à la colonisation – par les représentants de la nation.
2Dans un tel contexte, il pourrait paraître banal, sinon superfétatoire, de s’interroger sur le passage au politique d’enjeux collectifs déjà convertis en problèmes traités au sommet de l’État. Mais ce serait oublier que, loin de pouvoir être envisagée comme une situation qu’il suffit de constater, la politisation demeure un processus dont l’explication suppose l’explicitation des conditions qui le rendent possible. Pouvant être définie à la fois comme production sociale du politique ou requalification des activités sociales en activité politique (Lagroye, 2003), via l’action plus ou moins consciente d’acteurs sociaux relativement proches ou distanciés de l’univers politique, et simultanément en terme de contribution à l’inscription d’objets, de pratiques ou d’acteurs dans un univers appréhendé comme politique (Arnaud, Guionnet, 2005), la politisation résulte d’un accord entre divers acteurs sociaux et professionnels de la politique pour déplacer les frontières, effectives ou discursives, mais toujours mouvantes, entre activité sociale et activité politique – et par là à une remise en cause des frontières du politique.
3De la sorte, la politisation de la question des rapatriés d’Algérie ne saurait être limitée à l’arbitrage entre les mémoires concurrentes réalisé par la loi du 23 février 2005 : l’inscription de la question sur l’agenda politique renvoie au moment de la décolonisation et à l’arrivée, dans l’ancienne métropole, entre 1961 et 1962, de près d’un million de personnes quittant une Algérie accédant à l’indépendance (Jordi, 1993). Mais le processus de politisation de la question ne s’achève ni avec la définition du statut de « rapatrié », ni avec les premières mesures d’aides de l’Etat à leur « réintégration » dans la société française. L’épreuve matérielle de la « réinstallation » achevée, c’est essentiellement à travers la définition d’enjeux identitaires au sein de populations négociant leur statut dans la société française (Savarese, 2002) que se repère le passage au politique de la question. On isolera analytiquement ces deux séquences pour souligner la diversité des dimensions d’un processus de politisation de la question des « rapatriés », en considérant, comme tels, les Pieds-Noirs et les Harkis. Les uns et les autres sont bien distincts par leurs statuts dans l’Algérie coloniale – les Pieds-noirs sont les anciens Français d’Algérie, c’est-à-dire les Français qui possédaient (comme ceux de métropole) les droits associés au statut de citoyen, tandis que les Harkis appartenaient aux Français non-citoyens (Étienne, 1968 ; Henry, 1994; Saada, 2005), c’est-à-dire à l’immense majorité de Français privée de droits politiques, par dérogation aux principes républicains définis en 1889 (Noiriel, 1988; Weil, 2002). Mais les classifications coloniales ne sont pas transposables, telles quelles, dans l’ancienne métropole : les Harkis qui arrivent en France à la fin de la guerre d’Algérie peuvent donc, comme les Pieds-Noirs, être classés parmi les « rapatriés » – et cela en dépit de la différence de traitement dont ils vont objectivement faire l’objet.
Rapatriements, construction nationale et cohésion sociale : exils et politisation des enjeux
4La catégorie de « rapatrié » est plastique : la vieille équivalence posée entre Pieds-Noirs et rapatriés rend mal compte de l’application de la notion à la fois aux anciens Français d’Algérie, mais également aux Harkis, désignés en terme de « Français musulmans rapatriés », ou de « Musulmans francisés rapatriés », lesdites expressions se substituant dans l’ancienne métropole à celle de « musulmans fidèles à la France » largement utilisée pendant les huit années de conflit. La loi du 26 décembre 1961 n’opère d’ailleurs pas de distinction en ne désignant formellement que des « Français » en situation de rapatriement : « Les Français ayant dû ou estimé devoir quitter, par suite d’événements politiques, un territoire où ils étaient établis, et qui était antérieurement placés sous la souveraineté, le protectorat où la tutelle de la France, pourront bénéficier du concours de l’Etat, en vertu de la solidarité nationale affirmée par le préambule de la constitution de 1946, dans les conditions prévues par la présente loi. Ce concours se manifeste par un ensemble de mesures de nature à intégrer les Français rapatriés dans les structures économiques et sociales de la nation ».
