1 Les Cahiers de la Justice (Les CDLJ) - Pouvez-vous évoquer votre parcours professionnel ainsi que quelques affaires marquantes que vous avez connues comme président de cour d'assises ?
2Régis de Jorna - Issu du concours étudiant de l'École Nationale de la Magistrature, j'ai été nommé juge d'instruction au TGI de Blois en février 1981. J'ai exercé les fonctions de magistrat instructeur durant 12 ans dans trois juridictions différentes. Nommé ensuite vice-président puis premier vice-président, j'ai alors présidé des chambres de la famille, puis des chambres correctionnelles dans trois autres juridictions de province. De 2004 à 2011, j'ai exercé les fonctions de président de juridiction à Bastia puis à Saint Etienne. Nommé président de chambre à la cour d'appel de Paris en septembre 2011, mon expérience de la matière pénale m'a alors valu d'être affecté au pôle assises.
3 Cela fait donc dix ans que j'exerce les fonctions de président de cour d'assises, amené de surcroît à diriger le pôle depuis septembre 2015, pôle composé à ce jour de 20 magistrats.
4 Au cours de ces dix années, j'ai présidé environ deux cents procès de nature criminelle dont un certain nombre en matière d'infractions terroristes parmi lesquels le procès en appel du terroriste Illich Ramίrez Sánchez dit « Carlos », terroriste international des années 70/80, reconnu coupable en 2013 de l'attentat de la Rue Marbeuf à Paris, de celui du train le Capitole et des attentats de la gare St-Charles à Marseille et du TGV assurant la liaison Marseille-Paris, attentats ayant provoqué entre mars 1982 et décembre 1983 la mort de 11 personnes et ayant fait de très nombreux blessés.
5 Autre dossier sensible que j'eus à présider, celui en appel de Pascal Simbikangwa, responsable militaire rwandais arrêté sur le territoire français, jugé pour complicité de crimes contre l'humanité et de génocide, procès filmé qui dura 7 semaines et au cours duquel fut évoqué la participation et la responsabilité de cet accusé dans le génocide des tutsis au Rwanda qui provoqua la mort de 800.000 rwandais entre avril et juillet 1994.
6 Me reste aussi en mémoire de façon particulière le procès de Rédoine Faïd, braqueur médiatique spécialisé dans l'attaque des fourgons blindés et condamné en 2017 pour le braquage avorté et la fusillade de Villiers-sur-Marne au cours de laquelle fut tuée une policière municipale.
7 Et si parfois le souvenir d'un procès chasse l'autre, comment oublier le caractère particulier de certaines affaires telle celle que j'eus à juger d'un couple de parents accusés du meurtre de leur enfant de 3 ans pour l'avoir enfermé dans le tambour d'une machine à laver avant de mettre en marche celle-ci, ceci devant les yeux de la grande sœur de l'enfant martyr.
8 Et puis naturellement, autre procès marquant que j'eus à présider, le dernier en date, celui des attentats de janvier 2015 relatif à l'attaque du journal Charlie Hebdo, à la tuerie du magasin Hyper Casher et à l'assassinat de la policière de Montrouge, procès au cours duquel 14 personnes étaient jugées pour l'aide directe ou indirecte apportée aux frères Kouachi et à Amedy Coulibaly, auteurs de ces faits et abattus sur les lieux de leurs méfaits par les forces d'intervention.
9 Les CDLJ - Venons-en au procès de janvier 2015. Comment s'organise et se prépare un tel procès de masse : 14 accusés et 197 parties civiles au début du procès ?
10 Régis de Jorna - Près de deux années ont été nécessaires à la préparation de ce procès, d'autant que nous savions qu'il précèderait de quelques mois celui des attentats du 13 novembre 2015 et qu'il servirait en quelque sorte de « laboratoire » en matière de grands procès terroristes.
11 La première des questions à résoudre fut celle du lieu où se tiendrait le procès, aucune des salles habituelles de la cour d'assises n'étant adaptée à ce qu'il nécessitait en terme d'accueil des différents publics (avocats, parties civiles, journalistes, intervenants divers). Par ailleurs, nous savions que la salle spécifiquement construite à l'ancien palais de justice pour le procès des attentats de novembre 2015 ne serait pas achevée à l'ouverture de celui des attentats de janvier.
