Notes
-
[1]
Gilles Pronovost, Sociologie du temps, Bruxelles : De Boeck, 1996 ; Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris : La Découverte, 2010.
-
[2]
Werner Ackermann et Benoit Bastard, « La modernisation de l’institution judiciaire : la surprenante diffusion des tableaux de bord », in Catherine Grémion et Robert Fraisse (dir.), Le service public en recherche. Quelle modernisation ?, Paris : La Documentation française, 1996, p. 187-201.
-
[3]
Paul J. DiMaggio et Walter W. Powell, « The Iron Cage Revisited: Institutional Isomorphism and Collective Rationality in Organizational Fields », American Sociological Review, 48 (2), 1983, p. 147-160.
-
[4]
Jacques Commaille, Une sociologie politique de la carte judiciaire, Paris : PUF, 2000.
-
[5]
Cécile Vigour, « Ethos et légitimité professionnels à l’épreuve d’une approche managériale : le cas de la justice belge », Sociologie du travail, 50 (1), 2008, p. 71-90.
-
[6]
Bruno Latour, La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État, Paris : La Découverte, 2002.
-
[7]
Antoine Vauchez et Laurent Willemez, La justice face à ses réformateurs (1980-2006), Paris : PUF, 2007.
-
[8]
Hans Zeisel, Harry Kalven et Bernard Bucholz, Delay in the Court, Wesport : Greenwood Publishing Group, 1959 ; Martin Levin, « Delay in Five Criminal Courts », Journal of Legal Studies, 4, 1975, p. 83-131.
-
[9]
Le choix de réaliser une recherche dans ces deux pays correspond non seulement à des raisons d’opportunité et à la proximité des perspectives développées dans nos équipes de recherche, mais aussi au fait de pouvoir disposer de termes de comparaisons pertinents : il s’agit en effet de systèmes judiciaires à la fois proches et marqués par les mêmes évolutions d’ensemble, s’agissant notamment du courant de la recherche de l’efficacité, mais aussi de différences sensibles qui permettent de bien faire ressortir l’étendue des évolutions en cours et les variations qu’elles connaissent.
-
[10]
Le choix des juridictions étudiées repose sur l’idée que la taille de l’organisation a un impact sur l’activité des services et partant sur la manière de penser et de gérer les affaires. Deux paires de juridictions de taille semblable en France et en Belgique ont été retenues ainsi qu’un cinquième tribunal, implanté en Île-de-France, d’une taille plus importante. En ce qui concerne les juridictions belges, l’une se situe en Flandre et l’autre en Wallonie, les tribunaux flamands ayant la réputation d’être « à la pointe » en termes de management.
-
[11]
Benoit Bastard et Christian Mouhanna, Une justice dans l’urgence. Le traitement en temps réel des affaires pénales, Paris : PUF, 2007.
-
[12]
Ibid.
-
[13]
On trouve une confirmation de ces analyses dans la thèse récente de Thomas Léonard, De la politique publique à la pratique des comparutions immédiates. Une sociologie de l’action publique au prisme des configurations locales et nationales, thèse de science politique, Lille : Université de Lille 2, 2014.
-
[14]
Voir l’article 216quater du Code d’instruction criminelle (loi du 11 juillet 1994 relative aux tribunaux de police et portant certaines dispositions relatives à l’accélération et à la modernisation de la justice pénale, Moniteur belge, 21 juillet 1994).
-
[15]
Roger Depré, David Delvaux, Annie Hondeghem, Frédéric Schoenaers et Veerle Connings, Étude de faisabilité de la mise en place d’un instrument de mesure de la charge de travail des magistrats destiné au siège, recherche commanditée par la Politique scientifique fédérale et le Service public fédéral Justice, 2007.
I. La question de l’accélération
1 La question de l’accélération dans nos sociétés est aujourd’hui très largement posée, avec des travaux qui portent sur le temps, la gestion du temps et qui font de l’accélération l’une des principales caractéristiques de la modernité [1]. Sans reprendre ou discuter de manière approfondie les raisons qui fondent cette interprétation, on peut y voir un reflet de l’exigence économique de productivité, du développement des technologies ou encore du souci, qui s’impose dans les entreprises et les institutions, d’une réponse rapide et directe au client ou à l’usager. L’accélération se traduit dans le champ de l’action publique par la prolifération de dispositifs – réunis sous l’étiquette de nouveau management public – qui visent à assurer et accroître l’efficacité et la performance des services publics [2]. Les analyses développées dans le champ des approches institutionnelles mettent en outre l’accent sur la tendance à la généralisation de ces formes organisationnelles – on parle alors de « normalisation » ou encore d’« isomorphisme institutionnel » [3]. Dans la perspective ainsi tracée, on assisterait, sous l’effet de l’impulsion centrale donnée à de telles logiques managériales, à une diffusion homogène, tendant à un usage commun, plus rationnel et plus efficient, des ressources disponibles.
2 Il est particulièrement intéressant d’examiner l’effet de l’accélération du temps institutionnel dans le champ judiciaire, qui est resté jusqu’à une époque récente à l’écart des évolutions en cours [4]. En effet, longtemps considéré sous l’angle de la lenteur et de la précaution [5], comme une garantie de la qualité du traitement des affaires [6], le temps a changé de valeur au sein de l’institution judiciaire [7]. À la prééminence du temps légal, celui des délais de justice qui déterminent le déroulement des procès, se substitue désormais une autre temporalité, celle qui résulte des pressions gestionnaires qui s’exercent sur l’ensemble des acteurs, via toutes sortes de dispositifs qui visent à accroître l’efficacité, réduire les délais et mieux répondre aux attentes des victimes, etc. La rapidité de traitement, la réponse instantanée à toute sollicitation sont devenues l’objectif prioritaire pour les membres des parquets, qui répercutent cette forte pression sur l’ensemble du secteur pénal. Les raisons avancées pour justifier cette préférence pour le traitement rapide sont connues : l’efficacité de la réponse pénale imposerait de rapprocher autant que possible le temps de la sanction de celui de l’infraction et permettrait de rendre apparente la préoccupation affichée par la justice pour les victimes. À cela s’ajoutent les normes de bonne gestion publique qui passent par la quantification des affaires et la réduction des délais de traitement.