5Comme le souligne Yann Scioldo-Zürcher, une telle définition des rapatriés rend compte, comme les précédentes, de stratégies adoptées au sommet de l’État à différents moments de construction de l’État-nation. En effet, alors que, jusqu’au premier conflit mondial, le rapatriement désigne à la fois le retour de Français dans leur pays d’origine et l’expulsion d’étrangers indésirables, il est devenu, lorsque s’amorce le processus de décolonisation, un outil de gestion de la question coloniale : tandis que, depuis 1939, la politique des rapatriements concerne exclusivement l’accueil de Français de retour dans leur pays d’origine, à partir de 1958, le statut de rapatrié ne peut être octroyé qu’à des Français en provenance de territoires où la France a exercé une domination politique effective (colonie, protectorat…). L’élaboration d’une telle catégorie juridique témoigne de la prise en charge de la question de la décolonisation au sein d’un État dont la légitimité est notamment menacée par la crise algérienne du 13 mai 1958 [4] : comme le montre Yann Scioldo-Zücher, il s’agit à la fois de pacifier les rapports entre les groupes rivaux constitués par la guerre et de juguler les risques liés aux tentations séditieuses notamment exprimées au sein de l’OAS, en se donnant en priorité les moyens de couvrir les besoins sociaux des « rapatriés d’Algérie ». D’où l’élaboration, sans plan d’ensemble et de manière empirique, d’une politique de « recouvrement » des situations sociales observées dans l’Algérie coloniale : la priorité est de maintenir les statuts sociaux et de lutter contre les risques de déclassement liés à l’abandon des biens laissés en Algérie. La forte représentation des fonctionnaires favorise ce dispositif, puisqu’ils peuvent être rapidement reclassés à des postes équivalents en métropole, tandis que d’autres mesures, telles que des prêts à taux préférentiels, où encore des primes conséquentes distribuées en échange de la reconversion des indépendants en salariés complètent cette policy élaborée dans l’urgence. De plus, au-delà des préjugés « ethniques » ou de la politique de séparation des populations via le confinement de certains Harkis dans des camps [5], la définition de cette politique de « recouvrement » rend d’ailleurs partiellement compte de l’abandon des anciens « supplétifs » de l’armée française, ces derniers demeurant le plus souvent, dans l’ancienne métropole, aussi démunis qu’ils l’étaient dans l’Algérie coloniale.
6Le travail à la fois politique et juridique de construction de la catégorie de « rapatrié » n’épuise pas les sens qui peuvent lui être assignés par les acteurs, en premier lieu par les rapatriés eux-mêmes. D’abord, parce que l’expression est largement rejetée au sein des associations de Pieds-Noirs et de Harkis, même si, probablement pour des raisons liées à l’impératif de visibilité des causes défendues, bon nombre de structures militantes reprennent l’appellation et se définissent en terme de fédérations ou d’amicales (locales ou nationales) de « rapatriés » ; ensuite parce que bon nombre de « rapatriés » soulignent, et cela quelle que soit la diversité de leurs positions dans l’espace des réceptions du passé colonial, qu’ils ont largement éprouvé le sentiment d’être des « expatriés [6] ». D’où l’intérêt d’interroger la diversité des figures et des usages de l’exil dans la construction et dans la transmission de la mémoire généalogique. À partir de parcours biographiques recensés dans le cadre d’une démarche ethnographique, Michelle Baussant rend compte de l’élaboration, chez les Pieds-Noirs, d’un récit articulé autour de deux exils – celui des ascendants migrant vers la terre algérienne, puis celui provoqué par la guerre d’Algérie en 1961 et 1962. Deux exils qui autorisent, d’une part, de définir les Pieds-Noirs comme une « communauté de malheur », et d’autre part de spécifier un lien généalogique entre l’ensemble des générations de « Pieds-Noirs » ; deux moments – le mythe des origines, puis le récit de l’exode final – mis en récit et stylisés dans le cadre de l’élaboration d’une mémoire construite autour de la figure de l’exilé par des « rapatriés » ayant dû à jamais abandonner les lieux indispensables à l’élaboration des mémoires collectives (Halbwachs, 1997). À la lumière de cette absence, on mesure le rôle de « lieux de mémoires » tels que le pèlerinage de Notre-Dame de Santa-Cruz, à Nîmes, le jour de l’Ascension, où plusieurs dizaines de milliers de Pieds-Noirs recréent sur le sol de l’ancienne métropole un espace de convivialité proche de l’ancien pèlerinage à la Vierge d’Oran (Baussant, 2002).
