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Article de revue

Enquête sur les relations entre politisation et études supérieures : le cas turc (1971-1980)

Pages 39 à 53

Notes

  • [1]
    48 % des militants d’extrême gauche et 54,9 % de ceux d’extrême droite incarcérés à la prison d’Ankara en 1979 sont étudiants à l’université, dans une école supérieure ou lycéens au moment de leur arrestation ; 26,4 % des premiers et 28,4 % des seconds l’ont été. Do?u Ergil, Türkiye'de Terör ve ?iddet (Terreur et violence en Turquie), Ankara, Turhan Kitabevi, 1980, p. 121, 127.
  • [2]
    La réalisation de cette enquête a bénéficié du soutien du projet ANR Transtur (« Ordonner et transiger : modalités de gouvernement et d’administration en Turquie et dans l’Empire ottoman, du XIXe siècle à nos jours »).
  • [3]
    Daniel Gaxie, Le cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, Le Seuil, 1978 (3e édition).
  • [4]
    Bernard Lacroix décrit la politisation comme l’« acquisition d’usages pratiques ainsi que de schèmes de justification pratique » de l’ordre politique. B. Lacroix, « Ordre politique et ordre social. Objectivisme, objectivation et analyse politique », dans Madeleine Grawitz, Jean Leca (dir.), Traité de science politique, tome 1, Paris, PUF, 1985, p. 469, 565.
  • [5]
    Ces modifications ne résultent pas toujours d’une intentionnalité des agents. Nous le verrons, la force des labellisations produites par les étudiants membres des organisations politiques suffit parfois à placer les étudiants dans l’un ou l’autre des camps en présence à l’université, et les contraint à « jouer le jeu de l’étiquette ».
  • [6]
    Annie Collovald a montré la nécessité d’étudier à quels moments de la trajectoire sociale interviennent les engagements et les bifurcations dans les carrières militantes. A. Collovald, « Pour une sociologie des carrières morales », dans Annie Collovald, Marie-Hélène Lechien, Sabine Rozier, Laurent Willemez, L’humanitaire ou le management des dévouements. Enquête sur un militantisme de « solidarité internationale » en faveur du Tiers Monde, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002, p. 177-229.
  • [7]
    La question de la dépolitisation ne sera pas abordée ici, tant elle relève des effets du coup d’État du 12 septembre 1980 sur les individus concernés (torture, emprisonnement, déclassement social, exil, etc.).
  • [8]
    Sébastien Michon, « Études et politique : les effets de la carrière étudiante sur la socialisation politique », thèse de doctorat de sociologie, Université Marc Bloch, Strasbourg, 2006.
  • [9]
    Voir notamment Jo Freeman, At Berkeley in the Sixties : Education of an Activist, 1961-1965, Bloomington, Indiana University Press, 2004 ; David Horowitz, Student : What Has Been Happening at a Major University. The Political Activities of the Berkeley Students, New York, Ballantine Books, 1962 ; Seymour M. Lipset, Sheldon S. Wolin, The Berkeley Student Revolt : Facts and Interpretation, Garden City N.Y., Anchor Books, 1965. Par ailleurs, Everett C. Ladd et Seymour M. Lipset ont montré comment l’engagement dans la communauté intellectuelle des membres du corps professoral des universités américaines les encourage à incarner majoritairement des positions libérales, et comment ces dernières influent sur les formes de la participation politique, en encourageant notamment leur syndicalisation. E.C. Ladd, S.M. Lipset, The Divided Academy : Professors and Politics, New York, McGraw-Hill Book, 1975.
  • [10]
    Voir notamment Gökçe Birsen, Gecekondu Gençli?i (La jeunesse des gecekondu), Ankara, Hacettepe Üniversitesi Yay?nlar?, 1971 ; Alpay Kabacal?, Türkiye’de Gençlik Hareketleri (Mouvements de jeunesse en Turquie), Istanbul, Alt?n Kitaplar Yay?nevi, 1992 ; ?erif Mardin, « Türkiye’de Gençlik ve ?iddet » (Jeunesse et violence en Turquie), dans ?. Mardin, Türk Modernlesmesi, Makaleler 4, Istanbul, ?leti?im Yay?nlar?, 1991.
  • [11]
    Dans son travail consacré au phénomène milicien en Turquie pendant les années 1970, Hamit Bozarslan fait de la variable générationnelle un élément déterminant de l’engagement dans les milices des organisations radicales susmentionnées. Il note que « les “générations assagies” ne parviennent en effet ni à contenir la dynamique d’action de la jeunesse ni à lui assurer un lien de solidarité. Cela explique l’invention d’un champ de socialisation indépendante de la jeunesse. (…) Les festivités, les rituels, les “enterrements”, les commémorations sont autant d’éléments qui complètent ce processus [de socialisation] et le dotent des ressources culturelles nécessaires. Pour les années 1970, il paraît clair que (…) la milice est essentiellement liée à un phénomène de génération ». H. Bozarslan, « Le phénomène milicien, une composante de la violence politique dans la Turquie des années 1970 », Turcica, 31, 1999, p. 212.
  • [12]
    Do?u Ergil, Yabanc?la?ma ve siyasal kat?lma (Aliénation et participation politique), Ankara, Olgaç Yay?nevi, 1980.
  • [13]
    D. Gaxie, « Appréhensions du politique et mobilisation des expériences sociales », Revue française de science politique, 52 (2-3) 2002, p. 145-177.
  • [14]
    Plusieurs auteurs ont montré la prépondérance de la socialisation politique parentale sur celle des enseignants dans les préférences et les attitudes politiques des élèves et des étudiants. Voir notamment Kent Jennings, Kenneth Langton, Richard Niemi, « Effects of the High School Civics Curriculum », dans K. Jennings, R. Niemi (eds), The Political Character of Adolescence : The Influence of Families and Schools, Princeton, Princeton University Press, 1974, p. 181-206. Par ailleurs, pour une analyse du rôle de la famille dans la socialisation politique des individus et une critique des explications par les effets de générations, voir Vincent Tournier, « La politique en héritage ? Socialisation, famille et politique : bilan critique et analyse empirique », thèse de doctorat de science politique, Université Grenoble 2, 1997, p. 330-343.
  • [15]
    Fondé par Mustafa Kemal en 1923, ce parti, social-démocrate à partir du début des années 1970 et laïque, est considéré comme le représentant historique de l’idéologie kémaliste.
  • [16]
    Entretien avec Faruk, Ankara, 4 mai 2006. Les entretiens mentionnés ici ont été réalisés en turc et traduits par nos soins.
  • [17]
    Entretien avec Mustafa, Ankara, 11 mai 2006.
  • [18]
    Cumhuriyet est l’un des plus grands quotidiens nationaux du pays. Il se caractérise notamment par sa proximité idéologique avec le CHP.
  • [19]
    Entretien avec Önder, Ankara, 2 juin 2007.
  • [20]
    Karao?lan et Tarkan sont les héros de deux bandes dessinées historiques turques. Dans leurs aventures, ils incarnent les valeurs censées caractériser l’héroïsme turc.
  • [21]
    L’Ergenekon est une vallée mythique des montagnes de l’Altaï que le peuple turc aurait quittée, guidé par une louve, avant de conquérir l’Asie centrale.
  • [22]
    Entretien avec Ümit, Istanbul, 2 mai 2006.
  • [23]
    « Les étudiants sont, de fait, confrontés à l’organisation scolaire et pédagogique, au contenu des enseignements, mais aussi aux interactions avec les acteurs universitaires, enseignants et groupes des pairs dont l’influence à ces âges-là n’est pas négligeable ». Voir S. Michon, « Études et politique : les effets de la carrière étudiante sur la socialisation politique », cité, p. 23-24.
  • [24]
    Ainsi que le note Olivier Fillieule, « la prise en compte de l’offre politique contribue en effet à expliquer la manière dont s’opèrent les choix militants ». O. Fillieule, « Propositions pour une analyse processuelle de l’engagement individuel », Revue française de science politique, 51 (1-2), 2001, p. 209. Voir également D. Gaxie, « Appréhensions du politique et mobilisation des expériences sociales », art. cité, p. 176.
  • [25]
    Selon Michel Dobry, « l’unidimensionnalisation de l’identité peut émerger, en quelque sorte, à l’état pur, dans certaines conjonctures révolutionnaires ; la qualité d’“aristocrate”, de “travailleur”, de “vrai croyant” ou de “patriote” constitue alors un opérateur d’identification à vocation universelle, c'est-à-dire qui tend à être efficace dans l’ensemble de l’espace social ». M. Dobry, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de Sciences Po, 1992, p. 160.
  • [26]
    Özer Ozankaya, Türk Devrimi ve Yüksek Ö?retim Gençli?i (La révolution turque et la jeunesse de l’enseignement supérieur), Ankara, SBF yay?nlar?, 1978.
  • [27]
    Les militants d’extrême gauche ne portent pas le costume. Ils optent plutôt pour une parka ou un blouson, un pantalon en velours duveté ou en toile et des chaussures de marche.
  • [28]
    D. Gaxie, « Appréhensions du politique et mobilisation des expériences sociales », art. cité, p. 173.
  • [29]
    À titre de comparaison, voir Theodore M. Newcomb, Personality and Social Change : Attitude Formation in a Student Community, New York, Dryden Press, 1957 (1943). Newcomb explique les changements d’attitude politique qu’il a observés chez des étudiantes d’un college américain à la fin des années 1930 par leur ajustement à la « communauté étudiante » formée par les élèves et les enseignants.
  • [30]
    Kurtulu? est un groupe extraparlementaire d’extrême gauche. Il compte moins de membres que Dev-Yol, mais bénéficie d’une bonne implantation dans les universités stambouliotes et ankariotes.
  • [31]
    Doug McAdam a montré comment la campagne pour les droits civils aux États-Unis a contribué à la modification durable des formes de participation politique des personnes mobilisées. Dans l’université turque également, la participation aux campagnes de mouvements sociaux crée du lien social ainsi qu’une valorisation du militantisme encourageant le maintien dans les activités politiques. D. McAdam, Freedom Summer, Oxford, Oxford University Press, 1988.
  • [32]
    Une fois en âge de voter, il vote, comme son père, pour le CHP.

