Notes
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En effet, le concept wébérien de « charisme de fonction » consiste pour l’essentiel à une retraduction dans le langage sociologique de la théorie catholique de l’ex opere operato selon lequel un sacrement est valide s’il est fait selon les formes canoniques indépendamment de l’intention ou de la qualité personnelle du prêtre qui le réalise.
1Tant que les attitudes religieuses ont été pensées comme la conséquence de croyances collectivement partagées et entretenues par l’intermédiaire des rites, l’autorité au sein des groupements religieux a été appréhendée comme le produit quasi mécanique de l’intensité du croire ou de l’accès au sacré par les rites et donc définie comme intrinsèquement « religieuse ». Mais si la passivité des fidèles, l’unanimité et l’intensité des croyances sont un mythe sans fondement historique (Héran 1986 ; Veyne 1983), tandis que le sacré ou la croyance ne produisent pas mécaniquement les attitudes ou la division hiérarchisée des rôles (Mariot 1997 ; Piette 2003), alors il faut inverser la perspective : la séparation entre le sacré et le profane est le produit de la division entre les clercs et les laïcs et non ce qui produit cette division (Bourdieu 1971). La sacralisation est certes un registre d’autorité pour les clercs mais il n’est pas exclusif.
2Fort de ce constat, comprendre comment se « fabrique l’autorité en religion » revient à formuler une invitation : étudier l’autorité de près, en train de se faire (ou de se défaire) au sein des institutions religieuses, sans préjuger de sa spécificité. Autrement dit réaliser un numéro qui, au lieu de porter la focale sur ce qui ferait le noyau dur d’une « autorité religieuse », donne à voir l’institutionnalisation permanente des religions comme sphères d’activités différenciées, à travers l’analyse des pratiques ordinaires d’imposition et de naturalisation de cette différence que déploient les titulaires de l’autorité pour se légitimer (Lagroye 2003).
3Répondre à cette invitation nécessite bien sûr quelques prérequis que les auteurs de dossiers ont, chacun à leur manière, tenté de mettre en œuvre. Il faut d’abord distinguer l’autorité de sa légitimation, en refusant de confondre, comme le fait parfois Max Weber lui-même [1], les répertoires d’autorité mobilisés par les hommes de religions avec les principes qui sont mobilisés pour les légitimer. Il convient ensuite de ne pas réduire l’analyse des dispositifs d’autorité dans les institutions religieuses ou leur réception par les fidèles, à la manière dont se justifient au sein de ces groupements les différentes tentatives de monopolisation de la distribution des biens de salut. Car au sein des institutions religieuses, l’autorité se déploie et s’appuie sur des multiples interactions qui n’ont pas un objet religieux. Il est donc nécessaire de banaliser l’objet religieux en s’intéressant à l’ordinaire de l’exercice de l’autorité dans ces institutions. C’est-à-dire appréhender, d’une part, le travail routinier des tenants de l’autorité pour formaliser leur pouvoir afin de l’imposer mieux (Piette 1999) ; mais aussi, d’autre part, les temps de crise qui souvent révèlent, via le renouvellement ou l’épuisement des ressources ou des dispositifs d’autorité, tout ce que la naturalisation progressive des configurations institutionnelles étudiées tend habituellement à dissimuler (Certeau 2003 ; Cavalin, Suaud et Viet-Depaule 2010).