7Or, un tel travail de mémoire réalisé notamment dans l’intimité des situations familiales ne saurait être considéré comme anecdotique : la transmission des souvenirs conditionne le rapport au politique des descendants, donc leurs chances de participer aux guerres de mémoires algériennes, et par là au processus de politisation des enjeux mémoriels associés aux rapatriements. Ainsi, dans le cadre d’une approche biographique, il est possible de montrer, avec Clarisse Buono (2004), que parmi les enfants, ce sont ceux auxquels les parents n’ont rien transmis ou évoqué de leur souffrance qui revendiquent un statut de Pied-Noir sans avoir subi la douleur de l’exil [7], endossant par là la tristesse de leurs aïeux, et qui militent aujourd’hui en faveur d’une cause pour laquelle beaucoup d’anciens rapatriés ne se mobilisent plus, et que la plupart des enfants délaissent. En effet, ceux auxquels le drame vécu par les ascendants a été expliqué peuvent « bricoler » un « choix » ou une « stratégie » identitaire (Martin, 1992 ; Bayart, 1996) intégrant à la fois la mémoire généalogique et leur propre vécu d’individus nés dans l’ancienne métropole, donc, de ce point de vue, étrangers à la douleur des rapatriements.
8Au-delà de la gestion de l’arrivée des Pieds-Noirs et des Harkis à travers le dispositif législatif élaboré à partir de 1961, le vécu de la séquence des « rapatriements » conditionne, comme les conditions d’élaboration et de transmission de la mémoire, la tentative d’inscription des causes défendues par les rapatriés parmi les problèmes politiques.
Guerres de mémoires et passage au politique
9Quarante-quatre ans après l’indépendance de l’Algérie, la participation de plusieurs groupes d’individus aux guerres de mémoires algériennes (Liauzu, 2000) – parmi lesquels les Pieds-Noirs, les Harkis, les anciens combattants, les appelés du contingent… – rend compte de la formation de groupes d’individus en situation de guerre morale avec les autorités, puisque ces derniers militent notamment pour obtenir la conversion de leurs mémoires en histoire officielle (Savarese, 2005 a et b). Les rapatriés possèdent au moins deux des trois caractéristiques [8] qui peuvent être attribuées aux « groupes circonstanciels » (Vilain, Lemieux, 1998) – c’est-à-dire à ceux qui, par opposition aux « groupes catégoriels » définis par des propriétés sociales collectivement partagées (les ouvriers, les chômeurs), accèdent à une existence collective via leur statut de victime et leur revendication collective à la réparation. D’abord la stabilité dans la durée et le contenu des demandes de réparation : la persistance des mobilisations de « rapatriés d’Algérie » montre, comme la résurgence des revendications, qu’à l’image de bon nombre de victimes d’accidents collectifs, non seulement les Pieds-Noirs et les Harkis réclament d’importantes réparations financières, mais que l’éventuelle obtention d’un dédommagement pécuniaire ne saurait mettre fin à l’action collective. Quoique jugées importantes, les indemnisations financières ne sont donc pas primordiales. Ensuite le renouvellement des répertoires d’action collective, puisque les Pieds-Noirs s’efforcent, comme les Harkis, d’imposer leur propre définition de la situation en mobilisant des ressources variables, parmi lesquelles figurent notamment la contre expertise et le droit.
