Couverture de DRS_090

Article de revue

Entre sentiment et comportement. L’adaptation des agents de probation aux réformes gestionnaires

Pages 303 à 316

Notes

  • [1]
    Voir notamment Pierre Rosanvallon, La nouvelle question sociale. Repenser l’État-providence, Paris : Seuil, 1995.
  • [2]
    Philippe Bezes, Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française (1962-2008), Paris : PUF, 2009.
  • [3]
    Selon Jacques Commaille, « une des grandes spécificités de la justice tenait à son extraordinaire capacité à cultiver son exceptionnalité », in Jacques Commaille et Martine Kaluszynski (dir.), La fonction politique de la justice, Paris : La Découverte, 2007, p. 309.
  • [4]
    Cécile Vigour, « Les recompositions de l’institution judiciaire », in Jacques Commaille et Martine Kaluszynski (dir.), La fonction politique de la justice, op. cit., p. 47-67.
  • [5]
    Christian Mouhanna et Benoit Bastard, Une justice dans l’urgence. Le traitement en temps réel des affaires pénales, Paris : PUF, 2007.
  • [6]
    Jean-Charles Froment et Martine Kaluszynski (dir.), L’administration pénitentiaire face aux principes de la nouvelle gestion publique, Grenoble : Presses Universitaires de Grenoble, 2011.
  • [7]
    Philippe Robert, « Peine, récidive et crise sécuritaire », in Françoise Tulkens, Yves Cartuyvels et Christine Guillain (dir.), La peine dans tous ses états. Hommage à Michel van de Kerchove, Bruxelles : Larcier, 2011, p. 253-271.
  • [8]
    Gaëtan Cliquennois, « Vers une gestion des risques légitimante en prison », Déviance et Société, 30 (3), 2006, p. 335-371.
  • [9]
    Id., Le management des prisons, Bruxelles : Larcier, 2013.
  • [10]
    Malcolm M. Feeley et Jonathan Simon, « The New Penology: Notes on the Emerging Strategy of Corrections and its Implications », Criminology, 30, 1992, p. 449-474.
  • [11]
    Pierre Lascoumes, « Ruptures politiques et politiques pénitentiaires. Analyse comparative des dynamiques de changement institutionnel », Déviance et Société, 30 (3), 2006, p. 417.
  • [12]
    La Confédération générale du travail (CGT), majoritaire chez les agents de probation, défend une identité de travailleur social se donnant la réinsertion des condamnés comme objectif. Le Syndicat national de l’ensemble des personnels de l’administration pénitentiaire (SNEPAP), né au sein même de l’adminis­tration pénitentiaire, soutient de son côté le développement d’une expertise criminologique en matière de prévention de la récidive ; s’il n’est pas majoritaire parmi les agents de probation, son influence est importante au sein de la Direction de l’administration pénitentiaire, notamment du fait des positions hiérarchiques occupées par certains de ses cadres fondateurs. La Confédération française démocratique du travail (CFDT), enfin, dont l’audience est plus réduite, insiste plus particulièrement sur la dimension relationnelle de l’activité.
  • [13]
    Xavier de Larminat, Hors des murs. L’exécution des peines en milieu ouvert, Paris : PUF, 2014.
  • [14]
    Albert O. Hirschman, Exit, Voice and Loyalty. Responses to Decline in Firms, Organizations and States, Cambridge : Harvard University Press, 1970.
  • [15]
    Michel Autès, Les paradoxes du travail social, Paris : Dunod, 2e éd., 2004 ; Michel Chauvière, Trop de gestion tue le social ? Essai sur une discrète chalandisation, Paris : La Découverte, 2007.
  • [16]
    Il s’agissait d’une des conclusions d’une mission confiée par l’administration pénitentiaire en 2008 à Isabelle Gorce, Propositions pour une définition du métier de conseiller d’insertion et de probation, Paris : 2008.
  • [17]
    Dominique Lhuillier (dir.), Changements et construction des identités professionnelles. Les travailleurs sociaux pénitentiaires, rapport de recherche, Paris : Direction de l’administration pénitentiaire, 2007, p. 94.
  • [18]
    Nicolas Sallée, « Les éducateurs de la Protection judiciaire de la jeunesse à l’épreuve de l’évolution du traitement pénal des jeunes délinquants », Champ Pénal, VII, 2010, p. 1-20.
  • [19]
    Claude Dubar et Pierre Tripier, Sociologie des professions, Paris : Armand Colin, 1998, p. 163.
  • [20]
    Voir à ce sujet les travaux d’Alexia Jonckheere au sujet de l’équivalent belge des agents de probation : Alexia Jonckheere, (Dés)équilibres. L’informatisation du travail social en justice, Bruxelles : Larcier, 2013.
  • [21]
    CGT pénitentiaire, « Ce que nous sommes et pourquoi nous nous battons », <http://www.ugsp-cgt.org>, 2010.
  • [22]
    Extrait d’un tract du SNEPAP, diffusé fin juin 2008, quelques jours avant la signature du protocole soumis par la Direction de l’administration pénitentiaire qui allait mettre un terme au mouvement social.
  • [23]
    Laurent Gras, La socialisation professionnelle des conseillers d’insertion et de probation. Profils et représentations du métier des élèves de la 12e promotion, rapport intermédiaire, Agen : ENAP, 2008, p. 10.
  • [24]
    Décret n° 2010-1639 du 23 décembre 2010 portant statut particulier des conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation.