3 Ces éléments, qui ont déjà fait l’objet de différentes analyses [8], sont repris ici dans une perspective comparative. L’accélération du temps judiciaire, partout présente en référence à un idéal d’efficacité publique, n’a pas en effet l’allure d’une vague uniforme. En France et en Belgique, dans les juridictions de chaque pays, les pratiques qui concourent au traitement rapide des affaires lors de la décision de poursuite et du premier audiencement, tout en se prévalant partout d’un même souci de rapidité et d’efficacité, se situent en réalité dans des temporalités différentes. En d’autres termes, la concrétisation de cet impératif de rapidité se manifeste sous des formes variées, voire opposées, dans les juridictions des deux pays.
4 Nous nous appuyons sur les résultats d’une recherche qui a porté sur différents contentieux, au civil et au pénal, et notamment sur les filières de comparution rapide. Cette recherche a été réalisée dans cinq juridictions de taille comparable, trois en France – dont deux seulement seront évoquées ici – et deux en Belgique, à l’aide d’entretiens et d’observations [9]. Alors que, dans les deux pays, quelle que soit la juridiction, les discours tenus à propos du fonctionnement judiciaire mettent uniformément l’accent sur la nécessité d’un traitement rapide et sur l’efficacité accrue qui est attendue des services, les comparaisons effectuées entre les juridictions et entre les systèmes judiciaires font ressortir des décalages importants quant aux pratiques en matière de traitement rapide [10]. À partir de ces constats, il sera possible d’engager une réflexion plus générale portant sur les régimes de changement qui prévalent au sein de l’institution judiciaire dans chacun des deux pays et sur les raisons qui expliquent ces différences.
II. Le traitement en temps réel en France : à qui se hâtera le plus vite…
5 La France est l’illustration même d’une situation dans laquelle l’ensemble de l’activité judiciaire s’inscrit dans une perspective d’accélération du traitement des affaires. En quelques années, une dizaine tout au plus, la justice française a vu son fonctionnement profondément modifié par ce que l’on a pu appeler une « révolution silencieuse ». Autrefois recluse dans ses palais et peu encline à tenir compte de l’opinion publique et de la demande sociale, l’institution judiciaire dans sa composante pénale a connu une véritable mue.
6 L’irruption, au début des années 1990, du traitement en temps réel (TTR) des affaires pénales dans les tribunaux de grande instance (TGI) illustre parfaitement ce mouvement [11]. Au départ, les promoteurs de ce qui n’était qu’une expérimentation locale cherchaient avec cet outil à répondre à une interpellation classique envers les magistrats : la justice serait trop lente, et de ce fait le jugement perdrait de sa légitimité et de son efficacité sur les justiciables. S’il est indéniable que les récriminations contre la lenteur de la justice ne sont pas sans fondements, on peut s’interroger sur le fait de placer au centre d’une réflexion sur l’évolution institutionnelle d’un pouvoir régalien cette question du temps et des délais de réponse. Quels qu’en soient les motifs, et après de multiples expérimentations parfois suivies de retour en arrière, le TTR s’est imposé au début des années 2000 comme un modèle incontournable. Toutes les juridictions, de toutes les tailles et sur l’ensemble du territoire national, ont basculé dans le traitement en temps réel.
7 Cette mutation s’explique par la conjonction de multiples facteurs qui ont convergé pour faire du TTR un axe fort des politiques gouvernementales en matière judiciaire et qui ont placé au centre de la réflexion sur l’évolution de l’institution judiciaire la question du temps. Ses premiers promoteurs y voyaient la réponse aux maux dont est perpétuellement accusée la justice : lenteur, inefficacité, voire laxisme. La réponse rapide permet à la fois d’éviter les durées excessives d’attente de jugement mais aussi la confrontation du magistrat du parquet à l’empilement de dossiers « papier » obsolètes auxquels il devait autrefois s’attaquer avant de choisir des orientations forcément en décalage, du fait des délais de traitement, avec la situation du justiciable. Réponse sociétale, le traitement en temps réel est aussi une source de motivation pour les parquetiers dépassés par l’accroissement continu du nombre des affaires qui leur sont soumises. En traitant celles-ci directement au téléphone avec les policiers ou les gendarmes, peu de temps après l’interpellation de la personne incriminée, le substitut du TTR se sent « dans l’action », dans « l’immédiateté ». À la pile de dossiers poussiéreux se substitue l’appel dans l’urgence, avec la pression motivante que représente l’obligation de donner une réponse après un échange de moins de dix minutes.
8 Mais le véritable « décollage » du TTR tient à son association au développement de la gestion qui touche les juridictions à la même période. C’est à partir des années 1990 que le ministère de la Justice décide de se doter d’outils de management des juridictions. Dans ce cadre, les gestionnaires de la Chancellerie sont à la recherche de critères permettant l’évaluation de l’activité des tribunaux tout en favorisant la diffusion d’innovations symbolisant le renouveau et la modernisation de leur organisation. Parmi les « nouveautés » saisies par le niveau central puis rendues de fait obligatoires dans les juridictions, le traitement en temps réel s’avère un outil idéal. Il offre l’opportunité de répondre à une injonction de modernisation fondée sur un critère mesurable, celui des délais de traitement. Les rapports de politique pénale qui sont exigés des procureurs intègrent en particulier deux indicateurs importants qui vont dans le sens d’un développement du TTR : le taux de réponse pénale, mesurant l’efficacité par rapport à la demande sociale, et le temps « d’écoulement » des affaires.