10La contre-expertise, tout d’abord. En admettant que l’expertise désigne « l’usage du savoir investi dans des processus politiques » (Mouchard, 2005), il est possible de repérer de multiples cas de mobilisations politiques sur la base d’un savoir expert réinvesti dans des luttes diverses : associations qui imposent leur participation, via une activité semi experte, semi-savante, à l’élaboration de politiques publiques (Lochard, Simonet Cusset, 2003), mouvements des « sans » (Siméant, 1998 ; Mouchard, 2002), nouvelles formes de contestation de la globalisation financière (Sommier, 2003). De ce point de vue, de multiples associations de Pieds-Noirs et de rapatriés ne font pas exception. Bon nombre d’entre elles militent en effet contre l’histoire coloniale diffusée sur les rayons de librairie et enseignée aux enfants, une histoire coloniale considérée comme « officielle », c’est-à-dire perçue comme traduisant les intérêts des « vainqueurs » ou des acteurs en positions dominantes, c’est-à-dire, d’une part, le FLN dont les exactions ne seraient jamais mentionnées, d’autre part l’État français considéré comme coupable d’abandonner l’Algérie et les Harkis tout en fuyant ses propres responsabilités en imposant le silence, enfin les « porteurs de valises » qui auraient progressivement « imposé » aux historiens leur conception anticolonialiste. Surtout, la dénonciation d’une histoire définie comme aussi sommaire que sectaire s’accompagne, chez les militants associatifs Pieds-Noirs, d’une activité de contre-expertise avec la production intensive d’une contre histoire de l’Algérie coloniale et du conflit. Une contre histoire au sein de laquelle est définie l’invention de l’Algérie à travers les deux figures centrales que sont le pionnier et le désert, le pionnier étant celui qui domestique le désert pour bâtir, dans les sables, un pays prospère, enrichi grâce à l’exportation d’une considérable production agricole, et placé sur la voie de l’industrialisation. On a pu montrer (Savarese, 2002) qu’un tel travail historique, élaboré au sein d’une population largement délaissée par les historiens, renvoyait à la dynamique d’ « invention de la tradition » signalée par Éric Hobsbawn et Terence Ranger : aucun groupe n’existe durablement sans son inscription dans une généalogie, sans pouvoir puiser une conscience collective dans une histoire valorisante dont il serait le produit. De ce point de vue – et quel que soit son rapport avec « l’histoire réelle » – la « tradition pionnière » appartient aux récits dont la fonction est peut-être moins de révéler le passé que d’unir une population d’un million d’individus épars dans l’ancienne métropole. Et c’est la raison pour laquelle les militants associatifs luttent pour convertir un tel récit en histoire officielle. D’abord en s’efforçant d’assurer une certaine diffusion à l’histoire qu’ils produisent, par exemple en réalisant des documents pédagogiques (brochures, produits audiovisuels, etc.) à destination des écoliers ; ensuite, en exerçant, tant à l’échelle locale qu’à l’échelle nationale, une activité de lobbying auprès des élus : de ce point de vue, la prolifération récente de stèles à la gloire d’anciens activistes de l’OAS, ou encore l’article 4 de la loi du 23 février 2005 faisant injonction aux programmes scolaires de reconnaître « le rôle positif de la présence française outre mer, notamment en Afrique du Nord », traduit l’efficacité du mouvement associatif Pied-Noir et rapatrié, celui ci obtenant du pouvoir politique un arbitrage en faveur de la contre histoire produite en son sein depuis de longues années [9]. [10]
