Notes
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[1]
Il s’agit de « Certitudes et incertitudes de la Révolution chinoise », publié initialement dans Esprit, en janvier 1956 ; article repris in Lectures I. Autour du politique, Paris, Le Seuil, « La Couleur des idées », 1994, p. 315-341.
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[2]
Ces grands principes reposent sur la planification et sur la collectivisation. Jean-Luc Domenach qualifie de « péri-soviétique » ce premier modèle expérimenté par le régime chinois (J.-L. Domenach, « La Chine populaire ou les aléas du totalitarisme », Totalitarismes [dir. G. Hermet], op. cit., p. 185).
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[3]
Ibid., p. 320.
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[4]
P. Ricœur, « Certitudes et incertitudes de la Révolution chinoise », op. cit., p. 336.
-
[5]
Article publié de nouveau dans la revue Esprit en juin 1956 ; repris in Lectures I. Autour du politique, op. cit., p. 341-355.
-
[6]
Ibid., p. 352.
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[7]
Cette tendance libérale et conservatrice se déploie autour d’auteurs comme F. Hayek, B. Croce, E. Voegelin, L. Strauss et R. Aron.
-
[8]
Cet article, paru initialement dans la revue Esprit en mai 1957, a été republié dans Histoire et vérité, op. cit., p. 260-285.
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[9]
P. Ricœur, « Le paradoxe politique », Histoire et vérité, op. cit., p. 261.
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[10]
Ibid., p. 262.
-
[11]
Ibid., p. 276.
-
[12]
Ibid., p. 247.
-
[13]
Ibid.
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[14]
Ibid., p. 279.
-
[15]
Ibid., p. 285.
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[16]
P. Ricœur, « Jan Patoçka, le philosophe résistant », article paru initialement dans Le Monde le 19 mars 1977 et repris in Lectures I. Autour du politique, op. cit., p. 69-73.
-
[17]
Pétition (1976) de dissidents s’opposant, au nom des principes des droits de l’homme, au processus de « normalisation » de la société tchécoslovaque.
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[18]
P. Ricœur, La critique et la conviction. Entretien avec François Azouvi et Marc de Launay, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 166.
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[19]
P. Ricœur, La critique et la conviction, op. cit., p. 168.
-
[20]
J. Rawls, Théorie de la justice, trad. de l’anglais par C. Audard, Paris, Le Seuil, 1987.
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[21]
P. Ricœur, « Une théorie purement procédurale de la justice est-elle possible ? », Le juste, Paris, Esprit, « Philosophie », 1995.
-
[22]
Ibid., p. 91.
-
[23]
N.d.l.R. — « Ne fais pas à autrui ce que tu n’aimerais pas que l’on te fasse. »
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[24]
On rappelle ici la formulation de ces deux principes : « En premier lieu, chaque personne doit avoir un droit égal au système le plus étendu de libertés de base égales pour tous qui soit compatible avec le même système pour les autres. En second lieu, les inégalités sociales et économiques doivent être organisées de façon que, à la fois a) l’on puisse raisonnablement s’attendre à ce qu’elles soient à l’avantage de chacun et b) qu’elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous » (J. Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 91).
-
[25]
Ibid., p. 42.
1Concept théorique, référent idéologique et notion polémique, le totalitarisme n’a eu de cesse, depuis les années 1930, d’occuper la scène intellectuelle internationale, et d’alimenter corrélativement le renouveau, surtout depuis les années 1970, de la philosophie politique, du droit et de la justice. Accordant une place déterminante à l’agir humain, soucieux en même temps de déterminer une éthique de la responsabilité et les conditions d’un espace public démocratique, Paul Ricœur semble s’inscrire dans ce renouveau. Suite au déclin des courants marxistes orthodoxes, tout particulièrement dans le monde intellectuel français, Ricœur est salué aujourd’hui pour penser les conditions de possibilités philosophiques d’un vivre-ensemble post-totalitaire, résistant autant aux « vieux démons » d’hier qu’au déferlement ultralibéral. Pourtant, force est de reconnaître que le concept de totalitarisme est plutôt rare sous la plume de P. Ricœur et qu’à la différence de certains de ses contemporains (R. Aron, H. Arendt, C. Lefort...) il n’a pas mené de réflexion systématique sur ce phénomène. De surcroît, la tradition marxiste est loin d’être rejetée en bloc par un penseur profondément marqué par le socialisme et en même temps fort attaché à la défense des libertés et à l’héritage des Lumières. De cette ambivalence apparente, il s’agira de rendre compte au cours de notre réflexion.
