Notes
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[1]
Le titre n’est en effet ni la connaissance ni la possession de celle-ci. Acquérir une licence d’utilisation et maîtriser réellement l’invention sont deux choses souvent bien différentes (voir les exemples donnés par FLOYD VAUGHAN, The United States patent system, legal and economic conflicts in American patent history, Norman, University of Oklahoma Press, 1956, p. 218 sqq.).
-
[2]
EDMUND KITCH, « The nature and function of the patent system », The Journal of law & economics, 20,1977, pp. 265-290.
-
[3]
FRITZ MACHLUP, « An economic review of the patent system », Study of the subcommittee on patents, trademarks, and copyrights, 15, Washington, US Government Print Office, 1952, p. 80.
-
[4]
FRITZ MACHLUP et EDITH PENROSE, « The patent controversy in the nineteenth century », Journal of economic history, 10,1,1950, pp. 1-29.
-
[5]
ROBERTO MAZZOLENI et RICHARD NELSON, « Economic theories about the benefits and costs of patents », Journal of economic issues, 32,1998, pp. 1031-1052.
-
[6]
RICHARD POSNER et FRANCESCO PARISI, Economic foundations of private law, Cheltenham, Edward Elgar Publishing Limited, 2002; STANLEY BESEN et LEO RASKIND, « An introduction to the law and economics of intellectual property », Journal of economic perspectives, 5,1,1991, pp. 3-27.
-
[7]
Les défenseurs des droits de propriété intellectuelle de l’école de Chicago ont repris la thèse de KENNETH ARROW, « Economic welfare and the allocation of resources for invention », in R. R. NELSON (éd.), The rate and direction of inventive activity, Princeton, Princeton University Press, 1962, pp. 609-625. Celui-ci assimilait en effet la connaissance technique à de l’« information », un bien « non excluable », et les patents sont alors des dispositifs juridiques qui permettent de supprimer temporairement cette caractéristique en assurant ainsi le développement d’une économie (marchande) de l’information.
-
[8]
E. KITCH, « The nature and function... », art. cit., p. 267. Voir aussi, du même auteur, « Patents : Monopolies or property rights ? », Research in law and economics, 8,1986, pp. 31-49; « Patents, prospects and economic surplus : A reply », The Journal of law & economics, 23,1980, pp. 205-207; et « Property rights in inventions, writings, and marks », Harvard journal of law and public policy, 13,1,1990, pp. 119-123, p. 119 sqq.
-
[9]
ID., « The nature and function... », art. cit., p. 267.
-
[10]
ID., « Patents : Monopolies... », art. cit., pp. 31-49.
-
[11]
ROBERT MERGES, « The economic impact of intellectual property rights : An overview and guide », Journal of cultural economics, 19,1995, pp. 103-117; ID., « One hundred years of solicitude : Intellectual property law, 1900-2000 », California law Review, 88, 2000, pp. 2187-2240.
-
[12]
ANDRÉ BOUJU, La protection des inventions aux États-Unis : le brevet américain, Paris, Eyrolles, 1961.
-
[13]
Le procès qui aboutit finalement en 1915 à la condamnation, au titre de l’anti-trust, de la Motion Picture Patents Company ne s’ouvre ainsi qu’à la fin de l’année 1912.
-
[14]
Voir plus particulièrement sur ce point F. VAUGHAN, The United States patent system..., op. cit.
-
[15]
E. KITCH, « The nature and function... », art. cit., p. 267.
-
[16]
BENJAMIN CORIAT et FABIENNE ORSI, « Establishing a new intellectual property rights regime in the United States : Origins, content and problems », Research policy, 31,8-9,2002, pp. 1491-1507; FABIENNE ORSI, « La constitution d’un nouveau droit de propriété intellectuelle sur le vivant aux États-Unis : origine et signification économique d’un dépassement de frontière », Revue d’économie industrielle, 99,2002, pp. 65-86; RICHARD NELSON, « The market economy and the scientific commons », Research policy, 33,3,2004, pp. 455-471.
-
[17]
E. KITCH, « The nature and function... », art. cit., pp. 265-266.
-
[18]
ROBERT MERGES et RICHARD NELSON, « On the complex economics of patent scope », Columbia law Review, 90,4,1990, pp. 839-916; R. MAZZOLENI et R. NELSON, « Economic theories... », art. cit.
-
[19]
ROBERT ALLEN, « Collective invention », Journal of economic behavior & organization, 4,1983, pp. 1-24.
-
[20]
ALFRED KAHN, « Fundamental deficiencies of the American patent law », The American economic Review, 30,3,1940, pp. 475-491.
-
[21]
F. VAUGHAN, The United States patent system..., op. cit.
-
[22]
Le système des patents est un dispositif légal qui crée délibérément une « rareté » qui n’existerait pas et ne pourrait se maintenir sans lui (ARNOLD PLANT, « The economics theory concerning patents for inventions », Economica, 1,1934, pp. 30-51).
-
[23]
GARRETT HARDIN, « The tragedy of the commons », Science, 162,1968, pp. 1243-1248.
-
[24]
R. MERGES et R. NELSON, « On the complex economics... », art. cit.; R. MAZZOLENI et R. NELSON, « Economic theories... », art. cit.; MICHAEL HELLER et REBECCA EISENBERG, « Can patents deter innovation ? The anticommons in biomedical research », Science, 280, 1998, pp. 698-704.
-
[25]
GUY FILMAN, « La stratégie Lumière : l’invention du cinéma comme marché », in P.-J. BENGHOZI et C. DELAGE (éd.), Une histoire économique du cinéma français (1895-1995). Regards croisés franco-américains, Paris, L’Harmattan, 1997.
-
[26]
GEORGES SADOUL, Histoire générale du cinéma, t. 2, Les pionniers du cinéma, 1897-1909, Paris, Denoël, [1948] 1973.
-
[27]
JOHN BARNES, « Robert William Paul, père de l’industrie cinématographique britannique », 1895, 24,1998, pp. 3-8.
-
[28]
LAURENT MANNONI, « 1896. Les premiers appareils cinématographiques de Georges Méliès », in J. MALTHÊ TE et L. MANNONI (dir.), Méliès, magie et cinéma, Paris, Paris-Musées, 2002, pp. 116-133.
-
[29]
JACQUES DESLANDES et JACQUES RICHARD, Histoire comparée du cinéma, t. II, Du cinématographe au cinéma, 1896-1906, Tournai, Casterman, 1968.
-
[30]
CHARLES MUSSER, History of the American cinema, vol. 1, The emergence of cinema : The American screen to 1907, New York, Charles Scribner’s Sons, 1990.
-
[31]
GORDON HENDRICKS, The Edison motion picture myth, Berkeley, University of California Press, 1961. Dickson, le véritable « inventeur » selon Hendricks, rompit avec Edison vers 1895. Il travailla ensuite à mettre au point le projecteur (eidoloscope) et la caméra des frères Latham, pour ensuite participer activement au développement technologique de l’American Mutoscope & Biograph Company.
-
[32]
Pour une analyse détaillée du processus de négociation et de construction juridique et administrative de « l’invention », voir G. HENDRICKS, The Edison motion picture..., op. cit., p. 130 sqq., et WILLIAM GREENLEAF, Monopoly on wheels. Henry Ford and the Selden automobile patent, Detroit, Wayne State University Press, 1961. Les revendications d’Edison étaient très larges, couvrant la prise de vue, l’enregistrement sur film et tous les moyens d’exhibition imaginés par lui, y compris ceux qu’il aurait été bien incapable de mettre en œuvre à l’époque (la projection par exemple); une partie de ces revendications étaient déjà enregistrées dans d’autres brevets, en France, en Grande-Bretagne ou aux États-Unis même.
-
[33]
GEORGES SADOUL, Histoire générale du cinéma, t. 1, L’invention du cinéma, 1832-1897, Paris, Denoël, [1946] 1973, p. 154; C. MUSSER, History of the American cinema, op. cit., pp. 71-72; CHARLES MUSSER, Before the nickelodeon : Edwin Porter and the Edison manufacturing company, Berkeley, University of California Press, 1991.
-
[34]
J. DESLANDES et J. RICHARD, Histoire comparée du cinéma, op. cit., p. 275 sqq.
-
[35]
C. MUSSER, History of the American cinema, op. cit., p. 159 sqq.
-
[36]
L’American Mutoscope & Biograph Company disposait d’un système technique original (brevets Casler), avec une visionneuse (le mutoscope) qui utilisait un principe de feuilletage et donnait une meilleure image que les kinétoscopes, l’appareil étant robuste, plus simple d’utilisation et moins cher à l’entretien. Caméra et projecteur utilisaient un format de film plus large qu’Edison (70 contre 35 mm) et un entraînement à friction, les perforations n’étant effectuées qu’au moment de la prise de vue. La production 70 mm s’avérait plus coûteuse, mais la qualité des projections et des films de la Biograph Company, ainsi que sa surface financière, en firent très vite le principal concurrent américain d’Edison.
-
[37]
EILEEN BOWSER, The transformation of cinema, 1907-1915, New York, Charles Scribner’s Sons, 1990.
-
[38]
Voir sur ce point E. BOWSER, The transformation of cinema..., op. cit., p. 22. La valeur juridique du brevet Latham était cependant contestée, mais les tribunaux ne devaient invalider cette fameuse « boucle Latham » que bien plus tard, en 1912. Aussi, en 1907, le représentant de la Biograph pouvait menacer juridiquement toute projection de films, tout comme Edison menacer toute prise de vue (ou presque).
-
[39]
La MPPC accordait des licences aux producteurs, distributeurs et exploitants, taxant par exemple d’un droit de deux dollars par semaine le simple usage d’un projecteur. La distribution fut progressivement regroupée dans une seule société, la General Film Company (1910). La MPPC passa un accord de fourniture exclusive avec Eastman Kodak, afin d’empêcher les « indépendants » d’accéder au film vierge, la seule autre solution étant le recours aux importations (Ansco et la société Lumière). Eastman intégrait alors dans son prix de cession une redevance reversée à la MPPC.
-
[40]
C. MUSSER, History of the American cinema, op. cit., p. 488.
-
[41]
JEAN MITRY, Histoire du cinéma, t. 1, 1895-1914, Paris, Éditions universitaires, 1967. E. BOWSER, The transformation of cinema..., op. cit., pp. 4-5, donne des chiffres analogues pour les États-Unis : 8 000 cinémas dédiés aux films en 1908, et, en mai 1909,6 000 sous licence MPPC pour 2 000 indépendants.