1 En Turquie, la forte proportion d’étudiants parmi les militants des organisations radicales en activité avant le coup d’État du 12 septembre 1980 [1] incite à s’interroger sur le lien entre engagement politique et passage par les institutions de l’enseignement supérieur dans les années 1970. Plus précisément, une enquête menée sur ce thème a permis d’analyser en quoi le fait de suivre des études supérieures est porteur d’effets de politisation sur les étudiants entre le coup d’État du 12 mars 1971 et celui du 12 septembre 1980 [2]. Dès le milieu des années 1960, les complexes universitaires deviennent des sites de mobilisation : le Parti de l’action nationaliste (Milliyetçi Hareket Partisi-MHP) ainsi que les organisations d’extrême gauche recrutent une partie importante de leurs membres parmi les étudiants. La confrontation des groupes ainsi formés entraîne une augmentation rapide de la violence et les universités deviennent des lieux de polarisation et de politisation intenses des individus.

2 La politisation peut être analysée comme une acquisition de compétences [3], d’aptitudes à comparer et à classer selon les catégories spécialisées de la sphère politique et comme une diversification des activités des individus [4]. Elle s’apparente à une modification des pratiques et des représentations qui, à l’université, s’articulent alors à l’une ou à l’autre des positions politiques disponibles [5]. Les processus de politisation comprennent plusieurs phases ou séquences dont chacune fonctionne comme condition de réalisation de la suivante, tout en offrant des opportunités de bifurcation ou de sortie du processus [6]. On peut alors repérer les conditions qui rendent possible la réalisation d’activités considérées comme politiques, les « passages obligés », les moments [7] où « se jouent » les bifurcations ou les décisions de maintien dans le processus, mais aussi les changements de comportements, de goûts et de sociabilités qui caractérisent la politisation.

3 Plusieurs études ont montré que le passage par l’université constitue un moment de réalisation de ces modifications. Ainsi, Sébastien Michon a analysé la façon dont le niveau et le type d’études, ainsi que les rencontres et les « chocs » biographiques dont sont porteuses les carrières étudiantes, modifient les rapports des individus à la politique [8]. D’autres travaux, notamment ceux consacrés aux mouvements sociaux apparus à l’Université de Berkeley dans les années 1960, ont permis de comprendre les médiations par lesquelles l’entrée à l’université opère sur les formes de l’activité politique [9]. Toutefois, aucun travail scientifique spécifiquement consacré au cas turc n’avait encore été réalisé. Les productions académique et militante assimilent généralement les organisations radicales des années 1970 à des mouvements de jeunesse sans les relier aux sites de leurs mobilisations [10] ou lie leur constitution à un phénomène générationnel [11]. Parfois, l’engagement dans ces organisations est directement relié à l’aliénation d’une jeunesse que la modernisation du pays aurait séparée des institutions traditionnelles de socialisation et de contrôle social, telle que la famille [12]. Si la variable générationnelle influe indéniablement sur les formes de participation politique dans la Turquie des années 1970, les conditions concrètes de la politisation des individus et les médiations par lesquelles elles opèrent sont encore méconnues. L’observation des processus de politisation à l’université révèle pourtant une série d’éléments qui invalident le postulat d’une systématicité de la relation entre une classe d’âge et une forme de participation politique particulière. Il convient donc d’étudier dans quelles mesures le passage par l’université influence les pratiques politiques des individus et la façon dont les établissements universitaires deviennent les lieux de réalisation de ces processus de politisation.