9 Tout d’abord traités comme de simples informations, puis devenus des exigences sur lesquelles vont petit à petit se fonder les futures affectations des chefs de juridiction ainsi que les moyens alloués aux tribunaux de grande instance, ces critères encouragent le traitement rapide, et le développement de modes de traitement alternatifs des infractions et délits pénaux. En effet, le TTR permet de répondre vite à nombre de sollicitations des services de police et de gendarmerie, et donc d’améliorer les délais de traitement par les parquets. Conjointement avec le développement des mesures telles que le rappel à la loi, l’ordonnance pénale, la composition pénale, puis la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC), ainsi que l’accroissement des capacités de traitement des dossiers en comparution immédiate, le TTR offre la possibilité de répondre à davantage d’infractions et donc de limiter – dans une certaine mesure – le nombre des affaires non poursuivies.
10 Les mécanismes de mise en place et de généralisation du TTR dans les juridictions ont fait l’objet d’analyses que nous ne reprendrons pas [12]. Les observations présentées ici sont tirées d’une nouvelle vague d’enquête menée en 2010-2012 dans trois tribunaux de grande instance de la métropole. Elles y révèlent les conséquences d’une « institutionnalisation » de la gestion par le temps dans les tribunaux. Les juridictions ne sont plus dans une logique de découverte des impératifs gestionnaires et de productivité. Désormais la gestion fait totalement partie de l’univers quotidien des magistrats du parquet comme du siège. Les chefs de juridiction sont totalement imprégnés des enjeux gestionnaires. Pour la plupart d’entre eux, ils ont adhéré à ce mouvement et ont participé au développement des diverses innovations permettant d’améliorer la productivité des juridictions [13]. Malgré ce « succès » rencontré par le paradigme gestionnaire, et bien qu’ils ne regrettent presque pas les pratiques anciennes accolées à la fonction de magistrat, on perçoit un certain nombre de tensions en leur sein.
11 Les deux tribunaux considérés ici sont de taille moyenne. Ils se situent dans des métropoles régionales et au siège de la cour d’appel. Les procureurs et présidents qui les dirigent sont des personnes d’âge mûr ayant déjà une belle carrière derrière eux, et qui ont démontré leurs talents de gestionnaire dans d’autres villes ou à la Chancellerie. Dans aucun de nos tribunaux, on n’observe de résistance idéologique au changement de la nature du temps judiciaire. Celui-ci fait partie du décor.
12 Dans le premier tribunal de province de notre échantillon se dessine une tension vive entre le vice-président en charge du tribunal correctionnel et les services du procureur. Le premier n’est pas un opposant à la modernité et aux critères d’efficacité. Bien au contraire, il montre avec fierté comment, grâce aux modifications organisationnelles introduites de son fait, la productivité des chambres pénales placées sous sa responsabilité s’est accrue. En s’emparant des questions d’audiencement, en « cadrant » le temps consacré à chaque affaire, en suivant méthodiquement les délais d’écoulement des dossiers, il est parvenu à réduire considérablement la durée de traitement des affaires correctionnelles. Des plages ont été attribuées aux comparutions immédiates à la fin des audiences classiques. Dans certaines situations de surcharge, des audiences supplémentaires ont pu être mises en place pour traiter des comparutions immédiates, avec la participation de magistrats réunis pour l’occasion. Par ailleurs, la composition pénale a été développée, ce qui a permis d’économiser du temps de magistrat du siège puisque, avec cette « voie », le juge n’a plus qu’un rôle d’homologation, rôle que le vice-président assume d’ailleurs lui-même. Il assume également son côté répressif. Il ne s’oppose pas à la politique pénale du parquet, totalement intégrée dans les directives nationales, et qui prône une grande fermeté.
13 Pourtant, malgré cette adhésion à la fois aux concepts gestionnaires et aux politiques répressives, ce vice-président entretient de très mauvais rapports avec le responsable du parquet, alors que celui-ci est tout autant que lui engagé dans les procédures rapides offrant des gains de productivité. C’est justement sur ce point que se concentre l’opposition entre ces deux acteurs. Fort de son engagement dans ce paradigme de l’efficacité et de la productivité dans un cadre où se maintient un niveau élevé de répression, le procureur s’est lancé dans une politique d’augmentation du nombre de comparutions immédiates, celles-ci étant décidées, chaque jour, jusque tard dans la matinée, ce qui ne laisse que peu – ou pas – de temps aux juges pour s’organiser. Cette pression du parquet qui place l’urgence – le temps réel – en haut de la liste de ses priorités suscite la désapprobation du siège car elle perturbe le cours « normal » des affaires. On assiste là à un phénomène intéressant concernant la question du temps et de son accélération dans les TGI. Alors que des progrès conséquents ont déjà été réalisés au prix d’une réorganisation stricte, de nouveaux acteurs entrants cherchent à « pousser » davantage encore le curseur, quitte pour cela à désorganiser les modes de fonctionnement antérieurs. Au-delà des mécanismes déjà connus de recherche de productivité se manifeste un phénomène neuf, en tous cas dans les tribunaux, celui d’une inflation sans fin des exigences productivistes et donc des demandes de réduction des délais de traitement des affaires. Chaque nouveau chef de juridiction veut montrer, pour des raisons de croyance dans le culte de la performance, ou pour sa carrière, qu’il est parvenu à faire fonctionner encore plus rapidement que ses prédécesseurs la machine judiciaire.
14 Dans le cas du deuxième tribunal de grande instance de province que l’on prendra ici pour exemple, c’est un phénomène similaire qui se produit, mais dans une configuration différente. Les deux chefs de juridiction ne sont pas ici opposés. Au contraire, ils se sont très bien entendus pour mettre en place une organisation plus performante qu’à leur arrivée. Les audiences sont plus remplies et plus encadrées, les taux de décisions des magistrats surveillés, les voies alternatives au jugement – composition pénale, CRPC, mesures alternatives – développées, les audiences des comparutions immédiates multipliées. La dyarchie du TGI ne peut donc que se féliciter de ces progrès, auxquels adhèrent d’ailleurs la grande majorité des magistrats du siège comme du parquet.