-
[42]
Les films ne rentrent dans le champ du copyright qu’en 1912 (cf. JULES-MARC BAUDEL, La législation des États-Unis sur le droit d’auteur. Étude du statut des œuvres littéraires et artistiques, musicales et audiovisuelles, des logiciels informatiques et de leur protection par copyright, Paris, Éditions Frison-Roche, 1990). Avant 1912, un film ne pouvait être protégé que comme une série de photographies, image par image donc. Les procès qui se succédèrent à partir de 1902 (Edison vs Lubin, etc.) eurent des résultats contradictoires avant que la jurisprudence, puis la loi, n’intègrent clairement le film dans le champ du copyright (cf. C. MUSSER, History of the American cinema, op. cit., p. 331 en particulier).
-
[43]
G. SADOUL, Histoire générale du cinéma, t. 1, op. cit., p. 207.
-
[44]
E. BOWSER, The transformation of cinema..., op. cit.
-
[45]
JACQUES KERMABON, « Chronologie », et HENRI BOUSQUET, « L’âge d’or », in Pathé, premier empire du cinéma, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1994, respectivement pp. 19-22 et pp. 48-60.
-
[46]
Voir FERDINAND MAINIÉ, Nouveau traité des brevets d’invention, commentaire théorique et pratique de la loi du 5 juillet 1844 sur les brevets d’invention et de la convention internationale d’union pour la protection de la propriété industrielle, du 20 mars 1883..., Paris, Chevalier-Maresq et Cie, 1896; EUGÈNE POUILLET, Traité théorique et pratique des brevets d’invention et de la contrefaçon, Paris, Marchal et Billard, 5e édition, 1909; PAUL ROUBIER, Les inventions brevetables, Paris, Rousseau, 1927.
-
[47]
P. ROUBIER, Les inventions brevetables, op. cit., pp. 4 et 7.
-
[48]
A. BOUJU, La protection des inventions aux États-Unis..., op. cit., p. 209 sqq.
-
[49]
Il n’est d’ailleurs aucunement nécessaire d’avoir inventé une chose pleinement fonctionnelle et techniquement au point, réellement opérationnelle donc. Un patent sur une invention incomplètement développée peut très bien protéger des applications (et innovations) à venir.
-
[50]
En 1894,12 000 demandes de patents étaient ainsi « en examen » depuis plus de deux ans, et cinq depuis plus de quinze ans (dont le fameux brevet Selden).
-
[51]
W. GREENLEAF, Monopoly on wheels..., op. cit.
-
[52]
Jugeant que les seuls vrais gagnants dans de tels litiges juridiques étaient les hommes de loi, les industriels américains de l’automobile mirent sur pied par la suite un accord (pool) pour s’autoriser mutuellement le libre usage de leurs innovations brevetées, créant ainsi une forme de commons. Cet accord fonctionna de 1915 à 1955. Voir JEAN-PIERRE BARDOU et alii, La révolution automobile, Paris, Albin Michel, 1977, et ROBERT MERGES, « Institutions for intellectual property transactions : The case of patent pools », 1999, <www. law. berkeley. edu/ institutes/ bclt/ pubs/ merges>.
-
[53]
C. MUSSER, History of the American cinema, op. cit., pp. 237-238.
-
[54]
MARIE-SOPHIE CORCY et alii (éd.), Les premières années de la société L. Gaumont et Cie. Correspondance commerciale de Léon Gaumont, 1895-1899, Paris, Association française de recherche sur l’histoire du cinéma : Bibliothèque du film, Gaumont, 1999.
-
[55]
Le chronophotographe enregistrait le mouvement en le décomposant image par image, mais les images n’étaient pas parfaitement équidistantes. La reproduction du mouvement, la synthèse, n’était d’ailleurs pas l’objectif de Marey; seule l’analyse lui semblait digne d’un travail scientifique (J. DESLANDES et J. RICHARD, Histoire comparée du cinéma, op. cit., p. 141). C’est après avoir rencontré Marey à Paris, en 1889, qu’Edison devait rédiger son quatrième motion picture caveat, qui réorienta de manière décisive les recherches entreprises par Dickson à Menlo Park, avec l’apparition pour la première fois du principe du film perforé (G. HENDRICKS, The Edison motion picture..., op. cit., p. 52).
1L’apparition historique d’une nouvelle industrie, par bien des côtés, est un processus de découverte et d’invention. Les produits, les marchés, les formes de la division du travail, les relations entre les différents intervenants, les techniques nécessaires aux nouvelles activités, tout doit être mis au point dans la phase d’émergence des activités. Quand cette industrie est fondée sur quelques techniques clefs qui viennent tout juste d’être inventées ou mises au point, le régime des droits de propriété, en matière de brevets d’invention en particulier, peut s’avérer déterminant. Il peut freiner ou favoriser l’essor de la nouvelle industrie, et orienter dans un sens ou dans l’autre – vers le monopole ou la concurrence par exemple – l’évolution de ses structures et de ses activités.
2L’institution des brevets accorde en effet un droit d’exclusivité temporaire (monopole d’usage et d’exploitation) au titulaire du titre. D’un pays à l’autre, d’une période de l’histoire à l’autre, ce même principe de protection juridique est cependant décliné fort différemment. La définition de ce qui est protégé, de « l’invention » donc, est éminemment variable en fonction des législations, de la jurisprudence, des procédures et des pratiques existantes. Les économistes et les juristes sont par ailleurs toujours divisés sur la question. Certains prônent, aujourd’hui comme hier, le renforcement et l’extension des droits du titulaire (un système de « strong patents » dans la littérature américaine actuelle). D’autres argumentent au contraire pour une limitation de ce droit d’exclusivité.
3D’un point de vue analytique, il faut distinguer trois économies entremêlées, mais bien distinctes, avec à chaque fois une production spécifique, des échanges et la circulation d’un certain nombre de produits : « l’économie des connaissances et des techniques », « l’économie des industries », « l’économie des droits ». Ces trois économies ne portent pas sur les mêmes produits, ne fonctionnent généralement pas selon les mêmes règles et obéissent souvent à des logiques différentes. La première économie englobe toutes les activités de production, reproduction, diffusion, échange et partage (marchand ou non), et la transformation des connaissances et des techniques; c’est ici que surgissent les inventions. La deuxième économie (celle des industries) exploite, en partie au moins, les productions de la première; elle utilise en effet des techniques, que celles-ci soient brevetées ou non. La troisième économie s’organise autour des droits inscrits dans les titres accordés par l’office des brevets. Elle mobilise tout un ensemble d’agents spécialisés : examinateurs de l’office, avocats, juges, commerciaux, etc. La production du titre est parfois suivie d’échanges (vente directe ou émission de licences), parfois de litiges. Mais ce commerce, qui ne porte que sur un droit légal d’utilisation, pour d’autres recherches ou pour une exploitation commerciale, ne peut être confondu avec l’échange direct de connaissances et de techniques, lequel relève exclusivement de la première économie [1].
4L’étendue des droits légaux d’exclusivité, et par là même l’importance des connaissances et des techniques privatisées ou, à l’inverse, laissées dans le domaine public, influence cependant directement l’évolution des techniques (économie 1) et la transformation des activités industrielles (économie 2).
5Pour traiter de ce problème, nous partirons d’un exemple historique, celui de l’émergence de l’industrie cinématographique entre 1895 et 1908 aux États-Unis et en Europe (en France plus particulièrement). Toute cette période est en effet dominée par les revendications de Thomas Edison, lequel prétendait avoir inventé toutes les techniques nécessaires au cinéma et avoir donc le « droit » de contrôler l’ensemble de l’industrie des images animées (motion picture industry). Les litiges juridiques prolongés sur les patents et les principaux éléments constitutifs du système technique du cinéma handicapèrent fortement la production américaine et conduisirent finalement à la formation d’un monopole, la Motion Picture Patents Company, une situation contestée après 1908 par les producteurs « indépendants ». L’évolution fut cependant complètement différente en France et plus généralement en Europe, où l’industrie émergea directement sous une forme concurrentielle.
6On peut réaliser ici une analyse historique comparative, systématique, qui n’est pas dénuée d’intérêt. En France et aux États-Unis, on enregistre alors deux configurations des droits de propriété intellectuelle, deux définitions de l’institution (brevets et patents) et deux évolutions différentes de la même industrie, reposant sur les mêmes bases techniques, les mêmes inventions. Cette analyse peut contribuer aussi au débat sur les « strong patents ».
7Dans un premier temps, je rappellerai les approches économiques de l’institution des brevets (et plus particulièrement le débat actuel et la prospect theory de Kitch [2] ). Dans un deuxième temps, je retracerai les débuts de l’industrie cinématographique et la guerre des patents, pour revenir ensuite dans une troisième partie sur la question posée, c’est-à-dire le rapport entre les institutions – le système des droits de propriété et des brevets –, d’une part, et l’évolution des industries, d’autre part.
Approches économiques de l’institution des brevets
8Le système des « brevets d’invention » a toujours provoqué embarras et scepticisme parmi les économistes, une position que Fritz Machlup résumait assez bien dans son étude pour le Congrès américain sur le système des patents :
Aucun économiste ne peut affirmer avec certitude que le système des patents, tel qu’il opère aujourd’hui, se traduit par un bénéfice net ou une perte sèche pour la société [...]. S’il n’existait pas, il serait irresponsable, sur la base de ce que nous savons de ses conséquences économiques, de recommander d’en instituer un. Mais dès lors qu’il existe depuis longtemps, il serait irresponsable, à partir de nos connaissances présentes, de recommander de l’abolir. Cette dernière assertion s’applique aux pays comme les États-Unis d’Amérique – et non aux petits pays ou aux pays faiblement industrialisés, où un poids différent accordé aux arguments pourrait très bien conduire à une autre conclusion [3].
