Notes
-
[1]
Guy Michelat et Michel Simon, Classe, religion et comportement politique, Presses de Science Po et Éditions sociales, 1977.
-
[2]
Jean-Marie Donegani, La liberté de choisir. Pluralisme religieux et pluralisme politique dans le catholicisme français contemporain, Presses de Sciences Po, 1993.
-
[3]
G. Michelat et M. Simon, « Attitudes religieuses et politiques en France : des années 1960 au début des années 2000 », La Pensée, n° 351, juillet-septembre 2007, pp. 75-91.
-
[4]
Sondage Harris Interactive pour La Croix, Présidentielle 2017 – Sondage jour du vote, 23 avril 2017.
-
[5]
Sondage Ifop pour Pèlerin, « Le vote des électorats confessionnels au second tour de la présidentielle », 7 mai 2017.
-
[6]
Claude Dargent, Les catholiques entre les primaires de la droite et le vote à la présidentielle, Note du Cevipof, # 29, vague 9, février 2017. Téléchargeable sur www.enef.fr/les-notes/
-
[7]
Marine Lamoureux, « La Manif pour tous interpelle les candidats aux municipales », La Croix, 19 novembre 2013.
-
[8]
Rémi Noyon, « Madeleine de Jessey, bourgeoise "pour tous" qui veut noyauter l’UMP », Rue89.fr, 19 décembre 2013.
-
[9]
Stéphane Kovacs, « Les listes des municipales scrutées par les sympathisants de la Manif pour tous », Le Figaro, 7 mars 2014.
-
[10]
www.chartedesmunicipales.fr
-
[11]
Chr. Boutin lance ses listes « Force Vie » pour les européennes, Dépêche AFP, 20 février 2014.
-
[12]
Laurent de Boissieu, « Christine Boutin recrute au sein de "La Manif pour tous" pour les européennes », La Croix, 22 janvier 2014.
-
[13]
L. de Boissieu, « Selon un sondage, les électeurs de droite veulent réécrire la loi sur le mariage pour tous », La Croix, 5 juin 2016.
-
[14]
St. Kovacks, « La Manif pour tous veut peser sur la présidentielle », Le Figaro, 16 octobre 2016.
-
[15]
Jérôme Fourquet, Hervé Le Bras, « La guerre des trois. La primaire de la droite et du centre », Note de la fondation Jean-Jaurès, janvier 2017.
-
[16]
Laurent Joffrin, « Sacristie », Libération, 21 novembre 2016.
-
[17]
Communiqué de presse de Sens commun, le 27 novembre 2016.
-
[18]
www.challenges.fr/election-presidentielle-2017/sens-commun-au-gouvernement-fillon-englue-dans-la-polemique-apres-ses-declarations_467320
-
[19]
Isabelle de Gaulmyn, « Le diable est-il dans Sens commun ? », 18 avril 2017, consultable sur http://religion-gaulmyn.blogs.la-croix.com/le-diable-est-il-dans-sens-commun/2017/04/18/
-
[20]
Christian Delorme, « Le silence historique des évêques de France », Le Monde, 5 mai 2017.
-
[21]
www.confrontations.fr/presidentielles-transformons-clameur-monde-esperance/
-
[22]
Jérôme Vignon et Bernard Devert, « Lettre ouverte à la Manif pour tous », 21 avril 2017, consultable sur http://latribunedessemaines.fr/lettre-ouverte-a-la-manif-pour-tous/
1 En science politique, le vote catholique a valeur d’exemple canonique. Dès 1913, dans son Tableau politique de la France de l’Ouest, André Siegfried, le fondateur de la sociologie électorale, observait le lien entre le catholicisme et l’enracinement des partis conservateurs dans certains territoires. En 1977, dans une analyse de référence, Guy Michelat et Michel Simon ont démontré avec une méthodologie plus rigoureuse que l’appartenance au catholicisme est une variable explicative des comportements électoraux en France : les catholiques votent tendanciellement plus à droite que le reste de la population ; les sans-religions, plus à gauche [1]. La pratique de la messe est corrélée au vote car, plus elle est fréquente, plus la tendance au vote de droite est élevée ; si elle est rare, le vote des catholiques déclarés a tendance à s’approcher des moyennes nationales. À partir des années 1980, la montée en puissance du FN a permis d’observer une distinction supplémentaire au sein même des catholiques : les plus pratiquants sont très réticents au vote frontiste, contrairement aux non-pratiquants. Jean-Marie Donegani a affiné le constat en repérant quelques exceptions : dans certains cas, un très fort investissement militant dans l’Église peut faire basculer vers un vote de gauche [2]. À ces nuances près, le cadre global décrit par Michelat et Simon n’a pas été remis en cause et chaque élection nouvelle en confirme les grandes lignes [3].