SOCIALISME ÉCONOMIQUE ET LIBÉRALISME POLITIQUE : LA VOIE D’UN SOCIALISME À VISAGE HUMAIN
2On peut trouver une première explication à cette ambivalence en s’appuyant sur une série d’articles « de circonstance » que Ricœur a publiés suite à son voyage en Chine populaire [1]. Bien avant que le maoïsme ne déchaîne ses foudres en France et en Europe, P. Ricœur livre son regard de témoin sur une réalité chinoise, quelques années après la fondation de la République populaire, au moment où la direction du Parti applique les grands principes du modèle soviétique [2]. Le lecteur – et, a fortiori, le lecteur d’aujourd’hui – peut être surpris par la tonalité plutôt positive qui ressort de son propos, même si celui-ci est ponctué de précautions et de mises en garde. Précautions adressées au lecteur par lesquelles Ricœur précise toujours que ses impressions ont été dépendantes d’un parcours bien tracé par les autorités chinoises. Mises en garde à l’encontre d’une trop facile fascination pour une expérience historique à double facette.
3Le versant positif concerne les réalisations économiques, imposées avec pédagogie, qui ont permis au peuple chinois de « ne plus crever de faim » : « Ce sens pédagogique marque au premier chef la gigantesque révolution agricole, qui touche la première paysannerie du monde – première par le nombre au moins – et qui a opéré le plus vaste transfert de propriétés de l’histoire. » [3] Le philosophe-témoin n’hésite pas dans le même sens à ratifier la « dissolution de la propriété privée », indispensable, écrit-il, pour faire échec à la fois au retour du féodalisme et à l’émergence de la mentalité individualiste petite-bourgeoise. Si l’enthousiasme de P. Ricœur ressort manifestement de ce point de vue, sa « vigilance » intervient sur le plan plus spécifiquement politique. Politiquement libéral, le philosophe s’alarme du non-respect de certaines libertés fondamentales – et, au premier chef, de la liberté de pensée et d’expression. Il s’inquiète en particulier qu’au département philosophique de l’Université de Pékin seule la doctrine marxiste-léniniste ait droit de cité. Plus généralement, sa critique porte sur la volonté de l’État chinois d’être le seul détenteur de la vérité, empêchant ainsi tout contre-pouvoir critique de s’exercer.
4À relire l’article aujourd’hui, le lecteur peut être frappé par la virulence de certains des propos de Ricœur, surtout à l’encontre des démocraties libérales : « Comment nos plus justes plaidoyers pour les plus légitimes libertés seraient-ils entendus quand nous appelons “homme libre” le pauvre planteur du Guatemala ou le chômeur des bidonvilles nord-africains ? Tant que nous n’aurons pas vidé nous-mêmes l’abcès de l’exploitation capitaliste et colonialiste, c’est-à-dire tant que nous ne parlerons pas du milieu d’un autre socialisme, qui aura fait la preuve réelle que le socialisme peut n’être pas ou être moins dictatorial que le socialisme soviétique et chinois, notre revendication demeurera abstraite et hypocrite. » [4] Et c’est sans doute pour cette raison, c’est-à-dire en raison de son attachement à un certain marxisme et de sa méfiance corrélative à l’égard du système capitaliste, que P. Ricœur ne peut mettre la totalité des expériences communistes sous le terme englobant et discriminant de « totalitarisme ». Ce parti pris théorique revêt un sens politique et philosophique : bien que Paul Ricœur n’hésite pas à reconnaître les dérives et les « méfaits totalitaires » du régime chinois, il montre en revanche les « bienfaits » de son économie rationalisée, laquelle n’aurait rien à envier au « désordre » et au « gaspillage » de l’économie capitaliste, et même aux réalisations « hypocrites » de son « libéralisme politique ». S’il est plus sceptique et vigilant sur le plan politique, le propos de P. Ricœur se veut encore « nuancé », et ne semble donc pas relever d’une « critique sans concession » de l’État chinois.