12 Les chefs de cour, saisis de la difficulté et soucieux de la nécessité de trouver un lieu adapté à la dimension du procès ont pu trouver accord à cet effet avec le tribunal judiciaire de Paris installé dans ses nouveaux locaux des Batignolles, afin de permettre à la cour d'assises spécialement composée d'y juger le procès des attentats de janvier 2015, la salle des grands procès disposant de deux boxes sécurisés pour les accusés détenus et permettant une retransmission interactive avec deux autres salles dédiées. Par ailleurs, l'auditorium d'une capacité de 200 places permettait au public d'assister en retransmission vidéo directe au déroulé des audiences, l'ensemble du tribunal étant doté d'une technologie de retransmission de pointe. C'est cette solution qui fut adoptée et qui, expérience faite, donna toute satisfaction.
13 Concernant la présidence du procès, le premier président de la cour d'appel me désigna à cet effet. Il fut convenu que le premier assesseur serait un autre président de cour d'assises ainsi que cela avait déjà été expérimenté lors des procès Colonna et Carlos. Cela présente un double avantage. D'une part, en cas de nécessité de remplacement du président pour cause d'empêchement, le premier assesseur peut le suppléer sur le champ et sans difficulté particulière, ayant une connaissance approfondie de la procédure d'assises. D'autre part, le président titulaire peut ainsi, tout en conservant la direction des débats et la police de l'audience, déléguer durant le procès certains interrogatoires ou auditions de témoins au premier assesseur, celui-ci disposant de sa propre expérience et de ses compétences de président de cour d'assises pour y procéder.
14 Comme pour tout « grand procès » un comité de pilotage fut constitué réunissant les représentants de tous les services concernés (services judiciaires, greffe de la juridiction, services de sécurité, administration pénitentiaire, association d'aide aux victimes ….). De mois en mois fut ainsi élaborée en commun une méthodologie destinée à assurer durant tout le procès la sécurité des lieux, des personnes, la fluidité des circulations des différents publics, et le déroulement des audiences dans des conditions matérielles satisfaisantes.
15 Une marche à blanc, sorte de répétition générale à dimension réelle fut organisée quelques jours avant l'ouverture du procès, laquelle permit de vérifier de façon concrète que les dispositifs mis en place étaient opérationnels.
16 L'association Paris Aide aux Victimes [1] organisa par ailleurs, spécialement à l'attention des victimes, deux réunions d'information, dont une avec visite des lieux et de la salle d'audience principale afin de répondre à leurs interrogations sur le déroulement du procès et d'appréhender plus aisément un univers qui leur est étranger et qu'elles auraient à côtoyer durant plusieurs semaines.
17 Telles furent les grandes étapes de préparation de ce procès. Tout avait été mis en place pour que celui-ci puisse débuter le 4 mai 2020 et se poursuivre jusqu'au 10 juillet. La crise sanitaire et le premier confinement du printemps obligèrent à reporter le procès début septembre. Commencé le 2 septembre il devait s'achever le 12 novembre. Interrompu durant un mois pour cause de Covid, le délibéré sera finalement rendu le 16 décembre 2020.
18 Les CDLJ - Comment concevez-vous le planning mis en place, notamment pour ce qui est de la place des victimes dans l'audience ?
19 Régis de Jorna - Le planning est la colonne vertébrale d'un procès. Tout tourne autour de lui et c'est au président d'audience de l'établir. Il doit définir avant que le procès ne débute l'ordre de passage des enquêteurs, des témoins, des experts, programmer les auditions des parties civiles, les interrogatoires des accusés, envisager le temps nécessaire aux réquisitions et plaidoiries, considérer celui du délibéré et tout cela dans le temps défini du procès - onze semaines pour le procès des attentats de janvier 2015.
20 Pour celui-ci, il convenait donc de programmer les auditions des 144 témoins et 14 experts cités, donner la possibilité aux 287 parties civiles constituées et à leurs 71 avocats de s'exprimer, sans omettre qu'en premier lieu le procès reste celui des accusés, ceux-là mêmes à qui on reproche les faits, qui doivent s'expliquer à leur sujet et qui encourent de lourdes peines s'ils en sont reconnus coupables.
21 Dans ce procès, 14 accusés dont 11 présents (3 étant en fuite et faisant l'objet de mandats d'arrêt) étaient traduits devant la cour d'assises spécialement composée, défendus par 18 avocats.
22 Toute la difficulté - voire la gageure - était que chaque victime puisse s'exprimer et être écoutée, que chaque accusé puisse faire valoir ses arguments de défense, que le débat contradictoire consécutif à chaque déposition ou interrogatoire puisse s'établir, sans que le temps soit considéré comme compté, tout ceci en respectant un planning journalier et des horaires de fins d'audience décents.