2 Aux élections présidentielles de 2007 et de 2012, les catholiques pratiquants ont ainsi voté pour la droite parlementaire (UMP et Centre droit), très au-dessus de la moyenne nationale. Ils se distinguent également par la perpétuation d’une résistance au FN. Au regard de cette stabilité des tendances du vote catholique, l’élection présidentielle de 2017 permet-elle de mesurer des changements ? Les sondages sur le premier tour n’ont rien de surprenant. François Fillon obtient près de 44 % des voix des pratiquants réguliers et Marine Le Pen environ 16 % [4]. Le second tour réservait potentiellement des surprises puisque, pour la première fois durant la Cinquième République, le candidat de la droite parlementaire en était exclu. Or, les catholiques pratiquants votent en général à environ 70 % pour ce candidat. Cette fois-ci, c’est Emmanuel Macron qui a été choisi à 71 % par les catholiques pratiquants réguliers [5]. Marine Le Pen n’obtient que 29 % des voix parmi eux, ce qui est son meilleur score dans cet électorat et confirme la nette progression du vote FN, déjà observée lors des élections régionales de 2015. Toutefois, ce vote reste en deçà des moyennes nationales et n’invalide pas le constat d’une relative réticence des catholiques les plus pratiquants à voter FN, même si cette différence s’amenuise. Au regard de ces quelques résultats, comme le prévoyait Claude Dargent, l’élection de 2017 confirme une nouvelle fois le caractère très anticipable du vote des catholiques [6].
3 Et pourtant, le vote des catholiques n’aura jamais fait l’objet d’autant d’attentions, de négociations, d’analyses, de dénonciations et d’injonctions ! C’est ce phénomène-là qui est sans doute le plus intéressant à étudier. Comme nous voudrions le montrer dans cet article, une coalition d’acteurs ont tenté de s’instituer courtiers électoraux par leur construction de la transaction électorale souhaitable entre les partis et « le vote catholique ». De manière totalement indépendante des autorités ecclésiales, ils se sont dotés d’une autorité de régulateurs du champ partisan au nom des « familles » ou du « vote catholique ». Cette entreprise de monopolisation de l’identité catholique a finalement provoqué une exaspération en politique comme dans l’Église.
De la rue à l’isoloir : les transformations de la stratégie de lobbying de la Manif pour tous
4 L’attention portée au vote catholique est un effet du déploiement de la stratégie de la Manif pour tous (LMPT). Dès le printemps 2013, les responsables de LMPT pensent à diversifier leur mode d’action afin d’accroître la pression sur les élus et d’obtenir une polarisation de la vie politique en fonction de leur programme familialiste. La première intervention directe de LMPT dans l’arène électorale concerne les primaires organisées par l’UMP pour désigner le candidat à la mairie de Paris. Puis, en novembre 2013, afin de systématiser ce procédé, Ludovine de La Rochère dévoile une « Charte des municipales » à l’occasion du Congrès des maires de France. Les candidats aux élections municipales de mars 2014 qui souhaitent bénéficier du soutien de LMPT doivent la ratifier publiquement. Il leur est demandé une politique locale favorable aux familles et, en tant que grands électeurs, un soutien aux candidats qui se positionnent pour « l’abrogation sans rétroactivité de la loi Taubira […], le refus d’ouvrir la procréation médicalement assistée (PMA) aux couples de femmes et aux célibataires ou encore de légaliser la gestation pour autrui (GPA) » [7]. Le mouvement revendique un rôle de courtier électoral. Il propose aux candidats le soutien électoral de ses militants en contrepartie d’une reprise de son programme. Pour légitimer cette offre de transaction électorale, LMPT recourt à des sondages afin de donner une mesure du poids électoral qu’elle représente.
