Genèses 2011/2 n° 83

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Article de revue

Désordres parlementaires

Pages 2 à 5

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1La séparation entre représentants et représentés s’incarne dans la topographie des lieux de représentation. C’est notamment aux portes du Parlement qu’elle est signifiée. Ainsi, pour Moisie Ostrogorski (1903 : 573), cité par Bernard Manin (1996 : 263), la faculté de l’opinion à inspirer et contrôler les dirigeants entre deux élections se traduit par la liberté et l’imprévisibilité de sa manifestation « jusqu’à la porte du Parlement ». Le trouble à l’ordre public qui peut en résulter contraste avec l’aspect codifié des échanges ordinaires à l’intérieur des chambres. Le rapport contrasté à l’ordre et à la violence de chaque côté des portes du Parlement constitue ainsi un aspect essentiel de l’institutionnalisation des assemblées et au-delà de l’autonomie des dirigeants au sein du gouvernement représentatif. À titre d’exemple, on note que si le droit de pétition est reconnu de longue date au Parlement, l’article 147-2 du règlement de l’Assemblée stipule que « une pétition apportée ou transmise par un rassemblement formé sur la voie publique ne peut être reçue par le Président, ni déposée sur le bureau ». L’autonomie des arènes parlementaires n’est toutefois jamais acquise. Elle est, comme le laisse entendre le mot « institution », en train de se faire, résultat des tensions sur lesquelles elle parvient plus ou moins à émerger. Plus précisément, la capacité des parlements à s’autonomiser est entravée par leur insertion dans un ordre politique plus large et par la sélection de leurs membres aux moyens d’élections populaires. Ainsi, de même que le débat parlementaire voit se côtoyer une grammaire de la discussion « autoréférentielle » et une grammaire critique organisant « un désenclavement structurel de la séance » (Heurtin 1999 : 267-268), l’espace public parlementaire semble pris dans une tension permanente, entre l’affirmation d’un ordre spécifique et son débordement.

2La frontière entre l’intérieur et l’extérieur de l’Assemblée n’est donc pas hermétique. La régulation de son affranchissement peut alors devenir un enjeu de luttes spécifiques.

3De façon routinière, le lien à la circonscription (Mayhew 1974) – notamment la permanence (Kerrouche 2009) – et le lien partisan (Collovald 1990) constituent les principaux sentiers qu’emprunte le monde social pour se faire entendre dans l’espace de la représentaton poltique.?Ce numéro de Genèses s’intéresse aux entrées dérobées, aux modalités non instituées de prise en charge des revendications sociales par les acteurs parlementaires.?En considérant les liens entre la « politique du conflit » (Tilly et Tarrow 2008 : 20) et la politique institutionnelles, il entend interroger la porosité entre ces espaces sociaux différenciées. La perméabilité des hémicycles à la contestation sociale questionne la prétention des parlements à être un espace pluraliste et pacifié, régulateur des conflits sociaux. Elle interroge aussi le vecteur potentiel de déstabilisation des régimes politiques que sont les troubles à l’ordre parlementaire s’exprimant à ses portes ou en son sein. Le Parlement peut en effet constituer une cible de choix pour les mouvements sociaux, sa déstabilisation rendant visible la fragilité des fondations sur lesquelles repose un régime politique.

4Certains articles présentés mettent en évidence les circonstances où l’ordre parlementaire parvient à contraindre les calculs de ses membres, la contention des fauteurs de troubles exprimant la relégation de la contestation sociale aux portes du Parlement. Henri Rochefort, figure du pamphlétaire de la fin de l’Empire et des débuts de la IIIe République, comme le montre Cédric Passard, reste bien silencieux dans l’hémicycle, alors que simultanément, il déverse sa colère dans ses publications. Ataraxie paradoxale qui peut s’expliquer par les contraintes spécifiques que fait peser sur lui l’espace parlementaire et par la position marginale qu’il y tient, mais aussi par la valeur que ce trophée représente relativement aux autres places occupées simultanément. Positionné plus favorablement dans l’espace médiatique, il privilégie l’exit parlementaire à deux reprises et ne finit aucun des deux mandats commencés.