1 Au cours des décennies 1980 et 1990, la conjonction entre la crise de l’État-providence et l’expansion des doctrines néolibérales avait motivé nombre d’analyses sur le déclin de l’État, dont les capacités d’intervention seraient au mieux affaiblies et au pire dépassées face aux logiques du marché et de la mondialisation  [1]. Aujourd’hui, d’autres auteurs montrent que c’est en s’inspirant des modes d’organi­sation des entreprises, et via la circulation des modèles de réforme à l’échelle internationale, que l’on assiste à la réinvention de l’État  [2], sous la forme d’un vaste processus de « modernisation » des services publics. Après avoir résisté un temps à ces évolutions en y opposant un ensemble de valeurs morales  [3], la justice s’est elle aussi trouvée progressivement concernée par le développement et l’accroissement de ces logiques gestionnaires. Si ces « recompositions de l’institution judiciaire »  [4] ont d’abord concerné le haut de « l’entonnoir pénal », notamment au niveau de l’organi­sation des parquets  [5], elles s’étendent désormais jusqu’au goulot de l’exécution des peines, incarné par l’administration pénitentiaire  [6]. Parallèlement, les impératifs de sécurité, traditionnellement attachés à ce secteur de l’intervention publique, ont été partiellement redéfinis sous l’angle de la prévention de la récidive  [7] et de la gestion des risques  [8] pour former un nouveau « management des prisons »  [9]. Il n’a pas fallu longtemps pour que les services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP) se trouvent soumis aux mêmes tensions.

2 Les SPIP sont les services socio-judiciaires de l’administration pénitentiaire, nés de la fusion en 1999 entre les anciens comités de probation et les services socio-éducatifs en prison. Les agents de probation qui y travaillent ont pour principales missions la mise en œuvre et le suivi des sanctions pénales en milieu ouvert, la préparation et le suivi des aménagements de peine ainsi que l’accompagnement et la réinsertion des personnes détenues. Dans un contexte marqué par une surpopulation carcérale structurelle et ponctué de faits divers tragiques ayant accentué les pressions sécuritaires, la façon d’envisager leur rôle s’articule aujourd’hui autour de deux axes principaux : la gestion des flux, qui consiste à favoriser la mise en œuvre effective des sanctions, dans des délais raisonnables ; la gestion des risques, qui vise à adapter le mode de prise en charge des personnes condamnées à leur dangerosité présumée. D’un côté, des modes de rationalisation administrative ont contribué à la remise en cause de l’autonomie et de la polyvalence des agents de probation et à la standardisation de leur activité. De l’autre, l’importation d’instruments d’éva­luation des risques et de programmes de prise en charge collective des condamnés, inspirés par la « nouvelle pénologie »  [10] et par les thérapies cognitives et comportementales, a marqué un changement de philosophie par rapport aux approches socio-éducatives visant la réinsertion sociale des condamnés. L’officialisation de ces orientations par la publication en mars 2008 d’une circulaire relative aux missions et méthodes d’intervention des SPIP entraina dès le mois suivant le déclenchement au sein des services de probation d’un mouvement social de grande ampleur qui dura jusqu’au mois de juin. Au-delà de l’obtention d’une revalorisation salariale devenue effective deux ans plus tard, le déroulement de ce conflit n’a pas infléchi le sens des réformes gestionnaires engagées par l’administration pénitentiaire, dont l’intensité n’a fait que s’accroître.

3 Cependant, ces velléités croissantes de « modernisation » des services de probation ne se répercutent pas forcément sur le terrain avec la même force et selon la même logique que celle envisagée à l’origine par ses promoteurs. Dans le champ pénitentiaire, il a notamment été souligné que ce sont pour une large part « les stratégies et les routines professionnelles qui mènent le jeu »  [11]. Si les impulsions gestionnaires sont tangibles et produisent leurs effets sur l’échafaudage institutionnel, il convient donc également de tenir compte du degré d’appropriation de ces réformes par les agents de probation, dont dépend pour une large part la consistance du processus à l’œuvre. Pour cela, on s’attachera ici à croiser les sentiments qu’ils éprouvent au sujet de réformes avec les comportements qu’ils adoptent à l’égard de l’institution, afin d’apprécier dans le détail les différents registres d’adaptation individuels qui conditionnent la portée des reconfigurations. Dans cette perspective, on tiendra également compte de l’influence indirecte des actions collectives au sein de la profession, en détaillant les positions adoptées par chacun des trois principaux syndicats d’agents de probation (CGT, SNEPAP, CFDT)  [12] à l’occasion du mouvement social de 2008.

Le dispositif d’enquête

Cet article s’appuie sur un long travail de terrain mené au sein de deux SPIP entre 2006 et 2010, dans le cadre d’une thèse en science politique  [13]. L’enquête s’est principalement déroulée par observation ethnographique, durant six mois consécutifs dans chaque service. Les deux SPIP retenus l’ont été en raison des différences qu’ils présentaient en termes de taille, de structure et d’environnement. Le premier service, situé dans un département semi-rural, comptait une dizaine d’agents de probation, majoritairement âgés de plus de 30 ans, encadrés par un directeur et une directrice adjointe. Le second, situé dans un département urbain, comptait une trentaine d’agents de probation, dont la moitié avait moins de 30 ans. En plus d’un directeur et d’une directrice adjointe, deux chefs de services y constituaient un niveau d’encadrement intermédiaire. Dans les deux cas, les deux tiers des agents de probation étaient des femmes. Les dernières générations se caractérisent par une forte proportion de juristes et un niveau d’étude élevé (la moitié dispose d’un master), tandis que les agents de probation recrutés auparavant avaient plus souvent suivi un cursus en sciences humaines et sociales et se distinguaient par la diversité de leurs expériences professionnelles antérieures. Outre les séquences d’observations dans différentes situations de travail (rencontres avec les condamnés, rédaction des rapports, réunions de service…), une trentaine d’entretiens semi-directifs ont été réalisés avec les agents de probation de ces deux services, en respectant un principe de diversification en fonction de leur sexe, de leur âge et de leur appartenance syndicale. Il s’agissait par là de récolter des éléments relatifs à leur trajectoire et à leur formation, et de pouvoir rapporter les pratiques observées aux représentations qu’ils se faisaient de leur métier et de ses évolutions.

