Notes
-
[1]
Les citations de ce paragraphe sont extraites d’une fiche de présentation de l’OIM, intitulée L’OIM en deux mots (https://www.iom.int/sites/default/files/about-iom/iom_snapshot_a4_fr.pdf) (consulté le 3 janvier 2017).
-
[2]
Franck Düvell, « The Globalisation of Migration Control », dans Holger Henke (ed.), Crossing Over. Comparing Recent Migration in the United States and Europe, Lanham, Lexington Books, 2005, p. 23-46.
-
[3]
Rutvica Andrijasevic, William Walters, « L’Organisation internationale pour les migrations et le gouvernement international des frontières », Cultures & Conflits, 84, 2011, p. 13-43.
-
[4]
Frank Petiteville, « Les organisations internationales dépolitisent-elles les relations internationales ? », Gouvernement & action publique, 5 (3), 2016, p. 113-129.
-
[5]
De 2003 à 2012, j’ai été fonctionnaire international au sein du programme de l’UNESCO sur les migrations internationales. Sur cette expérience professionnelle, voir Antoine Pécoud, Depoliticising Migration : Global Governance and International Migration Narratives, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2015.
-
[6]
L’Allemagne (RFA), l’Australie, l’Autriche, la Belgique, la Bolivie, le Brésil, le Canada, le Chili, les États-Unis, la France, la Grèce, l’Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas, la Suisse et la Turquie.
-
[7]
Par ailleurs, les directeurs successifs de l’OIM ont toujours été, à une exception près, des citoyens américains et, le plus souvent, des diplomates de carrière au sein du Département d’État.
-
[8]
Paul-André Rosental, « Géopolitique et État providence. Le BIT et la politique mondiale des migrations dans l’entre-deux-guerres », Annales HSS, 61 (1), 2006, p. 99-134
-
[9]
Jérôme Elie, « The Historical Roots of Cooperation between the UN High Commissioner for Refugees and the International Organization for Migration », Global Governance, 16 (3), 2010, p. 345-360 ; Rieko Karatani, « How History Separated Refugee and Migrant Regimes : In Search of Their Institutional Origins », International Journal of Refugee Law, 17 (3), 2005, p. 517-541.
-
[10]
Selon la Constitution de l’OIT, les gouvernements, les travailleurs et les employeurs sont représentés dans les instances de cette organisation.
-
[11]
Marianne Ducasse-Rogier, L’Organisation internationale pour les migrations, 1951-2001, Genève, OIM, 2001 ; Richard Perruchoud, « From the Intergovernmental Committee for European Migration to the International Organization for Migration », International Journal of Refugee Law, 1 (4), 1989, p. 501-517 ; Lina Venturas (ed.), International « Migration Management » in the Early Cold War. The Intergovernmental Committee for European Migration, Corinthe, Université du Péloponnèse, 2015.
-
[12]
M. Ducasse-Rogier, L’Organisation internationale pour les migrations, 1951-2001, op. cit., p. 100-101.
-
[13]
Fabian Georgi, « For the Benefit of Some : The International Organization for Migration and Its Global Migration Management », dans Martin Geiger, Antoine Pécoud (eds), The Politics of International Migration Management, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2010, p. 45-72.
-
[14]
https://www.iom.int/organizational-structure (consulté le 3 janvier 2017).
-
[15]
http://www.iom.int/fr/membres-et-observateurs (consulté le 3 janvier 2017). Certains États importants demeurent réticents à rejoindre l’OIM : la Chine ne l’a rejointe qu’en 2016 et la Russie n’y a qu’un statut d’observateur.
-
[16]
Statut qu’elle partage avec l’Organisation mondiale du commerce et l’Agence internationale de l’énergie atomique (http://www.iom.int/news/summit-refugees-and-migrants-opens-iom-joins-united-nations) (consulté le 3 janvier 2017).
-
[17]
F. Georgi, « For the Benefit of Some : The International Organization for Migration and Its Global Migration Management », cité.
-
[18]
Myron Weiner, The Global Migration Crisis. The Challenge to States and to Human Rights, New York, Harper Collins, 1995.
-
[19]
Virginie Guiraudon, Christian Joppke (eds), Controlling a New Migration World, Londres, Routledge, 2001.
-
[20]
Frédérique Channac, « Vers une politique publique internationale des migrations ? », Revue française de science politique, 56 (3), 2006, p. 393-408 ; Hélène Thiollet, « Migrations et relations internationales. Les apories de la gestion multilatérale des migrations internationales ? », Transcontinentales, 8/9, 2010, p. 1-7.
-
[21]
Paul de Guchteneire, Antoine Pécoud, « Les obstacles à la ratification de la Convention des Nations unies sur la protection des droits des travailleurs migrants », Droit et société, 75, 2010, p. 431-451.
-
[22]
V. Guiraudon, « The Constitution of a European Immigration Policy Domain : A Political Sociology Approach », Journal of European Public Policy, 10 (2), 2003, p. 263-282.
-
[23]
Colleen Thouez, Frédérique Channac, « Shaping International Migration Policy : The Role of Regional Consultative Processes », West European Politics, 29 (2), 2006, p. 370-387.
-
[24]
Bertrand Badie, Rony Brauman, Emmanuel Decaux, Guillaume Devin, Catherine Wihtol de Wenden, Pour un autre regard sur les migrations, Paris, La Découverte, 2008.
-
[25]
Voir les « Protocoles de Palerme » (Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, air et mer et Protocole visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier les femmes et les enfants), qui font partie de la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée, adoptée en 2000.
-
[26]
Voir l’initiative dite « Nansen » et les principes du même nom adoptés en 2012.
-
[27]
Voir le Code de pratique mondial pour le recrutement international des personnels de santé, adopté par l’OMS en 2010.
-
[28]
Voir les Guiding Principles on Internal Displacement, proposés par l’ONU en 1998.
-
[29]
Alexander Betts (ed.), Global Migration Governance, Oxford, Oxford University Press, 2011.
-
[30]
http://www.globalmigrationgroup.org/. Voir aussi A. Pécoud, « “Suddenly, Migration Was Everywhere : The Conception and Future Prospects of the Global Migration Group », Migration Information Source, Washington, Migration Policy Institute, Washington, 2013.
-
[31]
Olivier Nay, « What Drives Reforms in International Organizations ? External Pressure and Bureaucratic Entrepreneurs in the UN Response to AIDS », Governance : An International Journal of Policy, Administration, and Institutions, 24 (4), 2011, p. 689-712.
-
[32]
Michel Agier, « Protéger les sans-États ou contrôler les indésirables : où en est le HCR ? », Politique africaine, 103, 2006, p. 101-105 ; A. Pécoud, P. de Guchteneire, « Between Global Governance and Human Rights : International Migration and the United Nations », Georgetown Journal of International Affairs, 8 (2), 2007, p. 115-123.
-
[33]
http://www.iom.int/regional-consultative-processes-migration (consulté le 3 janvier 2017). Pour une discussion, voir Colleen Thouez, Sarah Rosengaertner, « Who Owns and Drives Capacity Building ? », Forced Migration Review, 28, 2007, p. 28.
- [34]
-
[35]
https://www.iom.int/fr/qui-est-un-migrant (consulté le 3 janvier 2017). Pour une discussion plus détaillée, voir R. Perruchoud, « Persons Falling under the Mandate of the International Organization for Migration (IOM) and to Whom the Organization May Provide Migration Services », International Journal of Refugee Law, 4 (2), 1992, p. 205-215.
-
[36]
Citons en particulier la série des World Migration Reports (huit rapports publiés depuis 2000), qui aspire à exercer la même autorité que d’autres publications du même type, comme les Rapports sur le développement humain du PNUD ou les World Development Reports de la Banque mondiale (https://www.iom.int/world-migration-report) (consulté le 3 janvier 2017).
-
[37]
https://www.iom.int/fr/enonce-de-mission (consulté le 3 janvier 2017).
-
[38]
https://www.iom.int/fr/propos-de-loim (consulté le 3 janvier 2017).
- [39]
- [40]
-
[41]
A. Pécoud, « Liberté de circulation et gouvernance mondiale des migrations », Éthique publique, 17 (1), 2015, p. 2-14.
-
[42]
https://www.iom.int/fr/enonce-de-mission (consulté le 3 janvier 2017).
-
[43]
Pour une discussion, voir Didier Bigo, « Frontières, territoire, sécurité, souveraineté », Paris, CERISCOPE-Frontières, 2011.
-
[44]
W. Walters, « Foucault and Frontiers : Notes on the Birth of the Humanitarian Border », dans Ulrich Bröckling, Susanne Krasmann, Thomas Lemke (eds), Governmentality : Current Issues and Future Challenges, New York, Routledge, 2011, p. 138-164.
-
[45]
A. Pécoud, Depoliticising Migration : Global Governance and International Migration Narratives, op. cit.
-
[46]
F. Petiteville, « Les organisations internationales dépolitisent-elles les relations internationales ? », art. cité.
-
[47]
L’OIM est très active dans la production de données. En 2015 a été créé le Global Migration Data Analysis Centre, qui collecte et produit des données sur différents aspects des flux migratoires (http://iomgmdac.org/) (consulté le 3 janvier 2017). Pour une analyse plus générale des liens entre OI et expertise, voir Peter Utting, Reclaiming Development Agendas. Knowledge, Power and International Policy-Making, Basingstoke, Palgrave, 2006.