4La notion de répertoire d’autorité, par analogie avec les répertoires d’action de Charles Tilly (Tilly 1984 ; Offerlé 2008), semble heuristique pour penser les différents aspects du conditionnement de l’exercice de l’autorité dans les institutions religieuses. En effet, elle permet en premier lieu de travailler sur la constitution historique des savoirs et savoir-faire d’autorité qui bornent le pensable (et donc le possible) pour faire autorité, sans délaisser les logiques d’action des acteurs qui, en situation, jouent de ce répertoire en fonction des moyens qu’il offre pour les autoriser dans leur rôle d’autorité (Certeau 2003). Elle invite ensuite à souligner la pluralité des registres d’autorité susceptibles de s’exercer au sein des institutions religieuses : la coercition, l’interprétation du dogme et la prescription de l’orthodoxie, la condamnation des manquements extérieurs à cette dernière, mais aussi le commandement par la persuasion (ici défini comme la capacité à susciter et stimuler des subjectivations conformes aux rationalisations des pratiques promues par l’institution) (Lagroye 2006). Elle permet, également, de prendre en considération l’extrême variété des instruments que les acteurs religieux (clercs ou laïcs) mobilisent pour façonner, naturaliser ou contester l’autorité. On pense ici bien sûr à la force de l’institué : les rôles, les croyances, les rites et les objets qui les composent, les figurations admises de la conviction religieuse, les orthodoxies et les orthopraxies, les dispositifs d’enseignement, les architectures, les vêtements, la distinction des genres, etc. Mais sans doute aussi faut-il être attentif aux techniques du corps qui sont au cœur de l’exercice de l’autorité : l’imposition de l’intériorisation des subjectivations autorisées par les techniques de retraites, de récollections ou de paternité spirituelle ; le dressage et le classement des corps dans les cérémonies qui assignent le pensable et le possible à chacun (Lagroye 2009). Enfin, penser en termes de répertoires d’autorité invite à ne pas nécessairement chercher des répertoires d’autorité exotiques et à être attentif aux ressources qui, tout en étant a priori extérieures aux institutions religieuses étudiées, déterminent pourtant partiellement les registres d’autorité pouvant être utilisés à l’intérieur de ces dernières. En effet, les formes d’autorité que les acteurs choisissent ou parviennent à exercer dans tel ou tel contexte religieux sont souvent largement indissociables de socialisations non exclusivement religieuses qui favorisent l’importation de normes en vigueur dans d’autres institutions. Mais elles peuvent aussi découler des jeux de concurrence opposant plusieurs institutions d’un même champ religieux (libéraux vs orthodoxes), différentes institutions religieuses entre elles ou encore institutions religieuses et institutions profanes (Églises vs État).
5Par la mobilisation de différents terrains archivistiques ou ethnographiques, les contributions rassemblées dans ce numéro tentent donc d’appréhender l’autorité telle qu’elle s’exerce in situ. C’est-à-dire au travers de l’ordre des interactions de face-à-face ou par l’intermédiaire de relations d’autorité à distance s’exerçant au travers des hiérarchies et des chaînes d’interdépendances constitutives des institutions étudiées (Noiriel 2006). L’article de Solenne Jouanneau, à travers l’exemple des imams hexagonaux, s’intéresse aux répertoires d’autorité mobilisés par des clercs dont la légitimité n’est ni doctrinalement fondée, ni garantie par l’appartenance à une hiérarchie ecclésiale centralisée et instituante. Au travers d’une ethnographie des rituels (salat, juma’a) et des cours de religion au sein d’une mosquée de quartier, il démontre notamment comment au sein des lieux de culte musulmans français la différenciation entre initiés et profanes (comme pouvoir d’influence des premiers sur les seconds) se nourrit tout autant de la spécificité du capital religieux possédé par les imams que de l’ordre de l’interaction qui caractérise leurs principaux répertoires d’action en situation.
6Dans son article, construit à partir du dépouillement d’archives inédites de l’Ordre dominicain, Yann Raison du Cleuziou propose de penser la mise en crise des dispositifs d’autorité durant les années 1960. Il montre comment, au sein de l’Ordre dominicain, un père-maître se trouve pris de doutes face aux mutations du monde qu’il perçoit et qui justifient selon lui la désobéissance des jeunes religieux qu’il doit former. La conscience de la précarisation des formes dans lesquelles sa posture d’autorité se fonde le pousse à rechercher de nouveaux répertoires de pratiques pour légitimer son rôle, mais ce faisant c’est la définition de l’institution dominicaine qu’il déplace. Si la définition des rôles d’autorité apparaît au cœur de la reproduction de l’institution religieuse, leur transformation peut donc également contribuer à la subvertir.
