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Article de revue

Les pratiques des parquets face à l'injonction politique de réduire le taux de classement sans suite

Pages 591 à 606

Notes

  • [1]
    Jean Danet, « Le droit pénal et la procédure pénale sous le paradigme de l’insécurité », Archives de politique criminelle, 25, 2003, p. 37-69.
  • [2]
    Robert Cario, Justice restaurative. Principes et promesses, Paris : L’Harmattan, 2005 ; Lode Walgrave, « La justice restaurative : à la recherche d’une théorie et d’un programme », Criminologie, 1, 1999, p. 7-29 ; Jacques Faget (dir.), Médiation et action publique : la dynamique du fluide, Bordeaux : PUB, 2005.
  • [3]
    « La réponse pénale aux comportements délictueux ou criminels doit être systématique, sous peine d’affaiblir l’efficacité de la répression et de compromettre l’autorité de l’État en laissant se développer un sentiment d’impunité chez les auteurs d’infractions et d’exaspération chez les concitoyens. Elle doit être diversifiée afin de s’adapter aux caractéristiques de la délinquance. L’évolution du taux de réponse pénale et des procédures alternatives aux poursuites rend compte de la réalisation de cet objectif. »
  • [4]
    Les « cadres du parquet » sont des imprimés, transmis annuellement par les juridictions à la Chancellerie, et fournissent la base des statistiques pénales. Audrey Lenoir, Jean-Noël Retière et Camille Trémeau, « La politique des nombres de la justice pénale », in Jean Danet (coord.), La réponse pénale. Dix ans de traitement des délits, Rennes : PUR, 2013, p. 497-522.
  • [5]
    Plus exactement, les « cadres du parquet » distinguent les classements en opportunité depuis 1998 mais ce n’est en fait que depuis l’année 2000 que le traitement par motifs de classement est systématique.
  • [6]
    Jean Danet (coord.), La réponse pénale. Dix ans de traitement des délits, op. cit.
  • [7]
    Audrey Lenoir, Jean-Noël Retière et Camille Trémeau, « La politique des nombres de la justice pénale », in ibid., p. 497-522.
  • [8]
    Cette thèse, débutée en 2010, a pour titre (provisoire) « Affaires classées sans suite : au croisement des normes sociales et juridiques ». Elle est co-dirigée par Jean-Noël Retière et Jean Danet.
  • [9]
    Bernard Brunet, « Le traitement en temps réel : la justice confrontée à l’urgence comme moyen habituel de résolution de la crise sociale », Droit et Société, 38, 1998, p. 91-107 ; Benoit Bastard et Christian Mouhanna, « Procureurs et substituts : l’évolution du système de production des décisions pénales », Droit et Société, 74, 2010, p. 35-53.
  • [10]
    Virginie Gautron, « L’impact des préoccupations managériales sur l’administration locale de la justice pénale française », Champ pénal/Penal field, XI, 2014, mis en ligne le 21 janvier 2014, <http://champpenal. revues.org/8715> ; DOI : 10.4000/champpenal.8715.
  • [11]
    En raison de l’installation du logiciel « Cassiopée » dans ces deux dernières juridictions, les statistiques concernant les seuls prévenus majeurs n’ont pu être extraites des cadres du parquet de l’année 2009.
  • [12]
    Sylvie Grunvald, « Les choix et schémas d’orientation », in Jean Danet (coord.), La réponse pénale. Dix ans de traitement des délits, op. cit., p. 83-112.
  • [13]
    Loi n° 99-515 du 23 juin 1999 renforçant l’efficacité de la procédure pénale.
  • [14]
    Ibid.
  • [15]
    Circulaire du 16 mars 2004 relative à la politique pénale en matière de réponses alternatives aux poursuites et de recours aux délégués du procureur, Bulletin officiel du ministère de la Justice (BOMJ), 93, 2004.
  • [16]
    Virginie Gautron et Jean-Noël Retière, « L'implication des juridictions dans les dispositifs locaux de coproduction de la sécurité », in Jean Danet (coord.), La réponse pénale. Dix ans de traitement des délits, op. cit., p. 365-400.
  • [17]
    Virginie Gautron et Pauline Raphalen, « Les stages : une nouvelle forme de pénalité ? », Déviance et Société, 37 (1), 2013, p. 27-50.
  • [18]
    Jean-Hugues Matelly et Christian Mouhanna, Police : des chiffres et des doutes. Regard critique sur les statistiques de la délinquance, Paris : Michalon, 2007.
  • [19]
    Bruno Aubusson de Cavarlay, René Lévy et Laurence Simmat-Durand, « L’abandon des poursuites par le parquet », Questions pénales. Bulletin d’information du CESDIP, III.2, 1990.
  • [20]
    Très souvent, il s’agit de dégradations de biens privés, de véhicule notamment (plus rarement, des dégradations de biens publics), de vols ou tentatives de vol (simples ou avec effraction) de véhicule, cyclomoteur ou vélo, téléphone, voire, dans de plus rares cas, de matériel informatique, de cuivre ou de carburant.
  • [21]
    Jean-Pierre Bonafé-Schmitt, La médiation, une justice douce, Paris : Syros, 1992.
  • [22]
    Dan Kaminski, Pénalité, management, innovation, Namur : Presses universitaires de Namur, 2009.
  • [23]
    Virginie Gautron, « L’impact des préoccupations managériales sur l’administration locale de la justice pénale française », art. cité.
  • [24]
    Jacques Faget, « Médiation pénale et travail d’intérêt général en France », in Philippe Mary (éd.), Travail d’intérêt général et médiation pénale. Socialisation du pénal ou pénalisation du social ?, Bruxelles : Bruylant, 1997, p. 74.
  • [25]
    Philip Milburn, Christian Mouhanna et Vanessa Perrocheau, Enjeux et usages de la composition pénale. Controverses et compromis dans la mise en place d’un dispositif pénal inédit, Centre d’analyse, de formation et d’intervention (CAFI), recherche subventionnée par la Mission de recherche « Droit et Justice », février 2005, p. 139.

