Couverture de LEGIP_HS63

Article de revue

La nouvelle responsabilité des plateformes de contenus

Pages 99 à 103

1 L'article 17 de la directive (UE) 2019/790 du 17 avril 2019 sur le droit d'auteur dans le marché unique numérique s'inscrit d'abord dans le cadre d'un changement d'un paradigme de la distribution des contenus culturels. On fait face à un changement, tant des contenus que de leur consommation. À ce sujet, j'ai entendu récemment le terme « ATAWAD » que j'ai trouvé amusant : « Any Time, Any Where, Any Device ». Aujourd'hui, la consommation, c'est le caprice. On doit pouvoir consommer des contenus culturels à n'importe quel moment, à n'importe quel endroit, sur n'importe quel objet. Évidemment, tout cela change la manière dont on perçoit les canaux de distribution. On assiste également à un empowerment des utilisateurs avec l'émergence de « consom'acteurs » qui « produisent » les User Generated Contents. Ils ne sont plus seulement récepteurs, mais aussi acteurs du partage et de la création de contenu. Désormais ces contenus sont mis à disposition sur des plateformes, qui concentrent l'attention des consommateurs.

2 Voilà le cadre général dans lequel s'inscrit l'article 17. Il s'agissait d'intégrer ce changement de paradigme dans le droit de la propriété intellectuelle en assignant un régime juridique à des plateformes qu'on commence progressivement à distinguer des hébergeurs, en visant une nouvelle catégorie de fournitures de services de partage de contenus en ligne. La directive, au-delà même de l'article 17, tente d'établir de nouveaux modes de licitation des droits pour les usages de masse centralisés et décentralisés. Les articles 18 à 23 de la directive (ainsi que la licence collective étendue) ne sont certes pas les plus visibles mais ils sont certainement féconds en ce qu'ils mettent en place de nouveaux mécanismes permettant d'obtenir de larges autorisations sur les répertoires qui couvrent des usages de masse, tout en cherchant à garantir une rémunération aux créateurs. C'est de cela dont on a besoin dans l'économie numérique.

3 Il faut également expliquer pourquoi, d'un point de vue institutionnel, nous avons abouti à cet article 17. Deux obstacles devaient être surmontés pour parvenir à ces modifications du « biotope ». Le premier tient au refus de la Commission de redéfinir le droit de communication au public issu de la directive 2001/29/CE, quand bien même les errements de la Cour de justice a commis ont rendu troubles les définitions de l'acte de communication au public et de son auteur. On ne comprenait plus, notamment, si la fourniture d'accès aux œuvres via les plateformes s'apparentait à un tel acte. La Commission ne voulait pas non plus revenir sur la fameuse directive commerce électronique et modifier le régime des hébergeurs. Pour sortir de cette impasse, il a été décidé, d'une part, de ne pas discuter véritablement de l'acte de communication au public, mais simplement de l'imputer à une entité qui en devient le débiteur économique et, d'autre part, d'instaurer une disposition spécifique au droit d'auteur et au droit voisin qui ne remette pas en question le statut général de l'hébergeur. C'est sur cette ligne de crête qu'a été construit le mécanisme de l'article 17. Cet article a donné lieu à un lobbying intense, un débat critique, des coups de théâtre nombreux. Aujourd'hui, le texte a été adopté. L'article est très long ; les considérants le sont plus encore.

4 En résumé, je rappelle que la structure de l'article 17 est un mécanisme à trois étages : une licence contractuelle pour la mise à disposition des contenus, censée être négociée entre la plateforme et les titulaires de droits ; une obligation (le texte ne parle pas de « filtrage », mais c'est bien de cela qu'il s'agit) alliée à un mécanisme de responsabilité un peu différent de la responsabilité des hébergeurs dans le cas où le contenu est diffusé sans autorisation ; et enfin, des procédures de conciliation entre intérêts divergents.

5 On dispose à ce jour d'une amorce de transposition dans le projet de loi relatif à la communication audiovisuelle et à la souveraineté culturelle à l'ère numérique, aux articles 23 et suivants. Il s'agit donc de comparer le texte de la directive du projet de transposition ; cette comparaison naissent plusieurs réflexions.

