Notes
-
[1]
Le document d’objectif Natura 2000-Pic 01 présente sous forme de fiches ce qu’il faut faire ou ne pas faire : « Reprofilage et agrandissement : Obtenir des berges en pente douce propices à l’expression optimale des différentes ceintures de végétation et à l’utilisation du site comme lieu de reproduction des batraciens et d’odonates ; augmenter la surface du plan d’eau pour favoriser les habitats aquatiques remarquables. Curage : Faire régresser les habitats méso à eutrophes au profit d’autres oligotrophes ; favoriser l’apparition d’habitats aquatiques dans les pièces d’eau envahies par de grands hélophytes. »
-
[2]
Entretien avec Nicolas Lottin, le 31 janvier 2002, chez lui à Saint-Valery. Conseiller général cpnt de Saint-Valery, administrateur de l’adpm Baie de Somme, candidat cpnt aux élections législatives de 2002.
-
[3]
Utiliser un bulldozer pour combler la mare des tritons.
-
[4]
En baie de Somme, l’usage du terme est conforme au sens qu’en donnait Cherville au xixe siècle : « La dénomination de sauvagine comprend toute la population ailée des étangs, des marais, des fleuves et des grèves, population qui commence au cygne pour finir aux alouettes de mer en passant par la nombreuse famille des canards sauvages. La chasse de la sauvagine peut se diviser en chasse au marais proprement dite, chasse sur les cours d’eau, chasse sur les grèves » [Cherville, 1864 : 177].
-
[5]
Entretien avec Renaud Blondin, le 14 juin 2002, chez lui à Abbeville. Président de l’adpm Baie de Somme (adpmbds), administrateur de la Fédération, administrateur de l’ancge, cpnt très actif.
-
[6]
Attitude partagée dont on trouve des traces dans La Sauvagine dès le début du développement touristique de la baie de Somme : « Mais nous rejetons les sentiers tracés, les itinéraires fléchés, les aires de pique-nique. Laissons au véritable sportif, à l’amoureux des grands espaces, le plaisir de chausser ses bottes et d’enfiler son suroît, et de souffrir d’une saine fatigue avant de goûter au charme de la nature encore sauvage, loin de la foule, des gardiens, des papiers gras et des transistors. Laissons à la nature tout ce qu’elle a encore de naturel » [Lewin, 1977 : 37].
-
[7]
Comme le note Jean-Louis Fabiani, la patrimonialisation de la nature « est une offre étatique à laquelle ne correspond aucune demande de la société civile. Mais il serait faux de croire que l’État est seul face au silence d’espaces naturels infinis. Le message idéologique que dissémine la signalisation (pas de chiens en laisse, pas de transistors, etc.) est bien celui de la légitimité de l’État ; il n’est pas étonnant de ce fait que ce dispositif soit souvent vécu par les indigènes, aussi bien que les usagers, comme l’imposition de légitimités étrangères » [1993 : 203].
-
[8]
Pour une iconographie de la « nuisance des nuisibles » : [Rigueil, 1995 : 34-39].
-
[9]
Ce rôle de maillon ultime de la chaîne alimentaire en charge de la prédation des animaux sans prédateurs trame dans l’ordre des représentations une quasi-lycanthropie sociale : le chasseur laisse sourdre du fond de lui-même les instincts sauvages qui le transforment [Bouldoire, 1993 : 40 ; Hell, 1995].
-
[10]
Ministre de l’Environnement au moment de l’enquête.
-
[11]
Ce qui n’est pas sans révéler le caractère proprement social du conflit entre usagers de la nature : « Nos dirigeants y nous invitent maintenant à ne plus mettre de treillis, alors que c’est très pratique et que c’est pas cher pour aller à la chasse. On veut pas avoir l’air de guerriers mais on est pas des guerriers, on va à la chasse. C’est des habits qu’on met tous les jours et puis on travaille avec, on les trouve sur les marchés américains, on est toujours habillé comme ça, nous. Même aux réunions on nous dit, ne pas faire trop dans le camouflage, parce que ça fait Rambo, ça ne plaît pas aux gens donc systématiquement après il y a une image qui vient du chasseur violent, agressif, vinassé puisqu’en plus on est alcooliques ! En gros c’est cela. » Entretien avec un chasseur à Ault le 20 juin 2002 au local de l’adpm Littoral Picard Sud.
-
[12]
« Le suprêmement naturel se confond désormais avec le comble de l’artificialité. Comment ce qui se définissait par sa vertu à toujours échapper à la maîtrise humaine pourra-t-il lui faire la grâce désormais de se déployer là où il est dit qu’il est “naturel” qu’il soit ? » [Micoud et Pelosse, 1993 : 13].
-
[13]
« L’imposition de normes légales fondées sur des contextes extérieurs aux situations qu’elles sont appelées à structurer conduit ainsi, comme c’est exactement le cas avec la chasse aujourd’hui, à faire de pratiques sociales licites des actes illégaux » [Darbon, 1997 : 13].
« Le sort du gibier dit royal étant incomparablement plus doux sous le régime de la Monarchie absolue que sous celui de la République, il est tout naturel que le gibier royal vote plus volontiers pour la première forme politique que pour la seconde ».
1Au fil d’une enquête sur l’engagement dans le parti Chasse, Pêche, Nature et Traditions (cpnt) [Raison du Cleuziou, 2001 ; 2002], les expériences faites par les chasseurs de l’altération de leur environnement rural sont apparues comme un motif récurrent de leur perception des enjeux politiques, voire des ressorts de leur engagement : tel chasseur s’indigne en apercevant un vol de cormorans, tel autre soupire à la vue d’un camping-car, du balisage d’un sentier de grande randonnée, ou encore d’une piste cyclable, etc. Je tâcherai de montrer que les réactions de ces chasseurs permettent de saisir la manière dont les politiques de protection de la nature et les dispositifs de naturalisation des campagnes [Chamboredon, 1980 ; 1985] interagissent avec les processus de mise en ordre cynégétique de la nature, transformant les manières de voir et d’être dans la nature en expériences politiques.