15 Le désagrément vient cette fois d’en haut, de la Chancellerie et de la cour d’appel. Alors qu’ils pensaient pouvoir retirer de leurs gains de productivité une certaine tranquillité pour eux-mêmes et pour leurs personnels, les chefs de juridiction se voient assigner la mission de « produire » encore plus. Il ne suffit plus d’être excellent ni d’avoir accru la productivité, il faut l’augmenter toujours davantage. L’enthousiasme n’est plus présent chez les promoteurs de ces changements qui parlent d’emballement de la machine, de déconnexion totale de la gestion et des réalités du terrain.
16 Ces deux exemples nous montrent un phénomène nouveau dans la justice pénale, mais qui se retrouve dans d’autres organisations – à commencer par la police –, et qui a une incidence directe sur le travail des tribunaux. Il ne s’agit plus aujourd’hui de passer d’un modèle de fonctionnement rétif à la gestion à un modèle « productiviste », il faut désormais accélérer sans cesse, et rechercher sans répit de nouvelles sources de productivité, quitte à désorganiser les organisations antérieures qui avaient amené de bons résultats, et quitte à démotiver les promoteurs précédents des opérations d’amélioration des chiffres. Dans un tel système, les acteurs engagés sont toujours dépassés par d’autres plus volontaristes, ou bien aiguillonnés par les échelons centraux pour faire toujours plus, avec autant ou moins de moyens. Le système devient une machine en perpétuelle accélération et qui se préoccupe de moins en moins de la qualité de ce qu’elle produit et des conséquences pratiques de ses décisions.
III. La Belgique : comment se hâter avec retenue ?
17 La vision du temps qui prévaut dans les juridictions étudiées en Belgique se situe en décalage par rapport aux observations relatives au traitement en temps réel français. La procédure rapide « équivalente » au TTR, celle qui témoigne, pour les acteurs judiciaires, de l’accélération du traitement des affaires, est la procédure de convocation par procès-verbal. Avant d’évoquer cette procédure, il faut rappeler qu’il existe, en Belgique aussi, une comparution immédiate « à la française », mais que cette voie de traitement des affaires se trouve aujourd’hui impraticable, sous l’effet de la résistance des acteurs judiciaires.
III.1. Le refus d’une plus grande accélération
18 Cette procédure de comparution immédiate a été inscrite, en 2000, dans le Code d’instruction criminelle (article 216quinquies) en prévision notamment du déroulement de l’Euro de football. Le législateur entendait proposer au parquet une solution adaptée aux nombreuses infractions qui pourraient être commises à l’occasion de cette manifestation. Votée dans la controverse, la procédure n’a jamais fait ses preuves. Elle semblait également difficilement gérable tant par le ministère public que par le siège, principalement du fait des courts délais imposés pour la comparution devant le tribunal, à savoir entre quatre et sept jours. En 2002, la Cour d’arbitrage belge – plus haute instance judiciaire – a partiellement accédé à une requête en annulation formulée par la Ligue des droits de l’homme. La Cour a estimé que les moyens prévus par la procédure de comparution immédiate étaient disproportionnés par rapport aux objectifs assignés au dispositif, à savoir la lutte contre la petite délinquance, le sentiment d’impunité et d’insécurité. À ce jour donc, cette sorte de « comparution immédiate » ne peut plus être utilisée malgré le fait que certains organismes ou groupes politiques réclament sa réinstauration.
III.2. La réactivation d’une procédure rapide
19 La préoccupation de la rapidité et de l’efficacité de la justice prend donc la forme, en Belgique, de la procédure dite « de convocation par procès-verbal » qui existe sous cette forme depuis 1994 [14]. Elle s’inscrivait, selon les travaux parlementaires de l’époque, dans le cadre de la modernisation de la justice pénale, avec pour objectif de « mettre à la disposition des autorités judiciaires un plus grand éventail de procédures de nature à répondre de manière adaptée aux différentes formes de délinquance dite “urbaine” ». Il s’agissait d’une nouvelle modalité de mise en mouvement de l’action publique, plus rapide et davantage adaptée à certaines infractions. Partant là aussi du principe qu’une intervention tardive de la justice peut engendrer un sentiment d’impunité chez l’auteur d’une infraction, cette procédure cherchait à rendre à la peine son sens « à la fois de facteur de régulation sociale et de prévention de la récidive ». Elle accordait une place importante à la victime dans la mesure où cette dernière sait que les faits qu’elle a subis font l’objet d’une poursuite judiciaire immédiate et qu’elle pourra éventuellement être rapidement dédommagée. La procédure de convocation par procès-verbal connaît depuis quelques années un regain d’intérêt et d’utilisation par les parquetiers en raison de la quête généralisée à la rapidité et à l’accélération du traitement des affaires pénales. Cette procédure permet en effet le « traitement des dossiers en temps réel » devant le tribunal de police et le tribunal correctionnel. Les parquets des deux juridictions que nous avons étudiées en Belgique sont d’ailleurs parmi ceux qui l’utilisent le plus : ils sont à l’origine du tiers des comparutions par procès-verbal prononcées dans ce pays. Il s’agit de deux juridictions, l’une wallone et l’autre flamande, qui ont été choisies sur la base de travaux récents mettant en évidence des différences importantes dans le management local des tribunaux [15].