- [48]
-
[49]
Assemblée générale des Nations unies, document A/RES/71/1.
-
[50]
Birgit Müller, « Comment rendre technique un débat politique. Controverses autour des biotechnologies agricoles au sein de la FAO », Tsantsa – Revue de la Société suisse d’ethnologie, 14, 2009, p. 27-38.
-
[51]
Michael Collyer, « Deportation and the Micropolitics of Exclusion : The Rise of Removals from the UK to Sri Lanka », Geopolitics, 17 (2), 2012, p. 276-292 ; Anne Koch, « The Politics and Discourse of Migrant Return : The Role of UNHCR and IOM in the Governance of Return », Journal of Ethnic and Migration Studies, 40 (6), 2014, p. 905-923.
-
[52]
Giselle Valarezo, « Offloading Migration Management : The Institutionalized Authority of Non-State Agencies over the Guatemalan Temporary Agricultural Worker to Canada Project », Journal of International Migration and Integration, 16 (3), 2015, p. 661-677.
-
[53]
A. Pécoud, « La bonne gouvernance des frontières ? », Plein droit, 87, 2010, p. 24-27.
- [54]
-
[55]
William Walters, « Imagined Migration World : The European Union’s Anti-Illegal Immigration Discourse », dans M. Geiger, A. Pécoud (eds), The Politics of International Migration Management, op. cit.
-
[56]
Pour des études de cas, voir Clotilde Caillault, « The Implementation of Coherent Migration Management through IOM Programs in Morocco », dans M. Geiger, A. Pécoud (eds), The New Politics of International Mobility. Migration Management and Its Discontents, Osnabrück, IMIS, 2012 ; Susanne Schatral, « Categorisation and Instruction : IOM’s Role in Preventing Human Trafficking in the Russian Federation », dans Tul’si Bhambry, Clare Griffin, Titus Hjelm, Christopher Nicholson, Olga G. Voronina (eds), Transformation and Transition in Central and Eastern Europe & Russia, Londres, University College London, 2011 ; Nicola Piper, Tanya Basok, « Management Versus Rights : Women’s Migration and Global Governance in Latin America and the Caribbean », Feminist Economics, 18 (2), 2012, p. 35-61 ; Céline Nieuwenhuys, Antoine Pécoud, « Campagnes d’information et traite des êtres humains à l’est de l’Europe », Espace Populations Sociétés, 2, 2008, p. 319-330.
-
[57]
M. Geiger, « Mobility, Development, Protection, EU-Integration ! The IOM’s National Migration Strategy for Albania », dans M. Geiger, A. Pécoud (eds), The Politics of International Migration Management, op. cit.
-
[58]
Oleg Korneev, « Exchanging Knowledge, Enhancing Capacities, Developing Mechanisms : IOM’s Role in the Implementation of the EU-Russia Readmission Agreement », Journal of Ethnic and Migration Studies, 40 (6), 2014, p. 888-904.
-
[59]
Philippe Poutignat, Jocelyne Streiff-Fénart, « Migration Policy Development in Mauritania : Process, Issues and Actors », dans M. Geiger, A. Pécoud (eds), The Politics of International Migration Management, op. cit., p. 202-219.
-
[60]
Julien Brachet, « Policing the Desert : The IOM in Libya Beyond War and Peace », Antipode, 48 (2), 2016, p. 272-292.
-
[61]
Daniel Wunderlich, « Europeanization through the Grapevine : Communication Gaps and the Role of International Organizations in Implementation Networks of EU External Migration Policy », Journal of European Integration, 34 (5), 2012, p. 485-503.
-
[62]
Sandra Lavenex, « Multilevelling EU External Governance : The Role of International Organizations in the Diffusion of EU Migration Policies », Journal of Ethnic and Migration Studies, 42 (4), 2016, p. 554-570.
-
[63]
http://www.iom.int/migration-profiles (consulté le 3 janvier 2017).
-
[64]
M. Geiger, A. Pécoud (eds), The Politics of International Migration Management, op. cit.
-
[65]
Ruben Zaiotti (ed.), The Externalization of Migration Management in Europe and North America, Londres, Routledge, 2016.
-
[66]
R. Andrijasevic, W. Walters, « L’Organisation internationale pour les migrations et le gouvernement international des frontières », art. cité.
-
[67]
Ishan Ashutosh, Alison Mountz, « Migration Management for the Benefit of Whom ? Interrogating the Work of the International Organization for Migration », Citizenship Studies, 15 (1), 2011, p. 21-38.
-
[68]
Rahel Kunz, « Governing International Migration through Partnerships », Third World Quarterly, 34 (7), 2013, p. 1227-1246.
-
[69]
Pour une discussion théorique des processus de politisation et dépolitisation, voir l’introduction à ce dossier de Franck Petiteville, « La politisation résiliente des organisations internationales », Critique internationale, 76, 2017, p. 9-19.
-
[70]
Universitaire et fonctionnaire international, Bimal Ghosh est l’un des principaux inventeurs et promoteurs de la notion de gestion des migrations. Bimal Ghosh, « A Snapshot of Reflections on Migration Management. Is Migration Management a Dirty Word ? », dans M. Geiger, A. Pécoud (eds), The New Politics of International Mobility. Migration Management and Its Discontents, op. cit., p. 25-31.
-
[71]
http://noborder.org/iom/index.php.html#campaign (consulté le 3 janvier 2017).
-
[72]
Bruno Dupeyron, « Secluding North America’s Migration Outcasts : Notes on the International Organization for Migration’s Compassionate Mercenary Business », dans Ruben Zaiotti (ed.), Externalizing Migration Management : Europe, North America and the Spread of « Remote Control » Practices, Londres, Routledge, 2016, p. 238-258.
-
[73]
Nations unies, Droits de l’homme des migrants. Notes du Secrétaire général, New York, ONU, 2013 (document A/68/283), p. 13. Notons également les critiques adressés à l’OIM par Amnesty International et Human Rights Watch (https://governingbodies.iom.int/system/files/jahia/webdav/shared/shared/mainsite/about_iom/en/council/88/amnesty.pdf) et (https://www.hrw.org/legacy/backgrounder/migrants/iom-submission-1103.pdf) (consultés le 3 janvier 2017).
1 l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) est une organisation discrète et méconnue, qui traite pourtant de l’un des enjeux politiques les plus débattus dans le monde aujourd’hui. En Europe, depuis la fin de la guerre froide, la lutte contre l’immigration irrégulière est devenue une priorité des États, engagés dans l’élaboration de ce qui a été qualifié de « Forteresse Europe ». C’est également dans les années 1990 que les États-Unis ont entamé la construction d’un mur à leur frontière avec le Mexique – projet qui a été au cœur de la campagne victorieuse de Donald Trump en 2016. Ailleurs dans le monde, en Afrique du Sud, en Inde ou en Australie, les craintes liées à l’immigration sont tout aussi vives, même si elles sont parfois moins documentées. Le rejet des immigrés est certes aussi ancien que l’immigration. Il ne fait guère de doute, cependant, qu’il est aujourd’hui au cœur d’innombrables débats sociaux et politiques : qu’il s’agisse des risques de nature sécuritaire liés au terrorisme auxquels elle est souvent associée, de son coût économique en termes d’emploi et de conditions de travail, de son impact en termes de cohésion sociale ou d’État providence, ou encore de ses conséquences culturelles ou religieuses sur l’identité des sociétés d’accueil, l’immigration est perçue et décrite comme une menace. Dans ce contexte, l’OIM tient un discours ouvert et optimiste qui tranche, à première vue, avec la fermeture affichée par de nombreux gouvernements. Elle recommande d’adopter « une attitude plus favorable, plus ouverte et plus nuancée à l’égard des migrants ». Elle estime que les migrations sont « nécessaires à la vitalité des économies et des sociétés » et « souhaitables pour les migrants comme pour les populations d’accueil », car elles représentent « un moyen de réalisation du potentiel humain ». De plus, selon l’OIM, « tous les migrants, quel que soit leur statut migratoire, doivent pouvoir compter sur la protection et la jouissance de leurs droits humains » [1]. En s’affichant comme une organisation pour les migrations, cette organisation semble donc prendre position dans un débat politiquement sensible et se distinguer des préoccupations sécuritaires dominantes. Cependant, l’OIM fait l’objet de vives critiques de la part d’universitaires, d’associations et d’autres organisations internationales (OI), qui la décrivent comme une organisation contre les migrations. Selon Franck Düvell, l’OIM participe d’une « mondialisation du contrôle des migrations » ; son discours d’ouverture masque une volonté de surveiller les migrants de façon accrue via un dense réseau de bureaux dans tous les pays du monde, l’échange d’informations entre États et le renforcement des capacités de contrôle des gouvernements [2]. De façon similaire, Rutvica Andrijasevic et William Walters voient dans l’OIM l’instigatrice d’un dispositif global de surveillance de la mobilité humaine : face à la complexité des flux migratoires et aux difficultés éprouvées par les États à les maîtriser, l’organisation ambitionnerait de mettre sur pied un « gouvernement international des frontières » destiné à pallier les insuffisances des politiques nationales en la matière et à déployer des mécanismes de contrôle à l’échelle globale [3].