4 Afin de restituer la multiplicité des modalités de passage par chacune des séquences de politisation, nous avons choisi de suivre au plus près le parcours de quatre jeunes gens qui étaient étudiants avant 1980. Faruk et Mustafa ont été membres de groupes universitaires d’extrême gauche, Önder a été militant « idéaliste » (ülkücü, du Parti de l’action nationaliste) et Ümit a adopté une position de neutralité politique. Les différences observées dans les modalités de leur politisation permettent de repérer les médiations multiples [13] par lesquelles se réalisent les phases successives de politisation à l’université. On découvre alors que celles-ci se déroulent dans des configurations spécifiques, faisant intervenir les socialisations politiques pré-universitaires des étudiants [14], le type d’habitat et la structuration de l’offre politique dans l’établissement. Ces trois variables contribuent à déterminer les possibilités et les formes de la politisation, leur rencontre pouvant soit fonctionner comme des configurations surgénératrices d’activités à caractère politique, soit annuler les effets propres de chacune d’entre elles.

5 Pour la réalisation de cette enquête, nous avons privilégié l’entretien semi-directif, parce qu’il est la seule méthode permettant d’accéder au récit des expériences individuelles. Nous avons plusieurs fois constaté les dangers de l’utilisation de l’entretien, et les biais dont est porteuse la restitution des expériences lorsqu’elle est menée plus de vingt-cinq ans après les faits. Les récits sont truffés d’approximations, d’erreurs, et s’apparentent parfois à des reconstitutions fantasmées ou à des mises en cohérence rétrospectives des expériences, dont la vérification est impossible. Nous avons donc procédé à un travail systématique de comparaison des données recueillies en entretien afin d’évaluer leur plausibilité. Une autre précaution a consisté à préférer les questions portant sur les activités, les relations sociales et leur distribution chronologique et spatiale, à celles portant sur les modifications des croyances ou des valeurs de nos enquêtés. Les discussions ont donc été orientées vers les pratiques culturelles, sociales et politiques de ces derniers. Afin de ne pas nous interdire de repérer les déterminants « non politiques » de la politisation, nous avons également recherché des informations sur les pratiques vestimentaires et affectives, sur les ressources économiques, culturelles et sociales des parents, et sur l’origine géographique des individus. Nous avons ainsi réalisé une série de 19 entretiens, qui ont permis d’identifier les variables intervenant dans la politisation des individus à l’université. Les quatre étudiants mentionnés plus haut ont été sélectionnés pour la présentation de nos données parce que la trajectoire de chacun d’eux correspond à un parcours type identifié dans notre panel.

6 Nous présenterons d’abord leurs socialisations politiques pré-universitaires afin de comprendre comment celles-ci opèrent lors de l’entrée à l’université. Nous étudierons ensuite l’influence des pairs, membres des organisations universitaires radicales, sur les formes de la politisation. Enfin, nous montrerons que la pérennisation de la politisation se réalise par la modification des activités sociales, culturelles et politiques des individus, qui se produit dans le complexe universitaire.

Les socialisations politiques pré-universitaires

7 Les quatre enquêtés présentent des formes et des niveaux de socialisation politique pré-universitaires différents. Faruk et Mustafa disent tous deux avoir été marqués par les événements politiques de la fin des années 1960 et par le coup d’État de 1971, mais ne s’engagent dans aucune organisation politique avant leur entrée à l’université. Faruk naît en 1957 dans une famille aisée de Sivas (son père est propriétaire terrien), dont plusieurs membres ont été élus locaux du Parti républicain du peuple (Cumhuriyet Halk Partisi-CHP) [15] lorsqu’il entre à l’université. Il affirme qu’il a été influencé par la « génération de 1968 » dès le lycée, et qu’il nourrissait alors une nette aversion pour le « fascisme » : « Politiquement je n’étais rien de particulier, mais j’étais contre les fascistes » [16]. Hormis cette considération somme toute très générale, il n’est pas engagé politiquement : « Je ne lisais rien, je ne comprenais pas ce que c’était que le marxisme. Jusqu’à la fin du lycée j’étais radical, mais je ne lisais pas. Je n’ai pas fait non plus de démarche particulière pour me rapprocher d’un groupe politique ».

8 La socialisation politique pré-universitaire de Mustafa présente quelques similitudes avec celle de Faruk. Il naît en 1960, à Sivas également, mais dans une famille modeste. Son père « [est] un homme de droite, il [vote] pour le Parti de la Justice, comme toute [sa] famille » [17]. Mustafa confie avoir été très sensible au sort des leaders étudiants des organisations d’extrême gauche pendant le coup d’État de 1971. Dans les années 1970, ceux-ci sont devenus pour la jeunesse turque de véritables martyrs du communisme. Il évoque notamment l’assassinat en 1970 d’un étudiant stambouliote originaire de Sivas, Hüseyin Aslanta?, par des militants « idéalistes », et affirme que depuis, il éprouve une « haine du fascisme ». Cependant, comme Faruk, il ne s’engage dans aucune organisation politique ou étudiante avant ses études supérieures.

9 La socialisation politique de Önder est tout à fait différente. Il naît en 1955 dans la province de Gümü?hane en Anatolie centrale. Son père, enseignant, est un membre du CHP kémaliste. Son frère aîné est membre de l’association d’enseignants de gauche Töb-Der. Il est très tôt intégré dans les cercles militants de sa famille. Il définit l’adolescent qu’il était comme un militant CHP qui a adopté des pratiques culturelles correspondant à cette identité politique : « Jusqu’à la fin de mon collège, comme mon père était CHP, je l’étais aussi. Être CHP était comme une tradition dans ma famille. Comme mon père lisait Cumhuriyet, [18] moi aussi, j’étais un bon lecteur de Cumhuriyet » [19].