5 Cette entreprise de courtage électoral déployée par LMPT au fil des élections va trouver des appuis dans la presse. L’hebdomadaire Famille chrétienne va ainsi promouvoir le cadrage des élections promu par LMPT et inciter ses lecteurs à passer des pavés à l’isoloir. Le Figaro ou Valeurs actuelles relaient également le message. Par ailleurs, des experts médiatiques vont donner un crédit à LMPT en tant que manifestation d’un électorat potentiellement puissant. Patrick Buisson légitime ainsi LMPT en symptôme d’une révolution culturelle de grande ampleur. L’universitaire Guillaume Bernard observe un « mouvement dextrogyre », c’est-à-dire un glissement vers la droite des populations qui impose à tous les candidats d’assumer clairement les idées de droite pour ne pas perdre leur base électorale.
Une concurrence partisane pour la conquête du vote catholique
6 L’offre de courtage de LMPT a aiguisé des ambitions concurrentes dans la plupart des partis de droite. En novembre 2013, quelques militants de LMPT décident de créer un nouveau courant au sein de l’UMP : Sens commun. En échange d’un renfort militant, ils veulent négocier l’engagement de l’état-major de l’UMP à abroger la loi Taubira. Se faire « récupérer » est leur objectif. Dans une tribune publiée sur Boulevard Voltaire, Madeleine de Jessey explique : « Il ne tient qu’à nous de démontrer [aux cadres de l’UMP] que l’étiquette la plus vendable, c’est la nôtre. Si l’UMP est opportuniste, soyons sa meilleure opportunité ! Il ne s’agit pas de se laisser récupérer mais de récupérer ce qui devrait nous appartenir en premier lieu. » [8] Ils bénéficient du soutien des parlementaires UMP qui se sont engagés dans un franc soutien à LMPT comme Bruno Retailleau, Xavier Breton, Philippe Gosselin, Hervé Mariton, Philippe Meunier et Marc Le Fur. La création de Sens commun est immédiatement critiquée par d’autres militants de LMPT. Frédéric Pichon affirme que Sens commun sera instrumentalisé par l’UMP, et non l’inverse. Il s’engage quant à lui dans un parti membre du Rassemblement Bleu Marine, le Siel (Souveraineté, indépendance et libertés), et rappelle que le FN est le seul parti à s’être engagé à abroger la loi Taubira. Marion Maréchal Le Pen, par sa participation aux manifestations et par l’affichage décomplexé de son catholicisme, contribue à légitimer le FN auprès du public de LMPT.
7 Les dispositifs d’évaluation des candidats mis en place par LMPT permettent de mesurer l’impact de la transaction électorale proposée. Au mois de mars 2014, environ 1 300 candidats auraient signé la Charte des municipales [9]. Pour autant, cette soumission à l’agenda politique de LMPT est loin de signifier un ralliement. À Bordeaux, Alain Juppé intègre un militant LMPT par pur marketing politique. Dans certaines villes, plusieurs listes concurrentes affichent leur lien avec LMPT, comme à Versailles [10]. Les élections européennes provoquent la même attraction. Christine Boutin cherche à canaliser le vote LMPT et s’allie avec Jean-Claude Martinez pour présenter les listes « Force Vie » [11]. Elle place en tête de liste des personnalités qui n’ont d’autre pedigree que leur militantisme LMPT, comme Jean Roucher ou Samuel Lafont [12]. Elle ne reçoit pas de soutien officiel de LMPT et obtiendra un score trop faible pour obtenir le remboursement de ses frais de campagne. De son côté, LMPT se félicite du succès de son opération transpartisane « Europe for Family ». Sur les 74 eurodéputés français élus, 23 d’entre eux se sont publiquement engagés à porter les « Principes européens pour la famille et pour l’enfant ». Ils représentent 31 % des élus français dans cette assemblée.