6 La première question est celle de savoir qui sont les plateformes, ces nouveaux acteurs auxquels va s'appliquer le régime. Cela est défini dans le code de la propriété intellectuelle, dans le futur article L. 137-1. À ce propos, je souscris à l'observation du professeur Dreyer qui a dit qu'il serait utile d'avoir un statut général de ces nouvelles plateformes, plutôt que de le disséminer dans le code de la consommation, ou dans le code de la propriété intellectuelle. Il y a en effet un certain nombre de difficultés dans la détermination des sujets de droit, notamment liées au caractère lucratif ou non de la plateforme. Dans le texte de la directive, notamment dans les considérants introductifs, il est dit que le régime est applicable à ces fournisseurs de services de partage aux contenus en ligne, même s'ils tirent un profit direct ou indirect de leur activité. Mais l'article 2, § 5, de la directive renvoie aussi, s'agissant des plateformes, à la directive (UE) 2015/1535 du Parlement européen et du Conseil du 9 septembre 2015 prévoyant une procédure d'information dans le domaine des réglementations techniques et des règles relatives aux services de la société de l'information. Or à l'article 1er, § 1.B de ladite directive, qui définit la catégorie à laquelle se rattache la plateforme, sont visés les services de la société de l'information, c'est-à-dire « tout service presté normalement contre rémunération ». La catégorie à laquelle il est renvoyé est plus restreinte que la définition de la plateforme, qui est pourtant un service de la société de l'information, et pour laquelle on admettrait une rémunération ou un profit indirect. Il faudrait, à mon avis, une discussion sur ce point. En effet, à partir de quand la plateforme est-elle considérée avoir une activité de type lucratif direct ou indirect, si elle ne perçoit pas de rémunération à l'occasion directe ou indirecte de cette activité ? Il y a une autre question qui se pose, dans la définition à laquelle il est renvoyé. La définition s'entend d'un service presté à distance et sur demande individuelle. Là encore, le cadre juridique d'ensemble dans lequel se définit la plateforme est plus restreint que celui que l'on entend aujourd'hui. Or, il y a un risque que des « plateformes » puissent plaider la non-application du régime de l'article 17 au motif qu'elles ne répondent pas à la définition résultant de la cascade de renvois à des textes antérieurs.

7 Une autre difficulté concerne les plateformes qui sont exclues du champ d'application des mécanismes de licitation et de responsabilité. Cela concerne certains types de plateformes comme Wikipédia, les fournisseurs de cloud B2B ou les fournisseurs de cloud qui fournissent des solutions individuelles de stockage. Celles-ci sont exclues du champ de la définition des plateformes ; mais dans le considérant 62 de la directive, il est indiqué que le mécanisme d'exonération de responsabilité visé dans la directive ne s'appliquera pas lorsque le fournisseur de services a pour objectif principal de se livrer au piratage du droit d'auteur. Cela pose une difficulté du point de vue du champ d'application : il est indiqué que ces plateformes n'entrent pas dans le champ d'application du texte de façon générale, ni pour la licitation ni pour le mécanisme de responsabilité allégé. Mais d'un autre côté, il est prévu que l'exonération de responsabilité ne jouera pas pour ces plateformes, dès lors qu'elles sont pirates. Cela signifie en réalité que les plateformes exclues obéissent au régime général de la contrefaçon. Elles ne bénéficient donc pas d'un privilège, comme on aurait pu le croire, mais du régime pur et dur de l'application potentielle de la contrefaçon. À tout le moins, le champ d'application manque de clarté.

8 Sur la question de la quantité des contenus diffusés, toutes les plateformes ne sont pas visées, mais seulement celles qui échangent une quantité importante de contenus protégés par le droit d'auteur. On observe une différence très ténue entre le texte de la directive et le projet de loi. L'analyse de ce quantum du contenu protégé qui déclenchera le régime se ferait au cas par cas selon la directive, tandis que le texte français mentionne la prise en considération possible du type d'œuvres téléversées. À plusieurs reprises dans le texte, il est indiqué qu'il faudra peut-être développer des solutions différentes, notamment pour les solutions de filtrage, en fonction du type d'œuvre. Ce n'est pas complètement stupide car on sait qu'en réalité le texte de l'article 17 obéit à deux logiques différentes : celle de licitation qui est plutôt une logique liée à la musique, et celle de filtrage qui est une logique audiovisuelle. Mais il reste un certain nombre de contenus qui ne sont pas visés, à savoir les contenus non linéaires (les textes, les photos, etc.). On se trouve alors face à de véritables difficultés, à la fois d'identification, de tatouage, de repérage, d'empreinte, etc. Les mécanismes qui sont envisagés dans la directive et dans le texte de transposition ne sont pas adéquats pour ce type de contenu. Alors, va-t-on être obligé de sectoriser l'application de l'article 17 en fonction des types de contenus et de la faisabilité des mécanismes de filtrage ? La question est ouverte.