7Béatrice de Gasquet offre quant à elle un intéressant décentrement du regard. Mettant de côté l’autorité rabbinique, elle analyse l’autorité au sein des synagogues telle qu’elle est produite par les interactions entre fidèles. Elle y démontre que, dans les deux synagogues libérales et massorti qu’elle étudie, l’obtention du statut d’autorité locale passe par la construction d’une légitimité dans l’expertise religieuse largement indissociable de la position occupée par chaque synagogue dans le champ religieux, et notamment de l’intérêt accordé par leurs membres à la concurrence avec le judaïsme orthodoxe.
8Magali Della Sudda, à partir des Archives secrètes du Vatican, revient sur la condamnation de l’Action française par le pape. Plus précisément son article s’intéresse à la manière dont, à cette occasion, les évêques ont été amenés à jouer de différents « répertoires d’autorité » pour obtenir des fidèles une conformité aux vues de la curie romaine. Mais l’auteur analyse aussi la manière dont cette condamnation vient objectiver le fonctionnement de l’institution ecclésiale romaine et ses évolutions : rôle inédit joué par le pape, progressive centralisation du pouvoir dans l’Église, transformations de l’autorité épiscopale dans un sens « préfectoral », etc.
9Enfin, la contribution de David A. Snow est basée sur une ethnographie de longue durée au sein de la branche californienne du mouvement bouddhiste Nichiren Shoshu (menée au début des années 1970 lors de son PhD). Elle revient sur comment, lors des « réunions de discussion » organisées pour promouvoir la philosophie de ce mouvement, les cadres de l’interaction, ainsi que certaines stratégies interactionnelles, peuvent être utilisés par ses responsables et ses membres pour tenter d’obtenir que des individus, au départ extérieurs au groupe, acceptent de réciter leurs rouleaux sacrés et d’adhérer au mouvement.
Bibliographie
Ouvrages cités
- Bourdieu, Pierre. 1971. « Genèse et structure du champ religieux », Revue française de sociologie, vol. 12, n° 3 : 295-334.
- Cavalin, Tanguy, Charles Suaud et Nathalie Viet-Depaule (éd.). 2010. De la subversion en religion. Paris, Karthala (Signes des temps).
- Certeau (De), Michel. 2003 [1987]. La faiblesse de croire. Paris, Seuil (Points. Essais).
- Héran, François. 1986. « Le rite et la croyance », Revue française de sociologie, vol. 27, n° 2 : 231-263.
- Lagroye, Jacques. 2003. « Les processus de politisation », in J. Lagroye (éd.), La politisation. Paris, Belin (Socio-histoires) : 359-372.
- — 2006. La vérité dans l’Église catholique. Contestations et restauration d’un régime d’autorité. Paris, Belin (Sociologiquement).
- — 2009. Appartenir à une institution. Catholiques en France aujourd’hui. Paris, Economica (Études politiques).
- Mariot, Nicolas. 1997. « Morphologie des comportements et induction de croyances. Quelques remarques à propos de l’exemplaire circularité de la fonction intégratrice des rites », Hypothèses : 59-66.
- Noiriel, Gérard. 2006. Introduction à la sociohistoire. Paris, La Découverte (Repères).
- Offerlé, Michel. 2008. « Retour critique sur les répertoires de l’action collective (xviiie-xxie siècles) », Politix, n° 81 : 181-202.
- Piette, Albert. 1999. La religion de près. L’activité religieuse en train de se faire. Paris, Métailié (Leçons de choses).
- — 2003. Le fait religieux. Une théorie de la religion ordinaire. Paris, Economica (Études sociologiques).
- Tilly, Charles. 1984. « Les origines du répertoire d’action collective contemporaine en France et en Grande-Bretagne », Vingtième Siècle, n° 4 : 89-108.
- Veyne, Paul. 1983. Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination constituante. Paris, Seuil (Des Travaux).
Notes
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[1]
En effet, le concept wébérien de « charisme de fonction » consiste pour l’essentiel à une retraduction dans le langage sociologique de la théorie catholique de l’ex opere operato selon lequel un sacrement est valide s’il est fait selon les formes canoniques indépendamment de l’intention ou de la qualité personnelle du prêtre qui le réalise.