5Imposition de l’ordre également dans le texte proposé par Jean-Claude Caron à propos de l’expulsion de Manuel en 1823, suite à un rappel inconvenant de la décapitation du roi. Cette déclaration menace le régime sur ses fondations en ce qu’elle évoque le non-dit sur lequel il avait été construit, à la manière de l’interdiction faite aux Athéniens de rappeler la stasis (Loraux 1997). L’épisode met bien en évidence la façon dont l’ordre est revenu par l’expulsion du contrevenant, malgré sa volonté de rattraper autant que possible cette saillie incontrôlée. Jean-Claude Caron souligne les conditions sociales et politiques qui ont rendu possible ce maintien de l’ordre parlementaire : Manuel, député de Vendée, était « mal élu » mais aussi mal soutenu par ses compagnons politiques.

6Cependant, le cas Manuel en ce qu’il éclaire les fragilités et tensions de la Restauration est également révélateur des limites de l’autonomisation des assemblées et de leur porosité à la critique politique et sociale du régime. Sans prétendre exercer un monopole en la matière, les assemblées sont des lieux où s’exprime la contestation du pouvoir. C’est précisément leur prétention à l’ordre (à être ordonnées aussi bien qu’à imposer leur ordre) qui les désigne comme des proies symboliques de taille. Assiéger le Parlement, voire ouvrir ses portes, c’est faire une démonstration de force d’autant plus éclatante qu’elle rompt avec la double partition représentants/représentés et ordre/désordre. L’envahissement des assemblées lors des épisodes révolutionnaires ou putschistes constitue la configuration la plus évidente par laquelle le surgissement d’une violence sociale ou militaire vient dire sa vérité au pouvoir (Cercas 2010). Cependant, les contributions d’Emmanuel Blanchard et de Ioulia Shukan permettent de distinguer deux cas de figure plus subtils.

7Exhumée par Emmuel Blanchard, la manifestation des policiers parisiens du 13 mars 1958 devant l’Assemblée peut être lue a posteriori comme un indice du délitement des soutiens, notamment du côté des forces de l’ordre, dont disposait le régime parlementaire de la IVe République. Elle indique que les relations routinières entre syndicats policiers et espace politique sont sujettes à une reconfiguration importante. La tenue et la teneur de la manifestation d’une part, et l’absence de réaction de l’Assemblée, voire le soutien de certains députés à la contestation d’autre part, servent de révélateurs des fragilités du régime.

8En rendant compte des rixes survenues à la Rada suprême ukrainienne en 2010, la contribution de Ioulia Shukan offre une perspective saisissante de l’expression exacerbée des tensions sociales et politiques au sein de cette assemblée. En l’occurrence, cette dé-sanctuarisation ne résulte pas de l’envahissement physique du Parlement mais des spécificités de la structuration du marché politique domestique (modes de recrutement du personnel politique, encastrement des carrières économiques et politiques, députés liés à leur parti plutôt qu’à leur électeurs du fait d’un scrutin de liste nationale). Dans un renversement des principes du gouvernement représentatif, l’assemblée contribue à l’institutionnalisation d’un dispositif d’expression de violences physiques en son sein plutôt qu’à ses portes.

9La présentation chronologique de ces études ne veut pas suggérer au lecteur une évolution linéaire – même contrariée – vers un idéal de délibération pacifiée. Du silence du polémiste à l’éviction du fauteur de troubles, des manifestations policières antiparlementaires aux combats à la chambre, ce numéro donne à voir quelques-uns des multiples types d’articulation entre les espaces sociaux de contestation et le Parlement. La partition entre la foule massée aux portes du Parlement et les députés engagés dans une délibération pacifiée n’est qu’une des modalités possibles de cette articulation. Le surgissement des épisodes violents et la capacité différenciée à les réguler n’indiquent pas une démocratisation inaboutie. Si la violence peut être enregistrée comme telle, c’est d’abord essentiellement parce qu’elle déroge aux règles idéalisées que donnent les acteurs eux-mêmes de ces arènes parlementaires.