8 Aux élections départementales et régionales, les candidats identifiables à LMPT sont en bonne place dans la plupart des listes de droite. Sens commun a placé ses militants dans les listes des Républicains (LR). Nicolas Dupont-Aignan a choisi de placer Céline Jullié, militante LMPT, en tête de la liste de son parti aux élections régionales pour les Yvelines. Même en dehors des partis, des militants de LMPT décident de se présenter pour canaliser le vote LMPT lors d’élections législatives partielles. Ainsi de Nicolas Rimaud, « candidat de la famille », en mai 2014 à Toulouse. La conviction qu’un gisement électoral conservateur sous-exploité existe conduit même certains à imaginer la création d’un nouveau parti. C’est l’ambition de la droite-hors-les-murs. Ce collectif informel qui réunit Charles Millon, Charles Beigbeder, Robert Ménard ou Philippe de Villiers aimerait qu’émerge un parti populiste et conservateur, suivant la ligne de Patrick Buisson, et pouvant faire la charnière entre le FN et LR.
Les primaires de la droite et du centre et l’affrontement des courtiers
9 Pour la présidentielle de 2017, LMPT répète avec des variantes sa stratégie de courtage électoral. Le contexte y est très favorable, en raison des primaires de la droite et du centre prévues en novembre 2016. Cette consultation novatrice donne mécaniquement un poids exorbitant à l’électorat catholique, connu pour constituer une part notable et mobilisée de l’électorat des Républicains. Dès le 6 juin 2016, le mouvement recourt à deux sondages qu’il a commandés à Opinion Way pour cadrer l’enjeu de l’échéance électorale à venir. Ces derniers manifestent que près des deux tiers des électeurs de la primaire souhaitent une révision de la loi Taubira en 2017. Dans La Croix, Ludovine de La Rochère peut donc menacer les candidats à la primaire : « Pour ne pas décevoir leurs électeurs, ils savent désormais clairement quelle direction prendre. » [13] Le 13 septembre 2016, un rapport avec quarante propositions pour une politique familiale est diffusé par LMPT. Il vise à donner des idées aux candidats mais peut tout autant être utilisé comme une grille d’évaluation de ces derniers. Le 16 octobre 2016, une manifestation est organisée à Paris pour rappeler la puissance de mobilisation du mouvement [14].
10 La plupart des candidats à la primaire vont tenter d’obtenir les faveurs des catholiques ou « pro-famille », car c’est un segment bien identifié de l’électorat LR. Alain Juppé se montre à Lourdes pour la messe du 15 août. François Fillon confesse sa foi dans un livre. L’hebdomadaire Famille chrétienne va se positionner comme l’interface par où passer pour toucher l’électorat catho. Dans ses pages, Nathalie Kosciusko-Morizet cite le Lévitique pour justifier son rapport à l’écologie ; Jean-François Copé regrette que Bossuet ne soit plus enseigné à l’école ; Bruno Le Maire rappelle qu’il utilise sa réserve parlementaire pour faire restaurer des églises… Ils confessent leur rapport à la foi et la primaire se trouve « catholicisée ». Mais ce n’est pas n’importe quel catholicisme qui impose sa marque. Les candidats sont interrogés sur la loi Taubira, l’adoption pour les couples homosexuels, la PMA, la GPA. Les programmes portent ainsi clairement la marque des préoccupations des catholiques proches de LMPT, non pas des autres. Toutefois, en octobre, les évêques de France qui publient Retrouver le sens du politique bénéficient de ce contexte. Plusieurs candidats leur écrivent. Comme leur positionnement est bien plus au centre, ils permettent un certain pluralisme dans les formes d’identification au catholicisme. Durant l’entre-deux-tours de la primaire, Alain Juppé tentera d’en jouer à son profit en opposant le pape François et LMPT.
