Notes
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[*]
Laboratoire Printemps (Professions, institutions, temporalités), UMR 8085, Université de Versailles St-Quentin en Yvelines, Bâtiment Vauban, 47 boulevard Vauban, F-78047 Guyancourt cedex. <philip. milburn@ uvsq. fr>
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[**]
Centre de Recherches Sociologiques sur le Droit et les Institutions Pénales (CESDIP), Immeuble Edison, 43 boulevard Vauban, F-78280 Guyancourt. <mouhanna@ cesdip. fr>
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[1]
.La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a jugé que « le procureur de la République n’est pas une “autorité judiciaire” au sens que la jurisprudence de la Cour donne à cette notion : comme le soulignent les requérants, il lui manque en particulier l’indépendance à l’égard du pouvoir exécutif pour pouvoir être ainsi qualifié » (voir Schiesser vs. Suisse, arrêt du 4/12/79 ; Medvedyev et autres vs. France, Requête n° 3394/03 Grande Chambre, 1/12/08). Sur ce point, voir Mireille Delmas-Marty, « Le parquet, enjeu de la réforme pénale », Le Monde, 8 mai 2009.
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[2]
.Dossier intitulé « Vers une transformation des relations entre la police et le parquet ? La situation en Angleterre, Belgique, France, Italie et Pays-Bas », Droit et Société, 58, 2004.
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[3]
.Cf. Jean-Paul Jean, Le système pénal, Paris : La Découverte, coll. « Repères », 2008.
-
[4]
.Cette loi préfigure ainsi la disparition du juge d’instruction récemment annoncée par le chef de l’État.
-
[5]
.Loi organique relative aux lois de finances du 1er août 2001 n° 2001-692. Cette réforme permet notamment aux administrations (y compris celle de la justice) de jouer sur l’affectation de leurs moyens entre personnel, bâtiments, matériel, prestations externes (« fongilibilité asymétrique »). Elle introduit également des critères de performance de l’action de ces administrations, déterminante pour l’affectation de l’enveloppe budgétaire annuelle.
-
[6]
.Cf. Jacques Faget et Anne Wyvekens, La justice de proximité en Europe, Toulouse : érès, 2003.
-
[7]
.Groupements locaux de traitement de la délinquance.
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[8]
.Christian Mouhanna et Werner Ackermann, Le parquet en interaction avec son environnement : à la recherche des politiques pénales, recherche réalisée avec le soutien du GIP Mission de recherche Droit et Justice et le CAFI, Paris : GIP Droit et Justice, décembre 2001.
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[9]
.Christian Mouhanna (avec Werner Ackermann), Polices judiciaires et magistrats : une affaire de confiance, Paris : La Documentation française, coll. « Perspectives sur la justice », 2001.
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[10]
.Sur ce concept, cf. Andrew Abbott, The System of Professions : An Essay on the Division of Expert Labor, Chicago : University of Chicago Press, 1988.
-
[11]
.On pense ici au rôle joué par les victimes ou leurs proches sur l’importance accordée par la justice à certains types d’illégalismes, et susceptibles de s’exprimer via les médias, les avocats ou des associations, afin que certaines affaires fassent l’objet d’un traitement pénal spécifique. Le parquet est régulièrement interpellé par ce public.
-
[12]
.Cf. Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès, Sociologie de l’action publique, Paris : A. Colin, coll. « 128 », 2008 ; et Patrick Hassenteufel, Sociologie politique : l’action publique, Paris : A. Colin, coll. « U. Sociologie », 2008.
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[13]
.L’« action publique » désigne dans son acception juridique le fait d’exercer des poursuites au nom de l’État.
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[14]
.Pour mémoire, 2002 marque une élection présidentielle provoquant un changement de majorité gouvernementale au profit de la droite, suite à une campagne surdéterminée par les questions sécuritaires. Cette majorité est maintenue après la présidentielle de 2007 suite à l’élection de Nicolas Sarkozy, préalablement ministre de l’Intérieur.
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[15]
.Cf. Christian Mouhanna « Police : de la proximité au maintien de l’ordre généralisé ? », in Laurent Mucchielli (dir.), La frénésie sécuritaire. Retour à l’ordre et nouveau contrôle social, Paris : La Découverte, 2008.
-
[16]
.Introduite par la loi n° 7-1198 du 10 août 2007, cette disposition impose au tribunal de prononcer une peine minimale lorsque le prévenu est en situation de récidive légale, sauf dérogation motivée par le tribunal.
-
[17]
.À propos du concept de surpénalisation, cf. Philip Milburn, « De la frénésie de sécurité à la surpénalisation. La justice sous pression », in Laurent Mucchielli (dir.), La frénésie sécuritaire. Retour à l’ordre et nouveau contrôle social, op. cit.