10Les articles regroupés par ce dossier ne sont que des « cas » (Passeron et Revel 2005) dont il s’agit essentiellement d’interroger le surgissement. Cette « sociohistoire du temps court » (Gobille 2008) donne à voir ces événements dans le double jeu de la continuité de pratiques établies et de la rupture aux routines instituées de fonctionnement (Dobry 1986). Les études présentées ici s’intéressent alors à ce qui rend ces événements remarquables de ce point de vue : les échanges de coups à la Rada suprême ukrainienne sont des dérapages à l’intérieur d’un ordre qui tolère de nombreuses ruptures à l’idéal délibératif ; la censure de Rochefort à l’intérieur de l’espace parlementaire par rapport à la violence de la plume du pamphlétaire ; le raccourcissement des chaînes de médiation entre parlementaires et policiers au profit du face-à-face relativement inédit de 1958 ; l’expulsion d’un député ayant mis en évidence que la liberté de délibération est tout entière contenue à l’intérieur des compromis fondateurs du régime politique…

11Une approche agonistique de l’institution parlementaire, attentive à la rupture de l’ordre de chaque côté des portes des assemblées, invite à analyser la place du Parlement dans les revendications et stratégies collectives des acteurs sociaux. Ainsi, le désintérêt de certains mouvements sociaux vis-à-vis du Parlement, à commencer par Mai 68 en France, signe une certaine dé-parlementarisation d’un régime politique. Que la déstabilisation de l’ordre parlementaire ne soit pas un enjeu des luttes, et apparaît alors le coup de force symbolique sur lequel le régime représentatif est assis – l’indifférence des citoyens venant balayer la prétention à parler en leur nom.

Bibliographie

Ouvrages cités

  • Cercas, Javier. 2010 [2009]. Anatomie d’un instant.?Arles, Actes Sud (Lettres hispaniques), (éd. orig. Anatomia de un instante.?Barcelone, Mondadori).
  • Collovald, Annie. 1990. « Une politique de la fidélité. La construction parlementaire UNR (1958-1962) », Politix, n° 10-11 : 53-69.
  • Dobry, Michel. 1986. Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles. Paris, Presses de Sciences-po.
  • Gobille, Boris. 2008. « L’événement Mai 68. Pour une sociohistoire du temps court », Annales. Histoire et sciences sociales, n° 2 : 321-349.
  • Heurtin, Jean-Philippe. 1999. L’espace public parlementaire. Essai sur les raisons du législateur. Paris, Puf (Droit, éthique, société).
  • Kerrouche, Éric. 2009. « Usages et usagers de la permanence du député », Revue française de science politique, vol. 59, n° 3 : 429-454.
  • Loraux, Nicole. 1997. La cité divisée. L’oubli dans la mémoire d’Athènes. Paris, Payot (Critique de la politique).
  • Manin, Bernard. 1996 [1995]. Principes du gouvernement représentatif. Paris, Flammarion (Champs), (1re éd., Paris, Calmann-Lévy).
  • Mayhew, David R. 1974. Congress. The Electoral Connection. New Haven, Yale University Press (Yale Studies in Political Science).
  • Ostrogorski, Moisie. 1903. La Démocratie et l’organisation des partis politiques, vol. 1. Paris, Calmann-Lévy.
  • Passeron, Jean-Claude et Jacques Revel (éd.). 2005. Penser par cas. Paris, EHESS (Enquête).
  • Tilly, Charles et Sidney Tarrow. 2008 [2007] Politique(s) du conflit. De la grève à la révolution. Paris, Presses de Sciences-po (Références), (éd. orig., Contentious politics. Boulder, Paradigm Publ.).
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