11 LMPT se contente de susciter le positionnement des candidats par rapport à ses thèmes et refuse de donner des consignes de vote, mais ce n’est pas le cas de tous les militants qui se sont émancipés. Pendant les semaines qui ont précédé le premier tour de la primaire, le catholicisme conservateur a été le théâtre d’une intense lutte pour définir quelle était la meilleure stratégie : le vote utile ou le vote de conviction ? La décision de Sens commun de soutenir François Fillon et non Hervé Mariton ou Jean-Frédéric Poisson a ouvert une controverse durable. Les deux candidats éconduits se sont amèrement plaints du choix de Sens commun, interprété comme un calcul opportuniste décourageant pour ceux qui avaient fait le choix des convictions. Contrairement à Jean-Frédéric Poisson et Hervé Mariton, les positions de François Fillon sur la loi Taubira pouvaient en effet sembler d’une grande tiédeur. Au sein même de Sens commun, Sébastien Pilard et Anne Lorne ont fait dissidence et préféré soutenir Nicolas Sarkozy. Des revues comme Liberté politique ou Famille chrétienne ont publié des comparatifs qui faisaient de Poisson le candidat catholique idéal. Ce dernier va d’ailleurs rallier un certain nombre de figures importantes de la droite-hors-les-murs : Charles Beigbeder, Marion Maréchal Le Pen ou Robert Ménard. Ils pensent avoir trouvé le candidat qui va percer et recréer une charnière entre le FN et les Républicains, comme avait pu le faire le Mouvement pour la France (MPF) de Philippe de Villiers. Le Salon beige, blog influent animé par le royaliste légitimiste Guillaume de Thieulloy, a battu campagne en ce sens et n’a cessé de relayer les attaques contre les autres candidats à la primaire, tout particulièrement François Fillon et Alain Juppé. Le premier est dénoncé pour sa soumission à la pensée unique sur l’avortement et son catholicisme superficiel. Le second est décrit comme l’incarnation même d’une droite orléaniste intellectuellement soumise à l’hégémonie culturelle de la gauche.
La vague Fillon et la crédibilisation du poids des catholiques
12 Dans l’emballement médiatique qui a succédé au succès inattendu de François Fillon au premier tour de la primaire, « le vote catholique » a été mobilisé comme cause clé en main pour expliquer ce que personne ne comprenait. Peu d’analystes avaient alors suffisamment de recul pour mesurer que le rôle déterminant attribué à l’électorat catholique était excessif [15]. Sur le moment, l’imputation de cette « vague » aux catholiques était d’autant plus opportune qu’elle permettait de légitimer fortuitement deux instrumentalisations antagonistes de la primaire. À gauche, le vote catholique cautionnait l’interprétation du succès de Fillon en retour de l’obscurantisme clérical et moyenâgeux [16]. À l’opposé, les différentes branches du catholicisme conservateur qui s’étaient opposées pour désigner le meilleur candidat à la primaire se réconcilient et célèbrent leur victoire. Tous convergent pour interpréter rétrospectivement le succès de François Fillon comme la conséquence de la transaction électorale effectuée entre les catholiques et les pro-famille et lui. Sens commun se félicite de la victoire de ses valeurs [17]. Le succès du Sarthois est la « divine surprise » qui permet en un tour de main d’effacer l’échec de Jean-Frédéric Poisson et d’affirmer qu’à droite plus rien n’est possible sans la bénédiction des cathos. Le caractère décisif donné à cette transaction permet ainsi de maintenir de manière diffuse la menace électorale sur le candidat : son succès ne sera durable que s’il reste fidèle à leur ligne conservatrice. La gauche et une partie des militants de LMPT ont donc contribué également, bien qu’avec des motivations antagonistes, à accréditer l’idée d’un « retour des cathos ». La réalité des votes catholiques a disparu derrière un vote catholique riche en connotations médiatiquement payantes. Sens commun s’est trouvé promu en Deus ex machina de la présidentielle, bien qu’aucune source fiable ne permette de mesurer son influence réelle.