11Le droit fait également partie des ressources mobilisées par les rapatriés dans les processus de politisation des enjeux les concernant. Il s’agit là du point saillant développé par Emmanuel Brillet, à propos des Harkis. Suite aux propos tenus par le Président algérien Bouteflika, à l’occasion de son voyage officiel en France, en juin 2000, ce dernier assimilant les Harkis à des « collabos », des associations de Harkis ont choisi de porter plainte contre X pour « crime contre l’humanité et complicité », et ainsi de dénoncer la co responsabilité de l’État français dans le massacre de plusieurs dizaines de milliers de Harkis, en Algérie, après la proclamation des accords d’Évian et du cessez-le-feu du 19 mars 1962. Même si l’on peut supposer que les paroles présidentielles s’adressent en priorité aux Algériens, c’est donc en France qu’ils ont produit des effets sociaux : la faible réaction des autorités françaises à ces propos aurait en effet suscité une vive émotion à l’origine de cette mobilisation politique. Au-delà de ce détonateur, Emmanuel Brillet montre que l’utilisation du strapontin judiciaire comme répertoire d’action collective repose sur une nouvelle stratégie de mobilisation politique. À cela deux principales explications. La première concerne la non-recevabilité de la plainte, compte tenu des limites drastiques qui encadrent l’application pénale de la notion de « crime contre l’humanité ». En effet, jusqu’au 1er mars 1994, ladite notion n’est pas de portée générale : elle ne concerne « que les faits commis pour le compte des pays européens de l’Axe pendant la seconde guerre mondiale ». À partir du 1er mars 1994, son intégration dans le droit Français en fait une disposition de portée générale, c’est-à-dire non confinée aux dispositions du Statut du Tribunal Militaire de Nuremberg ; mais, en raison du principe de non-rétroactivité, la notion n’est pas applicable aux crimes commis avant le 1er mars 1994. D’où les multiples classements sans suite. La seconde explication réside dans l’échec des précédentes mobilisations de Harkis face à un État ayant pu mobiliser d’importantes ressources matérielles pour désolidariser les participants aux mouvements contestataires en octroyant des gratifications individuelles aux personnes mobilisées – d’autant que les Harkis ont longtemps eu comme principal interlocuteur le ministère des affaires sociales, et non les traditionnels ministères des anciens combattants chargés de la gestion des réparations matérielles et symboliques en faveur des victimes de guerres (Lefranc, 2002). Le dépôt d’une plainte non-recevable par des représentants d’une communauté dont les revendications se heurtent à un système politique qui privilégie les gratifications individuelles à la reconnaissance collective des minorités traduit donc une démarche à vocation à la fois thérapeutique et politique, qui vise à solliciter de l’institution judiciaire de « faire mémoire » plutôt que de « rendre justice ». Ce qui ne va pas sans provoquer certains débats, soulignés par Emmanuel Brillet, sur le rôle de l’institution judiciaire. Lorsque les multiples lois d’amnisties instituent des « bâillons démocratiques » – selon l’expression de Sandrine Lefranc (2002) –, qui plus est au sein d’États où les « crimes de bureaux » sont mal codifiés par le droit, même le fameux principe démocratique, par ailleurs difficilement contestable, selon lequel la « chose votée » est en toute occasion supérieure à la « chose jugée », mérite d’être réinterrogé.