10 À la différence de Faruk, la pratique de Önder s’articule à l’engagement dans un parti politique. Il participe aux activités organisées par le CHP et son cercle d’amis est majoritairement composé de militants et de sympathisants du parti. Lycéen, Önder lit des bandes dessinées mettant en scène les héros du « monde » turc : « Les livres qui m’ont le plus marqué, ce sont les bandes dessinées de Karao?lan et de Tarkan… [20] À cause du loup de Tarkan, le loup est devenu mon animal préféré, il était aussi digne que les hommes… Je rêvais des bandes dessinées de Karao?lan et je voyais un loup nous sortir de l’Ergenekon ». [21]

11 Selon lui, ces lectures l’amènent à ressentir « de la sympathie pour le turquisme, ainsi qu’une sorte d’intolérance raciale ». Tant qu’il évolue dans son milieu social d’origine, il adopte pleinement les engagements familiaux, mais, une fois à l’université, Önder s’engage dans une association « idéaliste » et défend des positions politiques diamétralement opposées à celles de sa famille. On peut considérer qu’il connaît une politisation pré-universitaire se traduisant par une aptitude à classer et à comparer politiquement, par des préférences politiques et par une insertion dans le milieu partisan CHP de sa ville, tandis que Faruk et Mustafa ont des préférences politiques – ils disent tous deux avoir été « contre le fascisme » dès le lycée – mais ne sont pas intégrés aux réseaux militants de Sivas.

12 Ümit, quant à lui, ne s’engage dans aucune activité identifiable comme politique avant son entrée à l’université. Certes, comme tous nos enquêtés, il connaît les préférences politiques de sa famille – il qualifie son père de « défenseur de la laïcité en Turquie » –, mais il dit ne pas avoir ressenti d’intérêt particulier pour les débats et les événements politiques, ne pas avoir connu d’incitation familiale en ce sens et ne pas avoir compté de militants dans ses cercles d’amis. Il vit dans un quartier aisé d’Ankara, et sa famille l’inscrit au lycée de sciences appliquées (Ankara Fen Lisesi) en 1975, où, selon lui, aucune organisation lycéenne et politique n’est en activité. L’entretien réalisé avec Ümit n’a pas permis de déceler de pratiques culturelles ou sociales liées à un quelconque engagement politique. Des quatre individus retenus, il est celui dont la politisation pré-universitaire est la plus faible [22].

13 Leur entrée à l’université place donc trois de ces jeunes gens dans un contexte politique bipolarisé suivant une ligne de division gauche/droite, et les amène à rencontrer les étudiants mobilisés dans l’établissement. Dès lors, les activités des groupes antagonistes mais aussi le type d’hébergement choisi (individuel ou en foyer universitaire) contribuent à la modification ou au renforcement de leurs choix et de leurs préférences politiques.

Les conditions sociales des politisations à l’université

14 L’engagement des individus dans des processus de politisation s’effectue par des voies multiples. Souvent, c’est la rencontre avec des membres de groupes présents à l’université qui produit la modification des activités et des représentations [23]. La polarisation politique et les groupes mobilisés que découvrent les nouveaux étudiants lors de leur entrée à l’université fonctionnent comme des incitations, et parfois comme de véritables injonctions, à s’engager, à se positionner, et à participer aux activités politiques organisées dans l’enceinte de l’établissement. Nous avons identifié trois variables déterminantes dans la transformation de leur politisation : la force des entreprises de labellisations en vigueur à l’université, le type de logement, et la présence ou non d’organisations politiques étudiantes [24]. Selon les configurations que forme la rencontre de ces trois variables, apparaissent des incitations plus ou moins fortes à l’engagement individuel.

Les effets des labellisations

15 Faruk s’inscrit à la faculté de droit de l’Université d’Istanbul à l’automne 1975 et emménage dans un hôtel tenu par des amis de sa famille. Jusqu’en 1978, il travaille à temps partiel, ce qui le tient éloigné de sa faculté et de la polarisation politique dont elle est le théâtre. Il reconnaît d’ailleurs n’avoir que peu fréquenté l’université jusqu’à sa rencontre avec les groupes de gauche qui y étaient présents.

16 Un jour de mars 1978, il est vu tenant un exemplaire de Cumhuriyet par un groupe d’étudiants « idéalistes » qui le prennent à partie. Avant même de revendiquer une quelconque position politique, il est donc classé par ses pairs. La force des labellisations qui font d’un lecteur de Cumhuriyet un opposant des partis de « droite », et donc des organisations « idéalistes » présentes dans les universités, est telle que le jeune Faruk est aussitôt positionné dans le « camp des gauchistes ». Quelques jours plus tard, il trouve dans son journal « une annonce du type : “rassemblons-nous pour aller à l’université, contre les fascistes” » et décide de se rendre au point de rendez-vous. Cette décision, qu’il dit provoquée par son aversion pour « le fascisme », sa récente mésaventure et son habitude de lire Cumhuriyet, l’amène à se rapprocher des membres des groupes d’extrême gauche. Après avoir été vu en leur compagnie, il ne peut plus aller seul en cours sans risquer de se faire molester par les militants « idéalistes ». Il prend alors l’habitude de se joindre au groupe pour se rendre à l’université, qu’il fréquente dès lors plus régulièrement. Il semble qu’à partir de ce moment il ne puisse plus revenir en arrière : « Tu sais, quand on entrait dans la fac, en groupe, on était entourés d’un cordon de police, isolés des conservateurs, des réactionnaires et des neutres. Entre les cours, on ne pouvait pas sortir de l’amphi, et si on le faisait on se faisait frapper ».

17 Le cas de Faruk permet d’identifier les effets de l’« unidimensionnalisation de l’identité » [25] à l’œuvre dans l’université turque à la fin des années 1970. Une définition politique de l’identité est parfois imposée aux étudiants qui sont classés, par leurs pairs, dans un système de positions bipolarisé. Ces labellisations, produites par la politisation – antérieure à l’arrivée de Faruk – des relations sociales à l’université participent à la politisation des individus.