1
Depuis une quinzaine d’années, la justice pénale française connaît de nombreuses turbulences et de profonds bouleversements. Prise entre une exigence accrue de sécurité publique, les problèmes posés par les erreurs judiciaires et la mise en cause des libertés publiques qui en résulte, et enfin la volonté politique de réforme de la procédure, l’institution judiciaire pénale est constamment mise à l’épreuve et sommée de réviser son fonctionnement. Dans ce processus, le parquet joue un rôle prépondérant.
En effet, les évolutions et les réformes récentes en matière pénale convergent toutes vers un renforcement des pouvoirs des procureurs mais aussi vers une évolution de leur statut. Si la réforme de la procédure suit un parcours assez clairement orienté vers une approche à dominante accusatoire, la question du statut du parquet français reste en suspens, celui-ci étant pris en étau entre, d’une part, l’autonomie associée au statut de magistrat, représentant de l’autorité judiciaire et, d’autre part, le fait d’être placé sous l’autorité hiérarchique du ministère de la Justice. Alors que l’exécutif semble vouloir exercer son autorité avec encore davantage d’acuité, la question de la légitimité judiciaire des procureurs est mise en cause, notamment au niveau international par la Cour européenne des droits de l’homme dont l’« arrêt Medvedyev » dénie au parquet français le statut d’autorité judiciaire indépendante et garante des libertés publiques [1]. En outre, un rapport remis récemment au gouvernement (rapport Léger) recommande la suppression du juge d’instruction (annoncée au reste par le président de la République lors de l’audience de rentrée 2009 de la Cour de cassation) et la généralisation des procédures inspirées du plea guilty propres au Common Law, qui réduit la phase processuelle et le rôle du tribunal au profit d’une prééminence de l’intervention du parquet.
2Le dossier qui est présenté dans ce numéro de Droit et Société, et qui s’inscrit dans la continuité de celui publié en 2004 sous la direction de Massimo Vogliotti et Yves Cartuyvels [2] sur les liens entre parquet et police, entreprend de remettre ce questionnement en perspective. En effet, au-delà des aspects juridiques et institutionnels, il est opportun d’interroger les réalités de l’activité des parquets et des logiques qui l’animent. Si le débat public tend à se focaliser sur la direction des grandes enquêtes judiciaires, dans la suite des enjeux prévalant en Italie ou du rôle des juges d’instruction français dans les affaires politico-financières à fort retentissement, il omet la dimension plus ordinaire de l’activité de la justice pénale, qui représente l’immense majorité des décisions rendues et des peines prononcées. Cet aspect est couramment rangé sous l’appellation générique de « politiques pénales » qui dissimule en réalité une pluralité de processus à l’œuvre, mécanismes procéduraux, institutionnels et sociologiques, pour lesquels le ministère public joue un rôle central et ce de manière accrue au fil des ans. C’est donc le travail quotidien relatif aux dossiers courants qui sera pris en compte par ce dossier, dans la mesure où cet aspect est devenu le cœur des enjeux professionnels et des tensions institutionnelles du parquet.
3Les recherches réunies ici entreprennent d’explorer cette dimension de l’activité du parquet afin d’en saisir les différentes logiques à l’œuvre, juridiques, sociologiques et politiques. Il ressort trois processus majeurs. D’une part, la place du parquet dans l’activité judiciaire pénale évolue, acquérant une position de plus en plus prédominante (I). Mais ce développement doit-il être saisi dans la perspective d’une orientation politique de l’action pénale ou dans celle d’une efficacité organisationnelle (II) ? Ces interrogations permettent de voir sous un autre jour la question du statut du parquet en termes d’indépendance du pouvoir judiciaire et de tutelle hiérarchique du pouvoir exécutif (III).
I. La montée en puissance des parquets dans le système pénal français
4Les deux dernières décennies ont vu le parquet français opérer une mue importante. Il passe ainsi d’une fonction et d’une pratique assez dépendantes des autres acteurs à un rôle de pilotage de l’action judiciaire en matière pénale, exerçant progressivement des pouvoirs de plus en plus importants dans le fonctionnement du système pénal [3]. Celui-ci couvre l’ensemble des intervenants dans le parcours d’un dossier pénal, depuis la police jusqu’à l’institution pénitentiaire en passant par les différents acteurs du tribunal. Le procureur ne représentait autrefois qu’une étape parmi d’autres dans ce processus, appréciant l’opportunité des poursuites et renvoyant ou non les cas qui lui étaient soumis devant le tribunal. Depuis le milieu des années 1990, ce rôle de gatekeeper s’est progressivement étoffé, au point de placer aujourd’hui le parquet dans une fonction de pilote du système pénal.