1 Durant les deux dernières décennies, les politiques pénales nationales et locales se sont particulièrement concentrées sur les moyens de systématiser, d’accélérer et de graduer les réponses pénales, notamment pour les infractions de faible gravité, commises par des délinquants primaires et précédemment classées sans suite. Le quasi-consensus politique autour d’une stratégie partiellement inspirée du modèle nord-américain de « tolérance zéro » a convaincu le législateur de placer le principe de l’opportunité des poursuites « sous surveillance »  [1]. Sans se substituer à un système de légalité des poursuites, la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 a cantonné les classements au rang d’exception, justifiés uniquement « lorsque les circonstances particulières liées à la commission des faits » l’exigent (article 40-1 du Code de procédure pénale [CPP]), le parquet devant même en motiver les raisons auprès des plaignants (article 40-2 CPP). À plusieurs reprises et dès le début des années 1990, le législateur a consacré diverses alternatives, inspirées le plus souvent d’expériences prétoriennes et associant, pour certaines, des acteurs extrajudiciaires (municipaux, associatifs, sanitaires, etc.) : rappel à la loi, médiation, réparation, classement sous condition (de réparation du préjudice, de régularisation, etc.), injonction théra­peutique, stages, travail non rémunéré, etc. Les finalités assignées à ce qui fut appelé des « procédures alternatives aux poursuites » ne se résument pas à l’accroissement de la certitude et de la célérité des sanctions. Pour ne pas sacrifier l’idéal réhabilitatif qui irrigue depuis plus d’un siècle le modèle français de réaction pénale, leurs promoteurs revendiquent un juste équilibre entre éducation, prévention et punition, au service d’une adaptation qualitative des sanctions aux infractions de faible gravité. S’il ne s’agit pas, juridiquement, de peines stricto sensu,mais d’une forme particulière de classement, ces mesures sont présentées comme une nouvelle forme de pénalité, reposant sur une démarche pédagogique de « responsabilisation » des délinquants et, le cas échéant, de revalorisation du rôle de la victime dans une dynamique « restauratrice » ou « restaurative »  [2].

2 Ces finalités qualitatives affrontent toutefois une obsession quantitative, exacerbée par des logiques managériales qui focalisent l’attention des parquets sur le taux de réponse pénale. La systématisation de la réaction pénale figure parmi les objectifs et indicateurs de la mission « Justice »  [3] mis en place par la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) pour en améliorer la performance. Le programme annuel de performance pour l’année 2013 cible ainsi un taux de réponse pénale de 90 % en 2015 (95 % pour les seuls mineurs), grâce au développement d’alternatives priées d’atteindre 47 % des affaires poursuivables (31 % hors rappels à la loi) contre 44,5 % en 2011 (25,2 % hors rappels à la loi). Les « cadres du parquet »  [4] distinguent désormais, parmi les affaires traitées, les affaires poursuivables, qui ont ou auraient pu donner lieu à une réponse pénale, et les affaires non poursuivables, qui regroupent les classements pour motifs juridiques (immunité ou irresponsabilité de l’auteur, etc.), auteur inconnu, absence d’infraction ou infraction mal caractérisée. Le taux de réponse pénale correspond à la part des affaires ayant fait l’objet d’une poursuite, d’une mesure alternative ou d’une composition pénale réussie dans l’ensemble des affaires poursuivables, et s’obtient par déduction de la part des classements en opportunité. Les « cadres du parquet » précisent par ailleurs le motif de classement invoqué, que les magistrats doivent choisir parmi les options proposées par la nomenclature des classements sans suite en vigueur depuis 1998. Si le taux de réponse pénale est désormais scruté avec attention par les acteurs judiciaires et politiques, au plan national autant que local, cet indicateur majeur de l’efficacité de l’institution judiciaire est relativement récent, la possibilité de le calculer datant de l’année 2000  [5].

Tableau 1 – Nomenclature des motifs de classement sans suite

Type d’affaires Motifs de classement sans suite Remarques et subdivisions éventuelles
Affaires
non poursuivables
Absence d’infraction 11 Affaires enregistrées comme pénales mais qui se révèlent être de nature purement civile ou commerciale. Exemple : un chèque rejeté suite à un défaut de provision.
Infraction insuffisamment caractérisée 21 Circonstances indéterminées, charges insuffisantes ou insuffisance de preuve.
Motifs juridiques 31à 37 Obstacles juridiques empêchant le déclenchement des poursuites.
31. Extinction action publique : retrait de plainte
32. Extinction action publique : amnistie
33. Extinction action publique : transaction
34. Autres cas extinction action publique
35. Immunité
36. Irrégularité de la procédure
37. Irresponsabilité de l’auteur
Affaires poursuivables Poursuites inopportunes 41à 48 41. Recherches infructueuses
42. Désistement plaignant
43. État mental déficient
44. Carence plaignant
45. Comportement de la victime
46. Victime désintéressée d’office
47. Régularisation d’office
48. Préjudice ou trouble peu important causé
par l’infraction
Procédures alternatives
mises en œuvre par le parquet
(PAP)
51à 58 51. Réparation / mineur
52. Médiation
53. Injonction thérapeutique
54. Plaignant désintéressé sur demande du parquet
55. Régularisation sur demande du parquet
56. Rappel à la loi / avertissement
57. Orientation structure sanitaire, sociale
ou professionnelle sur demande du parquet
58. Composition pénale
Bien qu’étant une forme de réponse pénale, ces affaires constituent au plan juridique un classement sans suite. Seules les mesures « réussies » sont normalement comptabilisées.
Autres poursuites ou sanctions de nature non pénale 61 Ce motif correspond aux cas où une réponse autre que pénale a été apportée. Exemple figurant dans le guide édité par la Chancellerie : reconduites à la frontière pour les étrangers en situation irrégulière, sanctions commerciales de faillite personnelle ou d’interdiction de gérer prononcées par les tribunaux de commerce, règlements réalisés par les compagnies d’assurance en cas d’accident de circulation, etc.
Au plan statistique, ce motif 61 est inclus aux procédures alternatives aux poursuites.
Affaires non poursuivables Auteur inconnu 71 L’enquête n’a pas permis de retrouver le ou les auteurs de l’infraction.
Les affaires compostées figurent automatiquement parmi les délits et sont apparentées, parfois un peu rapidement, à des « auteurs inconnus ».
Non lieu à assistance éducative 81 Ce motif est ensuite intégré aux absences d’infraction.