23 Dès le début de la préparation du dossier, j'avais compris que le procès comporterait deux temps distincts : celui des victimes, d'une part, et celui des accusés, d'autre part. Les auteurs directs des attentats étant morts et aucun des accusés ne s'étant trouvé sur les lieux des faits - nombre d'entre eux étant poursuivis du chef d'association de malfaiteurs - un risque de déséquilibre était susceptible de se produire, ne serait-ce que numériquement au niveau des avocats : 71 pour les parties civiles contre 18 pour la défense.
24 J'ai considéré qu'il était important que les victimes de chaque attentat puissent être entendues dès le début du procès, aussitôt l'interrogatoire de personnalité des accusés effectué. Depuis cinq ans, toutes attendaient - voire redoutaient - ce moment. Leur souffrance, certaines l'avaient publiquement exprimée, d'autres l'avaient tue. Certaines victimes étaient médiatiquement connues, d'autres ne l'étaient nullement. Charlie Hebdo / Hyper Casher / Montrouge…. Au-delà des procès-verbaux recueillis lors de l'enquête, il était fondamental que dès les premiers jours d'audience les victimes puissent s'exprimer face aux accusés, que ces derniers entendent ces vécus, ces souffrances, et prennent conscience que le terrorisme se nourrit de tout, y compris d'actes qualifiés juridiquement d'association de malfaiteurs (qualification pour laquelle 12 des 14 accusés étaient renvoyés devant la cour d'assises spécialement composée).
25 Les CDLJ - Comment avez-vous appréhendé les constitutions de parties civiles et le débat sur leur recevabilité ?
26 Régis de Jorna - À l'ouverture des débats on recensait 197 parties civiles qui s'étaient constituées lors de l'instruction. Très peu de contestations n'avaient eu lieu quant à leur recevabilité, s'agissant soit de personnes ayant personnellement souffert des dommages causés par les attentats, soit de leurs ayants droit.
27 Au cours de l'audience 90 autres parties civiles se sont constituées, les constitutions étant juridiquement recevables jusqu'au moment des réquisitions du parquet.
28 Mis à part une constitution manifestement sans lien avec les faits objets du procès et pour laquelle un arrêt d'irrecevabilité fut rendu sur le champ, la cour a décidé de ne pas statuer immédiatement sur la recevabilité des autres parties civiles intervenues en cours de procès et de réserver cette discussion de nature juridique au stade de l'audience civile postérieure au délibéré pénal. Cela a permis de préserver le débat pénal d'une question juridiquement délicate : « qui doit être considéré comme ayant directement souffert du dommage consécutif aux attentats de janvier 2015 ? ».
29 C'est l'arrêt civil rendu le 14 avril 2021 par la cour d'assises qui, dans le cas d'une autre audience a tranché ce point et statué sur les questions de recevabilité des parties civiles.
30 Les CDLJ - Quels ont été les questions que vous avez eu à traiter en marge de l'audience. Lors de ces moments quelle a été la nature de vos relations avec le PNAT et les avocats ?
31 Régis de Jorna - Y a-t-il vraiment une frontière entre l'audience et ce qui pourrait être considéré comme en marge de celle-ci ? Je ne le pense pas. Le rituel d'un procès, sa charge symbolique, les attentes qu'il suscite font que le président se doit d'être attentif à tout ce qui concerne non seulement celui-ci mais aussi ce qui l'entoure, notamment sa préparation. Il en est comptable, il en est même responsable. L'article 309 du code de procédure pénale lui confère la police de l'audience et la direction des débats. Chef d'orchestre du procès, il lui appartient de veiller aussi bien aux problèmes d'intendance qu'au respect des principes fondamentaux qui régissent le procès équitable. Les problèmes liés au contexte de la crise sanitaire furent particulièrement prégnants tout au long de ces trois mois d'audience. Le port du masque en toutes circonstances y compris durant les prises de parole fut l'objet de vives controverses, durant la première semaine du procès, certains avocats estimant qu'on ne saurait juger des accusés au visage dissimulé alors que d'autres invoquaient la sécurité sanitaire et le risque de « cluster ». La raison l'emporta et le port généralisé du masque fut considéré comme la seule façon de préserver le procès de tout risque de contamination. Il n'en fut pas totalement préservé puisqu'il dut s'interrompre pendant un mois du fait de la positivité de certains accusés et de la maladie consécutive développée par l'un d'entre eux.