4 On peut repérer grossièrement trois types de sentiments entretenus par les agents de probation à l’égard des réformes auxquelles ils se trouvent confrontés, en distinguant des « déçus », des « opposants » et des « convaincus ». D’autre part, en s’appuyant sur la classification d’Albert Hirschman  [14], on peut décrire trois types de comportements adoptés par les agents de probation face aux évolutions en cours : ils peuvent décider de ne pas y participer (exit), d’en contester ouvertement les fondements (voice), ou de rester fidèles à l’institution (loyalty). A priori, on pourrait être tenté d’établir un lien de causalité entre déception et exit, opposition et voice, conviction et loyalty. Pourtant, l’observation laisse apparaître en réalité des combinaisons plus complexes. En d’autres termes, il n’y a pas nécessairement correspondance entre sentiments et comportements : le fait d’apparaître déçu par les changements à l’œuvre ne conduit pas forcément à quitter l’institution, mais peut tout aussi bien donner lieu à des tentatives de reformulation des enjeux ou dériver vers des formes de résignation. De même, le fait d’y être opposé sur le principe ne débouche pas nécessairement sur la prise de parole, mais peut se manifester par des formes de contournement ou par l’attente d’un prochain départ à la retraite. Enfin, le fait de se montrer convaincu ne signifie pas automatiquement une adhésion sans faille mais peut se traduire par des velléités d’ascension professionnelle ou déboucher sur un processus stratégique de négociation, afin de profiter des incertitudes de la situation. Aussi, c’est en croisant les différents types de comportements détaillés par Albert Hirschman avec les trois catégories de sentiments entre lesquels se répartissent les agents de probation, que l’on peut parvenir à une vision plus fine des différents registres d’adaptation susceptibles d’être adoptés, consciemment ou non, et de leur impact respectif sur la consistance du processus de réforme.

Les registres d’adaptation des agents de probation face aux réformes gestionnaires

DéçusOpposantsConvaincus
ExitReconversionRetraitePromotion
VoiceReformulationConfrontationNégociation
LoyaltyRésignationContournement Appropriation

Les registres d’adaptation des agents de probation face aux réformes gestionnaires

I. L’ambivalence des déçus

5 La première catégorie que l’on peut identifier est celle que forment ceux qui sont déçus par les changements en cours. On y trouve des profils d’agents de probation très différents – hommes ou femmes, jeunes ou anciens, peu diplômés ou titulaires d’un master – mais qui partagent tous un goût prononcé pour la relation directe avec les condamnés, qu’ils considèrent comme leur « cœur de métier ». Ce n’est pas tant la focalisation sur les risques de récidive qui les préoccupe que la standardisation des pratiques ainsi que l’ampleur de la charge de travail, qu’ils estiment excessive. En cela, ils sont représentatifs d’un certain « malaise » perceptible dans l’ensemble des métiers du social, soumis aux mutations de leurs modes d’intervention  [15].

I.1. La reconversion professionnelle

6 Même si, traditionnellement, l’administration pénitentiaire s’avère relativement peu touchée par le départ de ses fonctionnaires  [16], notamment en raison du caractère spécifique de leurs missions, la première tentation des déçus est souvent d’envisager une reconversion professionnelle. Les chiffres les plus récents, extraits d’une recherche réalisée en 2007, montraient déjà que « plus de la moitié des travailleurs sociaux de la population enquêtée pensent changer de métier » et « un tiers d’entre eux ont déjà pensé à démissionner »  [17]. Si « l’usure du métier » a pu être invoquée sur nos terrains pour justifier une volonté de reconversion, ce fut surtout le cas des agents de probation intervenant en milieu fermé, qui supportent de plus en plus difficilement au fil du temps la pression imposée par le travail en détention. Concernant le milieu ouvert, les déçus qui ont manifesté sur nos terrains leurs envies d’ailleurs, dans des proportions similaires, ont surtout déploré la hausse des charges administratives et la distance de plus en plus grande qui tend à s’instaurer entre eux et les condamnés. Ces considérations sont en outre redoublées par le fait que les perspectives de carrière qui s’offrent à eux en interne, par le biais du concours de directeur pénitentiaire d’insertion et de probation, les conduiraient à prendre encore davantage de recul vis-à-vis des justiciables, dans un rôle de « manager » peu prisé par ceux qui entretiennent ce type de sentiments.

7 Pour certains, le départ effectif consiste seulement à changer de secteur d’intervention, en se tournant vers la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), perçue comme un idéal protégé – bien que soumis à des tensions similaires  [18]. Ce fut le cas de trois agents de probation (deux en tant qu’éducateurs, le troisième en tant que directeur de la PJJ) sur la trentaine avec lesquels j’ai réalisé un entretien. Pour d’autres, et en particulier pour ceux qui ont suivi des études juridiques, la réorientation peut s’avérer plus radicale et conduire à une rupture définitive avec l’univers socio-judiciaire, en passant notamment d’autres concours de la fonction publique tels que celui des instituts régionaux d’administration par exemple, comme ce fut le cas d’un autre agent interrogé, qui quitta son poste en 2009. Dans tous les cas, la démission ne semble réellement envisageable que pour ceux qui disposent d’une porte de sortie, soit en réinvestissant des acquis professionnels dans un domaine relativement proche, soit en mettant à profit les titres et connaissances scolaires dont ils pouvaient se prévaloir.