Tableau 1 – Nomenclature des motifs de classement sans suite

3 Pour analyser la manière dont les magistrats se sont appropriés et ont combiné des objectifs tant quantitatifs que qualitatifs, mais potentiellement concurrentiels, cet article se propose d’objectiver et de comparer les pratiques de plusieurs parquets durant la dernière décennie, du moins concernant les seuls délinquants majeurs. Pour mesurer les évolutions des taux de réponse pénale, préciser la nature des classements et des procédures alternatives, nous nous appuierons sur des extractions des « cadres du parquet », transmis sous un format Excel par la sous-direction de la Statistique et des Études (SDSE) du ministère de la Justice, dans le cadre de la recherche sur les évolutions des modes de traitement des délits  [6]. En parallèle de ces données, qui doivent être maniées avec prudence au regard des biais que présente cet instrument de quantification  [7], nous mobiliserons les entretiens réalisés lors de cette étude, ainsi que les premiers résultats des recherches engagées par Audrey Lenoir dans le cadre d’une thèse consacrée aux classements, fondée notamment sur la consultation et la saisie sur un logiciel de traitement statistique d’un millier de dossiers classés sans suite entre 1994 et 2010  [8].

4 Malgré un cadre budgétaire contraint et la surcharge des audiences correction­nelles classiques, les dispositifs de traitement en temps réel des affaires pénales  [9] ont permis de réels gains de productivité et, sur un plan symbolique, de signifier la réactivité du parquet. Toutes les juridictions de l’étude (les précisions concernant ces juridictions sont données dans le texte de présentation du dossier, p. 583) ont considérablement réduit les classements en opportunité au profit des alternatives aux poursuites, qui répondent toutefois davantage aux exigences de gestion des flux qu’elles n’engagent une réelle démarche d’adaptation qualitative des sanctions (I). Preuve des dérives induites par les modes contemporains de management public (new public management)  [10], mais aussi de la volonté des magistrats du parquet de ne pas asphyxier plus encore les juridictions et/ou d’éviter dans certains cas une sur-pénalisation excessive, cette remarquable croissance du taux de réponse pénale semble partiellement factice, différents mécanismes contribuant à l’augmenter artificiellement (II).

I. Une progression incontestable du taux de réponse pénale

5 Partout, l’augmentation du taux de réponse pénale sur la décennie 2000 s’explique par l’effet croisé de deux processus : une forte diminution des classements en opportunité et un recours de plus en plus massif aux procédures alternatives aux poursuites, quitte à en négliger la qualité.

I.1. Une raréfaction des classements pour inopportunité des poursuites

6 Toutes les juridictions ont réduit drastiquement le nombre de classements en opportunité. Entre 2000 et 2009, s’agissant des affaires impliquant uniquement des majeurs, leur volume a diminué de 55,3 %, toutes juridictions confondues, mais à des degrés variables selon les sites de l’étude (-45,9 % à ÉTUC de 2000 à 2009 ; jusqu’à -91,9 % à BARI de 2000 à 2008). Ils ne représentaient plus que 3,2 % des affaires poursuivables à ARNO, 9,1 % à CARD mais 17,3 % à ÉTUC en 2009 (pour une moyenne nationale de 12,9 %), 1,6 % à BARI et 15,3 % à DIVE en 2008 (pour une moyenne nationale de 15,3 %)  [11]. En 2009, les taux de réponse pénale oscillaient donc entre 82,7 % à ÉTUC et 96,8 % à ARNO (98,4 % à BARI en 2008). Aucun des motifs de classement en opportunité n’a échappé à ce mouvement de décroissance. Seules les juridictions d’ÉTUC, qui a conservé sur toute la période un plus faible taux de réponse pénale, et, dans une moindre mesure, de DIVE font figure d’exception. Le motif 48, « préjudice ou trouble peu important », qui était de loin le plus répandu au début de la décennie (41,3 % des classements en opportunité en 2000, toutes juridictions confondues), fut particulièrement affecté par ce mouvement de décroissance. Là où, en 2000, sur cent affaires poursuivables impliquant uniquement des majeurs, près de quatorze étaient classées en raison d’un préjudice peu important, ce n’est plus le cas que dans deux affaires sur cent en 2009 (avec un maximum de 2,6 % à ÉTUC).

Tableau 2 – Évolution du nombre de classements en opportunité (personnes majeures)

2000-2009 CARD 2000-2009 ARNO 2000-2009 2000-2009 2000-2008 2000-2008
-31,6 % -45,4 % -76,1 % -67,6 % -88,4 % -36,8 %
-39,8 % -36,6 % -60,6 % +69,5 % -98,5 % +117,6 %
-7,7 % +5,5 % -48,9 % +77,1 % -78,3 % -62,5 %
-21,4 % -19,4 % -35,9 % +128,0 % -94,1 % +78,6 %
-55,0 % -55,5 % -78,4 % +91,8 % -96,2 % -35,7 %
-46,1 % -46,0 % -25,0 % +41,5 % -100,0 % -49,4 %
-42,3 % -59,9 % -64,3 % +10,0 % -94,3 % -57,5 %
-81,8 % -94,4 % -100,0 % -79,7 % -92,2 % -73,5 %

Tableau 2 – Évolution du nombre de classements en opportunité (personnes majeures)

Source : Exploitation statistique des « cadres du parquet », sous-direction de la Statistique et des Études (SDSE), ministère de la Justice.

I.2. Une dérivation des affaires vers de nouveaux dispositifs de gestion des flux

7 La nette diminution des classements en opportunité ne peut se comprendre qu’au regard du succès croissant des procédures alternatives aux poursuites (PAP)  [12]. Si certaines sont vraisemblablement plus anciennes que leur apparition dans la nomenclature statistique, leur développement a essentiellement compensé l’effon­drement des classements purs et simples. Hors composition pénale et toutes juridictions confondues, ces alternatives représentaient 36,7 % des affaires poursuivables impliquant des majeurs en 2009 (contre 17,6 % en 2000), avec d’importantes variations suivant les juridictions (entre 18,7 % à ÉTUC et 40,6 % à CARD). Une comparaison avec les courbes d’évolution des classements en opportunité suffit à dévoiler leur dénomination trompeuse, dès lors qu’il s’agit davantage d’alternatives aux classements que de réelles alternatives aux poursuites. Il est en revanche plus difficile de se prononcer sur l’incidence des compositions pénales, la plus sévère des alternatives, introduites en 1999 sous réserve d’une validation par un magistrat du siège  [13]. Cette dernière procédure, qui n’a pas rencontré un succès similaire sur le territoire (de 4,2 % à 17,6 % des affaires poursuivables en 2009 dans les juridictions de l’étude ; 5,4 % en moyenne en France), a contribué tant à la diminution des classements qu’à celle des poursuites, du moins dans certaines juridictions.