La vie publique du triton crêté
2Les politiques publiques de protection de la nature font un redécoupage de l’espace rural en territoires qu’elles définissent par des critères scientifiques : « zones naturelles d’intérêt écologique faunistique et floristique » (znieff), « zone spéciale de conservation » (zsc) de la directive Habitats ou « zone de protection spéciale » de la directive Oiseaux. Le caractère naturel de ces territoires est authentifié par la présence d’un milieu spécifique, d’espèces végétales et animales rares ou exemplaires selon les nomenclatures savantes. Autant de critères qui singularisent une portion d’espace pour en faire un haut lieu, un territoire « naturel » extrait des rationalités ordinaires, mais assujetti aux référents savants qui fondent son exemplarité [Micoud, 1991]. À ce titre, l’imposition d’une norme de protection d’un milieu pratique un arbitrage en hiérarchisant, sur le territoire défini comme sensible, les objets naturels nomothétiques, c’est-à-dire pour la protection desquels s’ordonne l’ensemble des dispositions et la vocation du territoire lui-même. Ainsi s’opère un arbitrage entre les différents usages sociaux possibles du territoire.
3Dans le cadre de l’application du programme Natura 2000, les usages de la baie de Somme ont fait l’objet d’une expertise quant à leur congruité avec la conservation de la « biodiversité ». C’est l’ensemble des pratiques courantes des chasseurs – principaux usagers du territoire – qui se trouve soumis à des impératifs scientifiques. Ce travail de requalification scientifique des objets naturels présents sur le territoire, de leur hiérarchie et des usages qui en sont possibles trame le processus de « naturalisation » de l’espace rural, c’est-à-dire la substitution d’une construction sociale de la nature cognitivo-centrique à celle anthropocentrique des chasseurs, ce qui ne va pas sans concurrence ni conflits [Fabiani, 1985 : 84]. Le référent du savoir naturaliste valorisant la rareté et la connaissance se substitue à celui de l’utilité pour l’homme : les mares de chasse, créées et entretenues par les chasseurs selon une finalité cynégétique, sont requalifiées en milieu naturel à protéger à cause de la faune et de la flore rares qui s’y rencontrent. Auparavant dédaignés comme des éléments ordinaires de la mare, le triton ou la liparis de Loesel accèdent à une vie publique, deviennent le centre nomothétique à partir duquel se définissent les usages légitimes de la mare [1].
4Ainsi, pour préserver la flore qui pousse sur les berges, le programme Natura 2000 demande aux chasseurs d’exporter hors zone la boue retirée lors des curages après avoir obtenu une autorisation d’épandage. Ces prescriptions sont immédiatement délégitimées : « On voit qu’ils sont jamais venus sur le terrain. En plus quand on met les boues sur le côté [usage habituel interdit par Natura 2000], les anguilles, les lamproies, les tritons qui sont dans la vase, la nuit, elles sortent et reviennent dans la mare. Si les boues ont été transportées à un kilomètre, comment elles vont faire les lamproies ? Y a des tas de trucs comme ça. » [2] Si certains chasseurs savent contester la nouvelle norme au nom même de son référent en usant du registre de l’ingénierie écologique pour faire valoir leur savoir-faire [Dalla Bernardina, 1989], d’autres agissent avec discrétion et radicalité en « bullant [3] » la mare des tritons ou en fauchant les liparis de Loesel qui risquent d’attirer l’œil du naturaliste vers leurs terrains : ils suppriment les objets naturels nomothétiques pour échapper aux réglementations tatillonnes qui risquent de s’abattre sur eux. Le chasseur ne peut plus être indifférent à la présence du triton à partir du moment où ce dernier menace son usage cynégétique de l’espace. Le maniement de la débroussailleuse ou de la pelle relève alors d’une politique de domination, il s’agit de prescrire en pratique la fonction du territoire et la « vraie nature », ce qui revient toujours à dire qui en est l’usager légitime. Le rejet de la construction savante de la nature n’est pas un rejet de la nature, mais un rejet de la légitimité d’acteurs étrangers à régir le territoire en définissant la nature. À ce titre, le destin social du triton est révélateur de la manière dont les réalités naturelles sont agies par les constructions sociales de la nature.
De la baie de Somme à la baie des phoques
5Les phoques offrent un autre exemple. Avec les oiseaux rares, ils ont été élus symboles de la qualité « naturelle » de la baie de Somme et ornent les prospectus touristiques qui la promeuvent. Plus généralement, l’ensemble de ces brochures, éditées par le Conservatoire du littoral ou par le Comité du tourisme de la Somme, adoptent un même registre, celui du carnet naturaliste. Certaines pages ressemblent à des notices d’initiation à la botanique ou à l’ornithologie, avec noms latins et vocabulaire scientifique à l’appui, des explications des migrations d’oiseaux sont mêlées à l’évocation récréative de la baie comme spectacle de la nature. La conversion de l’image de la baie se cristallise dans celle de l’image des oiseaux – du « gibier » en « avifaune ». Les canards siffleurs (si appréciés des chasseurs) se font voler la vedette par les cigognes ou les phoques veau marin. Il est systématiquement mentionné que sur les 452 espèces d’oiseaux répertoriées en Europe, on en compte 317 en baie de Somme. Les qualifications de la baie suivent cette logique : « biodiversité », « écosystème », « zone sensible », refuge d’une « nature préservée ». Il est conseillé aux touristes de venir avec des jumelles, une carte ign, un carnet de notes et un guide ornithologique pour observer un « Pétrel fulmar […] virevoltant entre falaises et vagues ». Le Parc du Marquenterre devient la référence obligée, l’ornithologue le guide, le médiateur nécessaire entre le touriste et la « nature ». L’approche naturaliste, scientifique, apparaît norme de consommation légitime, et l’appréciation de la rareté, canon du sentiment de la nature [Chamboredon, 1980 : 150 ; 1985]. En conclusion, la baie de Somme est rebaptisée « baie des oiseaux » ou « baie des phoques » ; deux représentations qui provoquent la colère des chasseurs : « La Baie de Somme, notre Baie de Somme… Que veut-on en faire ? Je m’inquiète et je m’irrite en voyant certaines affiches couvrir les vitrines de nos cités et envahir les panneaux publicitaires de la région. […] dénaturer notre Baie (qui ne connaît ses lettres de noblesse que par la chasse et les canards) alors là pas d’accord : je m’insurge !! Et pourquoi pas l’appeler la Baie des Flets tant qu’on y est… Ces charmants poissons sont certainement bien plus nombreux que les quelques phoques en question. […] insidieusement veut-on couper nos racines et nous éloigner de notre Baie pour en faire un repaire d’écolos ! Je me pose souvent cette question. […] promettez-moi de parler, autour de vous, haut et fort de la Baie de Somme, de cette belle Baie de Somme que nous aimons tant et à laquelle nous tenons par-dessus tout. Et au diable les faussaires et les intrus » [Salesse, 1993]. Encore une fois, les phoques comme les tritons n’en demandaient pas tant, mais catégorisés objets naturels rares, « à préserver », ils sont devenus les valeurs qui fondent la singularité de la baie et dictent les conduites à y suivre. A contrario, ils deviennent des symboles sur lesquels se cristallisent le sentiment d’exclusion du territoire des chasseurs. Le triton et le phoque, poussés à une existence publique par les normes qui les érigent en canons légitimes de la qualité « naturelle » de l’espace où ils se trouvent, rentrent dans les ressources du conflit social et deviennent facteurs de normalisation ou de déviance.