5Quelques mois plus tard, Paul Ricœur publie un nouvel article, « Note critique sur Chine, porte ouverte » [5], dont l’objectif est de prendre davantage de recul à l’égard du premier récit de son témoignage. Il en résulte un ton nouveau, moins virulent et peut-être moins « affectif ». Mais sa thèse centrale ne s’est point modifiée, puisqu’il continue de distinguer le plan politique et le plan économique. Bien que moins enthousiaste et toujours ponctué de « vigilances », le propos de Ricœur demeure empreint de « sympathie » à l’égard de l’expérience économique chinoise. Nul doute qu’il prend davantage en considération la dimension contraignante de la planification économique, dans « l’entre-deux de la violence et de l’éducation ». Autant P. Ricœur n’hésite pas à justifier le « coût humain » (transfert de propriété...) provoqué par la planification économique, autant il condamne sur le plan politique toute forme d’atteinte à la dignité et à l’autonomie humaines. Et il avoue désormais qu’il a sous-estimé dans son article antérieur certains aspects oppressifs du régime chinois, bien qu’il en reconnût déjà quelques traits saillants. La pathologie propre à l’État chinois réside à la fois dans l’absorption de pans entiers de la société civile et dans la conception d’une idéologie totale qui n’admet qu’une seule vérité. Mais ce mal propre à la politique chinoise ne résulte pas directement, selon Ricœur, des contraintes qui pèsent sur la planification économique, bien que celle-ci nécessite un État puissant : « Les contraintes idéologiques ne procèdent pas des exigences de la planification, mais de la prétention d’une idéologie à user du pouvoir pour opprimer toutes les autres idéologies. Cette idéologie qui mobilise le pouvoir est elle-même une théorie du pouvoir et de la politique, où l’existence de l’homme est considérée comme totalité concrète déjà réalisée. C’est cette idéologie autoritaire qui est responsable de la tyrannie et non la planification ; celle-ci est non seulement compatible avec une tout autre conception du pouvoir, mais exigera de plus en plus une autre conception du pouvoir et de la politique pour être humainement supportable. » [6] Cette autre conception du pouvoir n’est autre que la libéralisation politique du régime chinois. Le pari de Ricœur aspire en effet à réformer le régime chinois en introduisant les principes du libéralisme politique au cœur même de l’ « État planificateur ». Et c’est un programme qui découle directement de sa thèse consistant à dissocier le plan économique et le plan politique.
6En ce milieu des années 1950, P. Ricœur est donc loin d’adhérer à la dichotomie professée par les philosophes libéraux et les penseurs conservateurs entre, d’un côté, le « monde libre » et, d’un autre côté, le « monde totalitaire » [7]. Mais, inversement, rien dans les prises de position de Ricœur ne laisse transparaître une fascination aveuglante à l’égard des régimes communistes et de l’orthodoxie marxiste. Sans doute faudrait-il inscrire son engagement intellectuel de l’époque dans le sillon du « personnalisme » d’E. Mounier, et du projet initial de la revue Esprit. Il s’agit, dans la recherche d’une « troisième voie », de lutter aussi bien contre le capitalisme que contre les « tyrannies collectives », mais en conservant, du libéralisme politique, le respect de l’autonomie de la personne humaine, et du communisme, l’idéal d’une communauté égale et fraternelle.
7Le programme politique et le projet philosophique, seulement esquissés dans les articles sur la Chine, sont ambitieux tout autant que paradoxaux. Comment Ricœur peut-il, en effet, adhérer à un certain marxisme tout en dissociant le plan économique et le plan politique ? N’est-ce pas, pour le coup, une thèse antimarxiste ? Cette dissociation, d’abord supposée dans ses articles sur la Chine, va pourtant être démontrée dans un article postérieur, impulsé sous le poids historique de la « répression de Budapest » en 1956 : « Le paradoxe politique » [8].
8L’article en question prend pour cible l’un des présupposés dominants du marxisme orthodoxe : le refus de reconnaître une autonomie au politique, dès lors que l’État est systématiquement considéré comme un État de classe. Pour justifier sa thèse, le philosophe s’appuie sur la « dégénérescence » de l’expérience soviétique. Les causes de cette « dégénérescence » ne sauraient se réduire, selon Ricœur, à l’histoire particulière de la révolution russe (faiblesse du prolétariat, guerre civile, encerclement du capitalisme...) qui aurait abouti à une bureaucratisation excessive et au culte de la personnalité stalinienne. Son interprétation s’emploie plus fondamentalement à pointer une disjonction relative entre la dynamique socio-économique et la dynamique proprement politique. Car le « mal social et économique » peut être supprimé sans pour autant que soit éradiqué le « mal politique » : « Les moyens développés par l’État pour mettre fin à l’exploitation économique peuvent être l’occasion d’abus de pouvoir, nouveaux dans leurs expressions, dans leurs effets, mais fondamentalement identiques dans leur ressort passionnel à ceux des États du passé. » [9]
9Il en résulte plus généralement que le politique développe une autonomie relative, à double facette – qui explique son caractère paradoxal –, en ce que l’État est l’objet du « plus grand mal » par la violence qu’il génère et l’objet du « plus grand bien » parce qu’il permet à l’humanité de s’accomplir selon un telos que P. Ricœur n’hésite pas à appeler, avec Aristote, le bonheur. L’intérêt de la thèse de Ricœur réside précisément dans son approche paradoxale, résistant à « la tentation d’opposer deux styles de réflexion politique, l’un qui majorerait la rationalité du politique, avec Aristote, Rousseau, Hegel, l’autre qui mettrait l’accent sur la violence et le mensonge du pouvoir, selon la critique platonicienne du “tyran”, l’apologie machiavélienne du “Prince” et la critique marxiste de l’“aliénation politique” » [10]. Cette approche paradoxale appelle en contrepartie une tentative de résolution qui va au-delà du seul jugement moral. Si l’homme ne peut sérieusement éluder sa destination politique, sous peine de nier sa propre humanité, une attitude de vigilance et de prudence ne s’en impose pas moins du fait des ressorts passionnels de tout pouvoir. La seule résolution du paradoxe politique tient donc dans la mise en place d’un contrôle de l’État. Cette thèse typiquement libérale, au sens politique du terme, justifie donc l’existence de l’État tout en inventant « des techniques institutionnelles spécialement destinées à rendre possible l’exercice du pouvoir et impossible l’abus du pouvoir (...) » [11].