10Au cours du XIXe siècle, c’est l’existence même du système qui est contestée, en particulier par les économistes partisans du « libre-échange » [4]. Cette position est cependant devenue minoritaire aujourd’hui; la plupart des économistes considèrent en effet que l’institution des brevets est dans l’ensemble favorable au développement de l’activité inventive. On avance en effet plusieurs arguments, soit isolément, soit en combinaison : le dévoilement d’un secret de fabrication par exemple, l’incitation à inventer et la protection des activités de développement et de mise au point de l’innovation [5]. Dans toutes ces approches, le système des brevets a pour fonction essentielle la protection des investissements préalables à l’apparition de l’innovation elle-même, en incitant ainsi à investir dans la recherche. Mais on reconnaît généralement que le droit d’exclusivité accordé au titulaire du brevet peut donner naissance à un monopole, ce qui va à l’encontre des politiques visant à préserver la concurrence. Les bénéfices sociaux éventuels que sont l’incitation à inventer et le dévoilement du secret de fabrication doivent alors être mis en balance avec le coût social de ce monopole temporaire. L’institution des brevets doit donc être mise sous surveillance, et il vaut mieux alors limiter le champ et la durée des brevets accordés.
Une nouvelle approche des patents : les droits de propriété intellectuelle
11L’analyse des brevets en termes de bénéfices et coûts sociaux est encore largement répandue de nos jours parmi les économistes. Elle est cependant remise en cause, depuis la fin des années 1960, par l’école « laws and economics » de l’université de Chicago [6], qui définit les patents comme des « droits de propriété intellectuelle », en en posant les différentes composantes : copyright, patents, trade-marks, protection des secrets de fabrication, etc., comme autant de conditions de l’efficacité économique. Ces dispositifs juridiques sont censés en effet répondre à un même problème, « l’échec de marché » [7]. Ils apparaissent indispensables pour la création ici d’un « marché des droits », lequel permet alors l’échange marchand des actifs (informations, connaissances, techniques, etc.) protégés par les droits de propriété. Le marché assure la ré-allocation des informations, des connaissances et des techniques, et la rémunération des producteurs. Si les échanges sont libres et les coûts de transaction suffisamment faibles, une meilleure allocation des ressources et une meilleure organisation de l’activité innovatrice seront obtenues, une situation qu’un système de propriété collective ou semi-collective (domaine public) et autres formes de communaux – commons – ne permettrait pas, selon cette théorie, d’atteindre.
12Le renforcement et l’extension des droits de propriété intellectuelle (privés), et plus particulièrement des patents, deviennent alors des mesures louables. L’attribution à des agents privés d’un droit d’utilisation exclusive sur telle ou telle technique (ou connaissance) n’est plus considérée comme une entrave possible à la concurrence (ou à la recherche), mais posée au contraire comme une condition du bon fonctionnement de l’économie de l’innovation. Il y a un changement de perspective, et même une sorte de rupture dans l’approche économique de l’institution des brevets.
13Le meilleur exemple que l’on puisse donner de cette évolution doctrinale est la prospect theory d’Edmund Kitch. Celui-ci propose de considérer les patents, non plus simplement comme des dispositifs assurant le retour des capitaux engagés dans l’activité innovatrice (ce qu’il appelle la reward theory), mais aussi – et plutôt – comme un système assurant une allocation efficiente des ressources pour l’exploration de tout un champ de recherche, « une fonction importante, si ce n’est dominante, du système américain des patents, tel qu’il opère en réalité [8] ». C’est la fonction de protection du prospect, c’est-à-dire de l’ensemble des recherches et développements possibles mais non encore effectués, découlant de l’invention initiale.
14E. Kitch introduit une analogie explicite entre l’activité inventive et l’activité de prospection des matières minérales (or, argent, pétrole, etc.). Les attributs généraux des deux dispositifs juridiques sont comparables (aux États-Unis du moins) : limites dans l’espace et le temps, règle de priorité claire (le premier à découvrir ou le premier à enregistrer la concession), validité du titre indépendamment de sa valeur commerciale, droits d’exclusivité pour toute exploration et exploitation dans les limites du prospect. Kitch affirme que la protection accordée permet une organisation efficace de la prospection des matières minérales, sans double emploi ni gaspillage de ressources, un constat qu’il étend sans autre forme de procès à l’activité de recherche et développement. Sans droits de propriété clairement établis et exclusifs, il y aurait bien selon lui prospection (ou recherche-développement), mais dans le désordre le plus complet, avec des investissements concurrents et des défauts de coordination, donc finalement une très mauvaise allocation des ressources.
15Pour Kitch, le rôle principal du brevet n’est donc pas, comme dans l’approche traditionnelle, antérieur aux inventions (sa fonction d’incitation), mais il commence plutôt une fois celui-ci délivré. Donner un brevet large à l’inventeur initial dans les stades premiers d’une recherche conduit, selon lui, à une meilleure exploration du prospect. La production d’un titre par l’office des brevets permet en effet l’émission des licences et les échanges de droits. Le titulaire ayant un droit exclusif d’exploration de l’ensemble du champ de recherche ouvert par l’invention initiale, tous ceux qui veulent innover à partir de cette invention doivent obligatoirement négocier avec lui afin d’obtenir une licence. Le détenteur des droits est alors un point de passage obligé pour tous les inventeurs présents dans ce domaine de recherche, ce qui facilite le transfert des informations (et des droits) et évite une duplication inutile des efforts, comme dans les modèles de courses au brevet. Pour Kitch, l’existence d’un patent organise et rationalise les activités innovatrices engagées dans le champ de recherche non entièrement exploré (le prospect). Accroître la largeur et la profondeur des brevets est donc une bonne politique.
16La prospect theory contourne ainsi la contradiction traditionnelle entre « incitation » (effet positif) et « monopole », c’est-à-dire les restrictions dans l’usage par les autres de la technologie (effet négatif), en transformant l’effet négatif en un effet positif, puisque la création et le renforcement du droit d’exclusivité sont nécessaires à la création du marché des droits, lequel est supposé donner une meilleure allocation des ressources. Ainsi, Kitch critique le principe des licences obligatoires et plus généralement les actions anti-trusts, en matière de patents, car ces actions tendent à affaiblir le principe d’exclusivité et la protection des prospects. « La plupart des lois anti-trusts, destinées à confiner le fonctionnement du système des patents dans sa “propre sphère”, étaient implicitement basées sur la reward theory, ce qui a sans doute altéré la capacité du système à s’acquitter de sa fonction de protection des prospects [9]. » Le danger de voir apparaître ici un monopole est par ailleurs largement surestimé selon lui, car la nouvelle technique peut être concurrencée par des techniques plus anciennes en voie d’obsolescence. Une fois celles-ci disparues, la technique sous patent devrait d’ailleurs se heurter bien vite à d’autres inventions substitutives. Le droit de propriété (et d’exclusivité) accordé est donc habituellement limité par cette pression concurrentielle [10].
Contrôle exclusif ou décentralisation de l’activité inventive
17Il peut être intéressant de comparer les différentes théories économiques du système des brevets – approche traditionnelle et approche en termes de droits de propriété intellectuelle – à l’évolution du droit et de la jurisprudence en matière de patents aux États-Unis même. Historiquement, en effet, le droit actuel des patents a deux sources principales [11] : la constitution de 1778 et, avant elle, le droit colonial, qui pose le patent comme un droit de propriété accordé après examen par l’US Patent Office (USPO), le droit pour l’inventeur « d’interdire aux tiers la fabrication, l’utilisation et la vente de l’invention pendant dix-sept ans sur le territoire des États-Unis », selon les termes de la loi américaine [12]; le Sherman Act de 1890, qui amena à prendre en compte dans les affaires de patents le coût social du monopole temporaire (les tribunaux peuvent alors limiter le droit d’exclusivité accordé par l’USPO ou même annuler un brevet en vertu de cette loi). L’évolution de la jurisprudence, de la loi et des pratiques fut cependant tardive et progressive, et largement postérieure à 1908, date à laquelle nous arrêtons notre étude [13]. L’analyse des décisions des tribunaux et des doctrines de l’USPO montre en effet une inflexion manifeste de la représentation de l’institution à partir de 1910 seulement [14]. Avant cette date, les tribunaux tranchent tous les litiges éventuels (contre-façon, etc.) sans se soucier aucunement des conséquences éventuelles du droit accordé sur les marchés (monopolisation) ou sur les activités des autres inventeurs. Les choses changent par la suite, mais cela n’intéresse pas notre étude; et la manière dont E. Kitch interprète le système américain des patents est finalement très proche des conceptions de la fin du XIXe siècle. Il en est d’ailleurs parfaitement conscient [15]. Aujourd’hui cependant, la prospect theory accompagne plutôt les évolutions contemporaines du régime de la propriété intellectuelle aux États-Unis. Depuis les années 1980 en effet, le champ légal des patents a été sensiblement étendu, les frontières habituellement admises entre ce que l’on peut breveter et ce que l’on ne peut pas breveter, entre la recherche de base et la recherche et développement proprement dite, sont largement déplacées. De nouveaux domaines de connaissances (vivant, software, business methods, etc.) ont été ainsi ouverts à la privatisation, y compris dans la recherche la plus académique [16].
18Kitch est favorable à l’attribution systématique à des agents privés de « droits de contrôle exclusif et d’exploitation de l’information technologique », une information qui d’habitude relève plutôt du domaine public [17]. Il préconise donc une privatisation accrue et un renforcement des droits du titulaire du brevet (strong patents). Mais la prospect theory va plus loin encore, en accordant une place centrale et dominante au marché des droits – en pratique, aux titulaires des titres – pour l’allocation des ressources dans les activités de recherche et d’invention, comme dans l’exploitation industrielle et commerciale. Dans les trois économies que nous avons distinguées, les deux premières, « l’économie des connaissances et des techniques » et « l’économie des industries », passent alors sous le contrôle de la troisième, « l’économie des droits », devenant complètement dépendantes de ce qui se passe dans cette économie entre les inventeurs et l’office des brevets, entre les différents titulaires de titres et au niveau des tribunaux.
19Cette théorie repose sur une hypothèse qui, pour E. Kitch, semble aller de soi, mais qui s’avère cruciale pour son raisonnement : le bon fonctionnement, quand il existe, du marché des droits de propriété [18]. Il faut en effet, pour que l’exploration et l’exploitation d’un prospect soit complète et optimale, que la redistribution des droits soit possible et se fasse réellement. Or cette condition est loin d’être évidente. En effet, à partir du moment où l’on attribue un droit d’exclusivité renforcé à un titulaire, celui-ci acquiert par là même un certain pouvoir sur l’innovation et l’industrie, un pouvoir qui, dans certaines circonstances, peut s’avérer très étendu.