Les effets du type d’habitat

18 Ces mobilisations se déroulent dans un contexte où le nombre d’étudiants est en forte augmentation. Entre 1960 et 1977, celui-ci passe de 180 000 à 436 000 dans les écoles professionnelles, et de 65 000 à 340 000 à l’université [26]. La massification de l’enseignement supérieur produit une diversification des caractéristiques sociales des étudiants. Alors que les bancs de l’université étaient largement occupés par les fils de la bourgeoisie provinciale et de quelques « familles d’État » pourvues de fortes ressources économiques, les nouveaux étudiants proviennent majoritairement de catégories sociales moins élevées. L’accès aux établissements d’enseignement supérieur étant conditionné par le classement à un examen national, les étudiants ne peuvent s’inscrire que dans la faculté correspondant à leur rang dans le classement. Or celle-ci est souvent située à plusieurs centaines de kilomètres de leur domicile familial. Des foyers (yurt) sont donc construits afin de loger les étudiants de condition modeste. Chacun de ces foyers est censé accueillir des étudiants originaires d’une même région. Ainsi, à l’Université d’Istanbul, les étudiants originaires de la province de Sivas sont logés à la Sivas yurdu et ceux de Rize à la Rize yurdu. Cependant, cette règle ne peut plus être respectée à partir du moment où les organisations étudiantes antagonistes investissent les foyers pour en faire des lieux « libérés » (kurtar?lm??) et interdisent, par l’usage de la violence, l’installation des étudiants originaires de villes ou de quartiers considérés comme « fascistes » ou « gauchistes », ou de ceux qui ont eu des activités militantes dans une section de lycée du groupe ennemi. Dans certains foyers, les attitudes de neutralité politique sont tolérées, dans d’autres, l’engagement dans le groupe en position de force est exigé. En outre, les membres des groupes déjà en place réussissent à faire venir et à installer des sympathisants dans leurs foyers, en ne signalant pas les départs et les arrivées à l’administration, ce qui explique, nous le verrons, l’homogénéisation des positions et des modes d’actions politiques de ces étudiants.

19 Le faible niveau de ressources de leurs familles ne permet pas aux étudiants bénéficiant de ce système de logement d’avoir des activités à l’extérieur du foyer et de l’université. C’est donc là qu’ils étudient, se socialisent, se détendent, se divertissent, organisent des manifestations culturelles ou politiques, flirtent parfoisEt peu à peu, la limite entre vie publique et vie privée s’estompe.

20 Les organisations en activité à l’université se servent de ces foyers comme des lieux de mise en pratique de l’idéologie qu’elles incarnent et comme des sanctuaires. Les murs y sont couverts d’affiches et de slogans. Les groupes homogénéisent politiquement les lieux, et exercent des pressions sur les étudiants qui ne participent pas aux séminaires organisés, ou sur ceux dont la proximité avec le camp opposé est avérée. Le contrôle social porte également sur les pratiques culturelles : certaines musiques sont conseillées, les lectures sont contrôlées, de même que la consommation d’alcool, les pratiques vestimentaires ou les relations entre filles et garçons, logés dans des bâtiments différents. Les groupes « idéalistes » et ceux d’extrême gauche disposent donc de ces foyers pour s’organiser, se mobiliser, recruter et encadrer leurs militants. Ils y préparent leurs manifestations, y cachent leurs membres recherchés par les forces de l’ordre, y préparent leurs tracts et y mènent des activités de formation. L’administration des universités ne dispose pas des moyens coercitifs nécessaires pour s’imposer face à ces étudiants qui sont parfois armés. Elle les laisse donc faire et les forces de l’ordre n’entrent dans les foyers qu’en cas d’affrontements entre étudiants.

21 Sa vie se passant exclusivement entre la faculté, ou l’école, et le foyer, l’étudiant subit une forte ségrégation territoriale et passe la totalité de son temps dans un climat de polarisation politique très contraignant. Il subit de nombreuses incitations à prendre part aux activités des groupes. C’est la raison pour laquelle le passage par le foyer étudiant produit quasi automatiquement une modification des activités sociales et des représentations. C’est le cas de Mustafa. Il s’inscrit à la faculté de médecine de l’Université d’Hacettepe, à Ankara en 1977. Les modestes revenus de sa famille et son origine géographique lui donnent droit à une place en foyer universitaire. Il est donc « affecté » par l’administration au foyer étudiant d’Hacettepe (Hacettepe Ö?renci Yurdu), dans lequel Dev-Yol, l’un des principaux groupes extraparlementaires d’extrême gauche de cette époque, occupe une position de force. Dès son installation, il se lie d’amitié avec d’autres résidents. Au contact des militants de Dev-Yol, ses pratiques vestimentaires et culturelles changent : « Je n’étais pas encore gauchiste (solcu) à cette époque. Quand je suis arrivé à l’université, je portais les affaires de mon père, une veste, une chemise blanche… C’est comme ça que je suis entré à l’université, ce n’est qu’après que je me suis rendu compte que je ne portais pas les vêtements appropriés. [27] C’était tout nouveau pour moi ».

22 Lors de son arrivée à Ankara, il ne connaît personne. Le foyer et la faculté de médecine sont ses seuls lieux de socialisation. Il apparaît donc comme disponible pour les entrepreneurs de mobilisation du foyer. Il change de milieu social, quitte une famille conservatrice pour s’installer dans un foyer noyauté par les organisations d’extrême gauche. Sa prise de distances à l’égard des valeurs familiales semble directement liée à sa rupture géographique et sociale avec son milieu d’origine. Il ne voit ses parents qu’une fois par an et il est financièrement autonome, le « régime communautaire » en vigueur dans les foyers diminuant fortement le coût de la vie pour les résidents. Il s’intègre et noue des liens forts avec ceux qu’il côtoie. Ses investissements et ses positions politiques peuvent alors être considérés comme le produit d’une vision du monde reçue dans le foyer, via de nouveaux « instruments d’appréhension des réalités “politiques” » [28].

23 Avant d’entrer à l’université, Mustafa ignorait tout des us et coutumes des groupes d’extrême gauche. Ce n’est qu’au contact des militants du foyer, dans ce lieu relativement fermé où de surcroît aucun discours divergent n’est disponible, qu’il parvient à traduire sa condition sociale et son système de valeurs en positions politiques : « C’était tout nouveau pour moi. Ce n’est qu’après… Dans le foyer et à l’université que je me suis rendu compte que les gens qui pensaient comme moi étaient socialistes, on discutait dans le foyer, à la cantine » [29].

24 Pour Önder aussi, l’expérience du foyer fonctionne comme une « révélation » politique. Son témoignage, que l’on suppose orienté par les biais de la reconstruction biographique, permet néanmoins de comprendre comment il a trouvé un environnement propice à son engagement. En effet, lors de son arrivée dans le foyer de Trabzon acquis aux associations « idéalistes », il découvre « le monde dont il rêvait » à travers ses lectures : « C’était la première fois que je rentrais dans un foyer d’étudiants. Les pièces étaient remplies de tableaux représentant des loups, des bonnets traditionnels turcs (börklü) et des épées. Je ne peux même pas expliquer ce que j’ai ressenti en voyant un tableau de la sortie de l’Ergenekon guidée par un loup… Tous les gens que je voyais autour de moi, tous plus âgés que moi, ressemblaient à ceux que je voyais sur les tableaux. Ils avaient tous des moustaches larges et longues… Ils avaient le regard dur… J’ai pensé que ma place n’était pas au CHP mais dans ce milieu. C’était le lieu que je cherchais ».

