Zilsel 2021/1 N° 8

Couverture de ZIL_008

Article de revue

Contre l’innovation et sa doxa obsolescente, la maintenance

Pages 452 à 471

Notes

  • [1]
    Jérôme Denis et David Pontille, « Le soin des choses : l’émergence des maintenance studies », Revue du Crieur, №  15, 2020, p. 149-154.
  • [2]
    Voir David Edgerton, Quoi de neuf ? Du rôle des techniques dans l’histoire globale, trad. de  Christian Jeanmougin, Paris, Seuil, 2013.
  • [3]
    Un point de départ a été cet essai, très cité : Lee Vinsel et Andrew L. Russell, « Hail the maintainers », Aeon.co, 7 avril 2016, aeon.co/essays/innovation-is-overvalued-maintenance-often-matters-more.
  • [4]
    Pour un balisage, voir Benoît Godin et Dominique Vinck (eds.), Critical Studies of Innovation : Alternative Approaches to the Pro-Innovation Bias, Cheltenham-Northampton, Edward Elgar Publishing, 2017.
  • [5]
    Voir Oliver Staley, « How to talk about God in Silicon Valley », Quartz, 8 juin 2018, qz.com/work/1298937/how-to-talk-about-god-in-silicon-valley, consulté le 11 novembre 2018 ; et aussi : Rémi Durand, L’évangélisme technologique. De la révolte hippie au capitalisme high-tech de la Silicon Valley, Paris, FYP Éditions, 2018.
  • [6]
    Pour s’en convaincre, voir son site à la page « My Beliefs » : claytonchristensen.com/beliefs, consulté le 11 novembre 2020.
  • [7]
    Titiou Lecoq, « Clayton M. Christensen, le grand manitou de la disruption », Usbek & Rica, 12 juin 2019.
  • [8]
    Craig Lambert, « Mormonism and Mortality », Harvard Magazine, juillet-août 2014.
  • [9]
    Oliver Staley, « A previously unpublished interview with Clayton Christensen about  business, God, and Star Wars », Quartz, 25 janvier 2020, qz.com/1791036/clayton-christensen-on-management-and-mormonism, consulté le 11 novembre 2020.
  • [10]
    À son désavantage, elle s’était déjà rendue célèbre suite à une pollution des eaux qu’elle cacha longtemps, jusqu’à ce que la contamination soit révélée en 1987 puis donne lieu à un procès retentissant, soldée par une amende record de 333 millions de dollars infligée en 1996 à l’industriel. L’affaire a été portée à l’écran dans le film « Erin Brockovich » (2000) de Steven Soderbergh. Ne lâchant pas PG&E, Erin Brockovich défend désormais la communauté de Paradise dévastée à la suite de Camp Fire.
  • [11]
    Voir le désormais classique essai d’Evgeny Morozov, Pour tout résoudre, cliquez ici : l’aberration du solutionnisme technologique, trad., Limoges, Fyp Éditions, 2014.
  • [12]
    Voir Claude Rosental, La société de démonstration, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2019.
  • [13]
    Voir son essai mordant Pourquoi les riches votent à gauche, trad. d’Étienne Dobenesque, Marseille, Agone, 2018.
  • [14]
    Pour une revue de la littérature en sociologie de l’innovation, voir aussi Jérôme Lamy et Arnaud Saint-Martin, « Sociologie de l’innovation scientifique et technique : un panorama historique et quelques hypothèses critiques », in Ivan Sainsaulieu & Arnaud  Saint-Martin (dir.), L’innovation en eaux troubles. Sciences, techniques, idéologies, Vulainessur-Seine, Éditions du Croquant, 2017, p.  51-87.