5Mais une telle position que lui confèrent ses nouvelles attributions ne signifie pas pour autant un pouvoir décisif sur l’ensemble des acteurs qui interviennent dans le processus. En effet, plusieurs limites s’imposent à lui. Et bien des attributions que détiennent les parquets se révèlent dans les faits complexes à maîtriser pour le procureur et ses substituts.
6Un premier questionnement renvoie au rôle majeur d’interface qu’occupe le parquet entre l’action des services de police et celle du tribunal. On le sait, la principale prérogative des procureurs réside dans leur capacité de décision en matière d’opportunité des poursuites et d’orientation des cas qui leur sont soumis. Mais la mise en œuvre de ces compétences comporte bien des contraintes et génère des effets inattendus. Les travaux menés par Christian Mouhanna et Benoit Bastard montrent comment le renforcement de la position du parquet en tant qu’acteur majeur de la chaîne pénale s’accompagne parallèlement d’un processus de régulation contrôlée de leur activité. Le traitement des dossiers en procédures accélérées (ou en « temps réel », pour reprendre le vocabulaire de la Chancellerie) induit malgré lui une automatisation et une standardisation de celles-ci, autour de centres opérationnels (traitement téléphonique) et de barèmes qui, selon la gravité des faits, permettent d’orienter les affaires vers les différentes procédures possibles (classement, alternatives, poursuites sur reconnaissance de culpabilité, audience correctionnelle, instruction, etc.).
7Ainsi, ce que le parquet gagne en pouvoir exercé sur le parcours pénal des dossiers, il le perd toutefois en termes d’autonomie de décision. S’il est censé guider les décisions des policiers, le substitut est souvent de facto dépendant de la construction et de la présentation des dossiers par les officiers de police. Du fait des exigences de célérité et de résultats quantitatifs, les substituts n’ont pas le temps de vérifier les dires des policiers. Ainsi, la fonction de « direction de la police judiciaire » prévue par le Code de procédure pénale conserve une dimension assez formelle et ne se traduit guère en termes d’exercice d’un contrôle étroit des procédures policières.
Les nouvelles procédures introduites depuis 1993 dans ce Code, dont nous entretiennent Laura Aubert et Vanessa Perrocheau dans leurs articles, visent à une amélioration, qualitative et quantitative, de la réponse pénale dont le parquet est le maître d’œuvre. Les alternatives aux poursuites (médiation, réparation, rappel à la loi, injonction thérapeutique, classement sous condition) ont ainsi permis de réduire considérablement les taux de non-réponse pénale, faisant du parquet l’instance clé de la « politique pénale », notamment pour ce qui concerne les infractions mineures dont le volume important et présumé croissant constitue un enjeu des politiques publiques de sécurité auxquelles la justice est sommée d’apporter son concours. Ainsi, la politique dite de « tolérance zéro » qui a habité ces politiques au cours des années 1990 participait notamment de la mise en cohérence de l’action policière et judiciaire en la matière. Le développement de nouvelles procédures permettant des poursuites sans audience du tribunal (composition pénale, CRPC) s’inscrit dans la continuité de ce mouvement. Elles ont toutefois comme particularité de permettre au procureur d’exercer un contrôle décisif sur les poursuites et sur la peine proposée, certes avec l’accord d’un juge, accroissant ainsi d’autant les pouvoirs du parquet dans le processus judiciaire de pénalisation.
8Un tel processus, s’il renforce le pouvoir du ministère public au sein de l’institution judiciaire, contribue à déterminer les flux pénaux. Car, plus la productivité des parquets s’accroît, plus les attentes des justiciables (particuliers, commerces, syndicats, institutions publiques) en matière de résolution des contentieux ordinaires augmentent en proportion, suscitant un effet d’appel d’air qui place les procureurs devant un problème d’accroissement de leur activité au-delà de leurs capacités. De même, les possibilités offertes par les poursuites alternatives (composition et CRPC) viennent alimenter le chaudron des condamnations et des peines exécutables. De telle sorte que l’amélioration de la fluidité du traitement des procédures voulue par le processus de rationalisation de l’activité parquetière se traduit par un accroissement des flux de pénalisation : davantage de dossiers entrant et traités, davantage de condamnations prononcées et un effet de démultiplication lorsque les justiciables sont déférés à nouveau. Le gain en pouvoir statutaire du parquet semble ici encore se traduire dans les faits par une maîtrise moindre des réalités de l’activité.