10Accordant un « mal propre à la politique », ne peut-on soutenir ici que « Le paradoxe politique », écrit au moment de la répression de Budapest, puisse être considéré comme étant en lui-même une réflexion sur le phénomène totalitaire ? Le totalitarisme n’est-il pas le « mal politique » par excellence, quand on sait qu’il ne repose que sur la violence illégitime, sur des techniques inédites d’assujettissement, sur le règne de la terreur, sur l’extermination de populations entières ? À la lecture du texte de Ricœur, on ne trouve pourtant que peu de traces de ce concept, alors que depuis les années 1930, et surtout à partir des années 1950, le totalitarisme est devenu d’usage courant pour désigner des expériences politiques contemporaines comme le nazisme et le stalinisme, et même l’après-Staline, dont témoigne précisément la répression de Budapest. Le problème ne s’épuise pas dans l’emploi ou non d’un concept en usage mais tient au fait que l’analyse du « paradoxe politique » ne porte pas spécifiquement sur les expériences politiques contemporaines. Il faut plutôt rappeler que l’ « événement de Budapest » est une occasion historique pour repenser un phénomène politique transhistorique.
11La preuve en est que P. Ricœur, au cours de son article, parle de l’État en tant qu’État, et non de tel État particulier. On comprend mieux pourquoi il fait référence à la tradition de la philosophie politique, des Anciens jusqu’aux Modernes, et recourt volontiers au lexique philosophique classique, lorsqu’il parle de « tyrannie » ou d’ « autorité » (voire au lexique religieux lorsqu’il fait référence au « mal » ou à la « démonologie » paulienne), sans donc accorder une place à part aux expériences politiques que l’on a qualifiées précisément de « totalitaires » (on peut encore le confirmer par le fait que Ricœur mentionne peu dans son article l’expérience nazie). Aussi faut-il tirer comme conséquence que les « expériences totalitaires » perdent la spécificité que la plupart des philosophes et des politologues ont voulu y voir (de là l’importance méthodologique, symbolique et idéologique de construire ce nouveau concept). Est-ce à dire qu’entre l’État démocratique et libéral et l’État de type stalinien il n’y ait qu’une différence de « degré » et non de « nature » ? Car, sans aucun doute, il y a bien pour P. Ricœur une différence de « degré » dans l’usage de la violence : « Tout ce que l’État ajoute en violence illégitime ne fait qu’aggraver le problème. » [12] Mais le fond du problème, comme il l’affirme, concerne l’essence de tout État, y compris l’État démocratique et libéral : « Il nous suffit que l’État réputé le plus juste, le plus démocratique, le plus libéral, se révèle comme la synthèse de la légitimité et de la violence, c’est-à-dire comme pouvoir moral d’exiger et pouvoir physique de contraindre. » [13]
12Lorsque l’on se reporte à la fin de son article, il est pourtant question de la « spécificité » du pouvoir en « régime socialiste », dans le but de montrer précisément que le « paradoxe politique » se renforce dans le cadre de ces régimes. Dans la mesure où l’État est omniprésent, dans la mesure où il est destiné à une plus grande rationalité (surtout au point de vue économique), le risque de violence et d’abus de pouvoir est bien plus important que dans n’importe quel État : « Ce renforcement du pouvoir d’État, lié à l’extension des compétences de l’État socialiste par rapport à l’État bourgeois, développe des positions d’abus qui lui sont propres en tant qu’État socialiste. » [14] Ces positions d’abus, dont le phénomène Staline est le symptôme par excellence, ne peuvent être prises sérieusement en considération tant que le marxisme-léninisme méprisera tout contrôle effectif de l’État par le peuple. À cette problématique typiquement libérale, Ricœur ne cesse d’opposer le piège prophétique du dépérissement de l’État corrélatif de la théorie dite du reflet. Piège prophétique dès lors que cette « eschatologie de l’innocence », au nom du règne futur d’une société communiste, justifie ici et maintenant un « trop plein d’État ». Le stalinisme est donc loin d’être un « accident » de l’histoire soviétique mais la conséquence logique d’un régime qui refuse de mettre en œuvre des mécanismes institutionnels de limitation du pouvoir étatique.