I.2. La reformulation des enjeux

8 Toutefois, tous les déçus ne cherchent pas à faire cavalier seul et à quitter définitivement l’administration pénitentiaire. En réalité, les velléités de départ ne se concrétisent souvent qu’après l’échec d’une tentative de prise de parole collective, ou parallèlement à celle-ci. Inversement, l’exit ne fait souvent que renforcer la vigueur de la voice : en effet, plus les agents de probation sont nombreux à quitter leur poste, plus la pression des flux s’accentue localement sur ceux qui restent, et plus les déçus sont portés à venir grossir les rangs de la contestation. Leur participation à l’action collective revêt néanmoins un caractère paradoxal, sur un mode distancié, dans un rôle d’accompagnateur plutôt que d’initiateur. Ce fut le cas en 2008 d’une grande partie des agents de probation non syndiqués, qui attendaient de voir la tournure que prendraient les événements. Ce fut également l’attitude adoptée par la CFDT qui, en raison de sa base constituée d’assistantes sociales, éprouvait quelques difficultés à trouver sa place dans un mouvement dont la principale revendication portait sur la revalorisation du statut des conseillers d’insertion et de probation. Il fut le premier syndicat à se retirer du mouvement.

9 Cette stratégie de retrait n’a pourtant pas entraîné l’abandon de toute prise de parole de la part de la CFDT et des déçus qu’elle fédérait, qui se sont dès lors évertués à proposer une reformulation de l’enjeu des réformes. Derrière la multiplicité des motifs de mécontentement (hausse des procédures administratives, division des tâches, informatisation des services…), ils ont cherché à défendre une autre manière de poser les problèmes que celle consistant à soutenir l’évidence d’une « modernisation nécessaire ». La question des moyens constitua dès lors l’axe de revendication principal autour duquel se retrouvaient les déçus. Même retirés du mouvement social, les représentants de la CFDT tentèrent de faire entendre ce point de vue de l’extérieur, en soutenant notamment dans une série de tracts que « l’individu est au cœur du métier de travailleur social de l’administration pénitentiaire ». Certains agents de probation ont cherché de la même façon à peser à titre individuel sur les revendications en plaidant pour une hausse des moyens et une amélioration des conditions de travail (taille des locaux, voitures de service…), plutôt que pour une augmentation de salaire, lors de réunions de services mensuelles en présence du directeur départemental.

I.3. De la déception à la résignation

10 Il arrive cependant que la déception atteigne un point de basculement à partir duquel les agents considèrent que les changements sont irréversibles ; c’est alors la résignation qui prend le dessus. Ce désenchantement s’exprime de deux manières : il peut d’abord se traduire par des formes de désinvestissement, voire d’apathie ; mais il peut aussi conduire à des formes plus ou moins cyniques d’accommodement et de détournement des injonctions gestionnaires à des fins personnelles. Dans les deux cas, la loyauté dont il est ici question reste toute relative puisqu’elle correspond seulement à une fidélité de façade à l’égard de l’institution, par défaut ou par intérêt.

11 Dans le premier cas, on trouve la situation classique en sociologie des professions de ceux qui décident de « s’orienter vers d’autres centres d’intérêts et ressources identitaires que leur travail professionnel en se consacrant, par exemple, à leur famille ou à une passion extra-professionnelle »  [19]. La résignation se concrétise alors par une sorte de détachement à l’égard du métier. Il arrive que certains agents, tout en affirmant avoir choisi ce métier par intérêt et par vocation pour l’accompagnement social, ce qui nécessite un investissement coûteux en temps et en énergie, finissent par se satisfaire d’un rôle plus formaliste de simple exécutant, faute de pouvoir exercer leur métier dans des conditions propices à leur épanouissement professionnel. Un tel renoncement facilite l’écoulement de la pile de dossiers et leur permet de maximiser le temps consacré à leur vie privée, en limitant leur participation professionnelle au strict nécessaire.

12 D’autres, sans illusion quant à la possibilité d’infléchir les projets de réforme de l’administration pénitentiaire, s’accommodent comme ils peuvent du changement et tentent d’instrumentaliser ces évolutions à leur profit. Prenant acte du nouveau contexte d’évaluation des politiques publiques, ils s’évertuent à remplir formellement les indicateurs requis pour donner des gages d’efficacité à leur hiérarchie, dans une perspective immunitaire, qui leur permet de ne pas compromettre leur notation et leurs chances d’évolution dans la profession  [20]. Ces agents répondent ainsi de façon intensive mais superficielle à des injonctions gestionnaires qu’ils réprouvent, de manière à amasser des preuves chiffrées de leur productivité, sans pour autant valider ces reconfigurations sur le fond.

II. L’arsenal des opposants

13 Une autre partie des agents de probation, quoique non satisfaits par les perspectives ouvertes par les évolutions du métier, refuse tout sentiment d’abattement et forme le camp des « opposants » aux réformes, dans le sens où, contrairement aux déçus, ils en proposent une remise en cause radicale. À la critique du manque de moyens, ils ajoutent la défense d’une conception résolument sociale du métier, tournée vers la réinsertion. En cela, ils s’opposent conjointement aux deux versants des reconfigurations actuelles en se référant aux racines historiques de la profession. La présentation du métier faite par la CGT correspond assez bien à l’idée partagée par ces opposants, syndiqués ou non, qui refusent aussi bien de faire office de pistons en matière de gestion des flux que de jouer les spécialistes en matière de gestion des risques : « La mission première des travailleurs sociaux de l’adminis­tration pénitentiaire reste d’assurer la réinsertion (au sens le plus large possible) des personnes suivies… Nous refusons de nous improviser criminologues, de devenir des pseudo-experts du risque de récidive ou de la dangerosité. Nous refusons de devenir la cheville ouvrière du désengorgement des prisons et nous demandons à ce que les moyens nous soient donnés pour faire des aménagements de peine un réel outil de réinsertion. Nous pensons qu’il faut réinvestir la question de la méthodologie en travail social et s’en approprier les outils  [21]. »

II.1. Battre en retraite

14 Les premiers à se sentir concernés par ce type de revendications sont souvent parmi les plus anciens dans le métier. Ils ont commencé à travailler à une époque où la question du caractère social du métier ne se posait pas, elle s’imposait. Ils défendent leur appartenance à la famille des travailleurs sociaux, qu’ils refusent de renier, et à laquelle leur formation initiale les rattache le plus souvent. Par un effet de générations, leur inadaptation aux instruments modernes et à l’usage de l’informatique leur sert souvent de justification pour privilégier le temps passé à mener des entretiens plutôt qu’à rédiger des rapports. Les plus anciens sont également les plus attachés à l’existence de permanences délocalisées, de plus en plus souvent remises en cause pour des questions budgétaires, qui permettent de recevoir les condamnés à proximité de chez eux, dans des locaux mis à leur disposition par des partenaires, plutôt qu’à l’antenne du service de probation (ce qui accroît, par la même occasion, l’autonomie des professionnels).