9Autre domaine où les parquetiers ont connu un accroissement notable de leurs pouvoirs d’action : celui des enquêtes préliminaires dont ils ont la charge. La loi du 9 mars 2004 leur confère la possibilité de diligenter un certain nombre d’actes d’investigation réservés jusqu’alors aux juges d’instruction, notamment quant aux perquisitions [4]. Encouragés par la tutelle ministérielle en ce sens, les parquets sont appelés à créer des bureaux des enquêtes aptes à répondre avec précision et célérité aux demandes des services de police en la matière : expertises, perquisitions, etc. L’autonomie du parquet n’est ici guère assurée face à des services de police maîtres du jeu des investigations. L’exécution des peines, si elle revient bien toujours aux procureurs, représentait jusqu’à récemment une part très marginale de leur activité : elle a été récemment promue par une politique de création de « bureaux » dédiés à cette fonction. Il s’agit ici encore d’améliorer les résultats en la matière, notamment pour le recouvrement des amendes mais aussi pour l’exécution des peines fermes (parfois non exécutées) et des mises à l’épreuve.
10Ainsi placé dans une position de « tour de contrôle » du système pénal, le parquet se voit simultanément soumis à un cadre contraignant qui pondère son autonomie quant à la manière d’exercer ce pouvoir. Les impératifs de gestion que les procureurs ont endossés depuis les années 1980 s’inscrivent tout à fait dans ce modèle. Alors que leurs aînés considéraient que l’application du droit et la sérénité de la justice primaient sur les considérations matérielles, les procureurs d’aujourd’hui se placent dans une perspective totalement différente. Animés par un souci d’amélioration du service public de la justice, ceux-ci ont participé depuis le début des années 1990 à la modernisation des pratiques du parquet : ils ont notamment introduit des logiques de gestion de l’activité qui se sont manifestées par l’accélération des procédures et la recherche de la réduction des classements sans suite ; ils ont cherché à optimiser les moyens mis à leur disposition en jouant sur les affectations du personnel, sur la mesure de son efficacité, et plus récemment sur les moyens financiers comme les y encourageait la Lolf [5]. Si ce processus contribue lui aussi à donner un certain pouvoir aux procureurs au sein du système judiciaire, et ce d’autant plus qu’ils codirigent les tribunaux avec leurs présidents, cela a également pour effet de limiter leur autonomie d’initiative professionnelle (par exemple, ordonner ou non une expertise) car ils doivent intégrer dans leur processus de décision une rationalité organisationnelle et budgétaire dont ils n’ont pas l’entière maîtrise. En d’autres termes, la recherche de la vérité ne se fait plus à n’importe quel prix : celui-ci entre en considération dans toutes les démarches entreprises et dans tous les choix.
11L’évolution de la fonction des procureurs de la République, qui sont les animateurs des parquets et les acteurs principaux de leur transformation, est analysée par l’article de Philip Milburn. Ces évolutions ne sont pas imputables aux seules politiques de l’État, mais aussi à un processus de valorisation professionnelle de leur position et de leur compétence au sein de l’institution judiciaire et du système pénal. Une telle stratégie les a conduits à devenir les acteurs majeurs d’une « politique pénale » dont la réalité sociopolitique tend à présent à leur échapper.
II. Les logiques de l’action pénale : politique publique ou gestion du contentieux ?
12Le processus de développement de l’action et de la position du parquet s’accompagne de celui de la notion de « politique pénale ». Elle se traduit à la fois par les choix opérés en matière de poursuites selon les faits incriminés et leur gravité, et par l’insertion de l’activité judiciaire dans les politiques publiques : politiques de la ville, de prévention, de sécurité, etc.
13Le parquet dispose aujourd’hui d’une pluralité de choix dans l’exercice de la décision d’opportunité des poursuites, nous l’avons vu. Mais quelles rationalités commandent ces choix ? La standardisation pointée précédemment ne procède pas de l’autorité ministérielle : elle résulte de décisions locales, prises au sein de chaque parquet, parfois en accord avec les magistrats du siège lorsque ceux-ci sont concernés, par exemple pour l’organisation des audiences ou la validation des poursuites sur reconnaissance de culpabilité. Les réponses pénales sont ainsi amenées à s’adapter aux particularités locales, en termes d’enjeux d’ordre public et de sécurité notamment. Cette dernière proposition correspond en tout cas à l’interprétation officielle de ce pluralisme territorial. Toutefois, l’examen empirique de plusieurs situations indique que la taille du tribunal joue un rôle important dans la façon dont se traduisent ces politiques locales, notamment le rapport entre les moyens humains dont il dispose (magistrats, greffiers, délégués, etc.) et la masse de dossiers à traiter. Les travaux de Laura Aubert présentés dans ce dossier montrent clairement les disparités existantes et leurs logiques, qui se traduisent aussi bien dans les pratiques d’orientation des dossiers que dans celles de leur traitement, en particulier pour ce qui concerne les mesures alternatives. Les « politiques pénales » résultent ici des contingences liées aux modes de gestion de l’activité du parquet et des dispositions professionnelles propres aux procureurs.