2 L’OIM est ainsi dans une situation doublement politique. D’une part, elle est amenée, par son mandat, à intervenir dans un enjeu social politisé, caractérisé par une mise en débat intensive et par des clivages entre gouvernements et à l’intérieur des États. D’autre part, elle fait l’objet de critiques d’ordre politique qui l’accusent de favoriser les objectifs de contrôle des migrations des États de destination, en particulier dans l’Occident développé. Pourtant, les activités des OI sont régulièrement associées à des formes de dépolitisation, soit parce que ces organisations sont censées ne pouvoir fonctionner que si les désaccords politiques concernant leurs mandats sont neutralisés, soit parce qu’elles contribueraient elles-mêmes à vider de leur substance politique les enjeux qu’elles abordent, par exemple en les traitant sous un angle technicien [4]. Il convient donc de s’interroger sur le rapport de l’OIM à la sensibilité politique de son mandat.
3 En m’appuyant sur une analyse de la littérature consacrée à l’OIM, ainsi que sur mes observations du fonctionnement de cette organisation et mes interactions avec certains de ses employés dans le cadre de mon expérience professionnelle [5], je développerai deux arguments. Le premier consiste à rappeler que par son histoire, son mode de fonctionnement et ses activités, l’OIM est politiquement alignée sur l’agenda des pays occidentaux et sur la priorité que ces derniers donnent au contrôle des flux migratoires. Le second réside dans le constat qu’elle n’en a pas moins élaboré un positionnement qui lui est propre, centré sur la notion de « gestion des migrations » (migration management), et qui constitue aujourd’hui le paradigme dominant sur la scène internationale. La gestion des migrations implique le contrôle des flux migratoires et la capacité des États à surveiller leurs frontières ; elle répond donc aux préoccupations des États récepteurs de migrants. Toutefois, elle fait également référence à d’autres objectifs, comme la protection des migrants, le développement de leur pays d’origine et la nécessaire circulation des travailleurs migrants dans une économie mondialisée. L’OIM la présente donc comme une technique permettant de répondre aux intérêts de toutes les parties (États de départ, États de destination, secteur privé, société civile et migrants eux-mêmes) et de servir simultanément des objectifs de nature sécuritaire, humanitaire et économique.
4 Dans la première partie, je retrace l’histoire de l’OIM, afin de montrer le rôle prépondérant que les États occidentaux y ont joué et d’éclairer le contraste ancien entre les fonctions techniques de cette organisation et son ancrage dans un contexte politique spécifique. Dans la deuxième partie, j’analyse le rôle contemporain (c’est-à-dire post-guerre froide) de l’OIM, et en particulier la manière dont elle a tiré profit du climat de crise qui caractérise les politiques migratoires depuis les années 1990 et y a répondu en développant sa propre construction des enjeux migratoires. Dans la troisième partie, je mets ces discours en relation avec les pratiques de l’organisation.
La naissance d’une organisation controversée
5 L’origine de l’OIM remonte à la création en 1951 du Comité intergouvernemental provisoire pour les mouvements migratoires d’Europe (CIPMME), renommé quelques mois plus tard Comité intergouvernemental pour les migrations européennes (CIME), puis, en 1980, Comité intergouvernemental pour les migrations (CIM), et enfin, en 1989, Organisation internationale pour les migrations. Ces changements de noms reflètent une histoire mouvementée et trahissent les hésitations relatives à la mission et à la raison d’être de cette organisation.
6 Comme l’indiquent ses deux premières appellations, l’OIM a été créée en réponse à une situation spécifiquement européenne, à savoir les déplacements massifs de populations causés par la seconde guerre mondiale. Dans le contexte du Plan Marshall, les gouvernements occidentaux (et en premier lieu les États-Unis) voyaient dans ces déplacements un obstacle à la reconstruction du continent et un facteur de propagation du communisme. La mission du CIPMME, puis du CIME était donc de déplacer ces populations vers d’autres régions du monde, notamment l’Amérique latine, alors considérée comme sous-peuplée. Les États fondateurs de l’OIM [6] étaient réticents à l’idée de financer cette organisation et de lui transférer certaines de leurs prérogatives, aussi sa mission a-t-elle été conçue comme technique, centrée sur la seule logistique du transport des migrants. Cependant, cette fonction s’accompagnait de tâches plus politiques : progressivement, l’OIM s’est immiscée dans la négociation des accords entre États de départ et États de destination, dans l’identification des besoins de main-d’œuvre dans les économies latino-américaines, dans la sélection des migrants en fonction de leurs aptitudes professionnelles, dans la vérification de leur état de santé, dans les modalités de leur insertion (cours de langue, contacts avec des employeurs potentiels) ou encore dans la réalisation d’études sur les évolutions démographiques ou économiques des pays concernés. Dans ce contexte de début de guerre froide, la proximité de l’OIM avec les États-Unis et leurs alliés a été formalisée dans sa Constitution. Il était exigé en effet de ses États membres qu’ils reconnaissent le principe de la « libre circulation des personnes », lequel faisait référence au droit de quitter un pays (et non d’y entrer) et excluait donc les États qui, comme l’Union soviétique, pratiquaient le contrôle des sorties [7]. Bien que cantonnée dans des fonctions techniques, l’OIM ne réunissait donc que des États du même camp idéologique et géopolitique. Cette convergence était renforcée par sa mission européenne et par l’absence dans ses rangs des États nouvellement indépendants d’Afrique ou d’Asie.
7 La création de l’OIM témoigne également de ses rapports complexes avec l’ONU et les agences dont le mandat concernait la mobilité des personnes. Dès 1919, l’Organisation internationale du travail (OIT) avait reçu un mandat de protection du travail qui incluait les travailleurs étrangers [8]. En 1950, soit un an avant l’OIM, avait été créé le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) dont le mandat de protection a été ensuite fondé sur la Convention de Genève relative au statut des réfugiés de 1951. Les relations entre l’OIT et le HCR étaient tendues : aujourd’hui largement admise, la distinction entre migrations économiques (ou « volontaires ») et migrations « politiques » (donc « contraintes ») était âprement débattue. L’OIT était défavorable à cette distinction, au nom de la centralité du travail pour tous les migrants, quelles que soient les raisons de leur mobilité, et parce qu’elle craignait la concurrence de nouvelles organisations [9]. L’OIM, elle, se distinguait aussi bien du HCR que de l’OIT. Les États-Unis se méfiaient du HCR, qu’ils soupçonnaient d’être sous influence communiste. De plus, leur priorité était moins la protection que le déplacement effectif des personnes. Dès sa création, l’OIM est donc apparue comme une organisation concurrente du HCR, alignée sur les intérêts des États-Unis, sans mandat de protection ou de droits humains, mais avec une mission de transport des personnes. De façon moins tranchée, l’OIM était également dans un rapport de rivalité avec l’OIT dont le principe de représentation « tripartite » [10] donnait, selon certains gouvernements, une place trop importante aux mouvements syndicaux et à la réticence de ces derniers vis-à-vis des migrations de travail. Pour toutes ces raisons, l’OIM est demeurée hors du système des Nations unies jusqu’en 2016.
8 À l’instar du HCR, l’OIM n’a pas été créée pour durer, sa vocation étant de disparaître une fois résolus les problèmes d’« excès de populations » en Europe. Son histoire témoigne de la fragilité qui découlait de ce statut temporaire et de ses efforts pour convaincre les États de la pertinence de son mandat : au début des années 1950, l’organisation a connu de graves problèmes budgétaires ; en 1956, après l’insurrection de Budapest, elle est cependant parvenue à jouer un rôle de premier plan dans l’accueil et la réinstallation des réfugiés ; à partir des années 1980, elle a pu acquérir une dimension véritablement internationale en s’implantant en Asie et en Afrique, mais ce n’est qu’en novembre 1989 qu’elle a obtenu un statut permanent [11]. Coïncidence, cette décision a été prise quelques jours seulement après la chute du Mur de Berlin, qui a précipité la fin de la guerre froide et marqué le début de nouvelles préoccupations en matière de politiques migratoires.
De la crise à la gestion des migrations
9 L’histoire de l’OIM montre que, malgré un mandat technique et limité, cette organisation a été placée, dès sa création, dans un contexte politique : la « simple » logistique du transport des migrants supposait en effet une vision spécifique du monde, fondée sur l’ouverture des économies capitalistes et la nécessaire mobilité des travailleurs. À bien des égards, la période post-1989 a marqué l’avènement planétaire de cette vision du monde et a donc été favorable à l’OIM, comme en témoigne l’essor de l’organisation ces vingt-cinq dernières années : en 1991, elle comptait 43 États membres [12] et disposait d’un budget d’environ 300 millions de dollars [13] ; en 2014, ce budget était estimé à 1,4 milliard de dollars [14], et en 2016 elle comptait 166 États membres [15]. Son importance croissante au niveau international s’est également traduite par son rapprochement des Nations unies, dont elle est devenue une « organisation apparentée » en septembre 2016 [16].
10 Fabian Georgi propose une analyse de la croissance de l’OIM en termes d’économie politique. Avec la crise du fordisme, les États occidentaux ont mis fin aux politiques de recrutement de main-d’œuvre de type Gastarbeiter (travailleurs étrangers). Cependant, le travail des migrants était toujours nécessaire à des économies en voie de dérégulation, caractérisées par une compétition internationale croissante et par une segmentation de leur marché du travail. Par ailleurs, la pénétration du capitalisme dans l’économie des pays moins développés ainsi que les programmes d’ajustement structurel des bailleurs de fonds ont produit des chocs qui ont fragilisé les modes de vie locaux et poussé beaucoup de personnes au départ. Au même moment, les pays de destination occidentaux connaissaient un chômage croissant et des réformes d’inspiration libérale suscitant des tensions sociales, la montée de mouvements populistes et la généralisation des politiques de fermeture des frontières. Dans un tel contexte, les migrations sont aussi bien combattues que nécessaires, tant pour les économies de départ que d’arrivée. Selon F. Georgi, la raison d’être de l’OIM serait dès lors de surmonter la contradiction entre la volonté politique de réduire l’immigration et la nécessité économique de permettre le recours à une main-d’œuvre étrangère [17].