Promenades au cœur de la nature
6Pour aller dans la nature à la quête de ce qui est sauvage, il faut savoir diriger ses pas et orienter son regard voire adopter les attitudes nécessaires pour s’y introduire sans altérer l’espace traversé, sans repousser devant soi la frontière du monde sauvage, mais au contraire contrevenir à sa fuite fatale. Pour un chasseur, aller dans la nature, c’est traverser la baie pour rejoindre sa hutte, un cabanon étanche enterré devant une mare ; celles du Domaine public maritime (dpm) sont situées sur les mollières, ces prairies inondées par les grandes marées au milieu de la baie. On y accède donc à pied à marée basse, en traversant les chenaux de la Somme. Le chasseur revêt ses cuissardes, s’habille en kaki et dispose son matériel sur son dos : un sac, un fusil, des appelants. Un chien l’accompagne. Il traverse les mollières en suivant des sentes qu’il a appris à reconnaître, il siffle les oiseaux qu’il croise en imitant leur chant. Face à sa hutte, une mare a été creusée et est soigneusement entretenue dans le seul but d’attirer des canards pour la chasse. Lieux de chasse de la « sauvagine » [4], le marais et les mollières n’en sont pas moins des milieux anthropisés où les chasseurs exercent une paradoxale culture du sauvage. La gestion du niveau d’eau, le choix de la végétation, le fauchage prennent leur sens à travers les techniques de chasse [Pasquet, 1994]. Les migrateurs se reposant le jour, la chasse à la hutte se pratique exclusivement de nuit, quand ils se déplacent. Les oiseaux sont attirés sur la mare au moyen de leurres : blettes et appelants. Cette méthode est très technique, le huttier joue sur l’instinct grégaire des oiseaux migrateurs. Il doit créer l’illusion que la mare est déjà bien occupée pour les faire poser. Les blettes, formes d’oiseaux en plastique, sont savamment réparties en paquets à différents endroits de la mare. Les appelants sont des canards domestiques sélectionnés pour leurs cris. La stratégie avec laquelle ils sont disposés sur la mare est capitale. Le chant de l’oiseau décidera en effet les canards sauvages à s’y arrêter. Alors les canards sont reconnus par leur chant, leur forme, leur manière de voler. Si c’est une espèce chassable, le chasseur tire de la hutte, puis le chien rapporte le gibier tué.
7Les lieux de nature ouverts au public imposent un autre mode de consommation du « sauvage ». Sur le littoral picard, à la réserve du Hâble d’Ault, au Parc ornithologique du Marquenterre ou sur le site de Belle Dune, la relation de l’homme à la « nature sauvage » est étroitement encadrée par des technologies spécifiques : sentiers découvertes, observatoires et points de vue panoramiques, enfin panneaux pédagogiques. Que ce soit par une transformation physique de la configuration de l’espace ou par le choix du tracé du sentier, le rapport au paysage est soigneusement construit pour rendre la nature sauvage spectaculaire [Baron-Yelles, 2001 : 45 ; 2000]. Au Marquenterre, les paires de jumelles sont louées à l’accueil. Elles sont, avec un guide ornithologique de poche, nécessaires au mode de consommation de la nature attendu : observer, identifier, compter, communiquer. Elles répondent aux nécessités élaborées par les aménagements du parc : perspectives sur un banc de sable couvert d’huîtriers-pies ou aperçus discrets sur l’intimité d’une héronnière qu’offrent les observatoires.
8Le plus souvent, nul besoin d’enfiler des bottes, de revêtir une tenue camouflée ou d’être silencieux pour être au milieu de la nature. À Belle Dune, le sable du sentier est bien damé et recouvert de copeaux de bois. Au Marquenterre, le teck utilisé pour l’infrastructure est un signe efficace de la campagne réconciliée avec la ville : il est un véritable asphalte naturel, bois imputrescible, utile pour se promener aux marais en « chaussures de ville ». Mais le libre accès aux espaces naturels par les sentiers a une contrepartie. La discipline adoptée par les chasseurs lorsqu’ils pénètrent dans la nature, en se camouflant s’ils veulent voir des animaux sauvages, n’est pas une pratique dont les promeneurs ont fait l’apprentissage, par défaut un lourd dispositif normatif est prévu pour y pallier. Au départ des sentiers comme à l’entrée d’un sanctuaire, des panneaux exigent le silence, interdisent la cueillette des plantes, exigent le chien en laisse, etc. En outre, à Belle Dune ils serpentent entre deux rangées de grillage surplombé d’un barbelé comminatoire, au Hâble d’Ault le long d’une haute digue de galets et au Marquenterre entre des haies. Ce dispositif normatif est encore plus explicite à Belle Dune. Ainsi que le rappelle le logo présent sur l’ensemble du balisage : « La nature est accueillante, respectons-la. » Semonce euphémisée qu’un autre panneau d’« accueil » explicite plus clairement : « La fréquentation humaine représente une source de dégradation. Ce sentier a donc été créé pour vous permettre de découvrir ce site naturel tout en le préservant. » Sentence qui met en évidence le revers du sentier : s’il apparaît comme un moyen d’accès, il est aussi un rempart contre les intrusions dans l’espace naturel. C’est une technologie de forclusion de l’homme hors de la nature. Seul le regard peut franchir la division entre nature et culture qu’il inscrit dans la partition de l’espace. Comme espace domestiqué, c’est-à-dire drainé, terrassé, aménagé, il assigne aux promeneurs une place en dehors de l’espace naturel et tend à signifier implicitement que l’homme est étranger aux équilibres naturels, a fortiori que son « piétinement » les menace.