III.3. Rapidité de la décision
20 Lorsqu’une infraction est commise et que l’auteur est à la disposition de la police, celle-ci prend contact avec le magistrat de garde au parquet. Sur la base de l’entretien téléphonique, le magistrat décide ou non de priver de liberté l’auteur présumé des faits. Dans l’affirmative, la privation de liberté dure 24 heures au maximum. Durant ce laps de temps, le magistrat décide de la suite à réserver au dossier. Différents choix se proposent à lui. Dans le premier cas, il estime que les faits sont suffisamment graves et qu’ils nécessitent une mise à l’instruction. Un mandat d’arrêt est alors demandé au juge d’instruction et la personne se voit confirmer sa privation de liberté dans le cadre d’un régime de détention préventive. Dans le deuxième cas, la personne est libérée. Les poursuites peuvent alors être abandonnées, c’est le classement sans suite. Néanmoins, le magistrat peut estimer qu’il faille recueillir davantage d’informations sur les faits incriminés. S’il le juge utile, il pourra mettre l’action publique en mouvement en procédant à une citation directe qui sera notifiée par voie d’huissier à l’auteur présumé des faits. La dernière possibilité, la plus récente, nous intéresse plus particulièrement. Le magistrat estime que les faits sont certes « graves » mais surtout qu’ils sont clairement établis (par exemple, un vol en flagrant délit) et ne nécessitent pas une mise à l’instruction. Il décide alors d’enclencher la procédure de convocation par procès-verbal. L’auteur est amené devant le magistrat par les forces de police. Ce dernier lui rappelle les faits qui lui sont reprochés à partir des informations recueillies par la police et lui demande de valider sa déclaration. Le magistrat rédige alors le procès-verbal qui vaut pour citation à comparaître. Dans cette convocation figurent la date et l’heure de l’audience au cours de laquelle l’auteur sera jugé, les préventions ainsi que la qualification juridique des faits. Le magistrat demande également à l’auteur s’il dispose d’un avocat. Dans la négative, le parquet doit alors procéder à la désignation d’office d’un avocat via le service d’aide juridique. L’auteur présumé des faits doit comparaître devant le juge dans un délai de dix jours à deux mois à dater de la rencontre avec le magistrat. Le déroulement de l’audience est classique. Le juge détermine si les faits sont établis ou non. Des remises d’audience peuvent également être demandées par l’avocat ou le juge lui-même. Le jugement quant à lui doit être prononcé dans les deux mois à dater de cette première audience.
21 Les parquetiers se montrent relativement enthousiastes quant à la procédure de convocation par procès-verbal. Ils mettent en avant la rapidité de la réponse judiciaire à l’infraction, donnant potentiellement à l’auteur le sentiment que la justice « ne l’oublie pas ». Il n’en reste pas moins que c’est l’urgence qui bien souvent caractérise leur travail dans le cadre de cette procédure. S’ils apparaissent adhérer à l’esprit du dispositif, ce dernier n’en reste pas moins contraignant, principalement en termes de gestion du temps et des délais. Durant la privation de liberté, l’orientation à donner aux poursuites est prise rapidement et peut mener certains parquetiers à une incertitude quant au « bon choix », c’est-à-dire la modalité de mise en mouvement – ou pas – de l’action publique. En effet, s’il décide d’utiliser la convocation par procès-verbal, le parquet dispose de 24 heures pour ce faire. Cette décision est donc prise « en temps réel » et sur la base du seul récit verbal du policier (et du procès-verbal dressé par la police).
22 Le court délai des 24 heures de privation de liberté et l’urgence rendent difficiles toutes interactions autres que factuelles avec les collègues magistrats ou policiers. En ce sens, c’est l’isolement qui caractérise le travail du magistrat à ce moment de la procédure. À l’inverse, dans les autres modes de mise en mouvement de l’action publique, comme la citation directe, qui sont résolument plus lents, ces interactions semblent bien plus présentes. Les parquetiers discutent entre eux, réfléchissent ensemble et n’hésitent pas à se conseiller mutuellement. L’urgence ne permet pas cette forme de collégialité.
23 Les modalités d’utilisation de cette procédure diffèrent suivant les juridictions. Dans l’une d’elles, cette utilisation semble liée à la politique criminelle locale. Elle incarne en quelque sorte la tolérance zéro du moment envers certains types d’infractions. C’est le cas notamment des violences conjugales. Dans l’autre tribunal, l’appropriation et la réception du dispositif sont quelque peu différentes. Le recours à la convocation par procès-verbal est vu comme un moyen permettant d’élargir les possibilités de poursuite et de réponse aux délits (à côté de la citation devant le tribunal correctionnel, de la proposition de transaction financière, de la médiation pénale, de dispositions de probation ou du classement sans suite). Il s’agit là d’un élément central de la politique de ce parquet. Dans un souci d’offrir un taux de réponse le plus élevé et le plus adapté possible aux faits répréhensibles commis par un auteur « connu » (identifié), la convocation par procès-verbal permet en effet de donner suite à des dossiers qui, dans d’autres circonstances, auraient été abandonnés. La procédure de convocation par procès-verbal est ainsi utilisée lorsque l’auteur d’une infraction n’a pas de domicile connu en Belgique. Les magistrats citent notamment le cas de demandeurs d’asile domiciliés dans des pays limitrophes, à qui une convocation est délivrée en main propre et qui seront ainsi poursuivis et, le cas échéant jugés, par défaut s’ils ne se présentent pas à l’audience à laquelle ils sont convoqués.
24 Liée à ce temps volontairement court, le travail du magistrat s’effectue sous une certaine « pression ». Il doit en effet s’assurer que le dossier de police est en ordre, de manière à pouvoir accueillir le prévenu dans de bonnes conditions. Dans le cadre de cette procédure, les lenteurs font courir le risque d’extinction du délai de privation de liberté et, partant, d’annulation de la procédure au profit des voies classiques.
25 De manière générale, l’arrivée d’un dossier de convocation par procès-verbal peut être perçue comme une intrusion dans le travail classique d’un parquet, dans la mesure où, durant le délai de privation de liberté, le traitement des affaires « classiques » semble suspendu au profit de cette procédure. Si ces dossiers impactent directement le travail du magistrat, il en va de même pour celui du secrétariat du parquet qui peut également souffrir d’une charge de travail supplémentaire liée, d’une part, au degré de finalisation du dossier par le parquetier (la rédaction de la convocation qui est remise au prévenu est rédigée par le magistrat ou le secrétaire selon les parquets et les professionnels) ou, d’autre part, à la planification des audiences bien souvent déjà surchargées.