11 Cette contradiction fonde la politisation post-guerre froide des enjeux migratoires. En 1995, Myron Weiner a proposé pour la première fois la notion de « crise des migrations », en affirmant que les flux migratoires étaient en passe de devenir un facteur de déstabilisation pour les États [18]. À cette époque, la guerre en ex-Yougoslavie jetait sur les routes des milliers de réfugiés aux portes de l’Europe occidentale, tandis que la chute de l’URSS faisait craindre des migrations massives de l’Europe de l’Est vers l’Europe de l’Ouest (migrations qui ne se sont jamais matérialisées, du moins pas dans les proportions initialement redoutées). Le réchauffement climatique s’imposait comme une menace inéluctable, et avec lui la crainte de déplacements de populations fuyant des régions devenues inhabitables. Dans un monde présenté comme un « village global », les migrations irrégulières apparaissaient comme un défi au droit souverain des États à contrôler leurs frontières, et par conséquent comme un enjeu de sécurité, que les attentats du 11 septembre 2001 ont porté à leur paroxysme [19].
12 Cette « crise des migrations » a mis en évidence l’absence d’un régime international dans le domaine des politiques migratoires. Les enjeux relatifs aux réfugiés et à l’asile sont institutionnalisés au niveau international avec la Convention de Genève de 1951 et le HCR, mais rien de tel n’existe pour les migrations, considérées comme relevant essentiellement de la souveraineté des États [20]. Certes, l’OIT et l’ONU ont adopté des conventions internationales relatives aux droits des travailleurs migrants, mais le faible nombre de ratifications de ces traités témoigne de la réticence des États à l’égard des efforts multilatéraux dans les politiques d’admission et de traitement des ressortissants étrangers [21]. Le climat de crise post-guerre froide a toutefois provoqué certains changements : tout en agissant unilatéralement pour durcir leurs législations et intensifier le contrôle de leurs frontières, de nombreux États ont reconnu la nécessité d’une coopération intergouvernementale accrue.
13 Dès 1985, les États développés ont créé l’Intergovernmental Consultations on Asylum, Refugee and Migration Policies in Europe, North America and Australia (IGC), forum d’échanges « informel » destiné à réfléchir aux enjeux politiques soulevés par les flux migratoires. Au niveau régional, l’Union européenne (UE) a entrepris en 1999 de constituer une politique migratoire commune [22]. De façon plus informelle, des Processus de consultations régionales (Regional Consultative Processes, RCPs) ont vu le jour sur tous les continents [23]. En Europe, l’enjeu majeur concernait l’élargissement de l’UE et la mise à niveau des politiques migratoires des pays de l’Est. Au niveau international, la Commission mondiale sur les migrations internationales a été créée en 2003, et des Dialogues de haut niveau ont été organisés à l’ONU en 2006 et 2013. Parallèlement, les États tiennent chaque année depuis 2007 le Forum mondial sur les migrations et le développement (FMMD) [24]. Et en 2016, le Sommet des Nations unies pour les réfugiés et les migrants a été conçu en grande partie en réponse à la crise des migrants et des réfugiés en Méditerranée.
14 Ces initiatives régionales et internationales n’ont pas abouti à la création d’un régime international unifié et cohérent qui servirait de base à une « gouvernance mondiale des migrations ». Elles ont au contraire conduit à l’identification d’enjeux spécifiques, qui font l’objet de cadres d’action distincts. Des normes ont été ainsi élaborées pour lutter contre la traite et le trafic d’êtres humains (c’est-à-dire contre les passeurs, qui jouent un rôle clé dans le franchissement des frontières et l’exploitation de migrants dans des secteurs comme la prostitution) [25], pour encadrer la mobilité liée au réchauffement climatique [26], pour réduire la « fuite des cerveaux » consécutive à l’émigration de personnel qualifié dans le domaine de la santé [27] ou encore pour faciliter la prise en charge des déplacés internes (internally-displaced people, IDPs) [28]. Les initiatives comme le FMMD ont également débouché sur des recommandations concernant les rapports entre migrations et développement (par exemple, les transferts de fonds que les migrants envoient dans leur pays d’origine). Ces normes sont en général non contraignantes et coexistent avec des traités de type hard law plus anciens (comme la Convention de Genève) [29].
15 Ce contexte a incité de nombreuses OI à se positionner sur les enjeux migratoires, même lorsqu’elles n’avaient qu’une expérience limitée en la matière : par exemple, le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) et la Banque mondiale se sont penchés sur les liens entre migrations et développement, l’OMS sur l’émigration des professionnels de santé, l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (UNODC) sur les liens entre crime organisé et immigration irrégulière. La multiplication de ces initiatives a conduit à la création d’un mécanisme de coordination : le Global Migration Group (GMG), qui ne comptait à sa création, en 2003, que quatre organisations internationales (OIM, HCR, OIT et Haut-Commissariat aux droits de l’homme) et en compte aujourd’hui 22 [30]. Si de nombreuses OI, agissant comme des « entrepreneurs bureaucratiques » [31], ont essayé de tirer profit de l’intérêt des États pour les problèmes soulevés par les migrations, d’autres ont dû s’adapter à ce contexte de crise : c’est le cas du HCR, de l’OIT et du Haut-Commissariat aux droits de l’homme, qui ont tenté de concilier leur mandat de protection des réfugiés et des droits des migrants avec les préoccupations sécuritaires des États [32].
16 L’OIM est omniprésente dans ces développements, aussi bien au niveau des OI (comme au sein du GMG, où sa position est souvent hégémonique) que dans les discussions intergouvernementales. Elle occupe ainsi des fonctions de « secrétariat » pour plusieurs RCPs, ce qui lui confère une grande influence sur le contenu des discussions, sur les recommandations qui en sont issues et sur les projets qui en résultent [33]. L’observation montre que l’importance de son rôle ne résulte pas uniquement d’une demande des États, mais aussi de son insistance à s’immiscer dans des processus intergouvernementaux, même lorsque les États aspirent précisément à maintenir les enjeux migratoires à distance des OI. Le cas du FMMD est à cet égard instructif : ce Forum est dit state-owned car organisé non par l’ONU, mais par les États, lesquels ont indiqué ne pas souhaiter l’intervention d’OI dans ce processus. Cependant, après deux Forums exclusivement organisés par les gouvernements (en 2007 et 2008), une support unit a été créée, qui est hébergée « administrativement » par l’OIM et sur laquelle cette dernière n’exerce pas une « influence directe » [34]. Cette décision a été très largement liée à un travail de persuasion de l’OIM, déterminée à ne pas rester en dehors de discussions potentiellement décisives. Face à des États soucieux de leur souveraineté, l’OIM a avancé un argument pragmatique, centré sur la difficulté d’assurer la liaison entre les gouvernements, et entre les éditions successives du Forum. Cela lui a permis de justifier son implication à titre « logistique » et de surmonter la réticence des gouvernements.
17 L’omniprésence de l’OIM est due à plusieurs facteurs. Tout d’abord, elle se consacre entièrement aux questions migratoires, et si cette spécificité constituait une faiblesse lorsque ces questions étaient quasi absentes de l’agenda de la communauté internationale, c’est aujourd’hui un atout. Elle dispose en outre d’une expérience et de moyens importants qui la distinguent des autres OI, en particulier de celles dont l’intérêt pour ces enjeux est récent. À cela s’ajoutent sa proximité avec les États-Unis et les pays développés (qui sont aussi les principaux bailleurs de fonds) ainsi que son extériorité historique vis-à-vis de l’ONU, qui lui confère une liberté d’action importante.
18 Ensuite, son mandat concerne toutes les formes de mobilité humaine, comme en témoigne sa définition du « migrant » : « Toute personne qui, quittant son lieu de résidence habituelle, franchit ou a franchi une frontière internationale ou se déplace ou s’est déplacée à l’intérieur d’un État, quels que soient : 1) le statut juridique de la personne ; 2) le caractère, volontaire ou involontaire, du déplacement ; 3) les causes du déplacement ; ou 4) la durée du séjour » [35]. Cette approche holistique contraste avec les mandats plus étroits des différentes agences de l’ONU, centrées, respectivement, sur les réfugiés, les travailleurs migrants, ou le développement, et autorise l’OIM à intervenir dans un vaste éventail de situations : migrations de travail, asile, migrations forcées, migrations internes (dans le cas de catastrophes naturelles), IDPs, migrations liées au réchauffement climatique.