13Il n’est pas question, toutefois, pour le philosophe de condamner les États dits socialistes à dépérir eux-mêmes. Il est plutôt remarquable que le programme que propose Paul Ricœur vise à réformer l’ensemble du monde communiste sur la base de trois grands piliers du libéralisme politique : d’abord, le principe de séparation des pouvoirs ; ensuite, le principe d’une expression publique libre et indépendante du pouvoir politique ; enfin, le principe de contrôle de l’État par les citoyens et les travailleurs. On soulignera que, dans ce programme, il n’est pas question de réintroduire la propriété privée et que, d’une manière générale, l’aspect strictement économique est peu évoqué. L’impasse n’est pas anodine, pour autant que Ricœur espère ainsi concilier libéralisme politique et socialisme économique. N’est-ce pas l’autre sens, peut-être plus militant celui-là, du « paradoxe politique », que de dissocier logique politique et logique économique ? N’est-ce pas parce que P. Ricœur espère démocratiser le socialisme en introduisant des principes politiques libéraux, tout en conservant la collectivisation des moyens de production ? D’un côté, le socialisme économique contribuerait à une gestion plus rationnelle des ressources en vue d’un partage plus égal entre les hommes. De l’autre, le libéralisme politique permettrait un contrôle de l’État plus efficace, rendu plus urgent du fait de l’étendue des pouvoirs qui lui sont conférés.
14Une décennie avant que Dubçek et ses camarades annoncent le « socialisme à visage humain », le pari de Ricœur ne consiste-t-il pas à humaniser et à démocratiser les régimes communistes ? On ne peut qu’être frappé, en effet, par la proximité entre, d’un côté, le projet de réforme proposé par Ricœur en mai 1957 dans son article et, de l’autre, le programme présenté par Dubçek en avril 1968. De ce programme, il ressort également la volonté, non de détruire les bases de l’utopie fraternelle et solidaire du socialisme, mais de « marier socialisme et démocratie, communisme et liberté », de redonner au socialisme, « sali par Staline et ses émules tchèques, ce visage humain qu’il n’aurait jamais dû perdre ». Cette critique du « mal politique » du communisme ne saurait faire oublier réciproquement l’aliénation politique que l’on rencontre dans les démocraties libérales. C’est pourquoi Paul Ricœur en appelle à un renouveau du libéralisme politique – décontaminé de la gangrène capitaliste : « Je ne sais, s’interroge Paul Ricœur, si le terme de “libéralisme politique” peut être sauvé du discrédit – peut-être son voisinage avec le libéralisme économique l’a-t-il définitivement compromis (...). Si le mot pouvait être sauvé, il dirait assez bien ce qui doit être dit : que le problème central de la politique, c’est la liberté ; soit que l’État fonde la liberté par sa rationalité, soit que la liberté limite les passions du pouvoir par sa résistance. » [15]
DU SOCIALISME À VISAGE HUMAIN À LA SOCIAL-DÉMOCRATIE
15Vingt ans après la publication du « Paradoxe politique », Paul Ricœur publie un petit article en hommage au « philosophe-résistant » [16] Jan Patoçka. Ce texte cristallise, selon notre interprétation, une première inflexion décisive de la pensée politique de Paul Ricœur. Si, au cours des années 1950-1960, comme on l’a vu, Paul Ricœur ne désespère pas de pouvoir concilier socialisme économique et libéralisme politique, cette tentative de conciliation n’apparaît plus clairement dans ses textes à dimension éthico-politique, à partir des années 1970, et a fortiori à partir des années 1980-1990. Pour expliquer cette inflexion politique, on peut avancer au moins deux raisons complémentaires. Une première raison historique apparaît nettement dans l’article cité précédemment qu’il a consacré à Jan Patoçka. On peut faire l’hypothèse que la répression du « Printemps de Prague » a sans doute mis à mal l’espoir de Ricœur de pouvoir démocratiser et humaniser les régimes dits socialistes. En s’inscrivant dans l’esprit de la Charte 77 [17], Paul Ricœur semble lui-même abandonner le registre du « producteur socialiste » au profit du registre exclusif de l’ « homme citoyen ». En vertu de cette rupture, c’est en fait tout le projet d’un « socialisme à visage humain » qui se trouve ébranlé.