26 Enfin, l’utilisation de cette procédure s’accompagne d’une transformation du contenu des tâches professionnelles des magistrats du parquet, en ajoutant à leur travail une dimension que ceux-ci qualifient de « sociale », incarnée par la rencontre avec le prévenu. À cette occasion, expliquent-ils, un dialogue peut être instauré avec le prévenu. Le magistrat lui suggère, par exemple, « d’améliorer sa condition sociale », de prendre contact avec des centres de guidance et ce dans la perspective de l’audience. Malgré l’enthousiasme exprimé, ces « nouvelles » tâches n’en restent pas moins chronophages.
27 Il faut ajouter que le recours fréquent à la procédure de convocation par procès-verbal a un impact direct sur la gestion du rôle de l’audience. Dans cette juridiction – comme dans la première –, ce rôle est le fruit du travail de fixation que les magistrats du parquet réalisent puisque ce sont eux qui ont la responsabilité de la gestion du calendrier des audiences. Une audience type est composée, théoriquement, de quinze dossiers maximum répartis comme suit : huit nouveaux dossiers et sept correspondant à des oppositions faites à un jugement par défaut pris précédemment, à un dossier reporté d’une audience précédente ou encore à un dossier de convocation par procès-verbal.
28 Cette « arithmétique » particulière avait été négociée dans un protocole d’accord signé naguère par le siège et le parquet avec pour objectif de rationaliser l’organisation des audiences. Il s’agissait de tenir compte des exigences parfois contradictoires du parquet et du siège. Pour le premier, il convient, afin de maintenir un niveau de poursuites suffisamment élevé, de citer un maximum de dossiers – avec le risque d’une surcharge des audiences. Pour le second, il s’agit de limiter la charge de travail de chaque magistrat du siège afin de garantir la qualité des jugements rendus, dans le respect des délais impartis par la loi, qui impose de prononcer la décision un mois au plus après la mise en délibéré.
29 L’apparition des procédures de convocation par procès-verbal a mis en danger ce protocole et la logique qu’il était supposé stabiliser. En effet, l’afflux de dossiers de convocation par procès-verbal, avec leur délai court de fixation, a engendré une surcharge de certaines audiences correctionnelles. Les magistrats du parquet, pour suivre au plus près la logique de rapidité de traitement de ces dossiers, avaient pris pour habitude de surajouter ces dossiers dans des audiences dans lesquelles les quinze dossiers fixés selon les prescriptions du protocole étaient déjà inscrits. Ceci a provoqué des tensions entre le siège et le parquet mettant en opposition une logique de qualité et une logique d’efficacité. D’une part, le juge est légalement tenu de répondre, dans la motivation de son jugement, à chacun des moyens soulevés par la défense ; avoir trop de dossiers à traiter ne permet pas au siège de fournir un travail de bonne qualité dans la perspective du prononcé de la décision un mois après l’audience. D’autre part, du point de vue de l’efficacité, la convocation par procès-verbal permet au parquet de réagir « vite » à certains faits ou de tout simplement réagir à des faits qui n’auraient pas été poursuivis auparavant. En définitive, les magistrats du siège considèrent que l’accroissement de la charge de travail voulu par le parquet, pour ces raisons de célérité, s’avère « intrusif » dans le cours « normal » des affaires correctionnelles et qu’il peut nuire au traitement des affaires « ordinaires ».
III.4. Des avocats dans l’urgence et qui s’inquiètent de la rapidité de la procédure
30 La procédure de convocation par procès-verbal fait sentir ses effets sur le travail des avocats également. Il va de soi que celui-ci est constamment caractérisé par la lutte contre le temps et par l’urgence. La procédure de convocation par procès-verbal ne fait qu’exacerber cette dimension, si cela est possible. Dans le cadre de cette procédure, les avocats semblent d’abord devoir se livrer à une véritable « course au client ». En effet, la petite criminalité urbaine qui est concernée par le dispositif est bien souvent celle de personnes « en décrochage social » et pour qui l’avocat est désigné d’office par le bureau d’aide juridique. Contacter le client, le voir et s’entretenir avec lui relèvent donc de la performance, au dire des avocats. Le délai entre la remise de la convocation par le magistrat du parquet et l’audience étant de dix jours à deux mois, c’est dans un laps de temps parfois très court que l’avocat doit prendre connaissance du dossier au greffe, réunir les documents intéressants pour la défense, rencontrer son client et s’assurer de pouvoir être présent à l’audience.
31 L’urgence ne permet pas toujours aux avocats de réaliser l’ensemble des tâches relatives à un dossier. Parfois même, ce n’est qu’à l’audience qu’ils rencontrent leur client. Dès lors, l’un des principaux enjeux de cette procédure, vue sous l’angle du temps judiciaire, réside dans la « remise d’audience » – autrement dit le renvoi. Si la remise peut être demandée « de bonne foi » par les avocats, pour les raisons évoquées plus haut, certains d’entre eux ne nous cachent pas que : « Gagner du temps, c’est toujours bon ! » La remise d’audience peut aussi revêtir un caractère plus nettement stratégique. Il s’agit de permettre à l’avocat de pallier au manque de temps (réel ou non) et de fournir à son client un laps de temps pendant lequel celui-ci tentera d’améliorer sa condition sociale, dans une démarche de séduction du tribunal qui pourrait, selon cette logique, se montrer plus clément.
32 D’une manière générale, tout comme les parquetiers, les avocats soulignent la rapidité de la réponse sociale offerte par la procédure de convocation par procès-verbal qui donne le sentiment à l’auteur « qu’on ne l’oublie pas ». Néanmoins, des avocats considèrent qu’il existe parfois un effet pervers de cette procédure. Certains auteurs d’infractions prennent celle-ci « comme un cadeau » : ils évitent la détention préventive. Cette « satisfaction » peut également mener dans certains cas au « désintéressement » de l’auteur (qui ne contacte plus son avocat). Ces dérives vont bien entendu à l’encontre des objectifs de la procédure.