19 Enfin, cette souplesse programmatique s’accompagne d’une souplesse organisationnelle et financière qu’incarne un fonctionnement budgétaire spécifique dit de « projectisation ». L’OIM n’obtient presque que des fonds destinés à des projets spécifiques. Ses États membres peuvent ainsi la financer de façon flexible et s’assurer qu’elle ne prendra pas d’initiatives contraires à leurs intérêts ou à leur volonté de conserver un contrôle souverain sur le traitement des questions migratoires. Elle est par ailleurs organisée de façon décentralisée, de sorte que ses bureaux sur le terrain sont responsables de l’obtention des financements qui permettent leur pérennité et leur développement. Elle est donc appelée à répondre à des appels d’offre, même si cela implique qu’elle s’éloigne de son cœur de métier. Beaucoup d’observateurs ont souligné le caractère entrepreneurial de l’OIM, qui semble fonctionner comme une entreprise privée, capable d’investir de nouveaux « marchés » (notamment dans le secteur humanitaire) en vantant la « rentabilité » (cost-effective) de ses services. Cette souplesse organisationnelle débouche par ailleurs sur des différences importantes entre les nombreuses représentations de l’OIM, en particulier entre son siège à Genève et ses bureaux sur le terrain, lesquels s’adaptent facilement aux particularités du contexte local et développent des projets de façon largement autonome.
20 L’OIM apparaît ainsi bien adaptée à une situation de « gouvernance » dans laquelle les États reconnaissent la nécessité de coopérer pour faire face à une situation de « crise », mais refusent l’élaboration d’un cadre normatif contraignant et l’interférence des Nations unies dans un domaine qu’ils perçoivent comme relevant de leur souveraineté. Sur le plan programmatique, cette configuration politique a conduit l’OIM à élaborer une doctrine technocratique, centrée sur la notion de gestion des migrations. Explicitée dans un grand nombre de publications [36], cette doctrine s’inspire des principes du New Public Management, selon lesquels l’action publique doit répondre à des critères de coûts-bénéfices initialement conçus pour le marché et les entreprises privées. Son objectif est d’optimiser les bienfaits économiques des flux migratoires ou, pour citer l’organisation elle-même, de « tirer tous les avantages possibles des migrations » [37], et ce « pour le bénéfice de tous » [38], c’est-à-dire dans l’intérêt à la fois des pays de départ (dont le développement peut, par exemple, bénéficier de l’argent ou des compétences des émigrés), des pays de destination (qui ont besoin de migrants pour des raisons économiques ou démographiques) et des migrants eux-mêmes (qui ont accès à de meilleures conditions de vie à l’étranger).
21 Le postulat est que les migrations sont une réalité incontournable qu’on ne saurait empêcher, mais qu’il convient de réguler afin de produire des résultats optimaux. L’OIM parle de « faciliter » les migrations et propose ses services aux États afin de permettre la circulation fluide des personnes dont la mobilité est nécessaire [39]. Elle ajoute cependant que cette gestion des migrations doit se faire de manière « humaine et ordonnée » [40] : l’OIM rejette toute idée de libre circulation des personnes [41], car seules « les migrations s’effectuant en bon ordre et dans le respect de la dignité humaine sont bénéfiques pour les migrants et la société » [42]. Cet « ordre » migratoire présuppose donc la capacité des États à contrôler leurs frontières, mais il est aussi « humain », car un meilleur contrôle des frontières doit permettre de combattre les migrations irrégulières et les situations de vulnérabilité et de violations des droits humains qui en résultent. On reconnaît là deux paradigmes influents : celui de la « frontière-filtre » (permettant de distinguer mobilité souhaitée et mobilité indésirable) [43] et celui de la « frontière humanitaire » (selon lequel le contrôle des frontières est un impératif non seulement sécuritaire, mais aussi humanitaire, car il protège les migrants eux-mêmes) [44].
22 Ce paradigme de la gestion des migrations dépolitise les enjeux migratoires, et ce de plusieurs manières [45]. Suivant les catégories proposées par Frank Petiteville [46], on peut identifier une dépolitisation « normative » (l’OIM invoque des objectifs a priori consensuels, voire moraux, qu’il est difficile de contester, sauf à militer en faveur de migrations dangereuses ou économiquement préjudiciables) ; une dépolitisation « discursive » (la gestion des migrations efface les dilemmes et les divergences d’intérêts) ; et une dépolitisation « par l’expertise » (ce paradigme ignore les implications des politiques migratoires en termes de principes, de valeurs, de traditions historiques ou d’idéologies, et privilégie une approche technique, qui s’apparente à un « réglage » des migrations dans le but de maximiser leurs conséquences, via le recours aux données et à l’expertise) [47].
23 Le vocabulaire technocratique utilisé par l’OIM exerce une influence incontestable sur l’ensemble des discussions en cours au niveau international. En témoignent les Objectifs de développement durable (ODD) adoptés en 2015. Alors que les Objectifs du Millénaire pour le développement, en vigueur de 2000 à 2015, ne mentionnaient pas les enjeux migratoires, les ODD y font référence d’une manière qui fait écho à la rhétorique de l’OIM : l’objectif 10.7 est en effet de « faciliter la migration et la mobilité de façon ordonnée, sans danger, régulière et responsable, notamment par la mise en œuvre de politiques de migration planifiées et bien gérées » [48]. De même, en 2016, lors du Sommet des Nations unies pour les réfugiés et les migrants, les Nations unies ont adopté la Déclaration de New York pour les réfugiés et les migrants [49], laquelle marque le début d’un cycle de discussions qui devrait aboutir à un « pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières ». La gestion des migrations est donc en train de devenir une nouvelle norme d’action à l’échelle internationale.
24 Si la rhétorique de l’OIM semble au premier abord contraster avec les politiques migratoires actuelles, l’analyse – sur la base d’une revue de la littérature – d’un certain nombre de projets qui sont au cœur de ses activités permet de comprendre la manière dont cette construction dépolitisée des migrations s’insère dans les pratiques contemporaines des États.
De l’utilité politique d’une approche dépolitisée des migrations
25 Selon une hypothèse répandue, la dépolitisation opérée par les OI relève d’une stratégie d’évitement des conflits vis-à-vis des États dont elles dépendent. Ainsi, face à un enjeu aussi sensible que les migrations, l’OIM se réfugierait volontairement dans une rhétorique destinée à ne pas heurter les sensibilités souveraines. L’absence d’un véritable régime de gouvernance mondiale des migrations prive en effet l’OIM d’une légitimité incontestable : son approche « managériale » lui permet donc d’évacuer les enjeux politiques des migrations au profit d’un calcul coûts-bénéfices, en apparence neutre et bénéfique pour toutes les parties. Cette dépolitisation est toutefois régulièrement analysée comme un obstacle à l’efficacité des OI : en s’extrayant des débats politiques, et en déployant un excès de consensus, celles-ci se placeraient dans une position de surplomb qui les empêcherait d’être audibles et d’intervenir [50].
26 Cependant, lorsque l’on observe les projets mis en œuvre par l’OIM, on est frappé par leur caractère éminemment politique. L’OIM intervient dans des situations sensibles, marquées par des divergences entre États et par des débats parfois virulents, notamment entre gouvernements et sociétés civiles. La dépolitisation opérée par l’OIM ne l’empêche donc pas de jouer un rôle politique ; il est même possible d’affirmer que c’est précisément grâce à ses efforts de dépolitisation qu’elle parvient à jouer un rôle central dans les politiques migratoires des États. Cette apparente contradiction peut être résolue si l’on considère que l’OIM, loin d’œuvrer dans l’intérêt de tous, est en réalité alignée sur les intérêts des pays de destination occidentaux. En vertu du système de « projectisation », ces derniers financent des activités que l’OIM met en œuvre dans les pays moins développés, c’est-à-dire en général dans les régions de départ. Cette situation reflète les interdépendances entre États créées par les migrations : dans un contexte de « crise » structurelle des migrations, les gouvernements occidentaux ne sont pas en mesure de réguler par eux-mêmes les déplacements de populations, et ont donc besoin du concours des gouvernements des pays de départ et de transit. Or ce concours est politiquement sensible car, en l’absence d’un régime international solide, il suppose d’intervenir dans un domaine qui relève de la souveraineté des États. La « gestion » des migrations apparaît alors comme une manière d’exporter les préoccupations sécuritaires et économiques des États occidentaux, tout en les habillant d’une manière qui les fasse correspondre aux intérêts de toutes les parties. La dépolitisation opérée par l’OIM est donc politiquement utile, voire indispensable.
27 Un premier exemple de l’efficacité politique de l’approche dépolitisée de l’OIM concerne l’« aide au retour volontaire et à la réintégration », qui constitue l’une des activités les plus mises en avant par l’organisation. Elle consiste à renvoyer des migrants dans leur pays avec leur consentement. Dans une étude sur les retours du Royaume-Uni vers le Sri Lanka, Michael Collyer montre ainsi comment l’OIM masque le caractère politique de cette pratique qui repose sur un double rapport de force, entre les pays de départ et d’arrivée, d’une part, entre les migrants et l’État de destination, d’autre part. Il arrive que ces rapports de force débouchent sur des formes de violence : les migrants peuvent refuser leur expulsion, tandis que leur État d’origine peut également refuser (ou retarder) leur réadmission. La pratique de l’OIM rend cette violence presque invisible, ce qui rend ce retour d’autant plus opérationnel : en insistant sur le caractère « volontaire » du retour, et en intervenant comme intermédiaire entre deux États dont la souveraineté est apparemment respectée, elle gomme le côté politique de cette pratique et produit un consensus fonctionnel entre les acteurs [51].