15 Avant cette récente vague de « modernisation », ces opposants ont vu d’autres réformes s’imposer depuis leurs débuts dans la profession : celle de 1999, qui a donné lieu à la création des SPIP, reste pour la majorité d’entre eux une déchirure, liée à une perte irrémédiable de proximité avec les magistrats et au début d’une formalisation administrative de plus en plus prégnante. Toutefois, s’ils ne se montrent pas résignés, la contestation qu’ils opposent aujourd’hui reste souvent de l’ordre du discours. Conscients de ne plus figurer parmi les forces vives de la profession, susceptibles d’infléchir le cours des évolutions à venir, ils se contentent le plus souvent de joindre leur voix au mouvement de protestation, avant de quitter l’institution en fin de carrière en atteignant l’âge de la retraite. Certes, l’exit ici n’est pas tant volontaire que réglementaire. Mais derrière l’obligation de battre littéralement en retraite, ceux dont il est question ici ne sont pas neutres pour autant et pèsent dans le mouvement d’opposition, ne serait-ce que par le poids de la tradition dont ils sont porteurs et la mémoire de l’institution dont ils se veulent les garants.

II.2. Faire front

16 Alors que le mouvement social de 2008 agrégeait de multiples sources de mécontentements, ce qui fait la spécificité du camp des opposants durant cette période, c’est le refus de toute forme d’atomisation ou de morcellement de la prise en charge, et l’affichage d’une identité de travailleur social, contre la circulaire de mars 2008 relative aux méthodes d’intervention des SPIP qui s’évertuait à gommer toute référence à cette dimension du métier. Cette tendance est notamment portée durant le mouvement social par les adhérents de la CGT, auxquels se joignent des agents non syndiqués partageant la même vision. C’est cet attachement au travail social qui explique qu’en juin 2008, au terme du mouvement, la CGT choisira finalement de se retirer des négociations plutôt que d’accepter le compromis proposé par l’administration pénitentiaire, qui consistait à leur faire quitter le champ de l’action sociale pour rejoindre la filière sécurité de la fonction publique en échange d’une revalorisation salariale.

17 Toutefois, la prise de parole ne se trouve pas limitée aux périodes de conflits ouvertes au plan national, mais peut trouver à s’exprimer sur la scène locale et sur des questions périphériques, telles que le développement de l’informatique, dont l’usage tend à remplacer les traditionnels dossiers au format papier. Ces agents de probation prennent régulièrement la parole lors des réunions de service pour souligner le danger d’un appauvrissement de leur métier à force de vouloir envelopper l’ensemble des missions dévolues aux agents de probation à l’intérieur d’un logiciel dont le calibrage excessif et le manque de flexibilité leur posent problème. L’existence d’un indicateur de performance relatif au montant du remboursement des parties civiles acquitté par le condamné est un autre motif de mécontentement particulièrement vif. Les opposants estiment que l’évaluation du respect de cette obligation ne peut se réduire à un travail de « recouvrement de fond », d’autant plus que cet indicateur s’avère incapable de satisfaire l’esprit de la loi. Le texte précise en effet que le remboursement des dommages et intérêts doit être proportionnel aux « facultés contributives » du condamné, de manière à ne pas mettre en péril son insertion. En mettant en valeur un chiffre sorti de son contexte, cet indicateur servirait selon ces contestataires une logique purement gestionnaire en contradiction avec les efforts d’accompagnement et d’individualisation qu’ils entendent mettre en œuvre.

II.3. Désertion et sabotage

18 Parmi ceux qui sont hostiles aux réformes et qui s’accordent à cette défense de principe d’une identité de travailleur social, tous n’ont pas le goût des grandes luttes collectives ou des joutes oratoires. Le tempérament et la trajectoire de certains d’entre eux, de même que la crainte d’éventuelles sanctions pour d’autres, peut les encourager à adopter des registres d’opposition moins explicites qui, vus de l’extérieur, laissent paraître tous les signes d’attachement formel à l’institution. Ceux-là n’envisagent ni de partir, ni de céder, mais tentent de saper les évolutions de l’intérieur, ou du moins de réduire leur portée. Ils mettent ainsi en œuvre des pratiques silencieuses de désertion ou de sabotage. Concrètement, il s’agit notamment pour eux de contourner certaines priorités fixées par l’administration pénitentiaire en pratiquant une sorte de « grève perlée » concernant les évolutions qu’ils contestent : si les justiciables continuent d’être reçus régulièrement en entretien, les rapports au juge sont en revanche rendus en retard de façon systématique (même quand ils sont déjà prêts à être envoyés) et certaines réunions sont boycottées, de manière à contester le poids des impératifs bureaucratiques au détriment du travail relationnel. De même, plutôt que d’opposer ouvertement un refus de principe, ils invoqueront le manque de temps pour ne pas remplir en détail les rubriques du logiciel informatique, auquel ils opposent d’ailleurs cette force d’inertie avec un certain succès.