32 Les tests de dépistage de l'ensemble des accusés, les rapports quotidiens avec l'agence régionale de santé et avec les directeurs des établissements pénitentiaires concernés, les expertises médicales liées aux problèmes de santé de l'un des accusés et à sa capacité à reprendre le cours du procès, tout cela fut non en marge du procès mais bien au cœur de celui-ci, tout comme le fut par ailleurs la levée unanime de boucliers des avocats - partie civile et défense confondue - à l'encontre de l'ordonnance ministérielle du 27 novembre 2020 autorisant dans certaines circonstances à ce qu'un accusé puisse assister au procès par le biais d'un système de visioconférence, avant que ces dispositions ne soient finalement invalidées par le Conseil d'État [2].
33 Face à ces difficultés, le dialogue tant avec le parquet national antiterroriste (PNAT) qu'avec les avocats référents fut toujours recherché et permit de trouver des solutions négociées acceptables, chacun ayant conscience de l'enjeu du procès et que la catastrophe eut été qu'il ne puisse se poursuivre.
34 Les CDLJ - Au cours de l'audience prévoyiez-vous des échanges plus ou moins directs entre les témoins, les victimes et les accusés ?
35 Régis de Jorna - Pendant les trois premières semaines du procès, les accusés ont pu entendre, jour après jour et des heures durant, le récit des victimes se succédant les unes aux autres. Ils ont pu mesurer comment la vie de ces dernières et celle de leurs proches a basculé en un trait de temps. Ils ont entendu la colère, la rage, la tristesse, la désespérance et ont pu percevoir à quel point l'idéologie mortifère de ceux qu'ils avaient côtoyés avait été destructrice. Ce n'était pas eux les auteurs de ces faits… Ils n'en étaient d'ailleurs pas directement accusés. Chaque fin de semaine, en fin d'audience, la parole leur a été donnée afin qu'ils puissent s'exprimer sur ce qu'ils avaient entendu. Leur parole a été diverse. Certains des accusés se sont directement adressés aux victimes. Cela a été plus ou moins bien compris et apprécié. Il était toutefois important qu'à l'occasion de ce procès la parole des victimes puisse être entendue par les accusés et que ces derniers s'expriment face à elles, y compris de façon malaisée au regard de leur situation.
36 Les CDLJ - Comment avez-vous conçu la présentation des images des faits lors de l'audience ?
37 Régis de Jorna - De par son pouvoir de direction des débats, il appartient au président de la cour d'assises de déterminer les pièces du dossier dont il entend faire état dans le souci de la manifestation de la vérité. Les photographies de scènes de crime en font partie. Leur présentation s'est faite dans le cadre et lors de l'audition des directeurs d'enquête, tant en ce qui concerne la tuerie de Charlie Hebdo que celle du magasin Hyper Casher. J'avais décidé, en accord avec mes assesseurs, qu'aucune photographie permettant d'identifier physiquement les personnes de par leur visage ne serait montrée. Concernant la vidéo surveillance des locaux de Charlie Hebdo, filmant l'arrivée des frères Kouachi au journal, celle-ci a été visionnée lors du procès dans la mesure où elle ne montrait pas les assassinats commis dans la salle de rédaction.
38 Cela explique la différence avec le film extrait de la camera trouvée sur le corps de Coulibaly sur les lieux mêmes de la tuerie, ce film montrant l'assassinat de plusieurs clients retenus en otage.
39 En raison du caractère particulièrement sensible de ces scènes, j'avais avisé les avocats des parties civiles du moment de leur diffusion afin qu'ils préviennent préalablement les familles concernées. De même une information avait été faite à l'attention du public juste avant le visionnage de ces scènes afin que chacun, dûment informé, puisse décider de quitter la salle d'audience ou d'y rester.
40 Les CDLJ - Comment gère-t-on les caméras, les journalistes et les réseaux sociaux ? La présence des caméras a-t-elle influencé votre pratique et, de votre point de vue, celle des avocats ?
41 Régis de Jorna - Les journalistes - presse écrite, filmée ou radiophonique - de même que les réseaux sociaux savent parfaitement se gérer eux-mêmes. Je dois reconnaître qu'ils l'ont fait de façon honnête, sans intrusion ni gêne pour le procès. Ils ont exercé leur métier : celui d'informer. Durant ce procès, j'ai peu suivi les comptes rendus de presse, d'abord par manque de temps et ensuite afin de rester concentré sur le procès lui-même sans influence des commentaires divers et variés pouvant en être faits. Concernant l'enregistrement à caractère historique du procès, les caméras ne m'ont aucunement gêné, s'agissant de caméras fixes très discrètes gérées par une régie d'enregistrement qui l'était tout autant. [3]
42Les CDLJ - Comment sont choisis les témoins ? Est-ce qu'il n'a pas manqué un ou plusieurs experts qui auraient expliqué le contexte, comme c'est parfois le cas pour les procès de crimes contre l'humanité ?