14Il convient toutefois de remettre ceci en perspective historique : à compter des années 1990, les parquetiers ont été incités à prendre part aux politiques locales et ils ont contribué à développer des dispositifs spécifiques susceptibles de s’y insérer. Emblématiques de cette ouverture, la médiation pénale et les Maisons de justice et du droit (MJD) sont nées d’une volonté professionnelle des magistrats de devenir les artisans d’innovations et d’une volonté gouvernementale de développer des politiques intégrées et transversales au niveau local, dont les « contrats de ville » furent un des meilleurs exemples [6].
15C’est dans ce cadre que les procureurs ont été amenés à s’impliquer dans diverses instances de politiques publiques locales, dont ils furent à l’origine pour certaines comme les GLTD [7], visant à articuler différents acteurs de la sécurité pour répondre à certaines problématiques locales de délinquance. Les « contrats locaux de sécurité » sont inspirés de ce modèle et les procureurs siègent dans les Conseils locaux correspondant, et bientôt dans une pluralité d’instances équivalentes tels les Conseils départementaux de sécurité ou les Comités locaux contre le travail illégal. Ils cessent alors d’être en position d’innovateurs pour devenir les représentants de l’institution judiciaire au sein des instances locales de politiques en matière de sécurité et de traitement des illégalismes, désormais bien séparées des politiques de développement social, sanitaire ou urbain.
16Les « politiques pénales » s’appuient ainsi sur les politiques de sécurité qui déterminent les priorités locales pour ce qui est du traitement de la délinquance. En outre, le ministère vient également décliner ses propres priorités sous la forme de circulaires, qui se multiplient à l’attention des procureurs au cours des années 2000. Chaque année, les parquets établissent un « rapport de politique pénale » qui récapitule leur activité, notamment en termes d’orientation des poursuites. Il permet notamment d’estimer par comparaison la capacité de chaque parquet à renforcer son action en recourant aux nouvelles procédures telles que la composition ou la CRPC.
17Aussi, au fil du temps, le terme de politique pénale a pu prendre diverses significations. Il décrivait auparavant les orientations données localement par le procureur à l’action publique [8]. Néanmoins, à cette époque, l’autonomie dont disposait chacun des membres du parquet rendait cette notion assez floue [9]. Depuis la fin des années 1990 et la montée en puissance concomitante des impératifs gestionnaires au sein des tribunaux, s’est dessinée une nouvelle architecture du fonctionnement des parquets. Désormais, la politique pénale correspond à la volonté de l’État de donner une réponse judiciaire à l’activité résultant des politiques de sécurité sur lesquelles il s’est fortement engagé.
18Ainsi, la terminologie de « politiques pénales » renvoie, au-delà des résultats d’activité des tribunaux, tour à tour aux cadres fixés par les parquetiers pour orienter les dossiers (barèmes, etc.), au développement de dispositifs particuliers (MJD, instance de médiation ou de rappel à la loi, recrutement de délégués, etc.), à la participation à des politiques locales transversales (développement des quartiers, lutte contre la toxicomanie), à la définition de priorités locales en matière de traitement des infractions (politiques locales de sécurité) ou aux priorités définies par le gouvernement à l’échelle nationale. De telle sorte que la notion tend nettement à se diluer au point de perdre une quelconque pertinence et à devenir une simple commodité rhétorique à géométrie variable selon les interlocuteurs : parquet général, élus locaux, acteurs de sécurité publique, Chancellerie. De leur point de vue, les procureurs de la République tendent à considérer que la notion englobe ces différents aspects, renvoie à leur champ de compétence et définit par là leur juridiction professionnelle [10]. Mais alors le terme « politique » y devient inapproprié, car celle-ci revient soit au gouvernement national, soit aux collectivités locales.
19La réalité multiple que recouvre la notion correspond en définitive à la complexité des politiques publiques actuelles, qui reposent sur diverses bases, et à une certaine confusion résultant de tensions entre logique judiciaire et logique politico-administrative. Si les choix du gouvernement y sont sans doute prééminents grâce aux moyens législatifs, administratifs ou budgétaires dont il dispose, les déclinaisons locales prennent toujours une place importante. Et il faut y ajouter les logiques professionnelles qui, lors de la mise en œuvre de ces politiques et dans leur articulation avec d’autres intervenants (qu’on songe aux rapports entre magistrats et policiers ou autres acteurs professionnels), produisent des effets propres. Il conviendrait d’y associer la part jouée par les citoyens (sous forme associative ou d’autres collectifs) qui, si elle est bien connue dans le domaine de l’environnement par exemple, reste peu étudiée en matière judiciaire [11].