13 La focalisation médiatique sur les cathos est alors devenue pour le candidat Fillon l’équivalent du sparadrap dont le capitaine Haddock ne peut plus se défaire dans L’affaire Tournesol. À gauche, Fillon est dépeint comme l’instrument d’une révolution conservatrice ; sur sa droite, ses professions de foi en faveur de l’avortement sont dénoncées comme des trahisons de son électorat. Après les révélations du Canard enchaîné, le storytelling de la primaire sera mécaniquement appliqué pour cadrer l’interprétation du meeting du Trocadéro : le succès de la mobilisation est attribué à Sens commun, bien que cela soit indémontrable. Les militants les plus à droite de LMPT y voient la preuve que Fillon ne gagnera que s’il assume totalement une ligne populiste et conservatrice. Les partisans du « plan B » tentent de contrer l’obstination du candidat Fillon en dénonçant la radicalisation de ses partisans. François Fillon est d’autant plus enfermé dans cette identification que, dans son équipe, les militants de Sens commun viennent mécaniquement prendre les places que désertent les centristes. Malgré son caractère aconfessionnel, le caractère assez classique de son programme et la modération de ses porte-parole, le petit mouvement devient « l’idiot utile » dont l’instrumentalisation rend possible tous les coups contre le candidat de droite. Lorsque, le 15 avril, il déclare pouvoir intégrer des membres de Sens commun au gouvernement, à gauche François Rebsamen et Laurence Rossignol s’alarment, mais au centre droit Dominique Bussereau tweete : « L’arrivée de Sens commun au sein du parti Les Républicains a été une erreur, sa présence au gouvernement serait une faute. » [18] La controverse a fini par mobiliser des catholiques éloignés du champ partisan, mais inquiets des retombées pour l’image de l’Église [19].
Le second tour et le retour au réel : un catholicisme pluriel
14 L’échec de François Fillon ranimera une nouvelle fois ces querelles d’interprétations, Christian Estrosi attribuant la responsabilité de la défaite à Sens commun. Mais l’intéressant n’est plus là. Libéré du candidat auquel il avait été identifié, le « vote catho » entre dans l’errance. Les circonstances le rendent doublement menaçant : depuis la primaire, cet électorat est identifié (à tort) à un extrême conservatisme ; Marine Le Pen est au second tour. La droite catholique privée de son candidat ne risque-t-elle pas de rejoindre le FN ? La définition du vote catholique légitime redevient une question disputée, comme elle le fut avant la primaire de la droite. Les querelles de stratégies que le succès de François Fillon avait suspendues s’ouvrent à nouveau. Les courtiers s’affrontent et leurs positions déploient tout le nuancier des possibles. Christine Boutin se déclare ouverte à voter Marine Le Pen. Les différents acteurs de la droite-hors-les-murs font le même choix. Les comparatifs entre candidats produits par Alliance Vita ou par Liberté politique les légitiment. Ludovine de La Rochère appelle à faire barrage à Emmanuel Macron sans pour autant se prononcer clairement en faveur de la candidate frontiste. Frigide Barjot préfère glisser un bulletin « Filiation 2017 » dans l’urne. Sens commun ou le PCD adoptent une ligne « niniste » et laissent leurs électeurs libres.