20Le droit d’exclusivité accordé par l’office des brevets au premier inventeur se retourne alors contre tous les autres inventeurs et tous les autres utilisateurs. Quand le titre protège un champ de recherche, toute activité innovatrice est conditionnée par l’obtention d’une licence. L’évolution des techniques est alors soumise au bon fonctionnement du « marché des droits de propriété ». Mais le terme « marché » ne peut guère faire illusion ici, puisque toute l’offre disponible émane du titulaire. C’est lui qui décide d’accorder ou non licence, de bloquer ou non ses rivaux en matière de recherche, de favoriser l’un plutôt que l’autre, etc. C’est lui qui décide si le marché existe ou non. Tout ceci n’est possible, évidemment, que parce que l’office des brevets a délivré un brevet large, sur un prospect plutôt que sur un dispositif technique particulier bien spécifié, arrachant ainsi au domaine public et aux commons tout un domaine de recherche et d’exploitation.
21Une telle centralisation semble pourtant contraire aux institutions, coutumes et pratiques qui régulent depuis toujours la recherche scientifique, et même, dans une large mesure, le changement technique le plus ordinaire : principes de science ouverte ou d’invention collective [19]. La prospect theory s’oppose directement en effet à tous ceux qui mettent l’accent sur la dimension collective présente dans toute activité inventive.
Pour parler rigoureusement, aucun individu ne produit une invention, dans le sens habituel du terme. L’objet que, par convention linguistique, nous appelons une automobile, un téléphone, comme s’il s’agissait d’une entité, est en fait l’agrégat d’un nombre presque infini d’unités individuelles d’invention, chacune d’entre elles étant la contribution d’une personne singulière. Dire que l’une de ces unités interreliées est une invention, et son créateur un inventeur, est une absurdité [20].
23Les inventions ressemblent aux pierres d’une pyramide où chaque pierre permet la pose d’autres pierres [21].
24Dans cette approche, où l’on traite le problème comme relevant d’abord de l’économie des connaissances plutôt que de l’économie des droits (ou des titres), la compétition entre chercheurs indépendants, travaillant en parallèle sur les mêmes problèmes, est généralement considérée comme le mode d’organisation le plus favorable à l’activité inventive. Une bonne partie de la « soi-disant » duplication des efforts n’est pas alors du gaspillage, mais le plus sûr moyen au contraire de multiplier les innovations. Il n’y a d’ailleurs pas beaucoup de rareté ici, du moins tant que le système des patents ne l’a pas délibérément introduite [22]. Il ne peut donc y avoir ni sur-utilisation, ni congestion, ni épuisement des ressources. La référence à une « tragédie des commons » [23] est donc complètement inappropriée ici, car la dissémination redondante de la connaissance par la formation ou l’enseignement, ou par le développement de trajectoires de recherche parallèles permet au contraire l’accumulation des expériences et une exploration plus approfondie des différents champs de recherche (propects). En raisonnant ainsi, on place évidemment en premier la logique particulière de l’activité innovatrice, avec ses contraintes propres. L’idéal en matière de recherche-développement est alors un monde plutôt décentralisé, voire anarchique, avec un cadre institutionnel adapté où le système des règles devrait laisser les coudées franches le plus longtemps possible aux différents chercheurs [24]. Nous y reviendrons après avoir exposé notre étude de cas.
Les débuts de l’industrie cinématographique et la guerre des patents aux États-Unis
25Le 28 décembre 1895, les frères Lumière organisèrent à Paris la première projection publique et payante de films. Ils inventaient ainsi la forme commerciale concrète sur laquelle devait s’édifier toute la future industrie du cinéma [25]. On pouvait certes depuis plus d’un an, en Europe comme aux États-Unis, visionner de petits films dans les kinétoscopes de la compagnie Edison, mais ces machines à sous munies d’oculaires ne pouvaient guère rivaliser avec la projection en salle. Le succès du cinématographe révélait un nouveau marché, ce qui devait très vite fixer l’importance et la valeur économique des différentes techniques.
Accès aux techniques et émergence de l’industrie
26Pour accéder à cette nouvelle activité, il fallait alors obtenir du film vierge (ou des copies de films produits par d’autres), disposer d’une caméra (pour la prise de vue et la production des films) et d’un projecteur (pour l’organisation des séances de projection, lesquelles, directement ou indirectement, financeraient toute l’industrie). Certains de ses éléments posaient réellement un problème, essentiellement par leur nouveauté (le dispositif technique venant tout juste d’être inventé) ou par l’existence juridique d’un droit d’exploitation exclusive, quand ces dispositifs étaient couverts par un brevet.
27Les frères Lumière, en tant qu’industriels et inventeurs d’une caméra transformable en projecteur et en tireuse de positifs, maîtrisaient tout le système technique. Ils pouvaient développer une stratégie commerciale complète et choisirent d’ailleurs un système d’exploitation exclusive, en refusant de vendre leur caméra à d’autres. Mais ce choix ne freina guère l’essor de l’industrie en France et en Europe. Le succès du cinématographe déclencha en effet une fièvre de recherches sur les appareils et la projection. Pour obtenir un défilement intermittent du film, les frères Lumière avaient utilisé un mécanisme (excentrique) emprunté à une machine à coudre, mais d’autres dispositifs étaient possibles. Au cours de la seule année 1896, plus de cent vingt brevets furent ainsi déposés en France, une trentaine en Grande-Bretagne, un peu moins en Allemagne [26]. De nombreux systèmes d’entraînement plus ou moins efficaces furent alors proposés : griffes, croix de Malte, came flottante, etc. Des caméras et des projecteurs parfaitement utilisables devinrent alors rapidement disponibles, et leur production complétait celle des appareils photographiques.
28Certains fabricants et vendeurs d’appareils (William Paul en Angleterre [27], Léon Gaumont et Charles Pathé en France) se mirent alors à produire des films pour écouler leurs projecteurs. Georges Méliès, qui n’était qu’un entrepreneur de spectacle (et un artiste), acheta un projecteur à Paul et le transforma en caméra pour tourner et vendre ses propres films, dès 1896 [28]. La nouvelle industrie s’organisa ainsi à partir de la vente des appareils et des films aux exploitants, lesquels étaient à l’époque essentiellement des forains. La projection dans les foires prit en effet son essor et domina dans l’exploitation à partir de 1900, en France comme en Grande-Bretagne [29]. Les copies étaient vendues par les producteurs au mètre, un système qui ne disparut qu’après 1907, Charles Pathé ayant décidé – vite imité par Gaumont et les autres producteurs de films – de louer les copies plutôt que de les vendre. La production des appareils, celle des films et l’exploitation sont donc très vite séparées en Europe. La spécialisation est alors possible et l’existence des brevets n’a de fait que bien peu influencé l’évolution des techniques et le développement, purement commercial et concurrentiel, de l’industrie.
29La situation s’avéra complètement différente aux États-Unis, dominée par la figure et les revendications de Thomas Edison, lequel prétendait avoir un droit de premier inventeur sur toute l’industrie des motion pictures. Déjà très connu pour ses inventions dans le domaine de l’électricité et des communications (télégraphe), et pour son phonographe, Edison était essentiellement un « homme d’affaires de l’invention » [30]. Disposant de moyens financiers importants et d’un grand laboratoire à Menlo Park (New Jersey), il faisait travailler ses collaborateurs sur tous les dispositifs utiles qui lui venaient à l’esprit et avait de plus une grande pratique des patents et des revendications larges. En 1891, un prototype de caméra (le kinétographe pour la prise de vue) et une visionneuse à oculaires (le kinétoscope proprement dit) sont mis au point à Menlo Park, un travail mené essentiellement par William Dickson, un collaborateur d’Edison [31]. Au mois d’août de la même année, plusieurs projets de brevet sont soumis à l’US Patent Office. Commence alors un laborieux processus d’examens et de rejets par les examinateurs de l’office, auquel répondent les contre-propositions et ré-écritures successives du brevet par les avocats d’Edison, Dyer & Seely, l’important étant évidemment ici de faire inscrire dans les patents les revendications les plus larges possibles [32].
30En 1893, Edison obtient de l’USPO un premier brevet (no 493426) couvrant le kinétoscope et, en 1897, six ans après le premier dépôt, un deuxième (no 589168) couvrant le kinétographe. Notons qu’Edison n’avait déposé aucune demande de brevet ailleurs dans le monde; un « oubli » qui, selon ses dires, permettait d’économiser un peu d’argent – un argument qui laisse rêveur les historiens [33]. Plus probablement, Edison savait très bien que ses revendications larges seraient non seulement contestées, mais surtout difficilement défendables à l’étranger, où un travail similaire avait déjà été fait, en particulier par Marey. Un brevet invalidé par des tribunaux en Europe aurait évidemment affaibli sa propre position aux États-Unis.
31La commercialisation des kinétoscopes commença en 1894. Les visionneuses, où les films défilaient de manière continue, étaient vendues aux exploitants et les films fournis par la compagnie Edison. La caméra utilisait un mécanisme intermittent (croix de Malte). Elle n’était ni vendue ni exhibée, et personne, en dehors de ses inventeurs, ne savait réellement comment elle fonctionnait. Cependant le choix commercial d’une exploitation au moyen de machines à sous laissait de côté le problème technique des projections. Edison, n’ayant financé aucune recherche dans ce domaine, ne maîtrisait pas cette technique et ne possédait aucun projecteur. Il ne pouvait donc répondre aux demandes de ceux qui souhaitaient projeter sur écran les bandes tournées pour les kinétoscopes. Aux États-Unis comme ailleurs, d’autres entreprirent alors de mettre au point un appareil de projection. Ainsi les frères Latham qui, vers 1895, disposaient d’un projecteur à mouvement continu, ou Jenkins et Armat qui inventèrent un appareil à mécanisme intermittent, breveté le 28 août 1895. Des agents d’Edison, Raff & Gammon, ayant découvert la chose, permirent à celui-ci de s’assurer les droits d’exploitation du brevet Armat-Jenkins. Présenté immédiatement comme la dernière invention du « sorcier de Menlo Park », du « génial » Edison, l’appareil fut rebaptisé et la commercialisation de l’Edison’s vitascope commença en 1896. Mais cette même année, le cinématographe des frères Lumière arrivait à New York, où l’on pouvait aussi voir des projections réalisées avec l’eidoloscope des frères Latham, le kineoptikon (venu d’Angleterre), ou le biograph de l’American Mutoscope & Biograph Company [34].