20Cette pluralité de logiques dans la mise en œuvre des politiques publiques a amené la sociologie politique à préférer la notion d’« action publique » qui permet de rendre compte des dynamiques plurielles à l’œuvre [12]. Pour ce qui concerne l’analyse de l’activité pénale, ce concept comporte l’inconvénient d’avoir une autre signification en droit [13]. Aussi paraît-il heuristique de retenir le concept d’action judiciaire pénale pour caractériser le processus qui, dans le cadre de l’institution judiciaire, combine les différentes forces en présence pour produire un effet de pénalisation (mesurable par les décisions aux divers niveaux de la chaîne pénale). Cet effet combiné trouve son creuset dans l’action du parquet, qui se révèle d’autant plus décisive que celui-ci a été progressivement constitué comme colonne vertébrale du système pénal. Or il dispose d’un statut hybride, à la fois participant de l’autorité judiciaire et relevant à ce titre de l’indépendance du pouvoir judiciaire, et placé sous l’autorité de la tutelle ministérielle. Il est donc particulièrement exposé dès lors que l’autorité politique envisage d’exercer une influence prépondérante sur l’action pénale et d’amenuiser d’autant les autres forces sociopolitiques (logiques professionnelles, collectivités locales, etc.) qui pourraient s’y exercer dans un sens autre que celui qu’elle privilégie.
III. Du statut hybride aux pressions hiérarchiques
21Les évolutions des politiques gouvernementales amorcées en 2002 en France et renforcées à compter de 2007 ont ainsi consisté principalement à déplacer les orientations de l’action pénale du cadre local et professionnel (élus locaux, magistrats, police, etc.) vers une recentralisation des politiques pénales définies par le gouvernement [14]. Celles-ci sont en effet animées par une forte volonté de renforcer la pénalisation venant en relais de l’action de la police en matière de sécurité publique, qui s’oriente pour sa part vers un retour aux missions de maintien de l’ordre et non plus celles de proximité et de paix publique valorisées par la majorité gouvernementale précédente [15].
22Le rapprochement de la justice et de la société civile, privilégié un temps, et consacré par l’avènement de la médiation ou des MJD, n’est plus à l’ordre du jour. Les instruments mis à disposition du parquet à compter de 2002 viennent au contraire renforcer son rôle en termes de sanction pénale. Les poursuites sur reconnaissance de culpabilité sont parfaitement emblématiques de ce processus. Elles fournissent au ministère public la possibilité d’obtenir des condamnations sans intervention du tribunal, à faible coût institutionnel. Vanessa Perrocheau examine les caractéristiques juridiques d’un tel dispositif, qui emprunte notamment aux procédures en vigueur aux USA et qui place bien les procureurs dans un rôle d’acteur essentiel de la production de la sanction pénale au détriment des juges.
23Durant cette même période, les circulaires ministérielles se multiplient, souvent couplées avec celles du ministère de l’Intérieur. Le processus est même renforcé après 2007 : le ministère public est soumis à des objectifs chiffrés dont les procureurs généraux sont les garants auprès du ministre, qui les reçoit régulièrement pour mesurer leur efficacité en la matière, en s’inspirant du modèle mis en place pour les services de police. Les fameuses « peines plancher », mesure emblématique de la législature en place depuis cette date, deviennent un élément clé à cet égard [16]. Si les procureurs n’en ont pas la maîtrise directe, la décision appartenant au tribunal, ils sont incités à contribuer à infléchir le recours à cette disposition juridique au moyen de leurs réquisitions. Derrière le souci d’efficacité et de centralisation des politiques pénales affiché par le pouvoir en place transparaît une volonté d’accroître la tutelle exercée sur les parquets. Celle-ci est en effet moins naturelle qu’un certain sens commun tend à le considérer. Les travaux menés par Philip Milburn pointent le processus d’émancipation professionnelle dans lequel les procureurs de la République s’étaient engagés dans les années 1990 notamment, ce d’autant que leur statut était relativement protégé par la réforme du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) de 1993 et l’engagement ministériel à ne pas intervenir dans les dossiers spécifiques. Le statut hybride qui en a résulté a permis de mettre en sourdine la tutelle ministérielle au profit d’une implication des procureurs dans une rénovation de l’action pénale, qui s’est traduite en termes de rationalisation de l’activité parquetière et de participation du judiciaire dans les politiques publiques. La relation hiérarchique s’est assouplie durant cette période au profit de relations de collégialité et de loyauté au sein des parquets. Mais l’autonomie ainsi conquise s’est progressivement dissipée au cours des années 2000 en raison d’un retour du lien hiérarchique, le ministre se positionnant clairement en haut de la pyramide.