43 Régis de Jorna - S ‘agissant d'un dossier à caractère terroriste le parquet national antiterroriste (PNAT) a établi la liste des témoins et experts qu'il entendait voir déposer lors du procès (enquêteurs des différents services, témoins des faits, témoins de personnalité, experts balistiques, psychiatres, psychologues …).
44 Comme le prévoit le code de procédure pénale, les conseils des accusés et des parties civiles ont fait citer, à leur demande, un certain nombre de témoins complémentaires à l'appui de leurs intérêts propres.
45 Enfin, le président de la cour d'assises peut, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, entendre toute personne dont le témoignage lui paraît utile à la manifestation de la vérité.
46 Au total 140 témoins ont été auditionnés au cours de ce procès sans que ne figure effectivement aucun témoin de contexte. Alors que dans les procès de crime contre l'humanité - pensons aux procès du génocide des tutsis au Rwanda - l'extranéité des faits, leur ancienneté, le fait que des jurés populaires soient amenés à siéger nécessitent, pour une bonne compréhension des crimes, une approche géopolitique et historique des faits, tel n'est pas le cas pour les procès à caractère terroriste. Ceux-ci sont jugés par des magistrats professionnels dans un contexte beaucoup plus récent, amplement documenté et rappelé lors de chaque procès par les services enquêteurs appelés à témoigner. C'est pour ces raisons que la citation de témoins de contexte n'est apparue nécessaire ni pour le PNAT ni pour les avocats - défense ou parties civiles - lesquels disposaient le cas échéant du même pouvoir de citation.
47Les CDLJ - Comment s'est passée la déposition de Peter Chérif ?
48 Régis de Jorna - Peter Cherif, français de 38 ans, vétéran du djihadisme est soupçonné par les services de renseignements d'avoir été sinon le commanditaire, du moins l'instigateur de la tuerie de Charlie Hebdo.
49 Proche des frères Kouachi, et notamment de Cherif qu'il avait rencontré en 2011 au Yémen, il est considéré comme le « mentor » de ce dernier et ce, depuis qu'ils avaient fréquenté la filière dite « des Buttes Chaumont », structure d'acheminement de candidats français au djihad vers l'Irak. Peter Cherif avait par ailleurs facilité l'intégration de Chérif Kouachi dans les rangs d'AQPA (Al-Qaïda dans la péninsule arabique), organisation terroriste qui revendiquera la tuerie de Charlie Hebdo.
50 Arrêté à Djibouti en décembre 2018, extradé en France, poursuivi et incarcéré dans le cadre d'un dossier distinct toujours en cours d'instruction, Peter Cherif était cité à déposer en qualité de témoin, précisément sur ses liens avec Chérif Kouachi et ce, en visioconférence depuis son lieu de détention. Son silence muré, ses psalmodies incantatoires, son refus de répondre à quiconque n'étonnèrent que celles et ceux qui n'avaient pas encore compris que les terroristes n'entendaient établir aucun contact avec ceux qui ne partageaient pas leur idéologie. Personne ne put tirer quoi que ce soit de ce « témoin » lequel, après une prière en arabe, une invocation de Dieu et de ses prophètes, se contenta de dire « on m'a forcé à venir sur une affaire avec laquelle je n'ai rien à voir » et nous amena à interrompre la visioconférence, faute d'un quelconque dialogue possible.
51 Les CDLJ - Quel type de relation avez-vous voulu construire au fil des jours et des semaines avec les victimes ?
52 Régis de Jorna - Le climat d'un procès s'établit jour après jour et ce dès l'ouverture des débats. Le président doit veiller à ce que chaque partie ait sa place, sa « juste place ». Les victimes ont une place importante dans un procès de ce type. Il convient toutefois que leur nombre, la compassion que leur témoignage entraîne ne se fassent au détriment de quiconque et notamment des accusés. L'important est que chacun, victimes comme accusés, ait le sentiment d'avoir pu s'exprimer et d'avoir été écouté.
53 Les CDLJ - Comment gère-t-on les faits d'audience qui viennent de l'extérieur ? Il y a eu trois attentats pendant le procès à Nice et à Paris.