16À cette prise de conscience historique désenchantée, il faut ajouter une raison plus théorique qui a trait certainement à l’approfondissement par Ricœur de l’œuvre arendtienne. Absente de ses premières réflexions éthico-politiques, la philosophie d’Hannah Arendt tient lieu d’interlocutrice privilégiée, surtout à partir des années 1980. Tout porte à croire que l’effet conjugué de l’échec du « Printemps de Prague » et du développement des réflexions sur le totalitarisme est à l’origine d’un recul des « sympathies » de Ricœur à l’égard des expériences communistes. Depuis lors, le philosophe reste hanté par deux questions fondamentales posées par H. Arendt : comment le totalitarisme a-t-il été possible ? À quelles conditions un monde non totalitaire est-il possible ? Désormais, Ricœur accorde une spécificité radicale aux expériences dites totalitaires. Le symptôme par excellence de ces régimes, selon le philosophe, se présente sous la forme d’un projet d’ « extermination institutionnelle » : « Les morts en masse sont le signe ou l’indice du caractère exterminant propre au régime totalitaire ; ils témoignent du fait que la mort n’y est pas accident, mais contamination, de proche en proche, de ceux qui sont déjà morts vers les moribonds ; il y a, au principe du totalitarisme, une expérience proliférante de la mort. Si l’on ne va pas jusqu’à cette idée d’une massa perdita, la différence réelle entre régime autoritaire et régime totalitaire n’apparaît pas. » [18]
17Parce qu’un système a permis une expérimentation aussi monstrueuse, en rendant les hommes eux-mêmes superflus, l’explication sociohistorique, aussi nécessaire et légitime soit-elle aux yeux de Ricœur, butte cependant sur une « aporie épistémologique » dont Arendt elle-même n’a pu entièrement se départir. Aporie il y a dès lors que l’analyse la plus précise et la plus rigoureuse ne pourra fondamentalement rendre compte de ce qu’il reste de proprement « impensable » dans ce projet d’extermination totale. L’aveu de cet impensable justifie pour Ricœur la mobilisation d’une autre approche qui s’empare de l’horreur incarnée dans l’histoire. À propos de la pathologie du pouvoir en général, l’auteur du « paradoxe politique » parlait de « mal politique » ; à propos du totalitarisme en particulier, il parle désormais de « Mal absolu ». Cette nouvelle entrée, d’imprégnation morale, dans le monde totalitaire n’aboutit toutefois pas à l’impuissance du jugement et de la pensée face au « scandale du mal » mais comporte d’emblée une dimension épistémologique. C’est que le « Mal absolu » se présente sous le mode du « caractère absolu d’irruption » qui en fait un événement « dissemblable à l’état pur ». Autant il revient à l’explication sociohistorique, selon Ricœur, de montrer ce qu’il peut y avoir de commun entre les régimes totalitaires – le soviétique et le nazi –, autant une approche morale rend impossible toute perspective comparatiste : « Il est impossible de comparer les formes du mal, de les totaliser, précisément parce que le mal est par nature dissemblable, diabolique, c’est-à-dire dispersion, division. Il n’y a pas de système du mal ; le mal est à chaque fois l’uniquement unique. » [19]
18Si la traversée de la philosophie politique de Hannah Arendt permet à Ricœur non de renoncer à l’analyse paradoxale du politique, mais d’accorder une place singulière aux régimes dits totalitaires, c’est le passage par la Théorie de la justice de Rawls [20] qui contribue à réconcilier, au cours de son itinéraire philosophique, libéralisme politique et libéralisme économique. Certes, Paul Ricœur émet de sérieuses réserves quant à une fondation purement procédurale, contractualiste et individualiste des principes de justice [21]. Qu’il y ait « impureté », au point de vue procédural, ce n’est pas là, pour l’herméneute, un défaut ou une lacune de Théorie de la justice, mais son authentique justification. Si une indépendance radicale du procédural est jugée impossible, c’est parce qu’il est présupposé à chaque moment de la théorie de Rawls un « sens de la justice » que dissimulent des arguments qui se voudraient seulement rationnels. Paul Ricœur trouve confirmation de sa thèse s’agissant du « principe d’équité » qui est censé régir, dans le dispositif rawlsien, la « position originelle » : « Maintenant qu’est-ce que l’équité, sinon l’égalité des partenaires confrontés aux exigences d’un choix rationnel ? N’est-ce pas au sens de l’isotès selon Isocrate et Aristote, laquelle à son tour implique le respect de l’autre comme partenaire égal dans le processus procédural ? » [22] La fiction de Rawls est donc « impurement » procédurale, puisque les conditions qui sous-tendent la procédure de la fairness s’enracinent en fait dans la tradition téléologique héritée des Anciens. En pointant la circularité de la démonstration rawlsienne, en rejetant tout projet procédural d’autofondation, Paul Ricœur demeure fidèle à la politique arendtienne. Qu’il s’agisse de l’évocation de l’isotès ou de la mention faite à la Règle d’or [23], Ricœur ambitionne de mettre à mal la volonté de rupture à l’égard de la morale concrète que l’on rencontre dans la variante contractualiste et individualiste du libéralisme politique moderne. Loin de pouvoir se fonder uniquement sur une fiction procédurale, les principes de justice sont eux-mêmes héritiers de « fondations antérieures ».