28 Dans un tout autre registre, l’OIM est impliquée dans l’organisation de migrations de travail à titre temporaire. Le paradigme de la gestion des migrations insiste sur l’utilité économique des migrations et sur la nécessaire mobilité du travail entre des régions où la main-d’œuvre est trop abondante et des régions plus développées qui en manquent. En raison de ses possibles conséquences sur l’emploi dans les pays de destination, cette mobilité est cependant souvent contestée. L’OIM a par exemple été chargée de recruter des migrants non qualifiés au Guatemala pour des emplois saisonniers au Canada. Les deux gouvernements concernés ont externalisé cette tâche à l’OIM, en partenariat – pour la partie canadienne – avec des associations d’employeurs. La privatisation des politiques de migration de travail a permis d’extraire cette pratique des débats politiques, tout en limitant la responsabilité des États en cas de non-respect du droit du travail. L’OIM a ainsi joué un rôle d’agence transnationale de recrutement, rôle a priori éloigné du mandat d’une OI, ce qui témoigne de la philosophie entrepreneuriale qui la caractérise [52].
29 Un troisième exemple concerne les projets de border management de l’OIM. Centrés sur des activités dites de « renforcement des capacités » (capacity-building), ces programmes proposent des formations aux services de douanes et de police de pays peu développés, dans le but de les familiariser avec de nouvelles technologies et de nouvelles pratiques : contrôle des passeports, maîtrise des outils biométriques, détection des fraudes, lutte contre la traite et la contrebande, gestion de données, échange d’informations [53]. L’Afrique est particulièrement concernée : en 2009 a été créé en Tanzanie l’African Capacity-Building Centre [54], qui obtient des financements des États membres de l’OIM pour intervenir dans les États africains. Un manuel est disponible pour ces formations. Intitulé Les fondamentaux de la gestion migratoire (Essentials of Migration Management), il renseigne sur tous les aspects du travail de contrôle des frontières, du cadre juridique international à la prévention des suicides dans les cas de détention. Comme le souligne W. Walters, cette formation pratique exporte une conception particulière de l’État, centrée sur sa capacité à maîtriser ses frontières, et ce dans un contexte où le contrôle des flux migratoires, y compris dans les pays dits de transit en Afrique, est une priorité pour les États occidentaux [55].
30 Le cas du trafic et de la traite des êtres humains fournit un quatrième exemple. Dans son travail d’expertise et de conseil auprès des gouvernements, l’OIM tend à construire toutes les formes de migrations irrégulières comme relevant de ces phénomènes. Ce cadrage débouche sur un appel à renforcer le contrôle des frontières et la lutte contre les passeurs, ainsi que sur un traitement humanitaire des migrants, perçus comme des victimes qu’il convient d’aider (notamment en leur proposant des retours volontaires). Un tel cadre transforme l’immigration irrégulière en un enjeu d’ordre individuel, où des migrants ont été abusés par des intermédiaires peu scrupuleux ; il occulte ce faisant les conséquences des politiques migratoires et leurs effets en termes de prise de risque et d’illégalisation des migrants, ainsi que la dimension socioéconomique du rôle de ces migrants sur le marché du travail, dans des secteurs peu protégés [56].
31 Ces exemples démontrent la capacité de l’OIM à intervenir dans des espaces transnationaux, à l’échelle où se déploient les flux migratoires, et à faire circuler non seulement les migrants, mais aussi les normes, les pratiques et les financements entre les pays récepteurs et les pays émetteurs de migrants. Le cas européen permet de systématiser ces observations empiriques : l’OIM joue en effet un rôle important dans les relations que l’UE et les États européens entretiennent avec les pays situés à l’est et au sud de leurs frontières. Martin Geiger montre ainsi comment, en Albanie, l’OIM a été l’instigatrice de nouvelles politiques migratoires élaborées en concertation avec le gouvernement albanais, mais aussi en partenariat avec l’UE, et avec des financements principalement occidentaux. L’objectif était à la fois de prévenir l’immigration non autorisée en provenance de ce pays et de renforcer sa capacité à contrôler les migrations de transit, dans un contexte de stabilisation des Balkans. Le fait que l’OIM soit jugée par les Européens comme un acteur plus fiable que le gouvernement albanais n’empêche pas cette organisation de se présenter comme un allié de l’Albanie, qu’elle souhaite aider en développant des politiques migratoires conformes à son intérêt national [57]. De même, Oleg Korneev analyse le rôle de l’OIM dans les discussions entre l’UE et la Russie, destinées notamment à permettre aux États européens d’expulser vers la Russie les migrants en situation irrégulière originaires de ce pays ou ayant transité par la Russie avant de gagner l’Europe. Les deux parties, soucieuses de ne pas donner l’impression de céder aux exigences de l’autre, avaient besoin d’un intermédiaire jouissant d’une réputation d’impartialité, rôle que l’OIM, en minimisant son rôle politique et en insistant sur sa fonction de simple go-between, a été en mesure de jouer [58].
32 Des observations similaires ont été faites en Afrique. En Mauritanie, pays aux frontières poreuses où il n’existait que très peu de dispositions légales ou administratives pour réguler les flux de populations, Philippe Poutignat et Jocelyne Streiff-Fénart ont observé la façon dont l’OIM a incité les autorités à développer une politique migratoire. La position de ce pays sur la route des migrants ouest-africains vers l’Espagne (via le Maroc ou les Canaries) a permis à l’OIM d’obtenir des fonds et de s’implanter dans un État qui n’avait jamais manifesté d’intérêt pour les activités des OI dans ce domaine [59]. En Libye, Julien Brachet a documenté le rôle central de l’OIM dans le contrôle des migrations de transit, ainsi que sa capacité à s’adapter à la situation de ce pays : la guerre de 2011 a incité l’organisation à formuler ses activités dans un langage humanitaire de protection des victimes du conflit, sans modifier pour autant l’agenda sécuritaire qui sous-tend ses activités en Afrique du Nord [60].
33 Daniel Wunderlich montre que, dans ce type d’interventions, l’OIM ne se contente pas d’un rôle d’intermédiaire, mais fait preuve de proactivité. Par son implantation dans tous les pays concernés, elle est capable de façonner les formes de coopération et le contenu des politiques, en se rendant nécessaire aux deux parties : les pays tiers ont besoin de ses conseils et de ses réseaux pour obtenir des fonds européens, tandis que les pays européens ont besoin de son expertise et de ses capacités opérationnelles. Cet auteur soutient également que la flexibilité programmatique de l’OIM lui a permis de s’imposer comme un acteur clé pour l’UE, au détriment du HCR notamment, qui ne peut accéder à toutes les demandes sécuritaires des pays européens en raison de son obligation de respecter les termes de la Convention de Genève [61]. Pour reprendre les termes de Sandra Lavenex, l’OIM agit comme un prestataire de services (subcontractor) ou comme un transmetteur (transmitter) de normes, mais jamais comme un contrepoids (counterweight) [62].
34 L’OIM a systématisé cette activité d’élaboration de politiques migratoires sous la forme de ce qu’elle appelle des « profils migratoires » : il s’agit d’évaluations de type audit qui sont proposées à tous les États, et surtout aux États moins développés qui sont entendus comme manquant des capacités et des ressources nécessaires à la compréhension et à l’identification de leurs intérêts en la matière [63]. L’objectif est d’accroître l’efficacité ou la cohérence des politiques publiques (policy coherence) et de connecter les politiques migratoires à d’autres domaines d’action (développement, réchauffement climatique, droits humains) pour éviter les contradictions au sein de l’action d’un gouvernement (mainstreaming). Là où de nombreux États ont des politiques morcelées (concernant les migrations de travail, le regroupement familial, l’asile, les migrations d’étudiants, la lutte contre l’immigration irrégulière), voire n’ont pas de politique du tout, l’OIM aspire à mettre sur pied un cadre politique unifié et cohérent. La gestion des migrations se transforme alors en bonne gestion des migrations : en établissant un idéal managérial de politique migratoire, en confrontant cet idéal aux réalités migratoires dans différents États, en documentant et en chiffrant ces réalités, et en formant les acteurs impliqués, l’organisation façonne une norme de « bonne gouvernance » des migrations [64].
35 L’OIM apparaît ainsi comme un acteur clé dans des processus de dénationalisation, d’internationalisation ou d’externalisation des politiques migratoires. Les préoccupations sécuritaires des pays occidentaux (en Europe ou en Amérique du Nord) se diffusent progressivement du centre vers la périphérie, pénètrent les agendas politiques des États non occidentaux et débouchent sur des pratiques de contrôle à distance [65]. Cependant, les activités de l’OIM n’apparaissent pas comme une violation de la souveraineté des pays dans lesquels elle intervient. Selon R. Andrijasevic et W. Walters, l’organisation fonctionne de façon « post-impériale », en ayant recours à la persuasion plutôt qu’à la contrainte [66]. Ishan Ashutosh et Alison Mountz conçoivent de même l’OIM comme un « appareil de production de consensus » (consent-generating apparatus) qui permet aux États récepteurs de migrants d’imposer leurs vues aux États émetteurs, sans que lesdites vues apparaissent contraires aux intérêts de ces derniers [67]. Rahel Kunz analyse également les manières non coercitives employées par l’OIM qui œuvre via des recommandations, des contacts répétés avec les parties prenantes (stakeholders) et un travail de persuasion peu spectaculaire mais influent [68].