25 Le travail d’encadrement des individus que mènent les organisations dans les foyers est d’autant plus fort que les étudiants sont séparés de leurs familles. C’est certainement ce qui a permis à Önder, une fois en foyer, de rompre avec son engagement initial au CHP. Chaque fois, l’engagement dans des activités à caractère politique entérine la rupture avec le milieu social et politique d’origine. Et cette rupture ne peut être que radicale car les nouveaux entrants doivent prouver leur proximité idéologique avec le groupe s’ils veulent garder leur place dans le foyer.

Les effets de la structuration de l’offre politique à l’université

26 La façon dont Faruk a été amené à se rapprocher des organisations de gauche à l’Université d’Istanbul montre bien comment la structuration de l’offre politique intervient dans la modification du rapport des étudiants à la politique. Par leurs activités, les organisations étudiantes produisent tout un ensemble d’incitations à l’engagement. Le cas de Ümit, qui n’habite pas non plus en foyer universitaire, montre que l’absence d’offre politique à l’université tend à encourager l’adoption d’une position de neutralité, en l’occurrence à refuser de prendre part au conflit entre extrêmes qui embrase le pays. En 1979, Ümit quitte Ankara, s’installe à Istanbul chez un membre de sa famille, et entre à l’Université du Bosphore (Bo?aziçi Üniversitesi), dans le département de sciences physiques. Il ne s’y rend que pour suivre ses cours et vit au quotidien dans le cadre de la sphère familiale, ce qui l’expose peu aux tentatives de recrutement des organisations politiques étudiantes. Contrairement aux autres universités stambouliotes, l’Université du Bosphore n’a jamais été un lieu de mobilisation étudiante. Aucun acte de violence entre militants « idéalistes » et d’extrême gauche ne s’y est produit. Dans ce contexte, Ümit n’a pas connu les encouragements et les injonctions à s’engager auxquels ont été exposés Önder, Mustafa et Faruk. Il émet d’ailleurs des jugements dépréciatifs sur les quelques militants de gauche présents dans son université : « Ils ne lisaient pas… Aucun livre. (…) Ils étaient moins bons que moi, je n’étais pas gauchiste, je lisais des livres… Ils étaient moins bons. Ils parlaient mais c’est tout ». Et il juge les « idéalistes » de façon tout aussi sévère, même s’il reconnaît ne pas en avoir côtoyés à l’Université du Bosphore : « Ils sont très peu à aller à l’université… Ils vont au lycée mais c’est tout… Les peuples sans éducation vont toujours vers la religion ». Sa socialisation primaire ainsi que l’absence dans son université d’une offre politique autre qu’embryonnaire peuvent expliquer sa position de neutralité. Là où l’offre associative et politique est inexistante, les étudiants ne rencontrent pas d’incitation à la participation à l’action collective. Cependant, cette non-participation ne correspond en aucune manière à une absence de politisation. Dans une institution où l’activité des organisations radicales est quasi inexistante, le processus de politisation des étudiants ne se traduit pas par un engagement politique, mais fonctionne comme un apprentissage à comparer et à classer les acteurs, les enjeux et les problèmes politiques. Ces étudiants apprennent à se positionner dans un entre-deux politique, à porter des jugements sur leurs pairs engagés, et développent des préférences et des aptitudes dont on ne peut nier le caractère politique.

La pérennisation de la politisation par le changement des activités

27 La rencontre de Faruk avec les groupes de militants d’extrême gauche l’amène à nouer des relations d’amitié avec certains étudiants. Ses lectures se diversifient, puisqu’il lit « les revues de Kurtulu? [30] et d’autres journaux ». Son investissement dans l’université s’intensifie et les activités qu’il y mène se multiplient. Il est mêlé à des altercations et à des affrontements avec des étudiants « idéalistes », et se retrouve en garde-à-vue plusieurs fois [31]. En mai 1978, il passe une vingtaine de jours en prison pour avoir participé à une manifestation co-organisée par Kurtulu?. À la rentrée universitaire de 1979, il emménage au foyer Atatürk et parvient à obtenir une place dans l’un des bâtiments investis par les groupes d’extrême gauche. Cette installation en foyer opère un renforcement de la politisation de Faruk, les mêmes mécanismes que ceux observés dans l’engagement de Mustafa et de Önder intervenant alors dans une phase postérieure. Il devient le représentant du groupe Kurtulu? dans son bâtiment et participe à l’organisation d’activités dans le foyer (séminaires, cantine autogérée, etc.). Faruk s’insère dans un contexte facilitant la rupture avec son milieu d’origine et adhère au système de valeurs des groupes d’extrême gauche, qu’il intègre d’autant plus facilement qu’il partage déjà leurs positions dans l’espace des typifications ayant cours à l’université. Le parcours de Faruk montre que ses activités rendaient plus coûteux l’abandon éventuel de son engagement. Sortir du processus l’aurait obligé à changer de foyer, lui aurait fait perdre ses amis militants et il aurait dû renoncer à des types de sociabilités et d’activités auxquels il avait pris goût depuis début 1978.

28 Dans les cas de Mustafa et de Önder, la vie en foyer, qui permet l’entrée dans le processus, fonctionne également comme condition de la modification des activités. Dès son arrivée au foyer, Mustafa participe aux activités de Dev-Yol. Il renouvelle sa garde-robe, assiste aux séminaires organisés par le groupe, commence à lire des textes du répertoire socialiste, à écouter la musique « populaire » qu’affectionne Dev-Yol, et assume ses tours de garde dans un quartier où le groupe est parvenu à se substituer à la municipalité. En 1980, il est blessé lors d’une fusillade aux abords de ce quartier. Dès lors, il n’a plus de relations qu’avec des individus militants ou sympathisants de l’extrême gauche. Mustafa doit donc maintenir son engagement s’il ne veut pas perdre son logement, ses amis ankariotes, la protection physique que lui offre son groupe, et s’il ne veut pas souffrir de la réputation d’inconstance politique ou de traître à la cause. Quand il rentre à Sivas pour les vacances de fin d’année universitaire, il ne fréquente plus certains de ses anciens amis de lycée devenus « idéalistes » : « J’avais un ami, d’enfance, on a tout fait ensemble, on est sorti avec nos premières copines ensemble… Eh bien on a commencé à s’éloigner

29 quand il est devenu MHP, on ne pouvait plus se voir ». Quant à Ümit, qui ne rencontre pas d’incitations à s’engager ni à se positionner politiquement à l’université, il ne connaît pas de rupture avec son milieu d’origine et adopte une position d’hostilité envers les membres des groupes radicalisés, position plus valorisable à l’Université du Bosphore qu’ailleurs. Dans un tel contexte, il peut se maintenir à l’extérieur des débats et des affrontements qui opposent les extrêmes dans d’autres universités, réserve qu’il va garder jusqu’au coup d’État de 1980. Cependant, malgré cet apolitisme revendiqué, il affiche un ensemble d’idées sur les organisations politiques, étudiantes ou non, leurs activités, leurs projets et la situation d’anarchie dans laquelle ils plongent le pays. En l’absence de conditions sociales encourageant la rupture avec le milieu d’origine, Ümit reproduit les valeurs et les positions de son père, officier de l’armée de terre, « défenseur de la laïcité au service de l’État » [32].