12Reste que la mobilisation politique de militants associatifs, utilisant les ressources modernes du droit et de la contre expertise comme répertoire d’action collective, n’épuise pas les interrogations sur la participation des rapatriés à la politisation des enjeux mémoriels. Tandis que beaucoup de militants associatifs sont d’anciens militants dans les structures partisanes classiques (Barthelemy, 2000 ; Andrieu, Le Beguec, Tartakovski, 2001), ces derniers déclarant privilégier les actions ciblées et l’engagement moral aux luttes d’appareils et aux scléroses de la démocratie représentative, la cause Pied-Noir a récemment fait l’objet d’une dynamique inverse. En effet, Marie Muyl montre, à partir d’une enquête sur le Parti Pied-Noir, crée en septembre 1999, comment des militants associatifs, déçus par les résultats de leurs mobilisations depuis 1962, ont choisi de passer des structures associatives à la mobilisation partisane pour mieux investir le champ politique. Parti politique dont la vocation est limitée à la défense d’intérêts communautaires, le Parti Pied-Noir ne peut être rapproché des traditionnels partis « ethno-identitaires » – formations dont les projets sont associés à des territoires – qu’en admettant qu’il s’agit d’un parti d’inspiration régionaliste ou nationaliste voué à la cause d’une « communauté sans terre ». Dès sa fondation, le Parti Pied-Noir se donne pour objectif de défendre les intérêts d’une communauté considérée en mal de reconnaissance, et insuffisamment représentée par des formations politiques classiques jugées incapables de relayer les revendications identitaires qui sont celles de la « seconde génération » – seconde génération non marquée, comme la première, celle des « rapatriés », par les difficultés matérielles vécues au moment de leur « réintégration » dans l’ancienne métropole. L’originalité de ce petit parti récent tient notamment à son alignement sur les discours et les pratiques usités d’autres formations dites « ethno-identitaires ». Inscrivant son action aux côtés d’autres petits partis régionalistes, modelant ses revendications sur celles de minorités déjà organisées – bretons, catalans, savoyards –, le Parti Pied-Noir appartient aux multiples formations politiques qui traduisent les poussées identitaires et l’inscription de revendications culturelles minoritaires dans le champ politique (Wieviorka, 2005). De plus, à l’image des autres formations d’inspiration régionaliste, le Parti Pied-Noir se tourne aujourd’hui vers l’Europe pour survivre en France, l’Union Européenne apparaissant comme un site institutionnel plus approprié à la défense et à la reconnaissance des minorités que la France, où la différence culturelle a souvent été réduite à son expression folklorique. Il convient de remarquer qu’en raison de l’absence de présentation de candidats lors des dernières consultations électorales, le Parti Pied-Noir est également situable par sa proximité avec les pratiques plus traditionnelles des militants associatifs, multipliant les contacts avec les structures partisanes en période électorale pour obtenir une prise en charge de leurs revendications en échange de soutiens électoraux.
13Reste que rien ne permet d’affirmer que ce Parti dispose de la capacité à monnayer les suffrages des « rapatriés ». Comme le montre Emmanuelle Comtat à partir d’une recherche pionnière consacrée aux comportements politiques des Pieds-Noirs, non seulement l’équation entre vote Pied-Noir et vote Front national appartient au répertoire des idées toutes faites, mais, surtout, il n’existe pas de vote Pied-Noir. En effet, au-delà de comportements politiques qui renvoient à l’histoire singulière des Pieds-Noirs (hostilité à l’égard du Parti Communiste en raison de son opposition à l’Algérie Française, défiance à l’égard de candidats se réclamant du général De Gaulle, c’est-à-dire d’un chef d’État considéré comme le principal coupable de l’abandon des Pieds-Noirs), toute une batterie d’indicateurs peuvent être construits pour apprécier les choix électoraux des Pieds-Noirs. D’abord la socialisation politique dans l’ancienne Algérie coloniale, dans la mesure où certains votes témoignent d’un réalignement sur des choix électoraux anciens, réalignement pouvant se produire après plusieurs années de désaffiliation politique. Ensuite les traditionnelles variables lourdes, expliquant par exemple le soutien électoral de Pieds-Noirs aux partis de gauche – en particulier au parti socialiste : il s’agit là essentiellement