33 Il n’en reste pas moins que les avocats s’interrogent sur le bien-fondé de cette quête de la rapidité – principalement car la qualité finale de la décision du juge peut en pâtir. Ils considèrent que le temps nécessaire à la maturation des dossiers manque et que ce n’est pas toujours la peine la plus appropriée ou la plus adaptée qui est prononcée.
III.5. Les juges se protègent des effets de l’accélération
34 De leur côté, les juges semblent relativement à l’abri de l’accélération du temps qui découle de l’usage de la procédure de comparution par procès-verbal. Si, de manière générale, ils subissent une augmentation du rythme de travail, la procédure de convocation par procès-verbal ne les pousse pas à l’urgence. Les modalités de mise en mouvement de l’action publique n’influencent en rien la posture du juge par rapport au dossier. En ce sens, ces dossiers bénéficient de la même attention que les autres. De nature plus simple, ils sont moins chronophages pour le juge. Il n’en reste pas moins que, comme dans tout autre contentieux, les juges accordent le temps nécessaire à chaque dossier, exprimant ainsi leur vigilance quant au respect des droits de la défense, même lors de procédures dites « accélérées ». Ils rappellent que c’est d’abord d’un raccourcissement du temps entre la commission de l’infraction et la première audience dont il s’agit. Les magistrats affirment également qu’ils n’évaluent pas différemment les demandes de remise (de renvoi) dans ce type de procédure et dans les autres. Pour eux, le respect de l’esprit de la procédure accélérée par une vigilance accrue en matière de demande de remise peut être présent, mais ne passera pas devant le respect des droits de la défense. S’il estime que la remise d’audience est justifiée, le juge y procèdera comme dans tout autre dossier.
Conclusion
35 La comparaison des deux pays, France et Belgique, permet d’émettre des hypothèses quant à la question de la diffusion des nouvelles modalités de traitement des affaires dans le champ pénal. Nous nous interrogions, en effet, sur « l’allure » qu’emprunte le développement des pratiques caractéristiques de l’accélération judiciaire. Or, la comparaison franco-belge suggère que l’on n’a pas affaire à une vague uniforme, mais bien à des temporalités fortement différenciées et à la diffusion de modalités de travail qui s’effectuent à des rythmes différents.
36 La rhétorique de l’accélération est présente aussi bien en Belgique qu’en France : les mêmes justifications, on l’a noté, ont accompagné la création et la diffusion du traitement en temps réel et celle de la convocation par procès-verbal : l’idée de rapprocher le temps de la décision de celui de l’infraction, le projet d’une réponse rapide aux attentes sociales et à celles des victimes, notamment. La thématique de l’accélération ne s’arrête pas aux discours généraux et fondateurs. Dans les juridictions, en Belgique autant qu’en France, les magistrats responsables se disent soucieux d’une gestion efficace et font passer auprès des services des attentes fortes en ce qui concerne la rapidité et l’efficacité.
37 La pression est une réalité effective dans le fonctionnement des juridictions. On constate partout les mêmes préoccupations qui tiennent aux effets générés par la recherche d’une meilleure productivité. Que ce soit en Belgique ou en France, on retrouve par exemple la même critique des effets induits par les pratiques d’audiencement qui reviennent, à maintes reprises, à renvoyer des affaires importantes à un traitement ultérieur – ayant fait l’objet d’enquêtes durables et nécessitant la mobilisation de tout un ensemble d’acteurs – pour pouvoir laisser la place à des affaires qui relèvent de l’urgence mais de la petite délinquance, et qui seront traitées plus rapidement.
38 Cependant, le discours de l’accélération et les pratiques elles-mêmes ne revêtent pas le même sens d’un pays à l’autre – voire d’une juridiction à l’autre dans les deux pays. En France, la décision qui prévoit une comparution immédiate implique une audience le jour même ou le jour suivant. Elle comporte également, au moins en creux, l’attente d’une condamnation à une peine significative, en principe une peine d’incarcération, dont l’exécution pourra suivre immédiatement. En Belgique, la justice rapide, c’est aujourd’hui – dès lors que le projet de comparution immédiate à la française s’est trouvé bloqué – la comparution par procès-verbal, dont on a décrit le déroulement. Or, dans cette filière, la comparution ressemble davantage à ce que l’on connaît en France sous le nom de « comparution par officier de police judiciaire », la COPJ. De fait, la comparution pourra intervenir, au mieux, dans les quelques semaines qui suivent l’infraction ou même un peu plus tard, dans les deux mois suivants.
39 Sans même forcer le trait, on a le sentiment, en France, d’une forme de compressibilité infinie du temps et d’une concurrence entre les acteurs en présence, les chefs de juridiction, la cour d’appel et la Chancellerie pour sans cesse l’accélérer. Le souci d’efficacité et de réduction des délais paraît faire voler en éclats dans les juridictions toute limite fixée à l’accroissement du volume d’affaires traitées. Tout se passe comme si on pouvait alourdir sans cesse davantage les audiences, quel que soit le trouble induit dans leur déroulement, à charge pour les acteurs de s’adapter – notamment en réduisant le temps imparti à l’examen des dossiers, à l’interaction effective avec les justiciables ou à la prise de décision. Il en va différemment en Belgique, où l’on constate que les magistrats du siège, sans même avoir à « entrer en résistance », parviennent à préserver les temps qu’ils estiment indispensables pour juger. De fait, la situation belge offre l’illustration d’un système qui, à l’initiative des acteurs, notamment les magistrats, permet que soient privilégiés certains impératifs de qualité par rapport au traitement des affaires : on citera par exemple le chiffre limite de quinze dossiers par audience. Il est intéressant que ce souci soit relayé tant par la base – les parquetiers – que par le sommet de la hiérarchie judiciaire – la Cour d’arbitrage.