30 I l ressort de notre enquête que la politisation prend forme dans la rencontre entre des individus et des collectifs et qu’elle résulte de déterminants largement extérieurs à la politique institutionnelle en ce qu’ils ont trait principalement aux modes de vie et aux sociabilités des individus. Les positions et les activités politiques des étudiants changent plus facilement dès lors qu’ils sont séparés de leur milieu social d’origine. Ce constat nous amène à rapprocher le grand nombre d’étudiants politisés pendant les années 1970 des transformations sociales et politiques que connaît le pays durant cette période. Ainsi, ce sont l’augmentation constante du nombre d’étudiants et l’apparition de groupes radicaux cherchant à mobiliser les populations nouvelles des grandes villes qui font des établissements d’enseignement supérieur des lieux de mobilisations politiques. On a vu que les modes de vie dans l’institution exposent particulièrement les individus aux activités des groupes locaux. Le grand nombre d’étudiants résidant en foyers universitaires et affranchis du contrôle social exercé auparavant par leur famille permet la diffusion plus rapide des politisations à l’université.

31 Les formes de politisation dépendent de l’expérience sociale des individus, des modes de vie dans l’institution, et de la structuration de l’offre politique locale. Si les socialisations pré-universitaires peuvent rapprocher les individus des positions disponibles à l’université, la rencontre avec les contextes sociopolitiques des universités tend à modifier les formes de leurs activités, notamment politiques. Lorsqu’elles sont en activité dans l’établissement, et plus encore lorsqu’elles sont en situation de concurrence, les organisations étudiantes produisent des labellisations et des injonctions à l’engagement qui contraignent les étudiants à se positionner politiquement et à témoigner de leur proximité avec le groupe par une participation à ses activités ou par l’adoption de pratiques culturelles conformes. La présence de groupes mobilisés dans les institutions paraît donc déterminante dans l’intensité et les formes de la politisation. Dans l’université turque des années 1970, la politisation, quelles que soient ses formes, dépend moins des socialisations familiales que des contextes rencontrés par les individus et des modes de vie dans l’institution. ?


Date de mise en ligne : 17/02/2011.