24Ceci se manifeste de deux manières au moins. Le processus de nomination, de promotion et de mutation des magistrats du parquet, en premier lieu, apparaît comme un élément décisif à cet égard. La réforme du CSM prévoit en effet qu’il rende un avis consultatif les concernant, le ministère gardant le pouvoir décisionnel. Or les avis du CSM ne sont pas suivis dans un nombre croissant de cas qui, s’ils restent minoritaires, laissent clairement apparaître que les carrières des procureurs résident entre les mains du pouvoir exécutif et que certaines nominations peuvent prendre un caractère politique, les heureux élus étant porteurs des orientations gouvernementales davantage que de qualités strictement professionnelles.
25Second indicateur d’un retour de l’autorité hiérarchique : les instructions sur des dossiers précis et l’exercice de contrôles explicites des activités des procureurs, après avoir été revues à la baisse tant sous les gouvernements de droite que de gauche avant 2002, sont réapparues. Les modes d’exercice d’une telle autorité prennent diverses formes. Il s’agit tantôt de convocations à la Chancellerie en cas de non-respect patent des orientations nationales, tantôt d’inspections diligentées en urgence suite à un événement médiatisé, tantôt de mutations prononcées à l’encontre de magistrats qui ne répondent pas totalement aux attentes du pouvoir.
26Ainsi replacé sous l’autorité de l’exécutif, le parquet se voit en position de porte-à-faux par rapport à l’autorité judiciaire. Une telle difficulté a suscité l’apparition de propositions de création d’un corps de procureurs distinct de celui des magistrats du siège (les juges). Elles sont relayées par certains juges et par bon nombre d’avocats, qui voient dans l’activité des procureurs au sein de l’institution judiciaire un obstacle à son indépendance. Le retour de l’exercice de l’autorité hiérarchique de l’exécutif vient conforter un tel projet, de même que l’évolution sensible de la procédure pénale française vers un modèle accusatoire inspiré des systèmes anglo-américains, où les procureurs sont souvent plus indépendants de l’exécutif qu’ils ne le sont en France.
27En effet, si l’on déporte son regard de la seule situation française pour l’intégrer dans un schéma européen, les réalités apparaissent encore plus complexes. C’est à cet exercice que se livre l’article de Denis Salas, en vue de comprendre, au-delà du statut prévu par le droit, la réalité des rapports de force dans lesquels sont pris les représentants du ministère public. De cet examen, il se dégage des modèles différents qui sont autant de pôles vers lesquels le système français pourrait tendre. Mais il apparaît que, dans tous les cas observés, le pouvoir de l’exécutif sur le ministère public est modulé par divers processus et que l’implication de ce dernier dans les politiques locales est une spécificité française qui met, nolens volens, le parquet français dans une posture administrative.
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28Les recherches empiriques présentées ici viennent apporter des éléments de compréhension aux problématiques évoquées dans cette présentation. Christian Mouhanna et Benoit Bastard nous permettent d’entrer dans la boîte noire du fonctionnement et des pratiques quotidiennes des parquets, touchant du doigt les rationalités organisationnelles qui prennent forme derrière les cadres institutionnels. Grâce à l’observation des pratiques de deux tribunaux en matière d’alternatives aux poursuites, Laura Aubert fournit des clés relatives au traitement effectif des dossiers par les parquets selon les réalités locales. Vanessa Perrocheau apporte pour sa part des éclaircissements précieux sur les enjeux juridiques inhérents à la mise en œuvre des poursuites sur reconnaissance de culpabilité dont le parquet détient la mainmise, mettant de la sorte en relief l’évolution de ses prérogatives dans le système pénal français et dans le processus de surpénalisation qu’elle induit [17]. Philip Milburn entreprend, quant à lui, de mettre en perspective ces enjeux autour des évolutions de la fonction de procureur de la République, dont les pratiques et les logiques professionnelles sont mises à l’épreuve des tensions inhérentes au parquet. Le dossier se clôture par une ouverture internationale proposée par Denis Salas qui présente un travail d’investigation auprès de magistrats de quatre pays européens permettant de cerner les enjeux institutionnels de cette fonction, au-delà des cadres juridiques et politiques propres à l’actualité hexagonale.