8 Si la systématisation de la réaction pénale devait s’accompagner d’une adaptation qualitative des sanctions, le fait de répondre semble parfois compter davantage que la réponse pénale elle-même. Sous l’effet d’une culture gestionnaire de répression, l’essentiel semble en réalité de gérer des « flux » et des « stocks », d’ajuster le nombre d’affaires poursuivies et les voies procédurales empruntées aux capacités de traitement de la juridiction, reléguant au dernier plan la recherche d’une adaptation qualitative aux contentieux de faible gravité. Les rappels à la loi (RAL), parfois sous la forme de simples avertissements par courrier, constituent en effet la principale réponse alternative aux poursuites. Consacrée par la loi n° 99-515 du 23 juin 1999  [14], cette procédure consiste, « dans le cadre d’un entretien solennel, à signifier à l’auteur la règle de droit, la peine prévue et les risques de sanction encourue en cas de réitération des faits. Il doit favoriser une prise de conscience chez l’auteur des conséquences de son acte, pour la société, pour la victime et pour lui-même sans se réduire à de simples considérations morales »  [15]. Les RAL représentaient en moyenne, dans les juridictions étudiées, 46,7 % des alternatives (hors composition pénale) prononcées à l’encontre de majeurs en 2009 (57,6 % à CARD, 49,7 % à ÉTUC), et près de 75 % à DIVE (en 2008). Leur part dans les affaires poursuivables excédait 20 % à CARD en 2009 et DIVE en 2008, pour une moyenne nationale de 17,2 % en 2009. Celle-ci est moindre à ARNO (12,1 % en 2009), ÉTUC (9,3 % en 2009) et BARI (5,8 % en 2008). Dans notre échantillon (N = 753), et bien que les pratiques varient selon les juridictions de l’étude, 20,6 % des rappels à la loi concernent des vols simples, 10 % des usages de stupéfiants, 5,7 % des détentions, 9,8 % des violences sans incapacité totale de travail (ITT),ou inférieure à huit jours, 7,3 % des violences entre conjoints ou concubins, 4,2 % des conduites en état alcoolique ou sous l’emprise de stupéfiants, 8,8 % des défauts de pièce administrative ou de visite technique, 4,1 % des destructions-dégradations, 3,9 % des ports d’armes et 1,5 % des outrages ou rébellions. Le bulletin numéro 1 du casier judiciaire ne figurant qu’exceptionnellement dans ce type de dossiers, il convient de s’armer de nombreuses précautions lorsque l’on évoque le passé judiciaire des auteurs. Les quelques informations sur les antécédents mentionnés dans les procès-verbaux, voire une notice de renseignement, font apparaître 23 % d’auteurs « notablement connus » des services de police et de gendarmerie. Plus que les procédures alternatives en général, ce sont bien ces rappels à la loi qui ont permis d’enrayer la pratique des classements en opportunité. Simple variable d’ajustement visant à gérer au mieux le nombre fluctuant d’affaires poursuivables, la principale vertu qui leur est accordée par les magistrats interrogés est d’accroître le taux de réponse pénale sans encombrer davantage les autres circuits alternatifs, pour un coût modique sinon moindre qu’un classement pur et simple, et avec pour effet de restreindre, au moins partiellement, le mécontentement des victimes.

9

Le rappel à la loi est gratuit quand c’est par OPJ [officier de police judiciaire]. Ce n’est pas très cher quand c’est par délégué [...]. C’est la mesure qui est la plus simple, parce que là, ça nous coûte rien, y a un transfert de charge sur la police et les gendarmes [...]. Ha, oui, oui, faut mieux un rappel à la loi que le classement en opportunité. Parce que déjà, le classement en opportunité, il faudra écrire, alors vous me direz le rappel à la loi, il faut le dire à la victime de manière générale, mais le rappel à la loi, on a pris la décision par téléphone, il va nous être transmis, on classera, c’est fini. Le classement, l’opportunité, on va écrire à la victime avec le risque effectivement que ça génère un contentieux.
(Procureur, DIVE)

10 Ces réprimandes sont généralement envisagées « faute de mieux », nombre de magistrats, et plus encore de policiers, considérant qu’ils ne valent guère mieux qu’un classement pur et simple.

11

Comme dit [le procureur] que j’aime bien, […], il me disait, « oui », il était content parce que, « ah oui, j’ai un taux de traitement de 90 % […]. » Oui, je dis, c’est bien Monsieur le Procureur mais il y a au moins 60 % de réponses pénales de merde. [Chercheur : rappel à la loi !] Il me dit, oui, ce n’est pas faux ce que vous dites !
(Directeur départemental de la sécurité publique [DDSP])

12

Certes, c’est une réponse pénale, mais enfin c’est une réponse pénale particulièrement […] légère, oui, et même quasiment squelettique, parce que les gens reçoivent ça ou reçoivent pas, parce qu’on envoie par lettre simple sans recommandé, mais on peut afficher, et là c’est les limites de la statistique, on peut afficher un taux de réponse pénale de 98 %...
(Procureur, DIVE)

13

J’ai horreur [des rappels à la loi] ! […] Pour moi, le rappel à la loi, c’est la réponse du pauvre. Voilà, c’est la réponse du pauvre.
(Procureur, ARNO)

14 Certains procureurs tentent bien de développer des alternatives plus qualitatives, notamment sous la forme de classements conditionnels qui, en parallèle d’un rappel à la loi, supposent des engagements plus contraignants de la part des prévenus (désintéressement de la victime, régularisations d’office, orientations sanitaires et sociales, etc.). Durant la dernière décennie, les parquets d’ARNO, et dans une moindre mesure d’ÉTUC, ont davantage mobilisé la gamme des alternatives disponibles pour proposer, à l’aide de divers partenaires  [16], « un vrai contenu, quelque chose qui ait du sens » (procureur, ARNO). Les désintéressements du plaignant, les régularisations à la demande du parquet et les orientations sanitaires et sociales y occupent une place plus conséquente dans l’ensemble des alternatives aux poursuites.