40 La mise en évidence de cette perception différentielle de la question du temps renvoie immédiatement à la discussion portant sur les critères de la qualité du travail judiciaire. Dans les deux pays, l’idée s’est imposée que la rapidité est un élément de la qualité, mais de manière très différente. En France, les évolutions récentes du traitement pénal ont fait de la vitesse de décision un élément prépondérant de la politique pénale, comme en témoignent les critères d’évaluation des juridictions. On a pu montrer, dans nos juridictions, une véritable surenchère sur la question de la rapidité de traitement de la part des magistrats. En Belgique, de façon assez contrastée, cette préoccupation pour la rapidité s’équilibre avec un souci pour la qualité du fond. On a vu qu’il en résulte le maintien effectif de limites dans les nombres d’affaires traitées, ce qui retentit ensuite sur la représentation que les acteurs se font du temps judiciaire.
41 Il resterait à s’interroger sur les origines et le sens de ces oppositions. Entre autres, l’organisation des professions et l’évolution des structures politiques dans les deux pays les expliquent sans doute pour une bonne part. On peut rappeler, à cet égard, à quel point le régime du changement judiciaire s’est transformé en France entre les années 1980 et le début des années 2000 : on est passé d’un changement décentralisé, porté par les magistrats « de terrain », à l’acceptation, par l’ensemble du corps judiciaire, de formes de rationalisation venant de la Chancellerie et faisant du chiffre et du raccourcissement des délais les indicateurs principaux de l’activité des tribunaux, au civil comme au pénal – et ceci même lorsque sont observés des effets pervers et dysfonctionnels, largement reconnus par les magistrats, qui ont vu leurs marges de manœuvre se réduire de plus en plus. À l’inverse, en Belgique, tout se passe comme si la force des professionnels du droit face à un État relativement faible – de nature « consociative » – permettait de préserver une plus grande autonomie des juridictions vis-à-vis du discours omniprésent de l’efficacité judiciaire. Les changements s’y réalisent aussi, mais d’une manière qui limite la pression temporelle au nom de la qualité. Dans un État au pouvoir exécutif plus faible, le pouvoir judiciaire parvient à contenir une trop grande prégnance de la logique gestionnaire imposée par le New Public Management. Au contraire, l’État fort s’est servi de ces modes managériales pour restreindre le pouvoir réel du monde judiciaire.
Mots-clés éditeurs : Réduction des délais, Accélération, Management, Tribunaux, Temps judiciaire
Date de mise en ligne : 28/07/2015.
https://doi.org/10.3917/drs.090.0271Notes
-
[1]
Gilles Pronovost, Sociologie du temps, Bruxelles : De Boeck, 1996 ; Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris : La Découverte, 2010.
-
[2]
Werner Ackermann et Benoit Bastard, « La modernisation de l’institution judiciaire : la surprenante diffusion des tableaux de bord », in Catherine Grémion et Robert Fraisse (dir.), Le service public en recherche. Quelle modernisation ?, Paris : La Documentation française, 1996, p. 187-201.
-
[3]
Paul J. DiMaggio et Walter W. Powell, « The Iron Cage Revisited: Institutional Isomorphism and Collective Rationality in Organizational Fields », American Sociological Review, 48 (2), 1983, p. 147-160.
-
[4]
Jacques Commaille, Une sociologie politique de la carte judiciaire, Paris : PUF, 2000.
-
[5]
Cécile Vigour, « Ethos et légitimité professionnels à l’épreuve d’une approche managériale : le cas de la justice belge », Sociologie du travail, 50 (1), 2008, p. 71-90.
-
[6]
Bruno Latour, La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État, Paris : La Découverte, 2002.
-
[7]
Antoine Vauchez et Laurent Willemez, La justice face à ses réformateurs (1980-2006), Paris : PUF, 2007.
-
[8]
Hans Zeisel, Harry Kalven et Bernard Bucholz, Delay in the Court, Wesport : Greenwood Publishing Group, 1959 ; Martin Levin, « Delay in Five Criminal Courts », Journal of Legal Studies, 4, 1975, p. 83-131.
-
[9]
Le choix de réaliser une recherche dans ces deux pays correspond non seulement à des raisons d’opportunité et à la proximité des perspectives développées dans nos équipes de recherche, mais aussi au fait de pouvoir disposer de termes de comparaisons pertinents : il s’agit en effet de systèmes judiciaires à la fois proches et marqués par les mêmes évolutions d’ensemble, s’agissant notamment du courant de la recherche de l’efficacité, mais aussi de différences sensibles qui permettent de bien faire ressortir l’étendue des évolutions en cours et les variations qu’elles connaissent.
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[10]
Le choix des juridictions étudiées repose sur l’idée que la taille de l’organisation a un impact sur l’activité des services et partant sur la manière de penser et de gérer les affaires. Deux paires de juridictions de taille semblable en France et en Belgique ont été retenues ainsi qu’un cinquième tribunal, implanté en Île-de-France, d’une taille plus importante. En ce qui concerne les juridictions belges, l’une se situe en Flandre et l’autre en Wallonie, les tribunaux flamands ayant la réputation d’être « à la pointe » en termes de management.
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[11]
Benoit Bastard et Christian Mouhanna, Une justice dans l’urgence. Le traitement en temps réel des affaires pénales, Paris : PUF, 2007.
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[12]
Ibid.
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[13]
On trouve une confirmation de ces analyses dans la thèse récente de Thomas Léonard, De la politique publique à la pratique des comparutions immédiates. Une sociologie de l’action publique au prisme des configurations locales et nationales, thèse de science politique, Lille : Université de Lille 2, 2014.
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[14]
Voir l’article 216quater du Code d’instruction criminelle (loi du 11 juillet 1994 relative aux tribunaux de police et portant certaines dispositions relatives à l’accélération et à la modernisation de la justice pénale, Moniteur belge, 21 juillet 1994).
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[15]
Roger Depré, David Delvaux, Annie Hondeghem, Frédéric Schoenaers et Veerle Connings, Étude de faisabilité de la mise en place d’un instrument de mesure de la charge de travail des magistrats destiné au siège, recherche commanditée par la Politique scientifique fédérale et le Service public fédéral Justice, 2007.