https://doi.org/10.3917/crii.050.0039

Notes

  • [1]
    48 % des militants d’extrême gauche et 54,9 % de ceux d’extrême droite incarcérés à la prison d’Ankara en 1979 sont étudiants à l’université, dans une école supérieure ou lycéens au moment de leur arrestation ; 26,4 % des premiers et 28,4 % des seconds l’ont été. Do?u Ergil, Türkiye'de Terör ve ?iddet (Terreur et violence en Turquie), Ankara, Turhan Kitabevi, 1980, p. 121, 127.
  • [2]
    La réalisation de cette enquête a bénéficié du soutien du projet ANR Transtur (« Ordonner et transiger : modalités de gouvernement et d’administration en Turquie et dans l’Empire ottoman, du XIXe siècle à nos jours »).
  • [3]
    Daniel Gaxie, Le cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, Le Seuil, 1978 (3e édition).
  • [4]
    Bernard Lacroix décrit la politisation comme l’« acquisition d’usages pratiques ainsi que de schèmes de justification pratique » de l’ordre politique. B. Lacroix, « Ordre politique et ordre social. Objectivisme, objectivation et analyse politique », dans Madeleine Grawitz, Jean Leca (dir.), Traité de science politique, tome 1, Paris, PUF, 1985, p. 469, 565.
  • [5]
    Ces modifications ne résultent pas toujours d’une intentionnalité des agents. Nous le verrons, la force des labellisations produites par les étudiants membres des organisations politiques suffit parfois à placer les étudiants dans l’un ou l’autre des camps en présence à l’université, et les contraint à « jouer le jeu de l’étiquette ».
  • [6]
    Annie Collovald a montré la nécessité d’étudier à quels moments de la trajectoire sociale interviennent les engagements et les bifurcations dans les carrières militantes. A. Collovald, « Pour une sociologie des carrières morales », dans Annie Collovald, Marie-Hélène Lechien, Sabine Rozier, Laurent Willemez, L’humanitaire ou le management des dévouements. Enquête sur un militantisme de « solidarité internationale » en faveur du Tiers Monde, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002, p. 177-229.
  • [7]
    La question de la dépolitisation ne sera pas abordée ici, tant elle relève des effets du coup d’État du 12 septembre 1980 sur les individus concernés (torture, emprisonnement, déclassement social, exil, etc.).
  • [8]
    Sébastien Michon, « Études et politique : les effets de la carrière étudiante sur la socialisation politique », thèse de doctorat de sociologie, Université Marc Bloch, Strasbourg, 2006.
  • [9]
    Voir notamment Jo Freeman, At Berkeley in the Sixties : Education of an Activist, 1961-1965, Bloomington, Indiana University Press, 2004 ; David Horowitz, Student : What Has Been Happening at a Major University. The Political Activities of the Berkeley Students, New York, Ballantine Books, 1962 ; Seymour M. Lipset, Sheldon S. Wolin, The Berkeley Student Revolt : Facts and Interpretation, Garden City N.Y., Anchor Books, 1965. Par ailleurs, Everett C. Ladd et Seymour M. Lipset ont montré comment l’engagement dans la communauté intellectuelle des membres du corps professoral des universités américaines les encourage à incarner majoritairement des positions libérales, et comment ces dernières influent sur les formes de la participation politique, en encourageant notamment leur syndicalisation. E.C. Ladd, S.M. Lipset, The Divided Academy : Professors and Politics, New York, McGraw-Hill Book, 1975.
  • [10]
    Voir notamment Gökçe Birsen, Gecekondu Gençli?i (La jeunesse des gecekondu), Ankara, Hacettepe Üniversitesi Yay?nlar?, 1971 ; Alpay Kabacal?, Türkiye’de Gençlik Hareketleri (Mouvements de jeunesse en Turquie), Istanbul, Alt?n Kitaplar Yay?nevi, 1992 ; ?erif Mardin, « Türkiye’de Gençlik ve ?iddet » (Jeunesse et violence en Turquie), dans ?. Mardin, Türk Modernlesmesi, Makaleler 4, Istanbul, ?leti?im Yay?nlar?, 1991.
  • [11]
    Dans son travail consacré au phénomène milicien en Turquie pendant les années 1970, Hamit Bozarslan fait de la variable générationnelle un élément déterminant de l’engagement dans les milices des organisations radicales susmentionnées. Il note que « les “générations assagies” ne parviennent en effet ni à contenir la dynamique d’action de la jeunesse ni à lui assurer un lien de solidarité. Cela explique l’invention d’un champ de socialisation indépendante de la jeunesse. (…) Les festivités, les rituels, les “enterrements”, les commémorations sont autant d’éléments qui complètent ce processus [de socialisation] et le dotent des ressources culturelles nécessaires. Pour les années 1970, il paraît clair que (…) la milice est essentiellement liée à un phénomène de génération ». H. Bozarslan, « Le phénomène milicien, une composante de la violence politique dans la Turquie des années 1970 », Turcica, 31, 1999, p. 212.
  • [12]
    Do?u Ergil, Yabanc?la?ma ve siyasal kat?lma (Aliénation et participation politique), Ankara, Olgaç Yay?nevi, 1980.
  • [13]
    D. Gaxie, « Appréhensions du politique et mobilisation des expériences sociales », Revue française de science politique, 52 (2-3) 2002, p. 145-177.
  • [14]
    Plusieurs auteurs ont montré la prépondérance de la socialisation politique parentale sur celle des enseignants dans les préférences et les attitudes politiques des élèves et des étudiants. Voir notamment Kent Jennings, Kenneth Langton, Richard Niemi, « Effects of the High School Civics Curriculum », dans K. Jennings, R. Niemi (eds), The Political Character of Adolescence : The Influence of Families and Schools, Princeton, Princeton University Press, 1974, p. 181-206. Par ailleurs, pour une analyse du rôle de la famille dans la socialisation politique des individus et une critique des explications par les effets de générations, voir Vincent Tournier, « La politique en héritage ? Socialisation, famille et politique : bilan critique et analyse empirique », thèse de doctorat de science politique, Université Grenoble 2, 1997, p. 330-343.
  • [15]
    Fondé par Mustafa Kemal en 1923, ce parti, social-démocrate à partir du début des années 1970 et laïque, est considéré comme le représentant historique de l’idéologie kémaliste.
  • [16]
    Entretien avec Faruk, Ankara, 4 mai 2006. Les entretiens mentionnés ici ont été réalisés en turc et traduits par nos soins.
  • [17]
    Entretien avec Mustafa, Ankara, 11 mai 2006.
  • [18]
    Cumhuriyet est l’un des plus grands quotidiens nationaux du pays. Il se caractérise notamment par sa proximité idéologique avec le CHP.
  • [19]
    Entretien avec Önder, Ankara, 2 juin 2007.
  • [20]
    Karao?lan et Tarkan sont les héros de deux bandes dessinées historiques turques. Dans leurs aventures, ils incarnent les valeurs censées caractériser l’héroïsme turc.
  • [21]
    L’Ergenekon est une vallée mythique des montagnes de l’Altaï que le peuple turc aurait quittée, guidé par une louve, avant de conquérir l’Asie centrale.
  • [22]
    Entretien avec Ümit, Istanbul, 2 mai 2006.
  • [23]
    « Les étudiants sont, de fait, confrontés à l’organisation scolaire et pédagogique, au contenu des enseignements, mais aussi aux interactions avec les acteurs universitaires, enseignants et groupes des pairs dont l’influence à ces âges-là n’est pas négligeable ». Voir S. Michon, « Études et politique : les effets de la carrière étudiante sur la socialisation politique », cité, p. 23-24.
  • [24]
    Ainsi que le note Olivier Fillieule, « la prise en compte de l’offre politique contribue en effet à expliquer la manière dont s’opèrent les choix militants ». O. Fillieule, « Propositions pour une analyse processuelle de l’engagement individuel », Revue française de science politique, 51 (1-2), 2001, p. 209. Voir également D. Gaxie, « Appréhensions du politique et mobilisation des expériences sociales », art. cité, p. 176.
  • [25]
    Selon Michel Dobry, « l’unidimensionnalisation de l’identité peut émerger, en quelque sorte, à l’état pur, dans certaines conjonctures révolutionnaires ; la qualité d’“aristocrate”, de “travailleur”, de “vrai croyant” ou de “patriote” constitue alors un opérateur d’identification à vocation universelle, c'est-à-dire qui tend à être efficace dans l’ensemble de l’espace social ». M. Dobry, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de Sciences Po, 1992, p. 160.
  • [26]
    Özer Ozankaya, Türk Devrimi ve Yüksek Ö?retim Gençli?i (La révolution turque et la jeunesse de l’enseignement supérieur), Ankara, SBF yay?nlar?, 1978.
  • [27]
    Les militants d’extrême gauche ne portent pas le costume. Ils optent plutôt pour une parka ou un blouson, un pantalon en velours duveté ou en toile et des chaussures de marche.
  • [28]
    D. Gaxie, « Appréhensions du politique et mobilisation des expériences sociales », art. cité, p. 173.
  • [29]
    À titre de comparaison, voir Theodore M. Newcomb, Personality and Social Change : Attitude Formation in a Student Community, New York, Dryden Press, 1957 (1943). Newcomb explique les changements d’attitude politique qu’il a observés chez des étudiantes d’un college américain à la fin des années 1930 par leur ajustement à la « communauté étudiante » formée par les élèves et les enseignants.
  • [30]
    Kurtulu? est un groupe extraparlementaire d’extrême gauche. Il compte moins de membres que Dev-Yol, mais bénéficie d’une bonne implantation dans les universités stambouliotes et ankariotes.
  • [31]
    Doug McAdam a montré comment la campagne pour les droits civils aux États-Unis a contribué à la modification durable des formes de participation politique des personnes mobilisées. Dans l’université turque également, la participation aux campagnes de mouvements sociaux crée du lien social ainsi qu’une valorisation du militantisme encourageant le maintien dans les activités politiques. D. McAdam, Freedom Summer, Oxford, Oxford University Press, 1988.
  • [32]
    Une fois en âge de voter, il vote, comme son père, pour le CHP.
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