Tableau 3 – Répartition des procédures alternatives en 2008 (personnes majeures)

5,0 % 3,6 % 4,0 % 8,8 % 3,2 % 2,1 %
0,9 % 0,0 % 0,1 % 1,3 % 0,0 % 0,0 %
4,5 % 5,2 % 12,6 % 11,0 % 4,3 % 1,6 %
13,9 % 6,4 % 24,6 % 9,1 % 15,8 % 7,0 %
46,5 % 59,8 % 32,8 % 42,7 % 47,3 % 74,7 %
3,1 % 1,6 % 13,9 % 4,2 % 0,0 % 0,4 %
26,2 % 23,4 % 11,9 % 22,9 % 29,4 % 14,2 %

Tableau 3 – Répartition des procédures alternatives en 2008 (personnes majeures)

* PAP : procédures alternatives aux poursuites.
Source : Exploitation statistique des « cadres du parquet », sous-direction de la Statistique et des Études (SDSE), ministère de la Justice.

15 Il faut encore ajouter, parmi ces sanctions, les stages (de sensibilisation aux dangers des produits stupéfiants, à la sécurité routière, de citoyenneté, etc.), mesures généralement prononcées à l’occasion d’une composition pénale  [17]. Ceux-ci, comme les alternatives les plus qualitatives (médiation, orientation sanitaire, injonction thérapeutique), subissent toutefois l’emprise des logiques gestionnaires. Le traitement en temps réel, qui se traduit le plus souvent par une prise de décision immédiate, ne laisse pas aux magistrats du parquet le temps de vérifier la situation des personnes qu’ils ont à sanctionner et partant la pertinence de telle ou telle alternative. Leur coût, le temps qu’elles exigent et les difficultés qu’elles posent parfois en termes d’exécution (pénurie de moyens, absence ou réticences d’opérateurs extérieurs, esquive des auteurs) expliquent qu’elles soient, dans l’ensemble des juridictions de l’étude et à l’exception des stages, relativement rares et pour certaines de plus en plus décroissantes. Il en va ainsi des injonctions thérapeutiques, mais plus encore des médiations pénales. Toutes juridictions confondues, celles impliquant un auteur majeur ont diminué de 24,1 % entre 2000 et 2009, pour atteindre, en fin de période, 4,6 % des procédures alternatives et 1,7 % des affaires poursuivables, alors même que le passage à l’acte s’inscrit fréquemment dans un contexte relationnel conflictuel. Seules les juridictions de CARD et d’ÉTUC ont maintenu ou développé ce type de mesure, principalement en raison de la présence d’associations sociojudiciaires fortement investies dans ce mode de résolution des conflits, et sans lesquelles bien d’autres alternatives ne pourraient être mises en œuvre. En revanche, le nombre de médiations a diminué de 44,4 % à DIVE (2000-2008) et de 78,8 % à ARNO (2000-2009). Si cette dernière en comptabilise encore (141 en 2009), nombre d’entre elles n’en sont pas réellement et s’apparentent plutôt à des rappels à la loi.

16

Quand je suis arrivée, je me suis rendu compte que les médiations pénales, notamment en matière familiale, c’était des usines à gaz, qu’on n’en sortait pas […] donc, en fait, j’ai changé la donne, j’ai déchargé l’association qui s’occupait de ça, je l’ai confié à mes délégués qui sont également tous habilités médiateurs. […] Officiellement, c’est de la médiation. […] Et je classe médiation pénale. […] Ah, ce n’est pas vraiment de la médiation parce que, là, c’est plutôt déjà du rappel à la loi, c’est-à-dire on rappelle, on explique ce qu’est la décision […]. Donc, il y a du travail pédagogique, aussi, qui est fait mais on n’est pas là, le délégué n’est pas là pour dire : « Eh bien, écoutez, il y a une décision qui a été rendue, manifestement, elle n’est pas à votre goût, donc, qu’est-ce qui pourrait être mis en place ? » Ce n’est pas ça qui est fait.
(Procureur, ARNO)

17 Ces jeux d’écriture permettent d’afficher, grâce aux passerelles entre alternatives aux poursuites, une politique pénale plus « riche ». À l’identique, la rédaction d’une simple lettre d’excuse au plaignant suffit parfois à transformer un rappel à la loi en classement conditionnel. Au-delà, d’autres mécanismes permettent d’accroître artificiellement le taux de réponse pénale. Il n’est alors plus question pour les parquets de répondre effectivement et qualitativement aux infractions de faible gravité mais, plus prosaïquement, de conserver une marge d’autonomie décisionnelle, d’éviter l’asphyxie des filières alternatives tout en satisfaisant les attentes gouvernementales.

II. Une progression partiellement artificielle du taux de réponse pénale

18 Expliquer le « culte » du taux de réponse pénale à l’aune des seules pressions ministérielles serait excessif, dès lors que les pratiques de traitement en temps réel, comme un grand nombre d’alternatives, sont nées d’initiatives prétoriennes, de magistrats du parquet engagés dans une dynamique modernisatrice. Ces enjeux ne sont pas pour autant absents, pèsent sur la carrière des procureurs et les financements attribués aux juridictions, quand bien même les exigences de l’adminis­tration centrale tendraient à s’estomper au regard de l’impossibilité, pour les parquets, de dégager de nouvelles marges de progression.

19

Alors, je ne dis pas que tous mes collègues parquetiers soient dans cette vision… Moi je suis un peu à cheval… À mi-chemin du travail parquetier, que j’aime beaucoup, mais aussi des exigences chancelleresques. Alors je suis pas là pour non plus les mettre en œuvre de façon aveugle les doigts sur la couture du pantalon. Mais si brutalement on avait une explosion des classements en opportunité ici, c’est sûr que ponctuellement, ça peut être un moyen de vider, de crever un abcès. Mais c’est vrai que si brutalement à [DIVE] le taux de réponse pénale repassait à 80 %, faudrait que j’explique pourquoi.
(Procureur)

20

Puis, d’ailleurs, la pression de la Chancellerie commence un peu à s’atténuer là-dessus parce qu’ils savent que, dans les juridictions, c’est un miracle quotidien quoi, comme beaucoup de juridictions, voilà.
(Procureur)

21

Le classement en opportunité […] donne une marge, si vous voulez une marge de respiration qui est quand même indispensable. […] on se rapproche du point de saturation, si vous voulez, donc si on devait poursuivre les 500 affaires qu’on ne poursuit pas actuellement, les délais moyens de réponse augmenteraient dans toutes les rubriques et ça nous mettrait en difficulté, encore une fois pour nous, pour les juridictions dans le contexte qui est le nôtre et qui va demeurer pendant un p’tit moment, c’est, c’est oui c’est une phase de respiration quoi, donc c’est indispensable, jamais évidemment, jamais on l’dira publiquement… (Procureur)

22 Durant la dernière décennie, les contraintes de productivité ont pu inciter des parquetiers à manipuler certains chiffres.