Notes
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Laboratoire Printemps (Professions, institutions, temporalités), UMR 8085, Université de Versailles St-Quentin en Yvelines, Bâtiment Vauban, 47 boulevard Vauban, F-78047 Guyancourt cedex. <philip. milburn@ uvsq. fr>
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Centre de Recherches Sociologiques sur le Droit et les Institutions Pénales (CESDIP), Immeuble Edison, 43 boulevard Vauban, F-78280 Guyancourt. <mouhanna@ cesdip. fr>
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.La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a jugé que « le procureur de la République n’est pas une “autorité judiciaire” au sens que la jurisprudence de la Cour donne à cette notion : comme le soulignent les requérants, il lui manque en particulier l’indépendance à l’égard du pouvoir exécutif pour pouvoir être ainsi qualifié » (voir Schiesser vs. Suisse, arrêt du 4/12/79 ; Medvedyev et autres vs. France, Requête n° 3394/03 Grande Chambre, 1/12/08). Sur ce point, voir Mireille Delmas-Marty, « Le parquet, enjeu de la réforme pénale », Le Monde, 8 mai 2009.
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.Dossier intitulé « Vers une transformation des relations entre la police et le parquet ? La situation en Angleterre, Belgique, France, Italie et Pays-Bas », Droit et Société, 58, 2004.
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[3]
.Cf. Jean-Paul Jean, Le système pénal, Paris : La Découverte, coll. « Repères », 2008.
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[4]
.Cette loi préfigure ainsi la disparition du juge d’instruction récemment annoncée par le chef de l’État.
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[5]
.Loi organique relative aux lois de finances du 1er août 2001 n° 2001-692. Cette réforme permet notamment aux administrations (y compris celle de la justice) de jouer sur l’affectation de leurs moyens entre personnel, bâtiments, matériel, prestations externes (« fongilibilité asymétrique »). Elle introduit également des critères de performance de l’action de ces administrations, déterminante pour l’affectation de l’enveloppe budgétaire annuelle.
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[6]
.Cf. Jacques Faget et Anne Wyvekens, La justice de proximité en Europe, Toulouse : érès, 2003.
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[7]
.Groupements locaux de traitement de la délinquance.
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[8]
.Christian Mouhanna et Werner Ackermann, Le parquet en interaction avec son environnement : à la recherche des politiques pénales, recherche réalisée avec le soutien du GIP Mission de recherche Droit et Justice et le CAFI, Paris : GIP Droit et Justice, décembre 2001.
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[9]
.Christian Mouhanna (avec Werner Ackermann), Polices judiciaires et magistrats : une affaire de confiance, Paris : La Documentation française, coll. « Perspectives sur la justice », 2001.
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[10]
.Sur ce concept, cf. Andrew Abbott, The System of Professions : An Essay on the Division of Expert Labor, Chicago : University of Chicago Press, 1988.
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[11]
.On pense ici au rôle joué par les victimes ou leurs proches sur l’importance accordée par la justice à certains types d’illégalismes, et susceptibles de s’exprimer via les médias, les avocats ou des associations, afin que certaines affaires fassent l’objet d’un traitement pénal spécifique. Le parquet est régulièrement interpellé par ce public.
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[12]
.Cf. Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès, Sociologie de l’action publique, Paris : A. Colin, coll. « 128 », 2008 ; et Patrick Hassenteufel, Sociologie politique : l’action publique, Paris : A. Colin, coll. « U. Sociologie », 2008.
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[13]
.L’« action publique » désigne dans son acception juridique le fait d’exercer des poursuites au nom de l’État.
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[14]
.Pour mémoire, 2002 marque une élection présidentielle provoquant un changement de majorité gouvernementale au profit de la droite, suite à une campagne surdéterminée par les questions sécuritaires. Cette majorité est maintenue après la présidentielle de 2007 suite à l’élection de Nicolas Sarkozy, préalablement ministre de l’Intérieur.
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[15]
.Cf. Christian Mouhanna « Police : de la proximité au maintien de l’ordre généralisé ? », in Laurent Mucchielli (dir.), La frénésie sécuritaire. Retour à l’ordre et nouveau contrôle social, Paris : La Découverte, 2008.
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[16]
.Introduite par la loi n° 7-1198 du 10 août 2007, cette disposition impose au tribunal de prononcer une peine minimale lorsque le prévenu est en situation de récidive légale, sauf dérogation motivée par le tribunal.
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[17]
.À propos du concept de surpénalisation, cf. Philip Milburn, « De la frénésie de sécurité à la surpénalisation. La justice sous pression », in Laurent Mucchielli (dir.), La frénésie sécuritaire. Retour à l’ordre et nouveau contrôle social, op. cit.