La « guerre des patents » aux États-Unis (1897-1908)
32En 1897, la situation de la future industrie du « cinéma » ne semblait pas très différente aux États-Unis de celle de l’Europe. On pouvait trouver de nombreuses caméras et projecteurs utilisant le format 35 mm et les perforations Edison, ces appareils étant importés d’Europe (de Grande-Bretagne surtout) ou produits sur place. Se procurer des films déjà tournés n’était pas non plus très difficile, et les projections se multipliaient [35]. On aurait donc pu avoir le même type d’évolution qu’en Europe, avec des producteurs de films et d’appareils qui se concurrencent commercialement, et une progression générale de la production tirée par l’exploitation; les patents n’auraient alors joué qu’un rôle secondaire. Mais Edison avait obtenu le 31 août 1897 un brevet large sur les caméras et la prise de vue (no 589168). Dès le mois de décembre, ses avocats engagèrent des poursuites contre un certain nombre d’exploitants, de producteurs de films ou d’appareils, ouvrant ainsi une longue période de conflits juridiques et d’incertitudes qui devait durer plus de dix ans. Reculant devant le coût et la difficulté des procès, la plupart des exploitants et des producteurs disparurent ou s’inclinèrent, acceptant les conditions posées par Edison : arrêt de la production de certains appareils, cession de films, paiement de royalties. D’autres préférèrent l’exil (Lubin par exemple), se repliant temporairement en Grande-Bretagne. D’autres enfin furent protégés par la distance, les avocats d’Edison répugnant à poursuivre loin de l’État de New York. En quelques mois, Edison renforça ainsi fortement sa propre position commerciale, intimidant la plupart des producteurs de films et d’équipements 35 mm de la région de New York. Le 13 mai 1898, il engageait une deuxième vague de poursuites, s’attaquant en particulier à l’American Mutoscope & Biograph Company, une société prospère et importante qui utilisait sa propre technologie et son propre format (70 mm) [36]. Elle refusa de plier et ses avocats entamèrent une résistance acharnée et prolongée. On n’en rappellera ici que les principaux épisodes.
33Le 15 juillet 1901, Edison remportait une première victoire, le juge estimant que la Biograph s’était appropriée la substance même de l’invention couverte par le brevet Edison. Menacée de disparition, la Biograph obtint un sursis et fit appel. Le 14 mars 1902, la cour d’appel et le juge William J. Wallace renversaient alors la décision, les revendications contenues dans le brevet étant jugées trop larges pour correspondre aux inventions effectivement réalisées par Edison. Celui-ci fut donc débouté et le patent jugé sans valeur. C’était une victoire majeure pour tous les producteurs de films, particulièrement pour la Biograph qui pouvait maintenant poursuivre librement ses activités et se convertir même au format 35 mm.
34Mais les avocats d’Edison obtinrent très vite de l’USPO, le 30 septembre 1902, deux patents reissues sur des revendications mieux formulées (no 12037 et no 12038). Ils engagèrent immédiatement de nouvelles poursuites contre la Biograph, Selig & Lubin (novembre 1902), puis contre Paley, Méliès, Pathé (en 1904) et la Vitagraph (en 1905). En mars 1906, une première décision de justice restreignit le champ des brevets Edison. Ses avocats firent immédiatement appel et, un an plus tard, le 5 mars 1907, la cour d’appel rendit une décision qui invalidait partiellement le jugement précédent. Deux types de caméras étaient alors au cœur du litige : la vieille caméra de la Biograph, avec son système d’entraînement quasi obsolète, et une caméra anglaise Warwick, très largement utilisée par la profession. Les juges déclarèrent que cette caméra, étant un « fair equivalent » du mécanisme breveté par Edison, était illégale, ainsi que toutes les autres caméras en usage, à l’exception de celle de la Biograph qui reposait sur un mécanisme totalement différent. Le verdict ne tranchait cependant pas réellement la situation, les patents des deux camps en présence étant reconnus valides.
35Cette situation bloquée conduisit – après quelques autres péripéties – à la formation d’un cartel, la Motion Picture Patents Company (MPPC). En effet, les avocats d’Edison diligentèrent immédiatement de nouvelles poursuites. Épuisés par les litiges juridiques, les principaux producteurs américains : la Vitagraph (le premier producteur américain de film), Kalem, Lubin, Selig, Essanay, ainsi que Pathé et Méliès, devinrent des licenciés d’Edison. Celui-ci, qui, sur le plan commercial, ne représentait plus grand-chose, imposait ainsi son contrôle à presque toute l’industrie. Seule la Biograph et G. Kleine restaient hors de son emprise technique et juridique [37]. La Biograph renforça sa position en signant un agrément avec Armat et en rachetant les droits du brevet Latham (fin 1908), compliquant ainsi les litiges juridiques sur la projection. Dans le brevet Latham, en effet, figurait une manière de disposer le film dans la caméra qui évitait les tractions brusques et les ruptures éventuelles en cours de projection. Cette « boucle » était devenue une pratique courante, indispensable pour les films de plus de cent pieds.
36En bref, Edison pouvait poursuivre la Biograph et la Biograph poursuivre Edison [38]. Cette menace de paralysie conduisit finalement à la formation de la MPPC. Officiellement constituée le 1er janvier 1909, cette société héritait de tous les brevets d’Edison, de la Biograph, de l’Armat Company et de la Vitagraph. Elle se donna comme ambition pratique la réorganisation (sous licence) de l’ensemble des activités cinématographiques, avec établissement d’une perception de droits à tous les niveaux, les royalties étant ensuite reversées à parts égales entre l’Edison Manufacturing Company et la Biograph [39]. Une nouvelle époque s’ouvrait pour l’industrie, qui allait opposer ce cartel des patents et les nouveaux producteurs « indépendants » issus des milieux de l’exploitation et de la distribution. Les poursuites devant les tribunaux et les tracasseries juridiques reprirent de plus belle, mais la MPPC ne put cependant freiner longtemps l’essor des « indépendants ». En juin 1910, ceux-ci distribuaient déjà vingt et une bobines par semaine contre trente pour les « licenciés » MPPC. Aussi, quand le gouvernement américain ouvrit des poursuites fin 1912 contre la MPPC au titre du Sherman Act (pour aboutir à une condamnation officielle en 1915), celle-ci avait déjà largement perdu la bataille commerciale.
Des évolutions contrastées de part et d’autre de l’Atlantique
37Vers 1908, quand s’achève la guerre des brevets, l’industrie cinématographique américaine se trouve dans une situation paradoxale. En termes de spectateurs et de vente de copies, ce marché est déjà le plus important du monde, mais la production américaine de films est sous-dimensionnée et incapable de satisfaire la demande des exploitants. Ainsi, en 1907, un tiers seulement des films projetés sur les écrans américains était produit aux États-Unis; le reste était d’origine européenne, essentiellement française, la société Pathé Frères occupant à elle seule un tiers du marché [40].
38Cette situation était d’autant plus paradoxale que, depuis 1905, dans toutes les grandes villes américaines, étaient apparues des salles spécialisées, dédiées à la projection permanente de films. Ces nickelodeons, ainsi nommés en référence au prix d’admission, un nickel – soit 5 cts –, représentaient une nouvelle forme d’exploitation, très profitable, qui devint très vite dominante. La prolifération des nickelodeons dote alors les États-Unis d’un parc de salles sans équivalent ailleurs : environ 7 000 cinémas permanents (dont 350 à New York) contre 400 en France (50 à Paris), un pays où dominait encore le système de l’exploitation foraine [41]. L’économie du cinéma américain se transforme alors profondément, car l’ouverture quasi permanente des salles impliquait un renouvellement régulier des programmes, ce qui signifiait une demande accrue de films nouveaux et l’apparition de systèmes de location.
39Mais la production américaine de films avait toujours vécu, depuis 1897, sous la menace des poursuites intentées par Edison. Selon Georges Sadoul, les dépenses engendrées par tous ces litiges handicapèrent fortement la production. Il y eut en effet plus de deux cents procès en première instance et plus de trois cents en appel. Plus déterminante encore fut l’incertitude quasi permanente sur les conditions juridiques de la production elle-même, une situation qui décourageait les investissements. Incapables de produire de manière continue, les firmes restèrent petites et désorganisées, et la production américaine de films originaux était largement inférieure – en quantité et en qualité – à ce qu’elle aurait pu (et dû) être, compte tenu de l’importance de la demande de copies par les exploitants.
40L’écart entre l’offre et la demande était alors comblé par des importations, ou la contrefaçon de films concurrents par contretypage. On peut en effet en partant d’une copie originale créer un négatif (contretype), et obtenir ensuite autant de copies que l’on veut à partir de ce négatif contretypé. Cette pratique, permise par l’absence de copyright sur les films [42], était courante et même massive aux États-Unis, mais quasiment inconnue en Europe, où la protection des films par le droit d’auteur n’était pourtant guère mieux établie. Ainsi, pour donner un exemple, le film tourné par Georges Méliès en 1902, Le voyage dans la lune, eut un succès considérable sur tout le continent américain, mais il n’y vendit en tout et pour tout que trois copies [43]. On a là une conséquence directe de la guerre des brevets, la contrefaçon permettant d’assurer de manière peu coûteuse et sans grand risque juridique l’approvisionnement du marché. Et, dans les périodes où le conflit juridique était le plus intense (vers 1901-1902), certains producteurs, comme Lubin, abandonnèrent même toute production originale pour se spécialiser dans le contre-typage de films étrangers, français (Méliès, Gaumont, Pathé) ou anglais.
41En France, à l’inverse, la production de films dépassait très largement les besoins du marché intérieur, au point que toute l’industrie était devenue terriblement dépendante des exportations : ainsi, en octobre 1909, cinq copies produites en France étaient destinées au marché français, quarante à l’Europe et cent cinquante au marché américain [44]. Il n’y avait eu là aucun litige important sur les brevets, aucun procès pour paralyser la production et aucune tentative pour monopoliser ou contrôler tout ou partie des activités cinématographiques au moyen des brevets. Le contexte était donc resté concurrentiel et la rivalité essentiellement commerciale. Dès 1898, les frères Lumière abandonnaient la production cinématographique. Mais les trois industriels restés sur le marché – Georges Méliès avec la Star film, Léon Gaumont et Charles Pathé – purent diversifier leurs activités et développer progressivement la production en améliorant la qualité de leurs films. Ainsi Charles Pathé, en moins de dix ans, passa de la vente des phonographes à la production des caméras et des projecteurs, puis des films à partir de 1900 avec Zecca. Avec l’aide de capitaux extérieurs, il étendit ses capacités de production (studio, usine de tirage de positifs, fabrication d’appareils, etc.) et poursuivit une politique d’expansion systématique [45]. Les établissements Pathé étaient ainsi capables de produire en 1907 un film nouveau chaque jour, et cette firme prospère opérait à l’échelle mondiale, ce qui en faisait d’ailleurs un acteur incontournable pour la constitution de la MPPC.