19 Poussée à son paroxysme, on peut même parler de sabotage, lorsque cette logique de contournement se transforme en désobéissance systématique à l’égard de certaines recommandations. Ces manœuvres se doivent toutefois de rester discrètes pour ne pas risquer d’exposer leurs auteurs à des sanctions. La rétention d’information, par la création de dossiers-fantômes à usage personnels, pour éviter de diffuser par les canaux officiels certaines informations jugées sensibles, fait partie de ces pratiques cachées difficiles à mesurer, mais dont on a pu être ponctuellement témoin. La limite d’une telle attitude réside évidemment dans la capacité de la hiérarchie à rappeler à l’ordre les agents qui ne respecteraient pas les consignes, d’autant que les personnels d’encadrement n’ont même plus à sortir de leur bureau pour constater certains manquements, qu’ils peuvent désormais contrôler en temps réel sur leur écran d’ordi­nateur. Cela dit, ces derniers n’ont pas forcément le temps, ni l’envie d’opérer une surveillance régulière, si bien que la réprobation de telles pratiques reste assez rarement nominative, même lors des entretiens annuels de notation. Des formes de résistance infra-syndicales, si ce n’est véritablement infra-politiques, trouvent ainsi à s’épanouir dans les interstices restés à l’abri de la surveillance.

III. La quête de reconnaissance des convaincus

20 Loin de ces positions défensives, une dernière catégorie accueille les changements avec davantage de bienveillance. En particulier, l’avènement d’une culture criminologique au sein de l’administration pénitentiaire est envisagé par une partie de la profession comme un moyen de valoriser le travail d’agent de probation et de faire valoir sa spécificité, dans une logique de distinction vis-à-vis des métiers du travail social, aujourd’hui dévalorisés. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que les principaux défenseurs de cette approche se retrouvent autour des positions défendues par le SNEPAP, le seul des trois grands syndicats à être né au sein du champ pénitentiaire : « Nous souhaitons un statut nous permettant de nous assumer tels que nous sommes : sans doute pas des “travailleurs sociaux” à qui nous empruntons pourtant un nombre important de savoirs en matière de techniques d’entretien avec les personnes ou de connaissances de l’environnement socio-économique (par exemple) ; ceux-ci ne suffisent évidemment pas. Les connaissances et grilles de lectures nécessaires à l’exercice de notre mission sont tout à fait particulières en bien d’autres domaines : le droit, et plus particulièrement la procédure pénale, la criminologie, la psychopathologie… Nous devons, en outre, gérer cette relation d’autorité, conférée par le mandat pénal, qui porte, justifie et délimite notre action, qui est étrangère, voire antinomique à la notion même de travail social, et fait de nous les acteurs uniques en matière de prévention de la récidive des crimes et des délits  [22]. »

III.1. La promotion espérée

21 La catégorie des convaincus puise la majeure partie de ses forces vives dans le renouvellement des générations, accéléré par les nombreux recrutements enregistrés au cours de la précédente décennie. Le passage de 2 000 à 3 000 agents de probation environ en l’espace de dix ans a eu des effets importants sur la structure des effectifs et le profil des nouvelles recrues, davantage tournées vers le droit et de plus en plus diplômées, comme mentionné plus tôt. Pour une part croissante de ces nouveaux entrants, le métier d’agent de probation est moins l’aboutissement d’une vocation que la conséquence d’une réévaluation à la baisse de leurs objectifs, après avoir envisagé sans succès une carrière de magistrat par exemple. Si tous sont loin de considérer leur situation comme un échec, le manque de gratifications économiques, symboliques ou sociales fait naître chez certains d’entre eux un sentiment de frustration et de déconsidération, partagé par l’ensemble de la profession à un moindre niveau. L’importation d’un référentiel criminologique, susceptible à leurs yeux de les doter d’un savoir-faire qui leur serait propre, est dès lors perçue comme une opportunité à saisir dans une logique de distinction et de valorisation professionnelle.

22 Cette conviction partagée à l’égard des aspects criminologiques de la réforme s’accommode plutôt bien de son versant gestionnaire et standardisé, considéré comme une manière d’assurer une égalité de traitement et de prendre de la hauteur par rapport au suivi quotidien des mesures, pour privilégier un rôle de « pilotage » et d’orientation des personnes. Or, cette aspiration à prendre du recul quant à l’accompagnement individuel des condamnés, couplée à une volonté affichée de valorisation professionnelle, trouve en réalité sa concrétisation la plus directe et la plus naturelle dans une quête d’ascension hiérarchique, par la voie de promotion interne que constitue le concours de directeur pénitentiaire d’insertion et de probation. Contrairement aux déçus qui choisissent plutôt de quitter l’administration pénitentiaire, les convaincus cherchent à progresser au sein de la filière, ce qui constitue pour eux le meilleur moyen de mettre en adéquation leurs titres et leurs aspirations. Ce faisant, ils quittent le métier d’agent de probation « par le haut », pour atteindre le statut de cadre et toucher la rémunération correspondante. Si l’exit, en l’occurrence, ne s’avère que partiel, il passe néanmoins par un changement de fonction qui mérite d’être souligné.

III.2. La négociation recherchée

23 Cela étant, il n’y a pas de place pour tout le monde à l’échelon supérieur. Laurent Gras observe ainsi qu’« au vu des effectifs des promotions de conseillers d’insertion et de probation et d’élèves “surdiplômés”, on peut s’interroger sur la capacité de l’admi­nistration pénitentiaire à [leur] assurer une ascension professionnelle à la hauteur de leur espérance »  [23]. La part moyenne d’agents de probation diplômés d’un master dépassant les 50 % dans les promotions entrées en fonction depuis 2005, et le nombre de cadres d’insertion et de probation dépassant à peine 400 personnes, l’offre d’ascension reste effectivement restreinte. C’est d’autant plus le cas depuis la réforme du statut des directeurs au 1er janvier 2011, qui favorise désormais le recrutement par concours externe, alors que c’est l’expérience qui était auparavant valorisée en interne. Dès lors, les convaincus qui craignent de ne pas parvenir à atteindre leurs objectifs individuels peuvent être tentés par la prise de parole. Dans ce cas, celle-ci trouve essentiellement à s’incarner par la voix du SNEPAP. Le but ne consiste évidemment pas pour eux à contester les fondements de la réforme, ni à en reformuler les principes, mais à retirer un maximum de bénéfices en s’appuyant sur leur principal levier, consistant à conditionner leur coopération effective au processus de réforme à la satisfaction de leurs revendications statutaires et salariales.