Nuit d’affût dans une hutte
« Le dîner s’achève, enfin c’est l’affût. Des duvets sont déroulés sur les lits de la salle de tir, Jacques s’étend et Thierry, assis sur un fauteuil adapté qui met ses yeux à la hauteur des guignettes, observe la mare à la jumelle et écoute attentivement ses canes dans l’attente qu’un hypothétique canard – bien sauvage cette fois – vienne se poser. Il veille, puis Jacques prend le relais. Bien que les cris redoublés des appelants signalent plusieurs fois des vols de sauvagine, la nuit sera calme : “le vent était mauvais” et le carnier reste vide. Mais de ces brefs passages où l’on perçoit dans le bruit du vent, le rythme plus rapide d’un vol d’oiseaux qui passent une fois sur la mare, puis reviennent et tournent autour de la hutte alors que les appelants chantent à pleine voix, je retiens l’attention extrême des gestes des deux sauvaginiers, qui retiennent leur voix, leur souffle et ralentissent les mouvements de leurs mains qui s’avancent pour saisir les jumelles, afin de ne faire aucun bruit, d’éviter tout heurt qui signalerait malencontreusement la présence humaine aux oiseaux “sauvages” que le camouflage et les appelants ont amenés si près de nous, malgré leur instinct de fuite. Cette soudaine tension naît de la transgression recherchée de ce qui sépare ordinairement le sauvage de la présence humaine, de la réussite du subterfuge qui a mené un oiseau sauvage à se poser dans une mare artificielle au milieu d’oiseaux domestiques et de blettes en plastique, devant une hutte où le chasseur épaule silencieusement son fusil. ».
9Au Hâble d’Ault comme au Marquenterre, les sentiers conduisent à des observatoires qui surplombent des étangs. Un grand nombre d’oiseaux sauvages y stationnent, des panneaux explicatifs permettent de les reconnaître. Celui du Marquenterre est une longue cabane en bois surélevée au-dessus de la haie qui masque le sentier. Un mur percé de meurtrières horizontales permet de regarder les oiseaux sans être aperçu. À la réserve du Hâble d’Ault, une haute digue de galets enferme le sentier et régulièrement une plaque de béton est percée de meurtrières afin de voir l’étang situé de l’autre côté. Sur l’ensemble des sites visités, le parcours est agrémenté de panneaux pédagogiques qui présentent avec un texte et des dessins les milieux naturels traversés et les animaux observables. Sans exception, ils colportent une approche savante de la nature : « Les prairies humides consacrées à l’élevage ont favorisé au fil des siècles des espèces animales et végétales qui à l’origine étaient confinées aux clairières et bas marais. Les herbivores domestiques, chevaux, bovins ou ovins, maintiennent l’herbe rase favorable à la nidification ou au stationnement des limicoles prairiaux et au développement de la flore du marais comme les orchidées […]. »
10Lors d’une observation, ce langage laisse un couple de touristes indifférent et j’entends leurs commentaires lassés. La traversée du sauvage semble plus leur inspirer une envie irrépressible de s’embrasser à l’ombre des saules qu’une envie d’observer les oiseaux.
L’élection au sauvage
11Il est vrai que s’il a été établi que la fréquentation de la forêt peut s’expliquer par des variables socioculturelles [Kalaora, 1993], une enquête sur le parc ornithologique aboutirait sans doute à des résultats analogues [Baron-Yelles, 2001]. Le sauvage peut parfois exiger une paire de bottes ou des jumelles, mais il exige toujours une élection sociale : disposer des codes d’appréciation sans lesquels on ne souhaite, ni ne peut, en trouver la voie. Élevée au rang de patrimoine scientifique rare, la « nature » est le privilège de ceux qui ont les moyens symboliques d’estimer ses qualités rares par la reconnaissance de ses attributs spécifiques : l’avocette ou le triton crêté. Élevée au rang de territoire de chasse, la « nature » est le privilège de ceux qui peuvent s’y mouvoir sans faire fuir le « gibier » et apprécier les qualités propres à favoriser la « pose » et le « tir » : l’emplacement et la forme de la mare, sa position par rapport aux vents dominants, les appelants. Par défaut de congruité, la construction de la nature, par des dispositifs d’objectivation qui assignent au promeneur une attitude spécifique vis-à-vis de l’espace traversé, est subie comme une violence symbolique et peut provoquer le dédain des promeneurs ou la colère du chasseur : « D’abord moi quand j’arrive [au Hâble d’Ault], je comprends très vite, il y a une digue plus haute que le plafond, c’est vraiment le truc pour touristes, comme ça on ne dérange pas, et puis tous les 200 mètres, on fait un trou dans ce mur et puis il y a une plaque de béton avec des meurtrières pour regarder la nature. Ça s’appelle découvrir la nature ! Vous êtes dans un chemin, contre le mur de Berlin avec des barbelés ! Moi si c’est ça la nature… Non, je regrette, c’est abominable et ça a dû coûter des millions. […] Mais la nature, c’est pas ça la nature. » [5]
12J’ai pu observer que les jeunes de Fort-Mahon venaient en mobylette faire du cross dans les sentiers de Belle Dune avec le plus grand mépris des touristes qui y viennent chercher calme et repos. Un chasseur rencontré à Fort-Mahon me confie son amertume : pour lui, il était bon d’être libre dans les dunes, les milieux ne craignaient rien, mais la venue des touristes en masse a nécessité un certain arrangement des sentiers qui de la sorte lèse les habitants d’un environnement qu’ils aimaient. Il ne va plus s’y promener [6]. Comme les chasseurs mais pour d’autres raisons, les touristes peuvent entrer en conflit avec ces aménagements [7] : les aménageurs cherchent à faire disparaître les camping-cars des parkings de front de mer qu’ils gâchent de leur alignement, mettent des poubelles un peu partout pour canaliser l’abandon d’ordures et installent des toilettes afin de limiter le nombre de boulettes de papier hygiénique que l’on trouve derrière les buissons. Dans le même sens, un grand nombre de prospectus et de panneaux prescrivent le bon comportement du touriste dans la nature.