À propos de Lee Vinsel & Andrew L. Russell, The Innovation Delusion : How Our Obsession with the New has Disrupted the Work That Matters Most, New York, Currency, 2020, 260 pages

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HS, HP

114 juillet 2019, je me rends à San Francisco pour un séjour de recherche. Avant d’embarquer depuis un terminal de Roissy, je comprends que mon PC portable HP est à nouveau en panne. L’ordinateur ne s’allume plus, un témoin lumineux clignote, irrémédiablement. J’appelle donc le service technique pour expliquer le problème in extremis. Cet ordinateur professionnel a déjà enduré plusieurs avaries : deux cartes mères ont été changées, en plus des opérations de maintenance réalisées par le service informatique de mon université. La personne que j’ai au bout du fil m’informe que la date de garantie est dépassée depuis trois semaines, si bien que toute réparation sera à ma charge. Des adresses de réparateurs agréés par HP dans la Silicon Valley me sont transmises. Enfin sur place, le décalage horaire et l’ouverture des commerces H24/7 me permettent d’amorcer une tournée des réparateurs. Je vais de déception en déception. Toutes les adresses sont obsolètes. Les réparateurs ont déménagé ou disparu. À la place, des bureaux de conseil et des compagnies spécialisées dans la propriété intellectuelle. Des kilomètres avalés pour rien, dans les bouchons des voies « rapides » de la Silicon Valley.

2Logé dans les hauteurs de Palo Alto, j’emprunte le boulevard longeant le siège de HP. Mon PC est toujours en panne, mon activité est interrompue. À l’aide de mon téléphone branché à la Wifi, je parviens néanmoins à trouver un réparateur à Santa Clara, à 40 kilomètres de ma location AirBnB. Il est le seul disponible dans la région. Le 15 juillet, je dépose mon outil de travail chez Dave, patron et réparateur de cette petite entreprise située dans une zone industrielle défraîchie à la limite nord de l’aéroport de San José. Le diagnostic tombe deux jours plus tard : cette fois, ce n’est pas la carte mère qui flanche, mais la batterie et le système d’alimentation. Il m’en coûtera 185 $ (le prix de la batterie avoisine alors les 100 $). En attendant la livraison de la pièce, Dave est parvenu à bricoler le système de telle sorte que le PC peut être branché sur une prise électrique sans utiliser la batterie. Je récupère les adresses des personnes que je dois rencontrer pour mon enquête et rattrape le travail en retard. Le 22 juillet, la pièce est enfin reçue, et le lendemain, Dave l’installe alors que je réalise un entretien de l’autre côté de la 101. La batterie est finalement changée, le PC se rallume, je souffle.

3Dans son atelier rempli de pièces détachées, de cartons et d’ordinateurs en panne, Dave W. me donne son sentiment sur le hardware et le système de maintenance du géant HP. Lorsque je l’interroge sur la qualité discutable des produits et services de ce dernier, il hausse les épaules. L’entreprise iconique de la Silicon Valley, dont le « garage » des deux fondateurs Bill Hewlett et David Packard est un site touristique inévitable à Palo Alto, n’est plus que l’ombre d’elle-même depuis la scission de 2015. Si les ingénieurs et designers de HP Inc. sont à la pointe des innovations de la micro-informatique ou des systèmes d’impression, leurs produits sont fabriqués et assemblés en Chine, des milliers d’employé·e·s ont été licencié·e·s ces dernières années. Rationalisant son activité, HP s’appuie sur un réseau de réparateurs et de mainteneurs en sous-traitance, tout aussi dépendants de l’acheminement de pièces usinées de l’autre côté du Pacifique. Au-delà de trois ans, les clients sont invités à contracter des extensions de garantie, mais les vendeurs de HP privilégient le remplacement. Les machines sont toujours moins chères, les processeurs sont toujours plus puissants, l’ergonomie et le design sont améliorés, au goût du jour. Plutôt que de réparer en prenant le risque de faire durer un ordinateur dont on est fondé à penser qu’il s’effondrera dans un proche avenir, pourquoi ne pas se laisser tenter et en acheter un neuf ? Et après tout, puisque ces ordinateurs professionnels sont acquis sur les fonds de contrats de recherche qui incluent par convention des dépenses de matériel, on ne s’embarrassera pas de scrupules… Mais la programmation de l’obsolescence a ses limites et dérives, qui suscitent des débats de plus en plus autour du gaspillage des ressources et la surconsommation d’objets techniques à l’utilité discutable.