24 Lors du mouvement social de 2008, après le retrait de la CFDT, suivi du refus de la CGT de signer le protocole soumis par la Direction de l’administration pénitentiaire, le SNEPAP devint de fait le principal interlocuteur de l’administration centrale. La négociation s’est alors concentrée sur une revalorisation de la grille indiciaire des salaires, aboutissant à calquer à partir de 2011 la rémunération des agents de probation sur celle des lieutenants pénitentiaires. En échange, l’identité professionnelle des agents de probation, historiquement fondée sur une sensibilité sociale, a été profondément bousculée : c’est désormais leur contribution à la sécurité publique et à la prévention de la récidive qui est explicitement affichée dans leur nouveau statut  [24].

III.3. L’appropriation conformiste

25 Il reste enfin le cas de ceux qui ne poursuivent pas d’ambitions personnelles particulières, et qui n’ont pas suivi de près les débats relatifs à cette réforme statutaire – parce que la discussion a rapidement pris une tournure technique ou parce qu’ils n’étaient pas liés au SNEPAP – mais qui conçoivent tout de même leur fonction comme devant relever d’un travail d’expertise criminologique. Pour ceux-là, dont la formation juridique s’acheva le plus souvent par un master en sciences criminelles, il s’agit d’une évolution naturelle qui leur semble aller de soi. Le développement quantitatif des modules de criminologie et de management dans la formation proposée par l’École nationale d’administration pénitentiaire (ENAP) tend également à sensibiliser les futurs agents à la problématique de la gestion des flux et de la gestion des risques. Il peut arriver, de manière résiduelle compte tenu de la vigueur des débats à l’intérieur des services, que certains ne se sentent pas vraiment concernés et s’appro­prient ces évolutions sans véritablement se poser de questions. Pour les autres, en revanche, l’appropriation se réalise sur un mode beaucoup plus volontaire et proactif, qui peut aller jusqu’à participer à l’expérimentation et à la formalisation des nouveaux dispositifs. Du conformisme implicite à l’enthousiasme explicite, tous partagent en tout cas une même bienveillance à l’égard des reconfigurations en cours.

26 À l’instar des autres catégories, c’est leur attitude à l’égard de l’informatisation des services qui rend le mieux compte de leur positionnement. En l’occurrence, l’usage appliqué et intensif que font ces agents de probation de l’ordinateur, qui les conduit à adapter le contenu de leurs interventions pour mieux les faire correspondre aux rubriques du logiciel, plutôt que l’inverse, témoigne de leur adhésion à ce nouveau modèle. Un tel phénomène souligne en même temps l’adéquation naturelle entre le profil partagé par les nouvelles générations, élevées à l’ère du numérique, et le recours à la technologie – contrairement à leurs aînés, pour qui l’appropriation d’un tel outil est plus laborieuse. Chez certains, l’usage du logiciel est tellement systématique que les dossiers papier conservés dans les armoires ne contiennent pas une seule ligne manuscrite, mais uniquement les photocopies des justificatifs administratifs fournis par les condamnés. Le nombre de ces agents peu démonstratifs et peu revendicatifs, mais impliqués dans le processus de réforme, ne cesse de gagner en importance, à la faveur des évolutions de leur formation dispensée par l’ENAP, du renouvellement des générations et du changement de mentalité qui accompagne ces reconfigurations.

Conclusion

27 Les mouvements de rationalisation administrative et de gestion des risques, nés hors du champ de l’exécution des peines mais qui pèsent néanmoins sur lui, placent les SPIP en situation d’incertitude. Au cours des dernières années, le poids et l’influence de la catégorie des convaincus n’a cessé de s’amplifier parmi les agents de probation, à tel point que l’on peut se demander si la terminologie choisie ne devrait pas être revue. De manière un peu polémique, on pourrait alors substituer au triptyque « déçus-opposants-convaincus » les termes de vaincus, de résistants et de partisans, tant le poids de ces derniers dans la démographie des services tend à faire pencher la balance de leur côté. L’arrivée de nouveaux entrants, que leur formation sensibilise un peu plus chaque année aux approches criminologiques et managériales, soutient en tout cas l’inversion du ra pport de force en leur faveur, même si tous les jeunes professionnels ne partagent pas de telles convictions.

28 Dans le cadre des réformes de modernisation souhaitées par l’administration pénitentiaire, le changement de cible du recrutement ainsi que les vagues de créations de poste au cours de la dernière décennie auront donc constitué le nerf de la guerre pour parvenir à imposer les principes de gestion des flux et de prévention de la récidive. De la satisfaction (ou non) de la quête d’ascension et de reconnaissance de ces nouveaux agents dépendra en grande partie la portée des évolutions restant à venir, entre effritement total du modèle du travail social et apparition de nouvelles lignes de fracture. À ce titre, la vague de mécontentement qui a accompagné en 2012 la généralisation d’un nouvel instrument d’évaluation des risques – le diagnostic à visée criminologique – s’avère révélatrice. Au-delà des critiques relatives à sa conception, c’est la lourdeur de ce dispositif d’évaluation des risques de récidive qui fut remis en cause par les agents de probation à l’occasion d’un nouveau mouvement social : la longueur et la forme du questionnaire nécessite en effet de passer beaucoup de temps à le remplir, au risque de contredire les efforts de célérité et de rationalisation imposés par la gestion des flux. C’est ainsi que certains agents de probation, pourtant parmi les plus convaincus de son intérêt, ont fini par rejoindre les rangs des mécontents. En tout état de cause, si l’augmentation de la charge de travail s’accentue encore sans que des moyens supplémentaires ne soient octroyés, il y a tout lieu de penser que de nouvelles failles ne tarderont pas à apparaître, mettant la double ambition gestionnaire d’effectivité des sanctions et de réduction des risques aux prises avec ses propres contradictions.