Rafles de cygnes et protection de cormorans
13L’imposition d’une manière d’accéder à la nature sauvage n’est pas seule à provoquer une réaction violente de la part de certains chasseurs. Ce qu’ils peuvent apercevoir sur l’étang s’ils daignent regarder à travers les meurtrières de béton qui provoquent déjà leur courroux ne va pas les calmer : « Après il y a des cygnes en veux-tu en voilà. Quand on sait qu’un couple de cygnes, au moment où ils couvent, il leur faut un hectare d’eau, le mâle monte la garde, y a rien, personne n’approchera, tout ce qui approche est mort. […] le petit passereau qui va couver là, il n’a aucune chance, faudrait pas qu’un cygne tombe dessus. […] On le sait qu’il y a trop de cygnes. Au départ on faisait des rafles de cygnes avec la garderie de la Fédération, on les capturait et puis on les transportait ailleurs. Maintenant plus personne en veut des cygnes, il y en a partout ! Alors moi, j’ai pas envie de les tirer, un cygne ça ne m’intéresse pas ! Avec ces bêtes qui prolifèrent comme ça, on en revient au maillon manquant. Il y a le même problème avec le cormoran et avec les busards dans les champs. Il arrive un moment où vous avez des espèces qui deviennent prédominantes, c’est au détriment des autres espèces. Alors quand on est écolo, logiquement, on doit s’occuper de toutes les espèces et on dit un moment, ça suffit, y en a trop ! Faut préserver, faut faire quelque chose ! Mais on fait pas, on laisse aller » [cf. note 7]. Les passereaux comme les moutons dans les alpages sont mobilisés pour délégitimer la protection des anciens « nuisibles » – cygnes, cormorans, busards et loups – qui déciment leurs rangs [8]. La catégorie nuisible est construite à travers une conception de la nature propre au monde rural et à la vocation agricole et cynégétique des espaces naturels [Vourc’h et Pelosse, 1985 ; Micoud, 1992, 1993]. « Réguler » les nuisibles, c’est imposer un sens anthropocentrique de l’ordre naturel. Les chasseurs nient que la nature puisse spontanément s’équilibrer, c’est à la chasse d’assurer cet équilibre [9]. À l’inverse, les écologistes pensent l’équilibre naturel indépendamment de l’action humaine et militent pour la défense de prédateurs menacés comme le héron, le cormoran, les rapaces, voire pour la réintroduction de ceux disparus comme le lynx et l’ours. Deux représentations sociales de la nature s’affrontent, les uns avançant des expertises sur le recul inquiétant des espèces concernées, les autres sur la disparition des poissons, moutons ou perdreaux, proies des prédateurs [Vourc’h, 1990].
14Parce que le classement « nuisible » des animaux est ordonné selon une définition anthropocentrique de la nature, contester ce classement en revient nécessairement à contester la place de l’homme dans son environnement, éventuellement lui en assigner une autre : par exemple contempler le spectacle de la prédation plutôt que l’empêcher en devenant prédateur soi-même. Cette contestation étant perçue comme provenant à la fois de l’État et du « lobby écologiste », le cygne, le cormoran ou le busard deviennent, sur le territoire local, des émissaires de Dominique Voynet [10] analogues à la marionnette du ventriloque. Leur présence est directement vécue comme une expérience politique parce qu’elle est signe de l’imposition d’une nouvelle norme du « naturel » par l’État. De la même manière que le triton qui, une fois protégé, devient un obstacle au monopole de la domination du territoire à une fin exclusivement cynégétique, le cormoran protégé conteste le monopole des pêcheurs sur les poissons et s’en octroie une part.
15Contre le loup, la justice que rend le berger aux moutons est celle qui sauve sa laine et ses gigots. Contre la buse, la justice que rend le chasseur au perdreau protège sa chasse. Les naturalistes et autres protecteurs de la nature qui « cultivent le sauvage » ne sont pas exempts de cette pratique discriminante : à leur demande, le préfet du Finistère a pris un arrêté de destruction de l’ibis sacré du Nil en baie de Morlaix, car c’est un oiseau allogène dont l’acclimatation sur le littoral français menace des espèces rares locales comme les sternes de Dougall [Michel, 2005]. Le passage d’un animal de la catégorie « nuisible » à celle de « protégé » relève d’un arbitrage social entre les modalités d’anthropisation d’un milieu possible, en l’espèce entre deux cultures du sauvage contradictoires et concurrentes, jamais pour la « vraie nature », toujours au nom de son utopie [Dalla Bernardina, 1983]. La protection de la nature, contre les nuisibles ou contre les chasseurs, opère un arbitrage entre les usages légitimes ou non : la nature forclose à la « nuisance » de certaines espèces animales ou à la « déviance » de certaines pratiques humaines.
Conserver la maîtrise de l’espace
16Outre les cygnes et les tritons, les chasseurs perçoivent aussi les touristes comme des opposants politiques. Ils les décrivent fréquemment à travers leurs usages récréatifs de l’espace : « ceux qui font du vtt », « les autres à vélo », « avec leurs jumelles ». Accessoires qui symbolisent une conception – « rêvée » – d’une « nature » que l’on regarde de loin et qui serait exclusive de la présence humaine : « la nature pour touristes ». Car les chasseurs associent les touristes – comme le triton – au développement de la naturalisation et aux enjeux politiques dont elle semble résulter : « Les promeneurs colportent la même rêverie que les Verts » [cf. note 7]. Les touristes agissent pourtant moins pour la « naturalisation » qu’ils ne sont agis par elle à travers tous les dispositifs qui canalisent leur usage de l’espace naturel. Mais les fréquents conflits entre randonneurs et chasseurs prêtent une réalité à ces représentations. En outre, beaucoup de chasseurs appartenant aux couches populaires traduisent leur sentiment de marginalisation sociale par un ressentiment à l’égard de ceux qui peuvent avoir d’autres loisirs que la chasse. Enfin, pour les chasseurs, les sentiers de randonnées et les pistes cyclables sont ressentis comme des intrusions étrangères et menaçantes : les aménagements touristiques ne se superposent pas au territoire de chasse, mais le détruisent en le morcelant, en le divisant en zones sous contrôle où les espaces qui ne sont pas publicisés sont voués à la sanctuarisation. Par conséquent, les chasseurs brouillent les pistes pour conserver le monopole de l’accès aux espaces sauvages : les panneaux indicateurs des sentiers sont brisés, certains chemins laissés en friche pour barrer le passage. Un responsable des chasseurs a empêché la construction d’une passerelle qui devait permettre aux touristes d’aller dans un massif de dunes. Considérant cette défiance à l’égard des touristes assimilés à des vecteurs de « naturalisation », je m’étonnai d’apprendre que la principale association de chasseurs locale organisait des sorties touristiques en baie dont le succès avait été récompensé en 1994 par les « bravos de l’accueil » décernés par la Fédération nationale des offices de tourisme et syndicats d’initiative. Curieux d’observer cette pratique touristique conduite par des chasseurs sur un territoire si convoité, je me suis joint à un groupe de touristes pour une excursion en baie.