19Les réserves émises à l’encontre de la fondation des principes de justice n’invalident pas réciproquement leur « contenu » proprement dit. Et il faut souligner ici l’impact décisif de Théorie de la justice sur la trajectoire politique de Paul Ricœur. Même s’il attendra plus d’une décennie pour répondre à l’ouvrage fondateur de Rawls, on peut parler ici de « tournant politique rawlsien », dès lors que Ricœur semble avoir renoncé à l’utopie d’un certain égalitarisme sur le plan économique et social. Depuis lors, on ne trouve plus, sous sa plume, de justifications de la collectivisation des moyens de production et, inversement, de diatribes à l’encontre des démocraties libérales (comme ce fut le cas dans son article sur la Chine populaire). Avec Rawls, il semble que Ricœur se soit rallié à un couplage plus net entre libéralisme politique et libéralisme économique, en ratifiant du même coup le principe d’une « inégalité sociale et économique ».
20S’il n’y a pas, toutefois, de rupture totale dans son évolution philosophique, c’est parce que les convictions morales et politiques de Paul Ricœur, en un autre sens, n’ont pas changé. Et c’est la raison pour laquelle il peut se reconnaître aisément dans le projet de Théorie de la justice. D’une part, parce que logique socio-économique et logique politique, si elles ne sont pas dissociées chez John Rawls, sont au moins distinguées à travers la formulation des deux principes de justice [24]. D’autre part, parce que l’énoncé du premier principe de justice correspond au mieux à ce qui a toujours été le libéralisme politique de Paul Ricœur. Enfin, parce que les restrictions qui pèsent sur la justification des inégalités économiques et sociales, si elles grèvent certainement son utopie égalitaire, correspondent au souci qui a toujours été le sien : la prise en compte « du plus défavorisé ». Le « tournant » en question concerne donc davantage le système d’organisation sociale, économique et politique que les « convictions » profondes de Paul Ricœur. À cet égard, il n’est pas faux de voir, dans la trajectoire philosophico-politique de Paul Ricœur, la transition d’un « socialisme à visage humain » vers la « social-démocratie ».
21De la traversée des œuvres de Hannah Arendt et de John Rawls, il ressort un remaniement de la question du totalitarisme et des ressorts du libéralisme dans la pensée politique de Paul Ricœur. Il va de soi que les expériences totalitaires du XXe siècle n’ont jamais cessé de hanter sa philosophie, mais celles-ci, au moment de la gestation de ses réflexions éthico-politiques, se laissent englober autour d’une méditation plus générale sur la pathologie propre à tout pouvoir. À ce parti pris théorique, il faut ajouter un corrélat idéologique : l’espoir de démocratiser les régimes dits socialistes sur la base du libéralisme politique et la méfiance marxisante à l’égard des démocraties libérales ne peuvent aboutir alors à une réflexion spécifique sur le totalitarisme.
22Le désenchantement historique consécutif au « Printemps de Prague » corrélé à la rencontre des théories d’Arendt sur le totalitarisme a certainement mis à mal l’utopie ricœurienne d’un « socialisme à visage humain ». Certes moins radical qu’au temps du « Paradoxe politique », il reste que le projet de réforme politique ricœurien continue néanmoins de se déployer autour du « scandale de l’injustice », confirmant une certaine continuité entre l’idéal d’autrefois d’un « socialisme à visage humain » et la justification d’aujourd’hui de la social-démocratie. C’est précisément parce qu’il a toujours pris ses distances à l’égard du marxisme orthodoxe que Paul Ricœur a pu renoncer à une certaine utopie égalitariste, sans renier cependant l’idéal d’égalité et de justice qui a toujours été le sien.