23

Dans certaines juridictions, on arrive à un taux de réponse pénale de 98 voire 99 %... Je soupçonne [peu audible, ce n’est peut-être pas le terme exact utilisé par le procureur] mes collègues de traficoter un peu les chiffres, parce que, écoutez, franchement…
(Procureur)

24 À l’instar des forces de police  [18], ils ont usé de quelques stratagèmes pour réduire artificiellement, ne serait-ce qu’à la marge, les classements pris en compte dans son calcul. S’il est impossible de quantifier précisément l’impact de telles pratiques sur la progression du taux de réponse pénale, les courbes d’évolution des différents motifs de classements donnent à voir une inflation de ceux qui échappent aux affaires poursuivables et donc à la mesure de la réponse pénale. Parallèlement, les magistrats du parquet enregistrent des classements sous la forme d’alternatives qui ne sont pas réellement des réponses pénales, si ce n’est qu’elles entrent paradoxalement dans le calcul du même taux.

II.1. L’enregistrement de classements sous la forme d’alternatives

25 Les magistrats du parquet comptabilisent comme des PAP d’« autres poursuites ou sanctions » qui sont pourtant « de nature non pénale » (motif de classement n° 61). Cette rubrique regroupe des affaires très diverses, au sujet desquelles l’intervention ou sanction d’une autre autorité judiciaire ou institution (hors transaction pénale) motive le choix d’une telle alternative. Si, dans de nombreux dossiers consultés par Audrey Lenoir dans le cadre de sa thèse, une décision préfectorale de placement en centre de rétention administrative ou une amende administrative vient justifier le choix d’un tel motif, certaines situations laissent plus perplexes. Dans plusieurs dossiers, le simple prélèvement de l’ADN de l’auteur pour inscription au fichier national automatisé des empreintes génétiques (FNAEG) semble ainsi constituer l’« autre poursuite ou sanction de nature non pénale ». Si ces diverses décisions peuvent être perçues comme une sanction par les intéressés, et une sanction amplement suffisante pour les magistrats du parquet au regard de la gravité des faits et des antécédents de l’auteur, reste qu’il ne s’agit pas réellement d’une sanction pénale, d’une réaction propre à la justice pénale, mais plutôt d’un classement en opportunité. Ces « fausses » alternatives pénales ont considérablement augmenté durant la dernière décennie : de 178 % à ÉTUC, 520 % à CARD et même 1 415 % à ARNO entre 2000 et 2009, 208 % à DIVE et 52,4 % à BARI entre 2000 et 2008. Durant les mêmes périodes, les affaires poursuivables impliquant des majeurs ont au maximum augmenté de 38,3 % dans les juridictions de l’étude (15,2 % en moyenne). En 2008, ces mesures représentaient 26,2 % des PAP toutes juridictions confondues, 29,4 % à BARI, 23,4 % à CARD, 22,9 % à ÉTUC et « seulement » 11,9 % à ARNO. En 2009, près d’une affaire poursuivable sur dix a été traitée sous cette forme toutes juridictions confondues (entre 3,8 et 8,6 % des affaires poursuivables dans les juridictions de l’étude).

Tableau 4 – Part des « autres poursuites ou sanctions non pénales » dans l’ensemble des affaires poursuivables (personnes majeures)

4,0 % 1,9 % 0,5 % 1,7 % 3,2 % 1,7 %
4,2 % 1,4 % 0,7 % 1,9 % 1,6 % 2,3 %
4,2 % 1,5 % 2,2 % 2,5 % 0,9 % 8,3 %
4,5 % 3,9 % 1,2 % 1,3 % 1,7 % 11,3 %
5,2 % 6,2 % 2,7 % 1,7 % 2,7 % 8,5 %
6,2 % 6,7 % 2,9 % 1,7 % 2,3 % 1,8 %
7,1 % 5,8 % 2,7 % 2,4 % 4,1 % 2,9 %
7,8 % 8,3 % 2,9 % 3,8 % 4,3 % 3,2 %
9,1 % 10,5 % 3,5 % 5,2 % 3,6 % 4,3 %
9,4 % 8,6 % 5,6 % 3,8 % ND * ND *

Tableau 4 – Part des « autres poursuites ou sanctions non pénales » dans l’ensemble des affaires poursuivables (personnes majeures)

* Non déterminé.
Source : Exploitation statistique des « cadres du parquet », sous-direction de la Statistique et des Études (SDSE), ministère de la Justice.

II.2. Un usage opportun des motifs juridiques de classement pur et simple

26 Comptabilisées parmi les affaires non poursuivables, les rubriques 11, 21 et 31 à 37 de la nomenclature échappent à la mesure du taux de réponse pénale. Lorsque même un rappel à la loi semble disproportionné et que la filière des alternatives atteint un point de saturation, ces modalités de classement offrent aux parquetiers la possibilité d’évacuer discrètement des affaires.

27

Quand on classera et bien on privilégiera l’explication juridique par exemple « insuffisamment caractérisée », mais pas « poursuites inopportunes ». Vous voyez ?
(Procureur)

28 Les différentes rubriques sont en réalité poreuses et malléables. « Le motif donné au bureau d’ordre lors du classement n’est pas une information très fiable. Certains motifs sont un peu fourre-tout et, en cas de pluralité de motifs, il n’y a pas de règle claire de choix  [19]. » L’usage de cette nomenclature n’a donc rien d’évident et la liberté qu’elle autorise la rend perméable à des considérations de nature plus politique. La consultation de dossiers confirme que des classements pour « absence d’infraction » (motif 11) ou « infraction insuffisamment caractérisée » (motif 21) remplacent, par exemple, des carences ou désistements du plaignant (motifs 42 et 44). Dans d’autres dossiers, classés au titre du motif 71, « auteur inconnu », les faits révèlent plutôt des recherches infructueuses (motif 41), l’auteur étant connu, ou en tout cas fortement soupçonné, sans que l’enquête ait permis de le localiser.