9 Se pose également la question de savoir si le législateur dispose d'une marge de manœuvre dans la transposition de l'article 17. Est-ce que l'harmonisation de l'article 17 est maximale ou est-ce que les États membres peuvent élargir le bénéfice du régime à d'autres contenus ? Peuvent-ils, au contraire, restreindre le bénéfice de l'article 17 à certains contenus ? Sur le premier volet - l'autorisation liée à l'acte de communication publique - il est dit qu'il s'agit d'une simple clarification, ce qui induirait que le droit de communication au public avait déjà vocation à s'appliquer à la diffusion de l'ensemble des œuvres et autres objets protégés via les plateformes avant même que cela ne soit expressément signifié par la directive. Or, rien n'est moins certain puisque le législateur européen s'est senti obligé de signifier l'imputabilité de l'acte à la plateforme.

10 Comme le prévoient deux considérants de la directive, il fallait déterminer que les actes de mise à disposition, qui sont réalisés par l'entremise des plateformes, constituent des actes de communication au public ou des actes de mise à disposition du public. J'attire votre attention sur le fait que nous n'avons jamais transposé « le droit de mise à disposition » en gardant simplement le droit de représentation. On se retrouve donc face à des situations acrobatiques, notamment du point de vue des droits voisins, parce qu'il n'y a pas d'homothétie entre le texte de la directive et le texte du projet de loi.

11 Quant au mécanisme « d'ombrelle », à savoir le fait que l'autorisation donnée par la plateforme est censée couvrir également l'utilisation faite par les utilisateurs des contenus, il fonctionne à condition que ceux-ci ne se livrent pas eux-mêmes à une utilisation ou à une exploitation commerciale ou lorsque leur activité ne génère pas de revenus significatifs. Le texte français n'est pas non plus, sur ce point, complètement identique au texte européen. La directive dit que l'autorisation couvre les actes accomplis par les utilisateurs des services, tandis que le texte français énonce que l'autorisation ne vaut que dans la limite de l'objet, c'est-à-dire de la licence. Il s'agit des mêmes droits pour les mêmes œuvres, et non pas de façon générale des actes de communication réalisés. On ne sait pas ce qu'il advient dans le cas d'une licence collective étendue. Surtout il existe un delta entre les utilisateurs non commerciaux et commerciaux dans les définitions des deux textes. Dans le texte de la directive, l'utilisateur visé est soit non commercial soit celui dont l'activité ne génère pas de revenus significatifs, alors que dans le texte du projet de loi, ce sont les revenus générés par les contenus téléversés qui eux, ne doivent pas être significatifs. Par conséquent, ce n'est pas le même ratio. Est-ce l'activité de l'acteur en général qui doit être prise en considération ou est-ce que ce sont les bénéfices réalisés à l'occasion du téléversement ? On peut ainsi imaginer que les revenus générés « œuvre par œuvre » ne soient pas significatifs alors que l'activité de l'utilisateur le serait.

12 Il subsiste enfin un vrai problème au sujet de l'acte de communication au public. Il y a une rupture importante dans la manière d'envisager cet acte de communication au public dans la directive. D'habitude, le droit de communication au public est déterminé de manière objective, au regard des actes réalisés, tandis que la directive s'attache, non à la définition de l'acte mais à la personne à laquelle celui-ci est imputé. On « subjectivise » ainsi le droit de communication au public, indépendamment de l'acte. Mais le problème de la détermination de l'acte demeure entier. Est-on en présence d'un seul acte de communication au public qui provient de l'utilisateur jusqu'à la plateforme et qui est couvert par un seul droit ? Ou est-ce qu'il y a deux actes de communication au public consécutifs ? Cette discussion est loin d'être théorique. Si, par exemple, l'utilisateur peut se prévaloir d'une exception, est-ce que cela aura une conséquence sur la relation contractuelle avec la plateforme ? Si l'utilisateur est commercial et qu'il a payé pour fournir des contenus, est-ce que la plateforme peut se prévaloir du fait que cette licitation est intervenue en amont, et qu'elle n'a donc pas à payer deux fois ? La plateforme peut-elle se prévaloir des exceptions qui pourraient être mises en œuvre par l'utilisateur pour dégager sa responsabilité, dans le cas où il n'y a pas eu d'autorisation ou faut-il dans ce cas, reconsidérer le bénéfice de l'exception à l'aune de la personne qui est réputée faire l'acte de communication au public ? Prenons l'exemple de l'exception à des fins d'enseignement et de recherche : pourrait-elle indifféremment être invoquée par l'utilisateur et la plateforme ou est-ce que celle-ci n'est pas éligible à s'en prévaloir, notamment parce qu'elle agit à titre commercial… ? Dès lors que l'acte est conçu au regard de la personne qui l'opère, et que l'exception l'est aussi, il y a un risque de discontinuité dans le régime juridique, qui pour l'heure n'est pas résolu.

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