15 Le nuancier ne s’arrête pas là car la tension du second tour a mobilisé les catholiques qui, jusqu’alors, ne participaient pas à l’entreprise de courtage du vote catho. La Conférence des évêques de France est intervenue avec un texte invitant les chrétiens au discernement. Le paragraphe portant sur les migrants ne laissait guère de doute sur l’hostilité des évêques au FN. Mais, à force de prudence et d’implicite, ils ne se distinguaient guère de la posture « niniste » adoptée par Sens commun. Pour le père Christian Delorme, ils laissent ouverte la porte au vote FN [20]. De nombreux catholiques vont intervenir dans le débat public afin de remédier à ce qu’ils jugent être une tiédeur compromettante. Une quarantaine d’organisations catholiques ont également pris position en signant le manifeste : « Transformons la clameur du monde en espérance » [21]. Des participants au mouvement d’opposition à la loi Taubira, comme Jérôme Vignon et Bernard Devert, contestent la ligne choisie par Ludovine de La Rochère : « Rappeler l’importance du droit à la filiation biologique ne conduit pas pour autant à se laisser abuser par la politique familiale dessinée par Marine Le Pen ni surtout à méconnaître les graves implications du projet alternatif de société dont elle se réclame. » [22] De paroisses très différentes, ces catholiques se trouvent d’accord pour contester les courtiers autoproclamés du vote catho et dénoncer l’équivalence promue par Sens commun entre les deux candidats. Emmanuel Macron leur semble le Président le plus compatible avec les valeurs évangéliques dont ils se réclament. Le vote catholique préempté par les courtiers de la nébuleuse de LMPT et réifié par des instrumentalisations antagonistes est libéré et retrouve sa complexité réelle dans l’ordre des représentations médiatiques.
16 ***
17 La campagne présidentielle de 2017 aura été exceptionnelle de bien des manières. Le catholicisme y aura occupé une place paradoxale. Alors que les statistiques confirment le déclin de la pratique religieuse, les différentes formes de militantisme nées à la suite de la Manif pour tous sont parvenues à lui donner une dimension structurante des débats politiques. Même les candidats de gauche ont dû se positionner clairement sur des questions bioéthiques qu’ils n’auraient peut-être pas évoquées autrement. Certes, l’entreprise de courtage électoral des différents porte-parole auto-institués du « vote catho » a eu des retombées sur l’image de l’Église dans la société. Bien des catholiques ne s’y sont pas reconnus, y compris parmi ceux qui s’étaient opposés à la loi Taubira. Définir le vote catholique légitime est une forme de prise de pouvoir aux conséquences religieuses et sociales : arrêter quelle est la bonne articulation entre la foi et la politique ; positionner l’Église dans la société.
18 Le second tour aura permis un retour au réel : les catholiques, refusant d’être enfermés dans le cliché d’un électeur catho type, ont manifesté leur pluralisme. Sans me lancer dans l’exégèse de la position des évêques, on peut en voir un effet positif : les laïcs de tous bords se sont mobilisés et ont fait entendre leur voix, sans rechercher de caution hiérarchique. L’inverse aurait été une régression historique. Il est notable que la presse généraliste a largement relayé les diverses prises de position. Les catholiques peuvent se réjouir de cette attention et en tirer une leçon : leurs débats font vivre le débat public ; leur pluralisme nourrit celui de la société. Ont-ils suffisamment conscience de cet enjeu ? Probablement non, car leurs argumentations sont parfois très superficielles. Le caractère moralisateur de certaines prises de position révèle une certaine impuissance à penser politiquement la politique. Le recours aux « leçons des années sombres de notre histoire » ou la condamnation de « la peur de l’autre » ou du « repli sur soi » sont des refrains condescendants récités en vain depuis plus de trente ans contre le Front national.