4Cette anecdote est d’une grande banalité. Quiconque utilise un ordinateur portable – ou n’importe quel système un peu perfectionné et dont la réparation est impossible faute d’une expertise suffisante ou d’équipements – aura affaire à un problème de maintenance un jour ou l’autre. Les plantages et les interruptions de service sont autant de rappels à l’évidence que le fonctionnement continu des objets techniques n’est jamais assuré. Cela demande de l’entretien régulier et une attention particulière. L’ordinateur personnel est un exemple, mais l’on aurait pu en prendre bien d’autres, de la voiture à l’électroménager. Prise comme un objet de recherche, cette question de la maintenance est désormais un immense terrain d’observation qu’arpentent des spécialistes issues d’une variété de disciplines, notamment les Science and Technology Studies. L’avènement, prévisible dans la configuration du champ universitaire américain, d’un domaine d’étude en propre, les « maintenance and repair studies » [1], confirme le regain d’intérêt scientifique mais aussi, on le verra, politique pour ces activités oblitérées car prises comme allant de soi. Cette invisibilité, dont l’histoire sociale des sciences et techniques a, d’Edgar Zilsel à Steven Shapin, montré qu’elle résulte d’une conception élitiste de la science, est caractéristique de ces pratiques de maintenance et de réparation qui n’ont pas le prestige de la découverte et de l’invention.

Vertus heuristiques du ras-le-bol

5Dans un essai à la fois très documenté, accessible et percutant, Lee Vinsel et Andrew L. Russell soulignent combien cette problématique de la maintenance est essentielle pour comprendre le fonctionnement de nos sociétés suréquipées en objets techniques. Contributeurs de la première heure à cette littérature, ils marquent néanmoins un pas de côté. The Innovation Delusion excède le périmètre d’une spécialité en voie de légitimation académique. Son titre est en lui-même l’énoncé d’un programme : si la maintenance est dévaluée, c’est parce que, insistent-ils avec énergie, l’attention a été vampirisée depuis plusieurs décennies par le discours de l’innovation [2]. Les valeurs de cette superstructure idéologique écrasent celles des « mainteneurs » des infrastructures, vouées au silence et à l’humilité du « dirty work » de l’ombre. Mais les auteurs font plus que diagnostiquer ce passage en force de la doxa de l’innovation. Ils proposent une défense et illustration de la grandeur de la maintenance et du soin, et en font le motto d’une certaine vision politique de la vie en commun dans une société abîmée par la « disruption ».

6« Nous avons écrit ce livre parce que nous en avons marre d’entendre que ce qui est bon pour la Silicon Valley et les classes innovantes est bon pour nous. » (p. 9) Dans leur prologue, L. Vinsel et A. Russell expriment sans détour leurs motivations. Spécialistes d’histoire des techniques et de STS, qu’ils enseignent respectivement à Virginia Tech et au SUNY Polytechnic Institute, les auteurs se font l’écho de l’exaspération d’une « vaste majorité des travailleurs » qui n’émargent pas dans le pré carré des technologies dites de pointe. Cette crispation, ils la convertissent en force de contre-proposition. La première rupture qu’ils introduisent a la vertu de la simplicité : l’innovation « originale » et « réelle » (actual), qui est « tangible » et « mesurable », la même que Joseph Schumpeter érigea en force motrice de la dynamique économique, et qui en ce sens peut contribuer à la croissance et à la « qualité de vie », est à distinguer du « blabla » de l’« innovation-speak » (p. 10). Ce verbiage, selon les auteurs, est malhonnête et mensonger dans son affirmation univoque que l’innovation est intrinsèquement bonne. Les dégâts de certaines innovations sont pourtant observables, par exemple dans les produits addictifs de l’industrie pharmaceutique. Pire, insistent-ils, ce discours oblitère ce qui compte le plus et fait « l’essence de la vie humaine avec la technologie [:] la maintenance et la fiabilité ont beaucoup plus de valeur que l’innovation et la disruption. » (p. 13) Cette prise de position est aussi normative que les études acritiques de l’innovation, qui en valorisent le mode d’existence sans toujours en interroger les soubassements, et sans pour autant expliciter au préalable leur préjugé favorable. La continuité de service des systèmes et infrastructures techniques qui nous sont indispensables est un allant de soi, dont on perçoit l’importance vitale quand cela rompt (le pont Morandi de Gênes en août 2018, conçu pour éviter toute maintenance depuis sa mise en service en 1967, rappellent les auteurs). Or cette continuité suppose une maintenance et une veille permanente.