36 La dépolitisation opérée par l’OIM est évidente et fonctionnelle. D’un enjeu de crispations, perçu par les États et les opinions publiques comme relevant d’une crise permanente, l’organisation fait une réalité ordinaire qui ne demande qu’à être gérée correctement pour produire des résultats bénéfiques pour tous. Dans la vision de l’OIM, il n’y a donc pas lieu d’exposer les enjeux migratoires aux syndromes classiques de la politisation que sont la mise en débat, les mobilisations collectives, les phénomènes de polarisation ou de clivage, les controverses, voire les conflits [69]. On pourrait être tenté de railler cette naïveté et de reprocher à l’OIM de n’avoir rien compris à la complexité politique des questions migratoires. Mais, lorsqu’on analyse ses activités, on se rend compte qu’elle ne souffre d’aucune naïveté. Elle est au contraire parfaitement au fait des besoins des États, en particulier occidentaux, ainsi que des rapports de force et des inégalités qui existent entre eux. Sa dépolitisation apparaît donc comme une tactique, voire comme une réussite à en juger par son développement depuis deux à trois décennies.
37 Néanmoins, cette dépolitisation n’empêche pas différentes formes de repolitisation, entendues comme des processus par lesquels le paradigme dépolitisé de gestion des migrations de l’OIM devient lui-même l’objet de controverses politiques. Comme le rappelle Bimal Ghosh [70], la gestion des migrations a été initialement combattue par certains États développés qui la jugeaient trop éloignée de leur volonté de contrôle des flux migratoires. À mesure qu’elle s’impose dans les débats internationaux, elle fait l’objet d’autres critiques. En témoignent les manifestations sous les fenêtres de l’OIM au début des années 2000 du mouvement altermondialiste No Border [71] pour dénoncer l’orientation néolibérale de l’organisation : en se contentant de gérer les flux migratoires et en privilégiant une approche utilitariste, l’OIM négligerait leurs causes profondes (sous-développement, conflits, inégalités, réchauffement climatique) et perpétuerait de ce fait une organisation inique et déséquilibrée du monde [72]. Autre motif de reproches, son irrespect des droits des migrants : les projets de retour volontaire, par exemple, sont régulièrement accusés de renvoyer des migrants dans des régions où ils sont menacés, en violation du principe de non-refoulement, au point que le Rapporteur spécial des Nations unies sur les droits de l’homme des migrants a déploré que « le mandat et le financement [de l’OIM] posent des problèmes structurels en ce qui concerne l’adoption intégrale d’un cadre des droits de l’homme pour ses travaux » [73].
38 En d’autres termes, à mesure que l’OIM gagne en influence et en visibilité sur le terrain comme dans les enceintes intergouvernementales, les outils qu’elle a façonnés pour dépolitiser les migrations et légitimer ses interventions se trouvent à leur tour pris dans un processus de politisation. En permettant à l’OIM de s’immiscer dans des domaines qui relèvent formellement de la souveraineté des États, le paradigme de la gestion des migrations joue un rôle politique. De surcroît, en suscitant des controverses entre l’OIM, d’autres OI, la société civile, voire les syndicats, il débouche sur de nouvelles formes de politisation. Ainsi l’OIM s’inscrit-elle dans un processus perpétuel de dépolitisation/repolitisation : en dépolitisant les enjeux migratoires, elle suscite de nouvelles formes de politisation de ces mêmes enjeux. ■
Notes
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[1]
Les citations de ce paragraphe sont extraites d’une fiche de présentation de l’OIM, intitulée L’OIM en deux mots (https://www.iom.int/sites/default/files/about-iom/iom_snapshot_a4_fr.pdf) (consulté le 3 janvier 2017).
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[2]
Franck Düvell, « The Globalisation of Migration Control », dans Holger Henke (ed.), Crossing Over. Comparing Recent Migration in the United States and Europe, Lanham, Lexington Books, 2005, p. 23-46.
-
[3]
Rutvica Andrijasevic, William Walters, « L’Organisation internationale pour les migrations et le gouvernement international des frontières », Cultures & Conflits, 84, 2011, p. 13-43.
-
[4]
Frank Petiteville, « Les organisations internationales dépolitisent-elles les relations internationales ? », Gouvernement & action publique, 5 (3), 2016, p. 113-129.
-
[5]
De 2003 à 2012, j’ai été fonctionnaire international au sein du programme de l’UNESCO sur les migrations internationales. Sur cette expérience professionnelle, voir Antoine Pécoud, Depoliticising Migration : Global Governance and International Migration Narratives, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2015.
-
[6]
L’Allemagne (RFA), l’Australie, l’Autriche, la Belgique, la Bolivie, le Brésil, le Canada, le Chili, les États-Unis, la France, la Grèce, l’Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas, la Suisse et la Turquie.
-
[7]
Par ailleurs, les directeurs successifs de l’OIM ont toujours été, à une exception près, des citoyens américains et, le plus souvent, des diplomates de carrière au sein du Département d’État.
-
[8]
Paul-André Rosental, « Géopolitique et État providence. Le BIT et la politique mondiale des migrations dans l’entre-deux-guerres », Annales HSS, 61 (1), 2006, p. 99-134
-
[9]
Jérôme Elie, « The Historical Roots of Cooperation between the UN High Commissioner for Refugees and the International Organization for Migration », Global Governance, 16 (3), 2010, p. 345-360 ; Rieko Karatani, « How History Separated Refugee and Migrant Regimes : In Search of Their Institutional Origins », International Journal of Refugee Law, 17 (3), 2005, p. 517-541.
-
[10]
Selon la Constitution de l’OIT, les gouvernements, les travailleurs et les employeurs sont représentés dans les instances de cette organisation.
-
[11]
Marianne Ducasse-Rogier, L’Organisation internationale pour les migrations, 1951-2001, Genève, OIM, 2001 ; Richard Perruchoud, « From the Intergovernmental Committee for European Migration to the International Organization for Migration », International Journal of Refugee Law, 1 (4), 1989, p. 501-517 ; Lina Venturas (ed.), International « Migration Management » in the Early Cold War. The Intergovernmental Committee for European Migration, Corinthe, Université du Péloponnèse, 2015.
-
[12]
M. Ducasse-Rogier, L’Organisation internationale pour les migrations, 1951-2001, op. cit., p. 100-101.
-
[13]
Fabian Georgi, « For the Benefit of Some : The International Organization for Migration and Its Global Migration Management », dans Martin Geiger, Antoine Pécoud (eds), The Politics of International Migration Management, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2010, p. 45-72.
-
[14]
https://www.iom.int/organizational-structure (consulté le 3 janvier 2017).
-
[15]
http://www.iom.int/fr/membres-et-observateurs (consulté le 3 janvier 2017). Certains États importants demeurent réticents à rejoindre l’OIM : la Chine ne l’a rejointe qu’en 2016 et la Russie n’y a qu’un statut d’observateur.
-
[16]
Statut qu’elle partage avec l’Organisation mondiale du commerce et l’Agence internationale de l’énergie atomique (http://www.iom.int/news/summit-refugees-and-migrants-opens-iom-joins-united-nations) (consulté le 3 janvier 2017).
-
[17]
F. Georgi, « For the Benefit of Some : The International Organization for Migration and Its Global Migration Management », cité.
-
[18]
Myron Weiner, The Global Migration Crisis. The Challenge to States and to Human Rights, New York, Harper Collins, 1995.
-
[19]
Virginie Guiraudon, Christian Joppke (eds), Controlling a New Migration World, Londres, Routledge, 2001.
-
[20]
Frédérique Channac, « Vers une politique publique internationale des migrations ? », Revue française de science politique, 56 (3), 2006, p. 393-408 ; Hélène Thiollet, « Migrations et relations internationales. Les apories de la gestion multilatérale des migrations internationales ? », Transcontinentales, 8/9, 2010, p. 1-7.
-
[21]
Paul de Guchteneire, Antoine Pécoud, « Les obstacles à la ratification de la Convention des Nations unies sur la protection des droits des travailleurs migrants », Droit et société, 75, 2010, p. 431-451.
-
[22]
V. Guiraudon, « The Constitution of a European Immigration Policy Domain : A Political Sociology Approach », Journal of European Public Policy, 10 (2), 2003, p. 263-282.
-
[23]
Colleen Thouez, Frédérique Channac, « Shaping International Migration Policy : The Role of Regional Consultative Processes », West European Politics, 29 (2), 2006, p. 370-387.
-
[24]
Bertrand Badie, Rony Brauman, Emmanuel Decaux, Guillaume Devin, Catherine Wihtol de Wenden, Pour un autre regard sur les migrations, Paris, La Découverte, 2008.
-
[25]
Voir les « Protocoles de Palerme » (Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, air et mer et Protocole visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier les femmes et les enfants), qui font partie de la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée, adoptée en 2000.
-
[26]
Voir l’initiative dite « Nansen » et les principes du même nom adoptés en 2012.
-
[27]
Voir le Code de pratique mondial pour le recrutement international des personnels de santé, adopté par l’OMS en 2010.
-
[28]
Voir les Guiding Principles on Internal Displacement, proposés par l’ONU en 1998.
-
[29]
Alexander Betts (ed.), Global Migration Governance, Oxford, Oxford University Press, 2011.
-
[30]
http://www.globalmigrationgroup.org/. Voir aussi A. Pécoud, « “Suddenly, Migration Was Everywhere : The Conception and Future Prospects of the Global Migration Group », Migration Information Source, Washington, Migration Policy Institute, Washington, 2013.