17En guidant les touristes, le chasseur manifeste que la baie est sa propriété. Il impose un mode de consommation de l’environnement conforme à son usage cynégétique et légitime son autorité. Au contraire, les randonnées organisées par d’autres organismes deviennent suspectes d’appropriation écologiste de la baie et sont accueillies avec réserve. Si, par ailleurs, les responsables des associations locales de chasse répètent inlassablement aux chasseurs des consignes de courtoisie, de présentation de soi [11] et d’accueil à l’égard des touristes, c’est également pour construire une image valorisante du chasseur, celle d’un professionnel de la nature, un médiateur incontournable entre l’urbain et le sauvage, afin de pérenniser la légitimité des usages cynégétiques de la baie [Raison du Cleuziou, 2002 : 55-58]. Cette défense de la chasse par les formes même des usages qui paraissent la contester peut aller encore plus loin car elle n’a pas pour seule motivation la jouissance « privée » des espaces naturels ou la possibilité de chasser, mais elle recoupe aussi un engouement profond pour la nature sauvage, et la peur de son saccage par les « masses » en vacances. Cet « amour » angoissé conduit les responsables associatifs des chasseurs à être partenaires du Syndicat mixte d’aménagement de la côte picarde et du Conservatoire du littoral qui planifient la sanctuarisation des espaces. D’autres chasseurs mettent leur territoire privé en réserve volontaire pour être sûrs de sa préservation. Si les chasseurs savent user de la naturalisation des espaces pour s’en affranchir et détourner les normes de sanctuarisation au profit de leur usage exclusif [Fabiani, 1993], le pessimisme devant « l’invasion touristique » de la baie peut parfois les pousser à renoncer à la chasse, du moment que les espaces naturels soient préservés.
Excursion touristique guidée par un chasseur
« À divers moments de la promenade, le guide fait des arrêts et explique les plantes, leurs usages, les petits métiers de la baie – cueilleur de salicornes et ramasseur de vers –, l’environnement et son histoire, l’ensablement et ses causes. Lui-même siffle un courlis et un huîtrier-pie en imitant leurs chants. Il incarne dans cette baie l’homme du terroir, et n’oublie jamais de montrer son savoir-faire. Il explique le fonctionnement d’une hutte de chasse, mais les questions des touristes sont plus attentives à l’aspect technique d’une hutte flottante qu’à la chasse. Les explications que le guide donne sont à la fois techniques et savantes, en termes de botanique, d’ornithologie ou d’hydrologie de la baie. Puis il articule ce discours avec la rhétorique du “chasseur écologiste” et la défense des habitats, en expliquant le cas du cormoran comme “nuisible” à un ordre naturel anthropocentrique. Il fait tout un petit cours d’“écologie cynégétique” puis explique aussi aux touristes le danger de la précipitation des masses touristiques sur la baie. Pour lui : “Le tourisme c’est du business mais l’environnement ils s’en foutent” et il illustre son propos en disant que les habitants locaux n’entretiennent pas les chemins qui mènent à la baie pour empêcher les camping-cars d’y aller. Les touristes opinent, parlent de la chasse avec faveur : “C’est vrai que les chasseurs y zentretiennent, bah oui, c’est important à la campagne.” À l’issue de la promenade, alors que nous arrivons de l’autre côté de la baie, au Crotoy, le guide repart assez vite et je l’accompagne. Alors que nous sommes dans la voiture, il salue les touristes de la main et sa collègue s’en étonne, il me regarde : “C’est vrai que d’habitude je les appelle les trous du cul”, puis me demande ce que j’ai pensé des “pleus pleus” dont il se moque. ».
Le comble du naturel…
18La nature est un système de normes socialement institué. La nature étant totalement anthropisée, protéger la nature est toujours protéger une culture de la nature : savante, agricole, cynégétique, naturaliste, etc. [Larrère, 1993]. La hiérarchie entre les différents objets naturels à protéger relevant toujours d’une finalité culturelle, y compris lorsqu’on invoque leur caractère « sauvage » [12]. Comme le défend Jean-Claude Génot, une politique environnementale qui ne voudrait pas tomber dans l’aporie d’une « culture du sauvage » et éviter le nécessaire arbitrage social entre les différentes modalités possibles d’anthropisation de l’espace ne pourrait que rendre le sauvage à lui-même en abandonnant toute velléité de gestion, voire renoncer à toute forme de politique [2003].
19Selon Sergio Dalla Bernardina, l’ornithologue et le chasseur reconstruisent concurremment la « nature sauvage », en recréant les lieux de l’abondance originelle, puis s’y installent en gérant légitime [1983]. Le marais de chasse comme le parc naturel sont des décors fabriqués qui invitent des acteurs – la barge à queue noire ou le canard pilet – à un comportement spécifique légitimant un scénario de chasse ou d’observation. Ces deux scènes s’imposent aux animaux et tendent à dicter leur conduite : nidifier dans les saules face à l’observatoire ou venir se poser sur la mare au cri des appelants. Ces oiseaux ne demandent rien, sont moins des acteurs qu’ils sont agis par les représentations sociales de la nature créant leurs destins de bête traquée ou contemplée.