23La coexistence simultanée dans l’œuvre de Ricœur de l’herméneutique arendtienne et de la théorie rawlsienne de la justice ne fait pourtant que renforcer son libéralisme politique paradoxal. Non seulement il s’agit d’une défense des principes du libéralisme sur des prémisses anthropologiques non individualistes, mais, en outre, l’origine de la fondation, fût-elle fictive, ne s’épuise nullement dans l’avènement du monde moderne ou dans le seul dispositif d’une procédure contractuelle. Ricœur plus arendtien qu’Arendt prend soin de ne pas arrêter la « tradition de l’autorité » au commencement historique de la fondation de Rome. Tous les commencements historiques ne sont que des recommencements d’une origine toujours fuyante : « L’oublié du politique se scinderait-il toujours en deux ; l’oublié de ce que nous sommes du seul fait d’agir ensemble – fût-ce sur le mode polémique –, et l’oublié de ce que nous avons été par la force d’une fondation antérieure toujours présumée et peut-être à jamais introuvable ?... Car derrière Rome il y avait Troie, figurée par Énée portant sur son dos son père Anchise. Et, sous Troie, combien de fondations enterrées ? » [25]
Notes
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[1]
Il s’agit de « Certitudes et incertitudes de la Révolution chinoise », publié initialement dans Esprit, en janvier 1956 ; article repris in Lectures I. Autour du politique, Paris, Le Seuil, « La Couleur des idées », 1994, p. 315-341.
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[2]
Ces grands principes reposent sur la planification et sur la collectivisation. Jean-Luc Domenach qualifie de « péri-soviétique » ce premier modèle expérimenté par le régime chinois (J.-L. Domenach, « La Chine populaire ou les aléas du totalitarisme », Totalitarismes [dir. G. Hermet], op. cit., p. 185).
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[3]
Ibid., p. 320.
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[4]
P. Ricœur, « Certitudes et incertitudes de la Révolution chinoise », op. cit., p. 336.
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[5]
Article publié de nouveau dans la revue Esprit en juin 1956 ; repris in Lectures I. Autour du politique, op. cit., p. 341-355.
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[6]
Ibid., p. 352.
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[7]
Cette tendance libérale et conservatrice se déploie autour d’auteurs comme F. Hayek, B. Croce, E. Voegelin, L. Strauss et R. Aron.
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[8]
Cet article, paru initialement dans la revue Esprit en mai 1957, a été republié dans Histoire et vérité, op. cit., p. 260-285.
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[9]
P. Ricœur, « Le paradoxe politique », Histoire et vérité, op. cit., p. 261.
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[10]
Ibid., p. 262.
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[11]
Ibid., p. 276.
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[12]
Ibid., p. 247.
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[13]
Ibid.
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[14]
Ibid., p. 279.
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[15]
Ibid., p. 285.
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[16]
P. Ricœur, « Jan Patoçka, le philosophe résistant », article paru initialement dans Le Monde le 19 mars 1977 et repris in Lectures I. Autour du politique, op. cit., p. 69-73.
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[17]
Pétition (1976) de dissidents s’opposant, au nom des principes des droits de l’homme, au processus de « normalisation » de la société tchécoslovaque.
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[18]
P. Ricœur, La critique et la conviction. Entretien avec François Azouvi et Marc de Launay, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 166.
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[19]
P. Ricœur, La critique et la conviction, op. cit., p. 168.
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[20]
J. Rawls, Théorie de la justice, trad. de l’anglais par C. Audard, Paris, Le Seuil, 1987.
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[21]
P. Ricœur, « Une théorie purement procédurale de la justice est-elle possible ? », Le juste, Paris, Esprit, « Philosophie », 1995.
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[22]
Ibid., p. 91.
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[23]
N.d.l.R. — « Ne fais pas à autrui ce que tu n’aimerais pas que l’on te fasse. »
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[24]
On rappelle ici la formulation de ces deux principes : « En premier lieu, chaque personne doit avoir un droit égal au système le plus étendu de libertés de base égales pour tous qui soit compatible avec le même système pour les autres. En second lieu, les inégalités sociales et économiques doivent être organisées de façon que, à la fois a) l’on puisse raisonnablement s’attendre à ce qu’elles soient à l’avantage de chacun et b) qu’elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous » (J. Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 91).
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[25]
Ibid., p. 42.