29

Parce que là, par exemple, on a « recherche infructueuse » mais, en fait, quand on n’arrive pas à entendre l’auteur, on classera plus facilement « insuffisamment caractérisée », c’est-à-dire qu’on a bien des éléments qui militent en la faveur, en faveur de la culpabilité de Monsieur Untel mais, vu que Monsieur Untel n’a jamais pu être entendu, faute d’avoir pu être trouvé, on estimera plutôt que l’infraction elle-même n’est pas suffisamment caractérisée à son encontre. […] La carence plaignant, bah c’est, c’est en fait quelqu’un qui, à un moment donné, a déposé plainte, et puis qui ne participe plus du tout à l’enquête, c’est-à-dire quand on a besoin d’avoir, de le mettre en présence ou d’avoir son, sa déposition pour des précisions complémentaires, eh bien il ne va pas déférer, donc là, c’est pareil, on aura plutôt tendance à classer « insuffisamment caractérisée ».
(Procureur)

30 Dans la rubrique « auteur inconnu » apparaissent encore toutes les plaintes « compostées » (34,7 % des affaires traitées en 2009 toutes juridictions confondues). Ces plaintes ne sont jamais soumises à un magistrat, mais directement classées par les bureaux d’ordre. Au regard de la faiblesse des contrôles, l’orientation du dossier est finalement laissée à l’initiative des services qui établissent les procès-verbaux. Le fait de transmettre une procédure contre X au parquet équivaut quasiment à la vouer au classement sans suite. D’après les magistrats interrogés et les services statistiques de la chancellerie, le « compostage » ne s’applique qu’aux infractions pour lesquelles la probabilité de retrouver l’auteur est proche de zéro, lorsque les faits sont de faible gravité et à l’exclusion de toutes les formes d’atteinte aux personnes. Si, dans la plupart des cas, les affaires compostées remplissent ces critères  [20], les dossiers consultés par Audrey Lenoir dans le cadre de sa thèse révèlent quelques exceptions : outre la présence de violences légères et un cas d’exhibition sexuelle, il arrive que des personnes soient nominativement soupçonnées, voire entendues au cours de l’enquête.

31 Si les évolutions du nombre de classements comptabilisés dans les rubriques 11, 21 et 31 à 37 doivent être analysées avec circonspection, leur nette progression est, dans l’ensemble des juridictions étudiées à l’exception de BARI, sans commune mesure avec celle des affaires traitées ou des seules affaires non poursuivables. Leur part dans les affaires traitées a augmenté toutes juridictions confondues (6,8 % en 2000, 10,6 % en 2009) comme dans les quatre autres juridictions de l’étude (une augmentation comprise entre 1,4 et 4,1 points).

Tableau 5 – Évolution des affaires traitées, non poursuivables et des classements 11 à 37 (personnes majeures et auteurs inconnus)

2000-2009 2000-2009 2000-2009 2000-2009 2000-2008 2000-2008
+0,6 % +38,8 % +5,2 % +2,0 % +29,3 % -1,0 %
-4,6 % +40,9 % -6,6 % -7,7 % +38,3 % -5,8 %
+55,9 % +104,8 % +26,0 % +19,2 % +18,7 % +50,1 %
+39,0 % +116,1 % -3,2 % -32,0 % +29,7 % +97,9 %
+68,5 % +134,4 % +59,1 % +116,6 % +53,9 % +26,8 %

Tableau 5 – Évolution des affaires traitées, non poursuivables et des classements 11 à 37 (personnes majeures et auteurs inconnus)

Source : Exploitation statistique des « cadres du parquet », sous-direction de la Statistique et des Études (SDSE), ministère de la Justice.

32 Ce sont les classements pour « infraction insuffisamment caractérisée » qui ont particulièrement et systématiquement augmenté, jusqu’à 134,4 % à CARD entre 2000 et 2009 (68,5 % toutes juridictions confondues). Ils représentaient 6,1 % des affaires traitées en 2009 sur l’ensemble du territoire (contre 3,6 % en 2000), 5,3 % à CARD (contre 3,1 %), 4,9 % à ARNO (contre 3,2 %), 6,3 % à BARI en 2008 (contre 5,3 %) et 6,6 % à DIVE (contre 5,1 %).

Conclusion

33 En définitive, les procédures de troisième voie ne semblent plus viser princi­palement une amélioration qualitative des réponses pénales, une justice plus « douce »  [21], mais un traitement plus effectif, d’un point de vue quantitatif, de la petite et moyenne délinquance. L’objectif n’est pas tant de faire diversion par rapport au système judiciaire classique que d’augmenter sa productivité à moindre coût. L’emprise d’une rationalité managériale obsédée par les indicateurs se traduit par une « définalisation »  [22] de l’action publique. Guidées par des orientations plus comptables qu’axiologiques, les politiques pénales locales se contentent de gérer des « flux » et des « stocks », d’ajuster les voies procédurales selon les capacités de traitement de la juridiction, du moins en ce qui concerne la petite délinquance de masse  [23]. Plusieurs facteurs sont suceptibles d’expliquer la tentation d’embellir statistiquement les résultats obtenus. Le respect des injonctions ministérielles n’est pas sans conséquence sur les carrières et sur les budgets de fonctionnement des juridictions. Substituer aux classements en opportunité des classements pour motifs juridiques permet, par ailleurs, aux magistrats du parquet d’évacuer des affaires pour lesquelles une réponse pénale semble inutile, injustifiée et/ou qui menacent d’engorger la filière des alternatives aux poursuites. Dans leur ensemble, ces politiques pénales alimentent toutefois « la perversité d’un processus qui, en même temps qu’il euphémise l’intervention pénale […] renforce son emprise »  [24]. « La démultiplication de l’appareil pénal […] fonctionne comme un aimant où la responsabilité et la sanction pénales apparaissent comme les réponses uniques et indispensables à toute forme d’illégalismes, même les plus insignifiants en termes d’ordre public  [25]. » Ce processus génère une extension du filet pénal à des comporte­ments qui échappaient précédemment au contrôle des institutions régaliennes. Il transforme également les trajectoires pénales de nombreux délinquants. La systématisation des réponses pénales alimente artificiellement la population des récidivistes, sans nécessairement impacter leur parcours délinquant. La progression du taux de réponse pénale (plus de vingt points en quinze ans) engendre automatiquement une croissance du nombre de réitérants et de récidivistes au sens légal du terme. Ceux qui n’étaient précédemment reconnus récidivistes qu’après un long parcours délinquant, se présentent désormais avec un antécédent dès le deuxième fait, un casier au troisième après une composition pénale, une récidive ensuite. Dans notre échantillon de poursuites devant le tribunal correctionnel (N = 3 537), la part des récidivistes était de 5,7 % en 2000, 10,9 % en 2006, 14,5 % en 2009, ceux-ci étant essentiellement condamnés pour infractions routières. À terme, et à délinquance égale, ces évolutions produiront vraisemblablement un nouvel encombrement des juridictions de jugement, ainsi qu’une aggravation progressive des peines prononcées. Pourtant, aucune étude scientifique française ne permet de tempérer ces effets pervers par la démonstration de l’impact positif des pratiques de systématisation des réponses pénales sur les phénomènes de réitération.