54 Régis de Jorna - Durant le cours du procès, trois attentats à caractère terroriste ont effectivement été perpétrés. Le premier d'entre eux est survenu le 25 septembre, rue Nicolas Appert à Paris, devant les lieux mêmes des anciens locaux de Charlie Hebdo. Deux passants, attaqués au hachoir, furent grièvement blessés. La référence au procès était évidente, l'auteur des faits ayant déclaré lors de son interpellation qu'il avait agi en raison de la nouvelle publication par le journal des caricatures de Mahomet.
55 Le second attentat s'est produit le 16 octobre. Nous apprenions juste à la fin de l'audience qu'un professeur avait été assassiné et décapité à la sortie de son collège, l'enseignant ayant montré à ses élèves les caricatures de Mahomet publiées dans Charlie Hebdo lors d'un cours sur la liberté d'expression. La référence à Charlie Hebdo, au procès, à la nouvelle publication des caricatures, était là encore manifeste.
56 Le troisième attentat a été commis le 29 octobre à la Basilique Notre-Dame de Nice. Trois personnes ont été tuées à l'arme blanche alors qu'elles se trouvaient à l'intérieur ou à proximité de l'édifice religieux. Cet attentat est survenu le jour de la fête de Mawlid, fête religieuse musulmane, et n'est pas sans rappeler l'assassinat d'un prêtre lors d'un office à l'intérieur de l'église de Saint-Étienne-du-Rouvray quelques années auparavant.
57 Ce climat ambiant alourdissait encore un procès placé sous haute sécurité, ce d'autant qu'un communiqué d'AQPA publié le 10 septembre, en tout début de du procès, indiquait « notre dernier message est pour nos frères emprisonnés en France, les accusés de l'affaire Charlie Hebdo qui sont en train d'être jugés ainsi que les autres musulmans emprisonnés en France, vous aurez de bonnes nouvelles et restez fermes, vous êtes dans le juste. Nous demandons à Allah qu'il vous libère et vous soulage par sa force et sa volonté ».
58 Le procès devait affirmer, quels que soient les messages extérieurs adressés, que personne ne céderait ni aux menaces ni aux intimidations. L'émotion suscitée par chacun des attentats a pu être vivement ressentie à titre individuel par tous les acteurs du procès mais elle est restée à l'extérieur de la salle d'audience, mis à part les mots prononcés à la reprise des débats le lundi 19 octobre : « Avant de poursuivre les débats, la cour tient à exprimer son émotion suite à l'assassinat de Samuel Paty, mort du seul fait d'avoir transmis à ses élèves ce que représentaient la liberté de pensée et la liberté d'expression ». Cet environnement n'a ni influencé ni cadenassé les débats, même si l'actualité terroriste est venue ainsi violemment télescoper l'examen de faits remontant à cinq ans.
59 Les CDLJ - Comment se construit la motivation ? Est-elle esquissée au cours de l'audience ou au contraire est-elle le fruit d'une écriture collective au cours du délibéré ?
60 Régis de Jorna - Le délibéré est une œuvre collective, celle des magistrats composant l'audience qui, après avoir échangé et confronté leurs points de vue, se prononcent individuellement et secrètement par un vote sur chacune des questions posées.
61 La motivation suit le délibéré. Elle exprime le sens de la décision retenue et explicite les raisons de droit et de fait qui ont amené à celle-ci. Elle se rédige donc en tout dernier lieu. Sa lecture à l'audience n'est pas procéduralement exigée, mais ne peut que satisfaire aux exigences de compréhension de la décision que non seulement chaque partie mais la société tout entière est en droit d'attendre.
62 Les CDLJ - Au total, quel souvenir gardez-vous de ce procès ?
63 Régis de Jorna - Un procès éprouvant, non pas « historique » comme il a pu être abusivement qualifié mais « symbolique » où, malgré les difficultés de tous ordres, le droit a donné réponse à la barbarie des actes et a permis de mettre à jour tout ce qui avait pu y contribuer. Il n'est jamais simple de juger des accusés alors que l'action publique est éteinte à l'égard des auteurs directs des faits. Il importait toutefois aux victimes et à leurs proches de savoir, d'entendre, de mettre eux-mêmes des mots sur ce qu'ils avaient vécus.
64 De même, il importait aux accusés de percevoir qu'en matière de terrorisme, rien n'est innocent mais qu'ils seraient toutefois jugés uniquement au regard des actes matériellement établis à leur encontre. Au final, un procès éprouvant certes, mais passionnant pour celui qui l'a présidé.