d’un vote lié à des positions sociales, qui concerne notamment des Pieds-Noirs appartenant aux « professions intellectuelles », aux « employés », aux « ouvriers ». Ensuite le traumatisme vécu au moment du rapatriement, et qui se trouve notamment investi dans le vote en faveur du Front national. S’agissant de ce choix, en effet, l’intérêt heuristique des « variables lourdes » n’est pas décisif, même si, comme le montre Patrick Lehingue (2003), « l’électorat Front national » n’est qu’un électorat de papier tant il défie les lois de la gravitation électorale : parmi les électeurs du Front national, on trouve des ouvriers, des cadres, des commerçants, des catholiques et des non catholiques, etc. autant de citoyens qui traditionnellement appartiennent à des électorats distincts. En revanche, il convient d’admettre que les Pieds-Noirs qui demeurent marqués à titre personnel par la guerre (perte de proches, effets dépressifs divers, angoisses à l’égard de l’immigration maghrébine) ont plus de chances de soutenir le parti frontiste. On trouvera une excellente illustration de ces analyses à travers le témoignage de Willy Di Meglio, ancien député, ayant développé une connaissance de ces enjeux comme élu… et comme Pied-Noir : ses analyses permettent de souligner à quel point la question des attitudes des Pieds-Noirs à l’égard de la politique est complexe, ce que les travaux d’Emmanuelle Comtat démontrent à partir d’un véritable travail de terrain.
14Plus de quarante-quatre ans après la fin de la guerre d’Algérie, la question des « rapatriés » illustre à merveille le fait que les enjeux collectifs ne peuvent être considérés comme politiques par nature ou en raison de leurs propriétés intrinsèques : la politisation des questions associées aux rapatriés d’Algérie résulte à la fois d’une vision de l’intérêt national définie au sommet de l’État au moment de la décolonisation (il s’agit de garantir la concorde en situation de crise de légitimité de l’Etat après le 13 mai 1958, la défiance de l’armée face au retrait de la France en Algérie, la bataille d’Alger, la formation de l’OAS et le passage dans la clandestinité de certains de ses cadres), et de la capacité des acteurs impliqués à déplacer, à partir de multiples stratégies, les « frontières du politique ». Toujours susceptible d’être réactivé, via l’action des autorités ou la mobilisation de groupes sociaux capables d’obtenir la prise en charge de leurs revendications par les représentants, le passage au politique est d’autant plus aisé, s’agissant des enjeux associés aux rapatriés d’Algérie, qu’il se déclenche généralement au cours de séquence d’effervescence collective ou, pour employer l’expression de Raphaëlle Branche (2005), dans certains « moments d’émotion » ; c’est le cas lorsque d’anciens torturés apportent leurs témoignages, lorsque d’anciens généraux s’expriment sur les exactions commises en affirmant ne rien regretter, ou encore lorsqu’un groupe d’individus s’estime insulté par les propos d’un chef d’État. « Instants d’émotion » qui, loin de pouvoir expliquer les logiques de politisation par des dynamiques pulsionnelles en rejetant les guerres de mémoires algériennes dans l’exceptionnalisme sommaire ou dans le pathologique, permettent de comprendre qu’au-delà de la « politique de recouvrement » des situations sociales menée, indépendamment de la concurrence des mémoires algériennes, par plusieurs gouvernements français, la participation à la politisation des enjeux mémoriels par les structures associatives ait pu être couronnée de succès, tandis que la tentative d’inscription de la cause Pied-Noir dans la durée via la formation d’un parti communautaire ne puisse recevoir, à ce jour, une adhésion massive des Pieds-Noirs.
15Reste que les débats suscités par la promulgation de la loi du 23 février 2005 semblent montrer que lorsque l’État procède à un arbitrage entre des mémoires concurrentes, il apporte « une » caution officielle à « une » interprétation de l’histoire et contribue à revivifier les groupes concurrents. Au-delà du rôle, déjà évoqué, de la justice, c’est bien la fonction de l’État en matière de gestion des mémoires collectives qui pourrait, aujourd’hui, faire l’objet d’un débat : à l’heure où, d’une part, l’on ne trouve presque plus d’événements susceptibles de figurer dans un récit national unitaire (Nora, 1997), et tandis que, d’autre part, les politiques de la mémoire cessent de reposer exclusivement sur le modèle universaliste de l’assimilation nationale.