-
[31]
Olivier Nay, « What Drives Reforms in International Organizations ? External Pressure and Bureaucratic Entrepreneurs in the UN Response to AIDS », Governance : An International Journal of Policy, Administration, and Institutions, 24 (4), 2011, p. 689-712.
-
[32]
Michel Agier, « Protéger les sans-États ou contrôler les indésirables : où en est le HCR ? », Politique africaine, 103, 2006, p. 101-105 ; A. Pécoud, P. de Guchteneire, « Between Global Governance and Human Rights : International Migration and the United Nations », Georgetown Journal of International Affairs, 8 (2), 2007, p. 115-123.
-
[33]
http://www.iom.int/regional-consultative-processes-migration (consulté le 3 janvier 2017). Pour une discussion, voir Colleen Thouez, Sarah Rosengaertner, « Who Owns and Drives Capacity Building ? », Forced Migration Review, 28, 2007, p. 28.
- [34]
-
[35]
https://www.iom.int/fr/qui-est-un-migrant (consulté le 3 janvier 2017). Pour une discussion plus détaillée, voir R. Perruchoud, « Persons Falling under the Mandate of the International Organization for Migration (IOM) and to Whom the Organization May Provide Migration Services », International Journal of Refugee Law, 4 (2), 1992, p. 205-215.
-
[36]
Citons en particulier la série des World Migration Reports (huit rapports publiés depuis 2000), qui aspire à exercer la même autorité que d’autres publications du même type, comme les Rapports sur le développement humain du PNUD ou les World Development Reports de la Banque mondiale (https://www.iom.int/world-migration-report) (consulté le 3 janvier 2017).
-
[37]
https://www.iom.int/fr/enonce-de-mission (consulté le 3 janvier 2017).
-
[38]
https://www.iom.int/fr/propos-de-loim (consulté le 3 janvier 2017).
- [39]
- [40]
-
[41]
A. Pécoud, « Liberté de circulation et gouvernance mondiale des migrations », Éthique publique, 17 (1), 2015, p. 2-14.
-
[42]
https://www.iom.int/fr/enonce-de-mission (consulté le 3 janvier 2017).
-
[43]
Pour une discussion, voir Didier Bigo, « Frontières, territoire, sécurité, souveraineté », Paris, CERISCOPE-Frontières, 2011.
-
[44]
W. Walters, « Foucault and Frontiers : Notes on the Birth of the Humanitarian Border », dans Ulrich Bröckling, Susanne Krasmann, Thomas Lemke (eds), Governmentality : Current Issues and Future Challenges, New York, Routledge, 2011, p. 138-164.
-
[45]
A. Pécoud, Depoliticising Migration : Global Governance and International Migration Narratives, op. cit.
-
[46]
F. Petiteville, « Les organisations internationales dépolitisent-elles les relations internationales ? », art. cité.
-
[47]
L’OIM est très active dans la production de données. En 2015 a été créé le Global Migration Data Analysis Centre, qui collecte et produit des données sur différents aspects des flux migratoires (http://iomgmdac.org/) (consulté le 3 janvier 2017). Pour une analyse plus générale des liens entre OI et expertise, voir Peter Utting, Reclaiming Development Agendas. Knowledge, Power and International Policy-Making, Basingstoke, Palgrave, 2006.
- [48]
-
[49]
Assemblée générale des Nations unies, document A/RES/71/1.
-
[50]
Birgit Müller, « Comment rendre technique un débat politique. Controverses autour des biotechnologies agricoles au sein de la FAO », Tsantsa – Revue de la Société suisse d’ethnologie, 14, 2009, p. 27-38.
-
[51]
Michael Collyer, « Deportation and the Micropolitics of Exclusion : The Rise of Removals from the UK to Sri Lanka », Geopolitics, 17 (2), 2012, p. 276-292 ; Anne Koch, « The Politics and Discourse of Migrant Return : The Role of UNHCR and IOM in the Governance of Return », Journal of Ethnic and Migration Studies, 40 (6), 2014, p. 905-923.
-
[52]
Giselle Valarezo, « Offloading Migration Management : The Institutionalized Authority of Non-State Agencies over the Guatemalan Temporary Agricultural Worker to Canada Project », Journal of International Migration and Integration, 16 (3), 2015, p. 661-677.
-
[53]
A. Pécoud, « La bonne gouvernance des frontières ? », Plein droit, 87, 2010, p. 24-27.
- [54]
-
[55]
William Walters, « Imagined Migration World : The European Union’s Anti-Illegal Immigration Discourse », dans M. Geiger, A. Pécoud (eds), The Politics of International Migration Management, op. cit.
-
[56]
Pour des études de cas, voir Clotilde Caillault, « The Implementation of Coherent Migration Management through IOM Programs in Morocco », dans M. Geiger, A. Pécoud (eds), The New Politics of International Mobility. Migration Management and Its Discontents, Osnabrück, IMIS, 2012 ; Susanne Schatral, « Categorisation and Instruction : IOM’s Role in Preventing Human Trafficking in the Russian Federation », dans Tul’si Bhambry, Clare Griffin, Titus Hjelm, Christopher Nicholson, Olga G. Voronina (eds), Transformation and Transition in Central and Eastern Europe & Russia, Londres, University College London, 2011 ; Nicola Piper, Tanya Basok, « Management Versus Rights : Women’s Migration and Global Governance in Latin America and the Caribbean », Feminist Economics, 18 (2), 2012, p. 35-61 ; Céline Nieuwenhuys, Antoine Pécoud, « Campagnes d’information et traite des êtres humains à l’est de l’Europe », Espace Populations Sociétés, 2, 2008, p. 319-330.
-
[57]
M. Geiger, « Mobility, Development, Protection, EU-Integration ! The IOM’s National Migration Strategy for Albania », dans M. Geiger, A. Pécoud (eds), The Politics of International Migration Management, op. cit.
-
[58]
Oleg Korneev, « Exchanging Knowledge, Enhancing Capacities, Developing Mechanisms : IOM’s Role in the Implementation of the EU-Russia Readmission Agreement », Journal of Ethnic and Migration Studies, 40 (6), 2014, p. 888-904.
-
[59]
Philippe Poutignat, Jocelyne Streiff-Fénart, « Migration Policy Development in Mauritania : Process, Issues and Actors », dans M. Geiger, A. Pécoud (eds), The Politics of International Migration Management, op. cit., p. 202-219.
-
[60]
Julien Brachet, « Policing the Desert : The IOM in Libya Beyond War and Peace », Antipode, 48 (2), 2016, p. 272-292.
-
[61]
Daniel Wunderlich, « Europeanization through the Grapevine : Communication Gaps and the Role of International Organizations in Implementation Networks of EU External Migration Policy », Journal of European Integration, 34 (5), 2012, p. 485-503.
-
[62]
Sandra Lavenex, « Multilevelling EU External Governance : The Role of International Organizations in the Diffusion of EU Migration Policies », Journal of Ethnic and Migration Studies, 42 (4), 2016, p. 554-570.
-
[63]
http://www.iom.int/migration-profiles (consulté le 3 janvier 2017).
-
[64]
M. Geiger, A. Pécoud (eds), The Politics of International Migration Management, op. cit.
-
[65]
Ruben Zaiotti (ed.), The Externalization of Migration Management in Europe and North America, Londres, Routledge, 2016.
-
[66]
R. Andrijasevic, W. Walters, « L’Organisation internationale pour les migrations et le gouvernement international des frontières », art. cité.
-
[67]
Ishan Ashutosh, Alison Mountz, « Migration Management for the Benefit of Whom ? Interrogating the Work of the International Organization for Migration », Citizenship Studies, 15 (1), 2011, p. 21-38.
-
[68]
Rahel Kunz, « Governing International Migration through Partnerships », Third World Quarterly, 34 (7), 2013, p. 1227-1246.
-
[69]
Pour une discussion théorique des processus de politisation et dépolitisation, voir l’introduction à ce dossier de Franck Petiteville, « La politisation résiliente des organisations internationales », Critique internationale, 76, 2017, p. 9-19.
-
[70]
Universitaire et fonctionnaire international, Bimal Ghosh est l’un des principaux inventeurs et promoteurs de la notion de gestion des migrations. Bimal Ghosh, « A Snapshot of Reflections on Migration Management. Is Migration Management a Dirty Word ? », dans M. Geiger, A. Pécoud (eds), The New Politics of International Mobility. Migration Management and Its Discontents, op. cit., p. 25-31.
-
[71]
http://noborder.org/iom/index.php.html#campaign (consulté le 3 janvier 2017).
-
[72]
Bruno Dupeyron, « Secluding North America’s Migration Outcasts : Notes on the International Organization for Migration’s Compassionate Mercenary Business », dans Ruben Zaiotti (ed.), Externalizing Migration Management : Europe, North America and the Spread of « Remote Control » Practices, Londres, Routledge, 2016, p. 238-258.
-
[73]
Nations unies, Droits de l’homme des migrants. Notes du Secrétaire général, New York, ONU, 2013 (document A/68/283), p. 13. Notons également les critiques adressés à l’OIM par Amnesty International et Human Rights Watch (https://governingbodies.iom.int/system/files/jahia/webdav/shared/shared/mainsite/about_iom/en/council/88/amnesty.pdf) et (https://www.hrw.org/legacy/backgrounder/migrants/iom-submission-1103.pdf) (consultés le 3 janvier 2017).