Notes

  • [1]
    Voir notamment Pierre Rosanvallon, La nouvelle question sociale. Repenser l’État-providence, Paris : Seuil, 1995.
  • [2]
    Philippe Bezes, Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française (1962-2008), Paris : PUF, 2009.
  • [3]
    Selon Jacques Commaille, « une des grandes spécificités de la justice tenait à son extraordinaire capacité à cultiver son exceptionnalité », in Jacques Commaille et Martine Kaluszynski (dir.), La fonction politique de la justice, Paris : La Découverte, 2007, p. 309.
  • [4]
    Cécile Vigour, « Les recompositions de l’institution judiciaire », in Jacques Commaille et Martine Kaluszynski (dir.), La fonction politique de la justice, op. cit., p. 47-67.
  • [5]
    Christian Mouhanna et Benoit Bastard, Une justice dans l’urgence. Le traitement en temps réel des affaires pénales, Paris : PUF, 2007.
  • [6]
    Jean-Charles Froment et Martine Kaluszynski (dir.), L’administration pénitentiaire face aux principes de la nouvelle gestion publique, Grenoble : Presses Universitaires de Grenoble, 2011.
  • [7]
    Philippe Robert, « Peine, récidive et crise sécuritaire », in Françoise Tulkens, Yves Cartuyvels et Christine Guillain (dir.), La peine dans tous ses états. Hommage à Michel van de Kerchove, Bruxelles : Larcier, 2011, p. 253-271.
  • [8]
    Gaëtan Cliquennois, « Vers une gestion des risques légitimante en prison », Déviance et Société, 30 (3), 2006, p. 335-371.
  • [9]
    Id., Le management des prisons, Bruxelles : Larcier, 2013.
  • [10]
    Malcolm M. Feeley et Jonathan Simon, « The New Penology: Notes on the Emerging Strategy of Corrections and its Implications », Criminology, 30, 1992, p. 449-474.
  • [11]
    Pierre Lascoumes, « Ruptures politiques et politiques pénitentiaires. Analyse comparative des dynamiques de changement institutionnel », Déviance et Société, 30 (3), 2006, p. 417.
  • [12]
    La Confédération générale du travail (CGT), majoritaire chez les agents de probation, défend une identité de travailleur social se donnant la réinsertion des condamnés comme objectif. Le Syndicat national de l’ensemble des personnels de l’administration pénitentiaire (SNEPAP), né au sein même de l’adminis­tration pénitentiaire, soutient de son côté le développement d’une expertise criminologique en matière de prévention de la récidive ; s’il n’est pas majoritaire parmi les agents de probation, son influence est importante au sein de la Direction de l’administration pénitentiaire, notamment du fait des positions hiérarchiques occupées par certains de ses cadres fondateurs. La Confédération française démocratique du travail (CFDT), enfin, dont l’audience est plus réduite, insiste plus particulièrement sur la dimension relationnelle de l’activité.
  • [13]
    Xavier de Larminat, Hors des murs. L’exécution des peines en milieu ouvert, Paris : PUF, 2014.
  • [14]
    Albert O. Hirschman, Exit, Voice and Loyalty. Responses to Decline in Firms, Organizations and States, Cambridge : Harvard University Press, 1970.
  • [15]
    Michel Autès, Les paradoxes du travail social, Paris : Dunod, 2e éd., 2004 ; Michel Chauvière, Trop de gestion tue le social ? Essai sur une discrète chalandisation, Paris : La Découverte, 2007.
  • [16]
    Il s’agissait d’une des conclusions d’une mission confiée par l’administration pénitentiaire en 2008 à Isabelle Gorce, Propositions pour une définition du métier de conseiller d’insertion et de probation, Paris : 2008.
  • [17]
    Dominique Lhuillier (dir.), Changements et construction des identités professionnelles. Les travailleurs sociaux pénitentiaires, rapport de recherche, Paris : Direction de l’administration pénitentiaire, 2007, p. 94.
  • [18]
    Nicolas Sallée, « Les éducateurs de la Protection judiciaire de la jeunesse à l’épreuve de l’évolution du traitement pénal des jeunes délinquants », Champ Pénal, VII, 2010, p. 1-20.
  • [19]
    Claude Dubar et Pierre Tripier, Sociologie des professions, Paris : Armand Colin, 1998, p. 163.
  • [20]
    Voir à ce sujet les travaux d’Alexia Jonckheere au sujet de l’équivalent belge des agents de probation : Alexia Jonckheere, (Dés)équilibres. L’informatisation du travail social en justice, Bruxelles : Larcier, 2013.
  • [21]
    CGT pénitentiaire, « Ce que nous sommes et pourquoi nous nous battons », <http://www.ugsp-cgt.org>, 2010.
  • [22]
    Extrait d’un tract du SNEPAP, diffusé fin juin 2008, quelques jours avant la signature du protocole soumis par la Direction de l’administration pénitentiaire qui allait mettre un terme au mouvement social.
  • [23]
    Laurent Gras, La socialisation professionnelle des conseillers d’insertion et de probation. Profils et représentations du métier des élèves de la 12e promotion, rapport intermédiaire, Agen : ENAP, 2008, p. 10.
  • [24]
    Décret n° 2010-1639 du 23 décembre 2010 portant statut particulier des conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation.
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