20Si les tritons sont éliminés, c’est parce qu’un chasseur éprouvait à leur contact une violence symbolique : l’effet performatif de l’imposition par des politiques publiques d’une nouvelle norme de la valeur de la faune et de la flore, c’est-à-dire d’une nouvelle définition de leurs usages sociaux légitimes et plus généralement de l’espace rural. La réaction à la politique se fait contre des objets a priori non politiques mais qui manifestent la redistribution des qualités du réel par la politique. Ainsi, par le jeu d’anticipations et de croyances, des objets « naturels » sont saisis dans des processus de construction sociale de la nature complexes et deviennent autant de facteurs d’ordre, de norme et a contrario de sollicitations de transgression, de révolte, de résistance. Outre les animaux qui préexistent aux politiques de la nature et sont transformés socialement par elles, les dispositifs d’objectivation des normes de la nature dans l’espace créent également des occasions de déviance : les panneaux sont brisés, les sentiers labourés, les huttes de chasse vandalisées, les clôtures brisées, etc. Dans les représentations sociales, ces objets ordinaires agis par la politique incitent à une attitude politique vis-à-vis d’eux, et sont le vecteur de la politisation des pratiques ordinaires.
21Les interventions de l’État, par des politiques publiques de la nature, l’institution de normes, imposent une définition légitime de la nature et arbitrent ce faisant les luttes sociales pour l’appropriation symbolique et pratique de la nature [Chamboredon, 1980]. Il a été montré que le processus de « naturalisation » des campagnes se prêtait à une légitimation des usages récréatifs des classes moyennes urbaines au détriment des ruraux porteurs d’une conception anthropocentrique et productive de la nature. Cependant, ainsi que le rappelle Jean-Louis Fabiani, si les dispositifs de « naturalisation » de l’espace sont associés par les chasseurs aux touristes qui en usent et dénoncés à ce titre comme une aliénation de leur territoire, ils peuvent aussi s’en servir afin de se réapproprier le territoire [1993]. En outre, les politiques de la nature sont moins pensées comme des politiques sociales qu’elles ne répondent à des enjeux propres au champ politico-administratif où elles sont élaborées. Elles influent ensuite à travers leur réception sur l’ordre social et ses enjeux proprement sociaux indépendamment des intentions à leur genèse [13].
22Le recours administratif à l’expertise scientifique pour arbitrer des conflits d’usagers de la nature est une démarche nécessaire mais non suffisante car elle ne fait que décaler les termes du débat sans le résoudre. Décider d’une politique de la nature est toujours décider d’un degré et d’une modalité d’anthropisation, et à ce titre aucune conception de la nature ne peut être mobilisée pour arbitrer une question sociale au motif qu’elle serait apolitique : la politique traverse toutes les représentations sociales de la nature et l’authenticité qu’on y attache n’est jamais que l’objectivation de l’habitus social de celui qui y a recours. Toute politique de la nature est toujours une politique sociale. Le comble du naturel, c’est d’être le comble du social. ?
Bibliographie
Références bibliographiques
- Baron-Yelles Nacima, 2000, Recréer la nature : écologie, paysage et société au marais d’Orx, Paris, Éd. Rue d’Ulm.
– 2001, « Les zones humides littorales d’Europe de l’Ouest : conservation, gestion et observation des oiseaux à des fins de loisir », Géographie et culture, 37 : 37-59. - Chamborédon Jean-Claude, 1980, « Les usages urbains de l’espace rural : du moyen de production au lieu de récréation », Revue française de sociologie, janvier-mars, XXI-1 : 97-119.
– 1985, « La “naturalisation” de la campagne : une autre manière de cultiver les “simples” », in Anne Cadoret (dir.), Protection de la Nature. Histoire et idéologie. De la nature à l’environnement, Paris, L’Harmattan : 138-151. - Cherville Marquis de, 1864, « Chasses à la sauvagine », La vie à la campagne, Paris, Éd. Henry Tournier, vol. IX : 176-179.
- Dalla Bernardina Sergio, 1983, La nature sauvage et ses consommateurs. Des stéréotypes du récit de chasse aux lieux communs de la prose écologiste, thèse de doctorat d’ethnologie, Université de Provence Aix-Marseille, décembre.
– 1989, « L’invention du chasseur écologiste : un exemple italien », Terrain, 13 : 130-139.
– 1996, L’utopie de la nature : chasseurs, écologistes et touristes, Paris, Imago. - Darbon Dominique, 1997, La crise de la chasse en France, Conjonctures politiques : 9, Paris, L’Harmattan.
- Fabiani Jean-Louis, 1985, « Science des écosystèmes et protection de la nature », in Anne Cadoret (dir.), Protection de la Nature. Histoire et idéologie. De la nature à l’environnement, Paris, L’Harmattan : 75-93.
- – 1993, « La nature, l’action publique et la régulation sociale », in Nicole Mathieu et Marcel Jollivet (dir.), Du rural à l’environnement : la question de la nature aujourd’hui, Paris, Association des ruralistes français, L’Harmattan : 195-208.
- Génot Jean-Claude, 2003, Quelle éthique pour la nature ?, Aix-en-Provence, Édisud.
- Hell Bertrand, 1995, Le sang noir : chasse et mythe du sauvage en Europe, Paris, Flammarion.
- Kalaora Bernard, 1993, Le musée vert : radiographie du loisir en forêt, Paris, L’Harmattan.
- Larrère Raphaël, 1993, « La notion de climax : modèle d’une nature sauvage », Études rurales, janvier-juin, 129-130 : 15-31.
- Lewin Guy, 1977, « Un parc régional en baie de Somme ? Utopie et réalisme ! », La Sauvagine, mai, 161 : 37.
- Michel Jean-Charles, 2005, « Le sort des ibis reste en suspens : le comportement agressif du “sacré” volatile pose question », Ouest-France, 16 août.
- Micoud André (dir.), 1991, Des hauts lieux ; la construction sociale de l’exemplarité, Paris, Presses du cnrs.
- – 1992, « La production sociale des normes en matière d’environnement », in Philippe Fritsch (dir.), L’activité sociale normative ; esquisses sociologiques sur la production sociale des normes, Paris, Éditions du cnrs : 69-91.
– 1993, « Vers un nouvel animal sauvage : le sauvage “naturalisé vivant” ? », Natures, Sciences, Sociétés, 1 (3) : 202-210. - Pasquet Gérard, 1995, La chasse verte : aménagements et gestion des plaines, des bois et des zones humides pour le retour du petit gibier, Paris, Hatier/Le Chasseur français.