19 Les catholiques assument-ils leur pluralisme comme une chance ? J’observe qu’ils sont tentés de penser que les coreligionnaires avec lesquels ils sont en opposition politique ont en outre une foi suspecte. Qui pourtant peut dire tranché l’éternel débat sur les conséquences politiques de la foi ? La culture du débat a encore beaucoup de progrès à faire dans l’Église. Elle en a tout autant à faire dans la société. Car la présidentielle a également montré à quel point le catholicisme pouvait être une identité à charge pour ceux qui s’en prévalaient – ou non. Sens commun, parti non-confessionnel, n’utilisant pas d’arguments religieux, n’a cessé d’être ramené à la foi de ses membres alors même que ces derniers recherchaient la discrétion sur ce point. Le débat public gagnerait sans doute en qualité si la discussion argumentée des projets pouvait l’emporter sur les procès d’intention. Censurer des idées en les disqualifiant au nom de l’identité de leur promoteur ne peut que susciter une surenchère identitaire stérile et contribuer à fragmenter le corps social.
Notes
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[1]
Guy Michelat et Michel Simon, Classe, religion et comportement politique, Presses de Science Po et Éditions sociales, 1977.
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[2]
Jean-Marie Donegani, La liberté de choisir. Pluralisme religieux et pluralisme politique dans le catholicisme français contemporain, Presses de Sciences Po, 1993.
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[3]
G. Michelat et M. Simon, « Attitudes religieuses et politiques en France : des années 1960 au début des années 2000 », La Pensée, n° 351, juillet-septembre 2007, pp. 75-91.
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[4]
Sondage Harris Interactive pour La Croix, Présidentielle 2017 – Sondage jour du vote, 23 avril 2017.
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[5]
Sondage Ifop pour Pèlerin, « Le vote des électorats confessionnels au second tour de la présidentielle », 7 mai 2017.
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[6]
Claude Dargent, Les catholiques entre les primaires de la droite et le vote à la présidentielle, Note du Cevipof, # 29, vague 9, février 2017. Téléchargeable sur www.enef.fr/les-notes/
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[7]
Marine Lamoureux, « La Manif pour tous interpelle les candidats aux municipales », La Croix, 19 novembre 2013.
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[8]
Rémi Noyon, « Madeleine de Jessey, bourgeoise "pour tous" qui veut noyauter l’UMP », Rue89.fr, 19 décembre 2013.
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[9]
Stéphane Kovacs, « Les listes des municipales scrutées par les sympathisants de la Manif pour tous », Le Figaro, 7 mars 2014.
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[10]
www.chartedesmunicipales.fr
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[11]
Chr. Boutin lance ses listes « Force Vie » pour les européennes, Dépêche AFP, 20 février 2014.
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[12]
Laurent de Boissieu, « Christine Boutin recrute au sein de "La Manif pour tous" pour les européennes », La Croix, 22 janvier 2014.
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[13]
L. de Boissieu, « Selon un sondage, les électeurs de droite veulent réécrire la loi sur le mariage pour tous », La Croix, 5 juin 2016.
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[14]
St. Kovacks, « La Manif pour tous veut peser sur la présidentielle », Le Figaro, 16 octobre 2016.
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[15]
Jérôme Fourquet, Hervé Le Bras, « La guerre des trois. La primaire de la droite et du centre », Note de la fondation Jean-Jaurès, janvier 2017.
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[16]
Laurent Joffrin, « Sacristie », Libération, 21 novembre 2016.
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[17]
Communiqué de presse de Sens commun, le 27 novembre 2016.
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[18]
www.challenges.fr/election-presidentielle-2017/sens-commun-au-gouvernement-fillon-englue-dans-la-polemique-apres-ses-declarations_467320
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[19]
Isabelle de Gaulmyn, « Le diable est-il dans Sens commun ? », 18 avril 2017, consultable sur http://religion-gaulmyn.blogs.la-croix.com/le-diable-est-il-dans-sens-commun/2017/04/18/
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[20]
Christian Delorme, « Le silence historique des évêques de France », Le Monde, 5 mai 2017.
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[21]
www.confrontations.fr/presidentielles-transformons-clameur-monde-esperance/
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[22]
Jérôme Vignon et Bernard Devert, « Lettre ouverte à la Manif pour tous », 21 avril 2017, consultable sur http://latribunedessemaines.fr/lettre-ouverte-a-la-manif-pour-tous/