Notes

  • [1]
    Jean Danet, « Le droit pénal et la procédure pénale sous le paradigme de l’insécurité », Archives de politique criminelle, 25, 2003, p. 37-69.
  • [2]
    Robert Cario, Justice restaurative. Principes et promesses, Paris : L’Harmattan, 2005 ; Lode Walgrave, « La justice restaurative : à la recherche d’une théorie et d’un programme », Criminologie, 1, 1999, p. 7-29 ; Jacques Faget (dir.), Médiation et action publique : la dynamique du fluide, Bordeaux : PUB, 2005.
  • [3]
    « La réponse pénale aux comportements délictueux ou criminels doit être systématique, sous peine d’affaiblir l’efficacité de la répression et de compromettre l’autorité de l’État en laissant se développer un sentiment d’impunité chez les auteurs d’infractions et d’exaspération chez les concitoyens. Elle doit être diversifiée afin de s’adapter aux caractéristiques de la délinquance. L’évolution du taux de réponse pénale et des procédures alternatives aux poursuites rend compte de la réalisation de cet objectif. »
  • [4]
    Les « cadres du parquet » sont des imprimés, transmis annuellement par les juridictions à la Chancellerie, et fournissent la base des statistiques pénales. Audrey Lenoir, Jean-Noël Retière et Camille Trémeau, « La politique des nombres de la justice pénale », in Jean Danet (coord.), La réponse pénale. Dix ans de traitement des délits, Rennes : PUR, 2013, p. 497-522.
  • [5]
    Plus exactement, les « cadres du parquet » distinguent les classements en opportunité depuis 1998 mais ce n’est en fait que depuis l’année 2000 que le traitement par motifs de classement est systématique.
  • [6]
    Jean Danet (coord.), La réponse pénale. Dix ans de traitement des délits, op. cit.
  • [7]
    Audrey Lenoir, Jean-Noël Retière et Camille Trémeau, « La politique des nombres de la justice pénale », in ibid., p. 497-522.
  • [8]
    Cette thèse, débutée en 2010, a pour titre (provisoire) « Affaires classées sans suite : au croisement des normes sociales et juridiques ». Elle est co-dirigée par Jean-Noël Retière et Jean Danet.
  • [9]
    Bernard Brunet, « Le traitement en temps réel : la justice confrontée à l’urgence comme moyen habituel de résolution de la crise sociale », Droit et Société, 38, 1998, p. 91-107 ; Benoit Bastard et Christian Mouhanna, « Procureurs et substituts : l’évolution du système de production des décisions pénales », Droit et Société, 74, 2010, p. 35-53.
  • [10]
    Virginie Gautron, « L’impact des préoccupations managériales sur l’administration locale de la justice pénale française », Champ pénal/Penal field, XI, 2014, mis en ligne le 21 janvier 2014, <http://champpenal. revues.org/8715> ; DOI : 10.4000/champpenal.8715.
  • [11]
    En raison de l’installation du logiciel « Cassiopée » dans ces deux dernières juridictions, les statistiques concernant les seuls prévenus majeurs n’ont pu être extraites des cadres du parquet de l’année 2009.
  • [12]
    Sylvie Grunvald, « Les choix et schémas d’orientation », in Jean Danet (coord.), La réponse pénale. Dix ans de traitement des délits, op. cit., p. 83-112.
  • [13]
    Loi n° 99-515 du 23 juin 1999 renforçant l’efficacité de la procédure pénale.
  • [14]
    Ibid.
  • [15]
    Circulaire du 16 mars 2004 relative à la politique pénale en matière de réponses alternatives aux poursuites et de recours aux délégués du procureur, Bulletin officiel du ministère de la Justice (BOMJ), 93, 2004.
  • [16]
    Virginie Gautron et Jean-Noël Retière, « L'implication des juridictions dans les dispositifs locaux de coproduction de la sécurité », in Jean Danet (coord.), La réponse pénale. Dix ans de traitement des délits, op. cit., p. 365-400.
  • [17]
    Virginie Gautron et Pauline Raphalen, « Les stages : une nouvelle forme de pénalité ? », Déviance et Société, 37 (1), 2013, p. 27-50.
  • [18]
    Jean-Hugues Matelly et Christian Mouhanna, Police : des chiffres et des doutes. Regard critique sur les statistiques de la délinquance, Paris : Michalon, 2007.
  • [19]
    Bruno Aubusson de Cavarlay, René Lévy et Laurence Simmat-Durand, « L’abandon des poursuites par le parquet », Questions pénales. Bulletin d’information du CESDIP, III.2, 1990.
  • [20]
    Très souvent, il s’agit de dégradations de biens privés, de véhicule notamment (plus rarement, des dégradations de biens publics), de vols ou tentatives de vol (simples ou avec effraction) de véhicule, cyclomoteur ou vélo, téléphone, voire, dans de plus rares cas, de matériel informatique, de cuivre ou de carburant.
  • [21]
    Jean-Pierre Bonafé-Schmitt, La médiation, une justice douce, Paris : Syros, 1992.
  • [22]
    Dan Kaminski, Pénalité, management, innovation, Namur : Presses universitaires de Namur, 2009.
  • [23]
    Virginie Gautron, « L’impact des préoccupations managériales sur l’administration locale de la justice pénale française », art. cité.
  • [24]
    Jacques Faget, « Médiation pénale et travail d’intérêt général en France », in Philippe Mary (éd.), Travail d’intérêt général et médiation pénale. Socialisation du pénal ou pénalisation du social ?, Bruxelles : Bruylant, 1997, p. 74.
  • [25]
    Philip Milburn, Christian Mouhanna et Vanessa Perrocheau, Enjeux et usages de la composition pénale. Controverses et compromis dans la mise en place d’un dispositif pénal inédit, Centre d’analyse, de formation et d’intervention (CAFI), recherche subventionnée par la Mission de recherche « Droit et Justice », février 2005, p. 139.
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