Définition de l’institution et configuration des droits de propriété
42On peut s’interroger sur les causes d’une évolution si différente de part et d’autre de l’Atlantique et se demander pourquoi l’industrie des motion pictures fut entravée dans son essor par les conflits juridiques aux États-Unis, alors que rien de semblable n’existait à l’époque en Europe. Une explication possible réside dans la définition différente des patents et des brevets d’invention, et dans le fonctionnement lié de l’économie des titres. Un autre élément à prendre en compte est l’importance, dans le cas français, des connaissances et des techniques appartenant clairement au domaine public, libres d’usage pour toute exploitation industrielle et commerciale.
Le titre et son économie
43En France, à l’époque, le brevet d’invention est défini de manière restrictive. L’invention, qui peut être « un produit nouveau, un moyen nouveau, ou une application nouvelle de moyens connus », doit nécessairement avoir « un caractère industriel » [46]. Cela signifie que toute définition large et de principe de l’invention est exclue; et l’application doit être décrite dans le brevet, lequel donne lieu à un simple dépôt, sans examen sur le fond. La loi de 1844 est particulièrement claire. Elle exclut « tout brevet qui porterait sur des principes, des méthodes, des systèmes, des découvertes et des conceptions théoriques ou purement scientifiques », car le danger, note Paul Roubier dans son commentaire de la loi, est justement d’interdire aux autres la découverte (et l’exploitation) d’autres applications [47]. Seule l’application décrite dans le brevet est ainsi protégée et tout brevet de principe est nul de plein droit.
44Aux États-Unis, les conceptions sont bien différentes et le champ du patent peut de fait être bien plus large. Car ce n’est pas l’application particulière décrite dans le corps du patent qui compte le plus, mais plutôt l’ensemble des revendications (claims) formulées par l’inventeur dans la dernière partie du brevet. C’est cette dernière partie, où l’inventeur décrit en termes éventuellement très généraux, les plus généraux possibles d’ailleurs, les utilisations possibles de son invention, qui est juridiquement la plus importante [48]. C’est ce que les avocats d’affaires et les tribunaux examinaient avant tout dans toutes les affaires de contrefaçon : la véritable mesure du monopole accordé et de son étendue, la vraie définition de l’invention dans l’économie des droits. Les revendications peuvent s’avérer alors particulièrement larges et inclure des utilisations ou des dispositifs techniques qui n’existent pas encore, mais découlent nécessairement, selon l’inventeur, de sa propre invention [49]. Il y a donc bien dans la loi et les pratiques américaines de l’époque – et E. Kitch a raison sur ce point – un élément de protection du prospect, complètement absent (exclu même) du système français. Seule l’existence de revendications antérieures connues, inscrites par exemple dans des patents déjà délivrés, limite l’inventeur et son avocat dans ce qu’il peut inscrire comme revendications; une autre limite est l’ignorance, au moment où le brevet est rédigé, de ce que peut donner réellement l’invention dans le futur, en particulier en matière d’exploitation industrielle (marchés porteurs, etc.).
45Par ailleurs, dans le système américain, à la différence du système français, le titre n’est accordé qu’après examen par l’USPO, un examen qui porte sur la forme, le fond et le droit des patents. La production du titre relève alors d’une procédure complexe, extrêmement codifiée, qui met face à face les examinateurs de l’Office et les avocats spécialisés dans la rédaction des actes, les recherches d’antériorité et la maîtrise des procédures. Deux points s’avèrent en effet particulièrement importants pour le champ du brevet : la formulation même des revendications, la maîtrise du calendrier. Avant 1895, un bon avocat spécialiste des patents pouvait ainsi obtenir pratiquement sans limite un allongement de la durée de l’examen à l’USPO, ce qui permettait de retarder la date d’attribution effective (issue), à partir de laquelle étaient calculées les dix-sept années de protection légale. On réussissait ainsi à étendre la durée de la protection, et la rédaction finale des revendications pouvait alors prendre en compte les produits, les développements techniques et les marchés apparus dans l’intervalle, ce qui permettait d’obtenir un titre qui jouerait pleinement son office de moyen de perception. Le nombre des applications en souffrance à l’USPO [50] conduisit alors le Congrès à modifier la législation et à imposer une date butoir, la fin 1895, pour toutes ces demandes de patents, sous peine de rejet.
46Un des maîtres à l’époque du délai systématique et intentionnel fut incontestablement George Selden, un avocat spécialiste des brevets qui revendiquait l’automobile à moteur à explosion comme son invention exclusive, ce qui donna naissance à un long conflit juridique, tout à fait comparable aux litiges noués autour des revendications d’Edison. Le cas Selden est bien documenté [51]; il peut être intéressant de l’évoquer ici. La demande initiale de Selden datait de 1879 et l’examen par l’USPO dura seize ans et demi, la demande finale (patent issue) n’étant rédigée qu’en 1895. Les dix-neuf revendications initiales avaient d’ailleurs toutes été annulées et remplacées par d’autres, ce qui permit à Selden de tenir compte, dans la formulation finale, de l’évolution de l’industrie automobile et des marchés. Il obtint un droit d’exclusivité qui courait jusqu’en 1912, et son monopole fut ainsi porté à trente-quatre ans ! Comme la loi lui imposait de compléter sa demande de brevet avant la fin de l’année 1895, il ne put faire mieux, et les avocats d’Edison ne purent obtenir, eux, le même résultat. La durée effective du patent sur la base duquel Edison revendiquait l’invention des motion pictures (no 589168) ne fut donc allongée que de quatre ans (dépôt en 1891, issue en 1895).
47Selden cependant, à la différence d’Edison, n’était qu’un pur titulaire de titre qui ne construisit jamais une seule automobile, et celle qu’il avait inventée ne fut d’ailleurs jamais réellement opérationnelle. Il décida cependant en 1903 de faire valoir ses droits et attaqua comme contrefacteurs tous les constructeurs automobiles de l’époque. Certains s’inclinèrent et acceptèrent ses exigences, mais d’autres, comme Henri Ford, résistèrent. Le brevet Selden fut finalement cassé en appel en 1911, après huit années de procédure, un an seulement avant l’expiration du monopole légal [52].
48De tels conflits autour des patents étaient alors chose courante aux États-Unis. C’était une arme parmi d’autres dans la rivalité entre firmes, un moyen efficace pour obtenir l’éviction d’un concurrent et contrôler un secteur industriel. George Eastman, par exemple, ne procédait pas autrement, et ni Selden ni Edison ne faisaient alors exception. Les positions des protagonistes de l’industrie des motion pictures dans cette forme particulière de concurrence étaient cependant bien différentes. Certains producteurs de films, comme Sigmund Lubin, n’avaient aucun brevet, aucun titre à faire valoir. D’autres, en revanche, ne possédaient plus que cela. « Thomas Edison, Thomas Armat et Woodville Latham cherchaient généralement à faire reconnaître leurs patents dans les termes les plus larges possibles, de manière à pouvoir les utiliser afin de contrôler des parties clefs de l’industrie. Après l’échec commercial de l’eidoscope des Latham et du vitascope d’Armat, leur principal recours passait par les tribunaux. La Biograph, de son côté, cherchait non seulement à faire reconnaître la valeur de ses propres brevets, mais voulait aussi voir invalider ou restreindre les patents qui menaçaient une part importante de ses propres activités. Seule la Mutoscope Company était à l’abri de toute revendication en termes d’antériorité [53] ». La concurrence en matière de production et de distribution de films ou d’appareils ne s’exerçait alors pas simplement dans le domaine industriel et commercial. Elle se déployait aussi dans l’économie des droits, car la validation d’un patent par les tribunaux signifiait droit de contrôle sur une partie de l’industrie et droit de percevoir des royalties sur certaines activités commerciales. L’importance des prélèvements possibles et de l’enjeu économique explique alors largement l’acharnement et la durée du conflit.
Configuration des droits et importance du domaine public
49À l’époque qui nous intéresse, il y avait donc une grande différence dans les conceptions de l’institution des brevets aux États-Unis et en France. Le système américain autorisait les revendications larges, sur le mode de la prospect theory. Le pouvoir « d’interdire aux autres la fabrication, l’utilisation et la vente de l’invention » pouvait couvrir tout un ensemble de techniques découlant d’une invention initiale et tout un ensemble d’activités commerciales utilisant ces techniques. En France, à l’inverse, la protection accordée par la loi ne pouvait porter que sur l’application décrite précisément dans le corps du brevet, et couvrait essentiellement la production et l’exploitation commerciale de cette application. Rien n’interdisait à une autre personne de reprendre les mêmes connaissances et d’utiliser les mêmes principes pour mettre au point une application différente de la première. La portée effective des titres était alors bien différente d’un système juridique à l’autre. Les procédures des offices introduisaient une autre différence, car l’examen sur le fond par l’USPO, préalable à la délivrance du titre, donnait d’emblée une plus grande valeur juridique à celui-ci. Un patent, même délivré à la suite d’une fraude, ce qui était le cas du brevet large (no 589168) d’Edison selon les avocats de la Biograph, ne pouvait de fait être cassé qu’en appel. En France, le simple dépôt sans examen conduisait à examiner le brevet sur le fond et à débattre de la valeur respective des titres au tribunal, ou plus généralement entre les avocats représentant les parties en présence (voir la correspondance de Léon Gaumont [54] ).
50Mais le fonctionnement différent de l’économie des titres n’est pas le seul élément à intervenir ici. Il faut aussi tenir compte de l’importance du domaine public. En effet, aux États-Unis comme en Europe, la possibilité d’une revendication couronnée de succès, devant l’Office des brevets et ultérieurement devant les tribunaux, dépend des droits de propriété intellectuelle déjà reconnus au moment de la revendication. L’existence d’un brevet antérieur ou l’appartenance au domaine public des connaissances techniques sont autant d’éléments qui limitent ou rendent impossible la délivrance du titre. Et ceci est généralement pris en compte dès la rédaction initiale du brevet d’invention. Il faut donc connaître les droits de propriété existant à un moment donné, en incluant sous ce terme les formes de propriété commune (en particulier le domaine public), lequel permet à n’importe quelle personne et entreprise d’user librement des techniques et connaissances ainsi « protégées ».