Bibliographie
Références bibliographiques
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Notes
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[1]
www. toutesegaux. free. fr
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[2]
Le Monde, 22 novembre 2005.
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[3]
Loi n° 2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés.
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[4]
Crise qui explique l’impossible commémoration des origines de la cinquième République, dont la naissance renvoie en premier lieu aux divisions de la société Française (Stora, 1991 ; 1999), alors que le consensus gaullien de la résistance a fait l’objet d’un intense travail de muséification.
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[5]
Politique déjà éprouvée, par l’État français, pour partie en raison de préjugés raciaux, puisque, comme le montre Laurent Dornel (1995), entre 1914 et 1918, ce sont quelque 225000 sujets en provenance des colonies qui ont travaillé sur le sol français, essentiellement dans les usines de guerre. La gestion étatique de cette main-d’œuvre coloniale montre que lesdits travailleurs ont fait l’objet d’un processus d’exclusion à la fois raciale, sociale, sexuelle et politique, puisque ces derniers, considérés comme inassimilables et dépourvus de droits politiques, sont confinés à des situations de ghettoïsation destinées à éviter tout métissage biologique.
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[6]
La littérature dite d’exil offre sur ce point de remarquables témoignages, tels que, parmi d’autres, ceux de Marie Cardinal (Au pays de mes racines, Paris, Grasset, 1980) ou d’Alain Vircondelet (Alger l’Amour, Paris, Presses de la renaissance, 1982).
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[7]
Tandis que ceux auxquels le drame vécu a été expliqué peuvent bricoler un choix identitaire intégrant à la fois la trajectoire de leurs ascendants et leur propre vécu en tant qu’individus nés dans l’ancienne métropole, et par là étrangers à la douleur des rapatriements.
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[8]
Dans le contexte des guerres de mémoires algériennes, les groupes d’individus impliqués ne bénéficient pas, comme les victimes classiques d’accidents collectifs tels que les victimes de l’amiante, de solidarités de proximité et de solidarités à distances pouvant provenir de l’ensemble du corps social. C’est la raison pour laquelle il n’est pas possible de leur attribuer l’ensemble des caractéristiques imputables aux autres groupes circonstanciels.
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[9]
De même que l’ensemble des rapatriés ne militent pas au sein de ses associations et se caractérisent par une remarquable diversité (Savarese, 2002), le mouvement associatif ne se réduit pas à une série de prises de positions univoques. Certaines fédérations sont communes aux Pieds-Noirs et aux rapatriés, les premiers ayant toujours déclaré leur solidarité à l’égard des seconds, d’autres sont spécifiques aux uns ou aux autres et proposent certaines positions divergentes. À titre d’exemple, certaines associations de Harkis ont récemment exprimé leur hostilité à la loi du 23 février 2005. Pour une vision plus extensive des différentes prises de position, on pourra parmi d’autres consulter le site, bien documenté, de la ligue des Droits de l’Homme de Toulon, www. ldh-toulon. net
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[10]
Le modèle universaliste de l’assimilation nationale repousse tout particularisme dans la sphère privée, et dans ce cadre les réparations visent surtout à permettre un retour à la normale – à l’image de la politique de recouvrement des situations des rapatriés (à l’exception des Harkis), telle qu’analysée par Yann Scioldo-Zürcher dans ce numéro. La nouvelle gestion des mémoires rend compte de la recherche d’un nouvel équilibre entre universalisme et particularisme avec notamment la reconnaissance de la responsabilité de l’État et de situations particulières à l’origine de réparations symboliques et/ou matérielles spécifiques.