- Raison du Cleuziou Yann, 2001, De la chasse à la ruralité : la mobilisation des chasseurs contre les usages urbains de l’espace rural, mémoire de l’iep de Grenoble.
– 2002, À contretemps : la révolte des chasseurs contre le changement de norme environnementale en baie de Somme, dea de gouvernement, Université Paris I Panthéon-Sorbonne. - Rigueil Nestor, 1995, « Et si la chasse était interdite ? », Le Chasseur français, juin : 34-39.
- Salesse Dominique, 1993, « Vous avez dit louphoque ? », Le Siffleur de la Baie de Somme, 8 : 4.
- Toussenel Alphonse, 1868, L’esprit des Bêtes, mammifères de France, Paris, J. Hetzel.
- Vourc’h Anne, Valentin Pelosse, 1985, « Chasseurs et protecteurs : les paradoxes d’une contradiction », in Anne Cadoret, (dir.), Protection de la Nature. Histoire et idéologie. De la nature à l’environnement, Paris, L’Harmattan : 108-123.
- Vourc’h Anne, 1990, « Représentations de l’animal et perceptions sociales de sa réintroduction. Le cas du Lynx des Vosges », Revue d’écologie (La terre et la vie), suppl. 5 : 175-187.
Mots-clés éditeurs : chasse, Baie de Somme, politique, social, nature
Date de mise en ligne : 03/10/2007.
https://doi.org/10.3917/ethn.071.0153Notes
-
[1]
Le document d’objectif Natura 2000-Pic 01 présente sous forme de fiches ce qu’il faut faire ou ne pas faire : « Reprofilage et agrandissement : Obtenir des berges en pente douce propices à l’expression optimale des différentes ceintures de végétation et à l’utilisation du site comme lieu de reproduction des batraciens et d’odonates ; augmenter la surface du plan d’eau pour favoriser les habitats aquatiques remarquables. Curage : Faire régresser les habitats méso à eutrophes au profit d’autres oligotrophes ; favoriser l’apparition d’habitats aquatiques dans les pièces d’eau envahies par de grands hélophytes. »
-
[2]
Entretien avec Nicolas Lottin, le 31 janvier 2002, chez lui à Saint-Valery. Conseiller général cpnt de Saint-Valery, administrateur de l’adpm Baie de Somme, candidat cpnt aux élections législatives de 2002.
-
[3]
Utiliser un bulldozer pour combler la mare des tritons.
-
[4]
En baie de Somme, l’usage du terme est conforme au sens qu’en donnait Cherville au xixe siècle : « La dénomination de sauvagine comprend toute la population ailée des étangs, des marais, des fleuves et des grèves, population qui commence au cygne pour finir aux alouettes de mer en passant par la nombreuse famille des canards sauvages. La chasse de la sauvagine peut se diviser en chasse au marais proprement dite, chasse sur les cours d’eau, chasse sur les grèves » [Cherville, 1864 : 177].
-
[5]
Entretien avec Renaud Blondin, le 14 juin 2002, chez lui à Abbeville. Président de l’adpm Baie de Somme (adpmbds), administrateur de la Fédération, administrateur de l’ancge, cpnt très actif.
-
[6]
Attitude partagée dont on trouve des traces dans La Sauvagine dès le début du développement touristique de la baie de Somme : « Mais nous rejetons les sentiers tracés, les itinéraires fléchés, les aires de pique-nique. Laissons au véritable sportif, à l’amoureux des grands espaces, le plaisir de chausser ses bottes et d’enfiler son suroît, et de souffrir d’une saine fatigue avant de goûter au charme de la nature encore sauvage, loin de la foule, des gardiens, des papiers gras et des transistors. Laissons à la nature tout ce qu’elle a encore de naturel » [Lewin, 1977 : 37].
-
[7]
Comme le note Jean-Louis Fabiani, la patrimonialisation de la nature « est une offre étatique à laquelle ne correspond aucune demande de la société civile. Mais il serait faux de croire que l’État est seul face au silence d’espaces naturels infinis. Le message idéologique que dissémine la signalisation (pas de chiens en laisse, pas de transistors, etc.) est bien celui de la légitimité de l’État ; il n’est pas étonnant de ce fait que ce dispositif soit souvent vécu par les indigènes, aussi bien que les usagers, comme l’imposition de légitimités étrangères » [1993 : 203].
-
[8]
Pour une iconographie de la « nuisance des nuisibles » : [Rigueil, 1995 : 34-39].
-
[9]
Ce rôle de maillon ultime de la chaîne alimentaire en charge de la prédation des animaux sans prédateurs trame dans l’ordre des représentations une quasi-lycanthropie sociale : le chasseur laisse sourdre du fond de lui-même les instincts sauvages qui le transforment [Bouldoire, 1993 : 40 ; Hell, 1995].
-
[10]
Ministre de l’Environnement au moment de l’enquête.
-
[11]
Ce qui n’est pas sans révéler le caractère proprement social du conflit entre usagers de la nature : « Nos dirigeants y nous invitent maintenant à ne plus mettre de treillis, alors que c’est très pratique et que c’est pas cher pour aller à la chasse. On veut pas avoir l’air de guerriers mais on est pas des guerriers, on va à la chasse. C’est des habits qu’on met tous les jours et puis on travaille avec, on les trouve sur les marchés américains, on est toujours habillé comme ça, nous. Même aux réunions on nous dit, ne pas faire trop dans le camouflage, parce que ça fait Rambo, ça ne plaît pas aux gens donc systématiquement après il y a une image qui vient du chasseur violent, agressif, vinassé puisqu’en plus on est alcooliques ! En gros c’est cela. » Entretien avec un chasseur à Ault le 20 juin 2002 au local de l’adpm Littoral Picard Sud.
-
[12]
« Le suprêmement naturel se confond désormais avec le comble de l’artificialité. Comment ce qui se définissait par sa vertu à toujours échapper à la maîtrise humaine pourra-t-il lui faire la grâce désormais de se déployer là où il est dit qu’il est “naturel” qu’il soit ? » [Micoud et Pelosse, 1993 : 13].
-
[13]
« L’imposition de normes légales fondées sur des contextes extérieurs aux situations qu’elles sont appelées à structurer conduit ainsi, comme c’est exactement le cas avec la chasse aujourd’hui, à faire de pratiques sociales licites des actes illégaux » [Darbon, 1997 : 13].