51Dans le cas qui nous occupe, la propension à breveter était sans doute aussi grande des deux côtés de l’Atlantique. Il y avait, en France ou en Grande-Bretagne comme ailleurs, des inventeurs et des firmes qui brevetaient leurs inventions et un flux régulier de dépôts de brevets intéressant l’industrie du film et du cinéma. Il y avait aussi des litiges entre ces inventeurs. Mais personne ne pouvait sérieusement, en Europe, adopter la posture d’Edison et prétendre avoir inventé (et breveté) les principes et techniques clefs nécessaires à toute l’activité cinématographique, c’est-à-dire tout ce qui touchait au film, à la prise de vue, à la projection, car toutes ces technologies appartenaient déjà notoirement et très largement au domaine public.
52Il faut rappeler ici l’importance des travaux du physiologiste Étienne Marey sur l’analyse du mouvement, à partir de 1882, des recherches essentiellement financées par des fonds publics. À la différence d’Edison, Marey n’était pas un homme d’affaires, mais un universitaire et un savant, qui publiait systématiquement ses résultats en les communiquant à l’Académie des Sciences, mais déposait très peu de brevets. Toute personne qui s’intéressait aux mêmes problèmes pouvait donc en prendre connaissance, et tous les professionnels de la photographie avaient entendu parler des travaux de Marey. Celui-ci entreprit d’analyser le mouvement en utilisant la photographie au moyen de plaques tout d’abord, puis de bandes. Pour ses expériences, il conçut et mit au point une caméra qui, à intervalles réguliers, enregistrait les images (le chronophotographe à pellicule), mais le mécanisme d’entraînement de la pellicule était encore trop imparfait pour donner réellement un film permettant de recréer le mouvement (par projection ou autrement). Ce n’était donc pas réellement une caméra de cinéma [55]. Mais tous les éléments nécessaires pour mettre au point une telle caméra (et un projecteur) étaient déjà réunis. Le seul élément qui posait encore problème, et qui était aussi le seul mécanisme réellement brevetable en France, était le dispositif d’entraînement et d’arrêt de la pellicule; tout le reste (obturateur, éclairage, etc.) était depuis longtemps tombé dans le domaine public. Il existait cependant de nombreuses solutions techniques à ce problème, et de nombreuses applications quasiment équivalentes étaient donc concevables et brevetables, sans que les brevets déjà délivrés pussent empêcher d’en produire d’autres.
53Dans cette industrie émergente, caméra, film et projecteur représentent trois éléments qui forment système et ne peuvent être définis séparément. Ils doivent au contraire être définis ensemble et rester compatibles l’un avec l’autre. Le format du film en particulier (dimension et perforations) fait ainsi lien entre la caméra et le projecteur. Mais comme Edison n’avait déposé aucune demande de brevets en Europe, son format (35 mm avec quatre perforations), arrivé en Grande-Bretagne et en France avec les premiers kinétoscopes, appartenait lui aussi au domaine public. Il devint ainsi très vite et tout naturellement un standard commun en Europe pour tous les films et appareils (à l’exception temporaire du cinématographe des frères Lumière). L’interconnexion technique, qui aux États-Unis est au cœur des premiers procès, ne bloqua alors ni la recherche ni l’exploitation.
54En résumé, on avait d’emblée en France et en Grande-Bretagne une configuration des droits de propriété sur les techniques qui incluait un domaine public particulièrement étendu; et aucun élément technique clef susceptible de donner le contrôle de l’ensemble du système technique ne pouvait être protégé par un brevet. En découlaient un univers de recherche et de mise au point des innovations ouvert et décentralisé, ainsi qu’une structure, au niveau des activités industrielles, inévitablement concurrentielle.
55On ne peut sans doute pas tirer de conclusion générale et définitive à partir d’un seul exemple historique. Néanmoins, même singulier, un exemple particulier peut être riche d’enseignements. La possibilité de réaliser une analyse comparative détaillée et systématique a permis ainsi de mettre en évidence des éléments dont la portée est sans doute générale, et qui posent sérieusement problème aux théories économiques contemporaines les plus favorables au renforcement des droits de propriété intellectuelle (comme les strong patents).
56On a pu tout d’abord constater que la même institution, celle des « patents » ou des « brevets d’invention », avait une signification largement différente aux États-Unis et en Europe, en France plus particulièrement. L’étendue du droit d’exclusivité, les pratiques administratives et juridiques, les modes d’utilisation du droit et des procédures par les inventeurs, l’usage ou le non-usage des dispositifs contribuent à définir deux évolutions différentes pour la même industrie cinématographique disposant pourtant au départ de la même base technique. Les pratiques et la situation américaine ouvraient ainsi la possibilité d’un contrôle exclusif (et légal) de quelques techniques clefs, indispensables à la production des films, et par là même la possibilité d’un contrôle de l’industrie naissante des motion pictures, ce qui était rigoureusement impossible en France.
57L’analyse des événements semble d’ailleurs suggérer que, là où le champ du brevet est le plus étendu, on a aussi les conditions les plus favorables pour une généralisation des litiges juridiques, pour une paralysie des activités d’exploration et d’exploitation des prospects, et par la suite une évolution presque inévitable vers la monopolisation de l’industrie. Le bon fonctionnement du « marché des droits » est ici un mythe. À l’inverse, là où la plupart des techniques appartiennent au domaine public et ne peuvent être frappées d’exclusivité, là où les brevets n’ont qu’une importance secondaire, on a pu constater que la production cinématographique se développait bien plus rapidement.
58Notre analyse contredit alors l’idée selon laquelle un système renforcé des droits de propriété intellectuelle et la privatisation des techniques accroissent l’efficacité économique. Elle invalide plus particulièrement la prospect theory. On est conduit plutôt à préférer un monde « sans brevets », ou du moins un monde où le système des droits de propriété intellectuelle limite les droits d’exclusivité et favorise l’accès aux techniques et la diffusion des connaissances, afin de renforcer ainsi les activités de recherche et d’innovation, et de permettre aux industries d’émerger directement dans une forme concurrentielle.
Date de mise en ligne : 01/10/2006
Notes
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[1]
Le titre n’est en effet ni la connaissance ni la possession de celle-ci. Acquérir une licence d’utilisation et maîtriser réellement l’invention sont deux choses souvent bien différentes (voir les exemples donnés par FLOYD VAUGHAN, The United States patent system, legal and economic conflicts in American patent history, Norman, University of Oklahoma Press, 1956, p. 218 sqq.).
-
[2]
EDMUND KITCH, « The nature and function of the patent system », The Journal of law & economics, 20,1977, pp. 265-290.
-
[3]
FRITZ MACHLUP, « An economic review of the patent system », Study of the subcommittee on patents, trademarks, and copyrights, 15, Washington, US Government Print Office, 1952, p. 80.
-
[4]
FRITZ MACHLUP et EDITH PENROSE, « The patent controversy in the nineteenth century », Journal of economic history, 10,1,1950, pp. 1-29.
-
[5]
ROBERTO MAZZOLENI et RICHARD NELSON, « Economic theories about the benefits and costs of patents », Journal of economic issues, 32,1998, pp. 1031-1052.
-
[6]
RICHARD POSNER et FRANCESCO PARISI, Economic foundations of private law, Cheltenham, Edward Elgar Publishing Limited, 2002; STANLEY BESEN et LEO RASKIND, « An introduction to the law and economics of intellectual property », Journal of economic perspectives, 5,1,1991, pp. 3-27.
-
[7]
Les défenseurs des droits de propriété intellectuelle de l’école de Chicago ont repris la thèse de KENNETH ARROW, « Economic welfare and the allocation of resources for invention », in R. R. NELSON (éd.), The rate and direction of inventive activity, Princeton, Princeton University Press, 1962, pp. 609-625. Celui-ci assimilait en effet la connaissance technique à de l’« information », un bien « non excluable », et les patents sont alors des dispositifs juridiques qui permettent de supprimer temporairement cette caractéristique en assurant ainsi le développement d’une économie (marchande) de l’information.
-
[8]
E. KITCH, « The nature and function... », art. cit., p. 267. Voir aussi, du même auteur, « Patents : Monopolies or property rights ? », Research in law and economics, 8,1986, pp. 31-49; « Patents, prospects and economic surplus : A reply », The Journal of law & economics, 23,1980, pp. 205-207; et « Property rights in inventions, writings, and marks », Harvard journal of law and public policy, 13,1,1990, pp. 119-123, p. 119 sqq.
-
[9]
ID., « The nature and function... », art. cit., p. 267.
-
[10]
ID., « Patents : Monopolies... », art. cit., pp. 31-49.
-
[11]
ROBERT MERGES, « The economic impact of intellectual property rights : An overview and guide », Journal of cultural economics, 19,1995, pp. 103-117; ID., « One hundred years of solicitude : Intellectual property law, 1900-2000 », California law Review, 88, 2000, pp. 2187-2240.
-
[12]
ANDRÉ BOUJU, La protection des inventions aux États-Unis : le brevet américain, Paris, Eyrolles, 1961.
-
[13]
Le procès qui aboutit finalement en 1915 à la condamnation, au titre de l’anti-trust, de la Motion Picture Patents Company ne s’ouvre ainsi qu’à la fin de l’année 1912.
-
[14]
Voir plus particulièrement sur ce point F. VAUGHAN, The United States patent system..., op. cit.
-
[15]
E. KITCH, « The nature and function... », art. cit., p. 267.
-
[16]
BENJAMIN CORIAT et FABIENNE ORSI, « Establishing a new intellectual property rights regime in the United States : Origins, content and problems », Research policy, 31,8-9,2002, pp. 1491-1507; FABIENNE ORSI, « La constitution d’un nouveau droit de propriété intellectuelle sur le vivant aux États-Unis : origine et signification économique d’un dépassement de frontière », Revue d’économie industrielle, 99,2002, pp. 65-86; RICHARD NELSON, « The market economy and the scientific commons », Research policy, 33,3,2004, pp. 455-471.
-
[17]
E. KITCH, « The nature and function... », art. cit., pp. 265-266.
-
[18]
ROBERT MERGES et RICHARD NELSON, « On the complex economics of patent scope », Columbia law Review, 90,4,1990, pp. 839-916; R. MAZZOLENI et R. NELSON, « Economic theories... », art. cit.
-
[19]
ROBERT ALLEN, « Collective invention », Journal of economic behavior & organization, 4,1983, pp. 1-24.
-
[20]
ALFRED KAHN, « Fundamental deficiencies of the American patent law », The American economic Review, 30,3,1940, pp. 475-491.
-
[21]
F. VAUGHAN, The United States patent system..., op. cit.
-
[22]
Le système des patents est un dispositif légal qui crée délibérément une « rareté » qui n’existerait pas et ne pourrait se maintenir sans lui (ARNOLD PLANT, « The economics theory concerning patents for inventions », Economica, 1,1934, pp. 30-51).
-
[23]
GARRETT HARDIN, « The tragedy of the commons », Science, 162,1968, pp. 1243-1248.
-
[24]
R. MERGES et R. NELSON, « On the complex economics... », art. cit.; R. MAZZOLENI et R. NELSON, « Economic theories... », art. cit.; MICHAEL HELLER et REBECCA EISENBERG, « Can patents deter innovation ? The anticommons in biomedical research », Science, 280, 1998, pp. 698-704.
-
[25]
GUY FILMAN, « La stratégie Lumière : l’invention du cinéma comme marché », in P.-J. BENGHOZI et C. DELAGE (éd.), Une histoire économique du cinéma français (1895-1995). Regards croisés franco-américains, Paris, L’Harmattan, 1997.
-
[26]
GEORGES SADOUL, Histoire générale du cinéma, t. 2, Les pionniers du cinéma, 1897-1909, Paris, Denoël, [1948] 1973.
-
[27]
JOHN BARNES, « Robert William Paul, père de l’industrie cinématographique britannique », 1895, 24,1998, pp. 3-8.
-
[28]
LAURENT MANNONI, « 1896. Les premiers appareils cinématographiques de Georges Méliès », in J. MALTHÊ TE et L. MANNONI (dir.), Méliès, magie et cinéma, Paris, Paris-Musées, 2002, pp. 116-133.
-
[29]
JACQUES DESLANDES et JACQUES RICHARD, Histoire comparée du cinéma, t. II, Du cinématographe au cinéma, 1896-1906, Tournai, Casterman, 1968.
-
[30]
CHARLES MUSSER, History of the American cinema, vol. 1, The emergence of cinema : The American screen to 1907, New York, Charles Scribner’s Sons, 1990.
-
[31]
GORDON HENDRICKS, The Edison motion picture myth, Berkeley, University of California Press, 1961. Dickson, le véritable « inventeur » selon Hendricks, rompit avec Edison vers 1895. Il travailla ensuite à mettre au point le projecteur (eidoloscope) et la caméra des frères Latham, pour ensuite participer activement au développement technologique de l’American Mutoscope & Biograph Company.
-
[32]
Pour une analyse détaillée du processus de négociation et de construction juridique et administrative de « l’invention », voir G. HENDRICKS, The Edison motion picture..., op. cit., p. 130 sqq., et WILLIAM GREENLEAF, Monopoly on wheels. Henry Ford and the Selden automobile patent, Detroit, Wayne State University Press, 1961. Les revendications d’Edison étaient très larges, couvrant la prise de vue, l’enregistrement sur film et tous les moyens d’exhibition imaginés par lui, y compris ceux qu’il aurait été bien incapable de mettre en œuvre à l’époque (la projection par exemple); une partie de ces revendications étaient déjà enregistrées dans d’autres brevets, en France, en Grande-Bretagne ou aux États-Unis même.
-
[33]
GEORGES SADOUL, Histoire générale du cinéma, t. 1, L’invention du cinéma, 1832-1897, Paris, Denoël, [1946] 1973, p. 154; C. MUSSER, History of the American cinema, op. cit., pp. 71-72; CHARLES MUSSER, Before the nickelodeon : Edwin Porter and the Edison manufacturing company, Berkeley, University of California Press, 1991.
-
[34]
J. DESLANDES et J. RICHARD, Histoire comparée du cinéma, op. cit., p. 275 sqq.
-
[35]
C. MUSSER, History of the American cinema, op. cit., p. 159 sqq.
-
[36]
L’American Mutoscope & Biograph Company disposait d’un système technique original (brevets Casler), avec une visionneuse (le mutoscope) qui utilisait un principe de feuilletage et donnait une meilleure image que les kinétoscopes, l’appareil étant robuste, plus simple d’utilisation et moins cher à l’entretien. Caméra et projecteur utilisaient un format de film plus large qu’Edison (70 contre 35 mm) et un entraînement à friction, les perforations n’étant effectuées qu’au moment de la prise de vue. La production 70 mm s’avérait plus coûteuse, mais la qualité des projections et des films de la Biograph Company, ainsi que sa surface financière, en firent très vite le principal concurrent américain d’Edison.
-
[37]
EILEEN BOWSER, The transformation of cinema, 1907-1915, New York, Charles Scribner’s Sons, 1990.
-
[38]
Voir sur ce point E. BOWSER, The transformation of cinema..., op. cit., p. 22. La valeur juridique du brevet Latham était cependant contestée, mais les tribunaux ne devaient invalider cette fameuse « boucle Latham » que bien plus tard, en 1912. Aussi, en 1907, le représentant de la Biograph pouvait menacer juridiquement toute projection de films, tout comme Edison menacer toute prise de vue (ou presque).
-
[39]
La MPPC accordait des licences aux producteurs, distributeurs et exploitants, taxant par exemple d’un droit de deux dollars par semaine le simple usage d’un projecteur. La distribution fut progressivement regroupée dans une seule société, la General Film Company (1910). La MPPC passa un accord de fourniture exclusive avec Eastman Kodak, afin d’empêcher les « indépendants » d’accéder au film vierge, la seule autre solution étant le recours aux importations (Ansco et la société Lumière). Eastman intégrait alors dans son prix de cession une redevance reversée à la MPPC.
-
[40]
C. MUSSER, History of the American cinema, op. cit., p. 488.
-
[41]
JEAN MITRY, Histoire du cinéma, t. 1, 1895-1914, Paris, Éditions universitaires, 1967. E. BOWSER, The transformation of cinema..., op. cit., pp. 4-5, donne des chiffres analogues pour les États-Unis : 8 000 cinémas dédiés aux films en 1908, et, en mai 1909,6 000 sous licence MPPC pour 2 000 indépendants.
-
[42]
Les films ne rentrent dans le champ du copyright qu’en 1912 (cf. JULES-MARC BAUDEL, La législation des États-Unis sur le droit d’auteur. Étude du statut des œuvres littéraires et artistiques, musicales et audiovisuelles, des logiciels informatiques et de leur protection par copyright, Paris, Éditions Frison-Roche, 1990). Avant 1912, un film ne pouvait être protégé que comme une série de photographies, image par image donc. Les procès qui se succédèrent à partir de 1902 (Edison vs Lubin, etc.) eurent des résultats contradictoires avant que la jurisprudence, puis la loi, n’intègrent clairement le film dans le champ du copyright (cf. C. MUSSER, History of the American cinema, op. cit., p. 331 en particulier).
-
[43]
G. SADOUL, Histoire générale du cinéma, t. 1, op. cit., p. 207.
-
[44]
E. BOWSER, The transformation of cinema..., op. cit.
-
[45]
JACQUES KERMABON, « Chronologie », et HENRI BOUSQUET, « L’âge d’or », in Pathé, premier empire du cinéma, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1994, respectivement pp. 19-22 et pp. 48-60.
-
[46]
Voir FERDINAND MAINIÉ, Nouveau traité des brevets d’invention, commentaire théorique et pratique de la loi du 5 juillet 1844 sur les brevets d’invention et de la convention internationale d’union pour la protection de la propriété industrielle, du 20 mars 1883..., Paris, Chevalier-Maresq et Cie, 1896; EUGÈNE POUILLET, Traité théorique et pratique des brevets d’invention et de la contrefaçon, Paris, Marchal et Billard, 5e édition, 1909; PAUL ROUBIER, Les inventions brevetables, Paris, Rousseau, 1927.
-
[47]
P. ROUBIER, Les inventions brevetables, op. cit., pp. 4 et 7.
-
[48]
A. BOUJU, La protection des inventions aux États-Unis..., op. cit., p. 209 sqq.
-
[49]
Il n’est d’ailleurs aucunement nécessaire d’avoir inventé une chose pleinement fonctionnelle et techniquement au point, réellement opérationnelle donc. Un patent sur une invention incomplètement développée peut très bien protéger des applications (et innovations) à venir.
-
[50]
En 1894,12 000 demandes de patents étaient ainsi « en examen » depuis plus de deux ans, et cinq depuis plus de quinze ans (dont le fameux brevet Selden).
-
[51]
W. GREENLEAF, Monopoly on wheels..., op. cit.
-
[52]
Jugeant que les seuls vrais gagnants dans de tels litiges juridiques étaient les hommes de loi, les industriels américains de l’automobile mirent sur pied par la suite un accord (pool) pour s’autoriser mutuellement le libre usage de leurs innovations brevetées, créant ainsi une forme de commons. Cet accord fonctionna de 1915 à 1955. Voir JEAN-PIERRE BARDOU et alii, La révolution automobile, Paris, Albin Michel, 1977, et ROBERT MERGES, « Institutions for intellectual property transactions : The case of patent pools », 1999, <www. law. berkeley. edu/ institutes/ bclt/ pubs/ merges>.
-
[53]
C. MUSSER, History of the American cinema, op. cit., pp. 237-238.
-
[54]
MARIE-SOPHIE CORCY et alii (éd.), Les premières années de la société L. Gaumont et Cie. Correspondance commerciale de Léon Gaumont, 1895-1899, Paris, Association française de recherche sur l’histoire du cinéma : Bibliothèque du film, Gaumont, 1999.
-
[55]
Le chronophotographe enregistrait le mouvement en le décomposant image par image, mais les images n’étaient pas parfaitement équidistantes. La reproduction du mouvement, la synthèse, n’était d’ailleurs pas l’objectif de Marey; seule l’analyse lui semblait digne d’un travail scientifique (J. DESLANDES et J. RICHARD, Histoire comparée du cinéma, op. cit., p. 141). C’est après avoir rencontré Marey à Paris, en 1889, qu’Edison devait rédiger son quatrième motion picture caveat, qui réorienta de manière décisive les recherches entreprises par Dickson à Menlo Park, avec l’apparition pour la première fois du principe du film perforé (G. HENDRICKS, The Edison motion picture..., op. cit., p. 52).