7The Innovation Delusion naît donc d’un désir de subvertir l’idiome de l’innovation et d’organiser une alternative. De billets de blogs[3] en tweets échangés entre spécialistes exaspérés par le « délire de l’innovation », une communauté s’est formée, via aussi une conférence (« The Maintainers », avril 2016), et à la faveur de prises de position publiques dans de grands médias nationaux, cette proposition s’est affirmée. Si bien que cet ouvrage est autant un manifeste que l’outil d’une conversion des esprits à la « mentalité de la maintenance ». Les approches critiques de l’innovation technique sont désormais bien balisées en STS et en « innovation studies », et les marges d’inventivité intellectuelle sont réduites [4]. The Innovation Delusion contribue à cette littérature en même temps qu’il assume la charge normative de la démonstration. Cela n’est généralement pas si explicite dans les travaux dont la visée cognitive n’a de signification que replacée dans la « conversation » académique. C’est pourquoi d’ailleurs la lecture de cet essai est à recommander, y compris parmi les spécialistes de ces questions dont la tête tourne à force de réinventer la roue et les virages.

8Deux grandes sections organisent l’ouvrage. La première (chapitres 2 à 7), attendue mais nécessaire (étant donné que les auteurs espèrent capter l’attention en dehors des départements de STS), reprend et étend les innombrables critiques adressées au discours de l’innovation technologique, à partir d’exemples où les dommages directs ou collatéraux sont visibles La seconde section (chapitres 8 à 11) propose une approche qui se veut plus « saine » et « productive » (p. 17) fondée sur la maintenance et le soin (care) des techniques.

Vol au-dessus d’un nid d’innovateurs

9Ce qui est intéressant avec la doxa de l’innovation et de la « mentalité start-up », c’est que les visées destructrices qui les animent n’ont jamais été dissimulées et sont endossées avec une déconcertante sincérité par les entrepreneurs qui les prônent. Parmi ces derniers, Mark Zuckerberg n’a trompé personne sur le produit Facebook. En 2009, il résumait ainsi l’un des principes d’action de son commerce : « Une des valeurs essentielles de Facebook est “avancer vite et casser des choses”. Si tu ne casses rien, c’est que tu ne te déplaces pas assez vite. » (p. 6) Casser des choses est d’autant plus aisé, soulignent L. Vinsel et A. Russell, que ces choses-là relèvent du code à réparer des applications et logiciels. La casse peut être préjudiciable, mais jusqu’à présent n’a pas entraîné la mort d’humains. Même si des accidents d’avion récemment mis sur le marché ont pu inquiéter l’industrie (le Boeing 737 MAX et ses failles de logiciel réparées après plusieurs crashs en est l’illustration), on n’imagine moins un P.-D.G. de l’industrie aéronautique succomber au même « mantra ». Mais dans le monde de l’innovation de la « high-tech » (une expression galvaudée selon les mainteneurs) cela importe peu car les choses cassées ne sont pas des choses « concrètes ».

10Pour autant, l’installation de l’innovation verbeuse dans le répertoire des discours dominants est un phénomène récent, comme le rappellent les auteurs (p. 21-24). Elle fut précédée par l’innovation « réelle », qui contribua concrètement au changement social et économique depuis la Révolution industrielle. La mise en valeur des inventeurs (Alexander Graham Bell et Thomas Edison sont évidemment cités), à partir de la seconde moitié du 19e siècle, pouvait alors s’appuyer sur des réalisations techniques qui transformèrent substantiellement les sociétés. Ces procédés ont été adoptés par les grandes firmes industrielles, à l’image de Ford ou General Motors, dont les productions ciblaient des masses d’utilisateurs. Le terme d’innovation a remplacé celui de progrès après 1945, et la conviction que la prospérité économique était conditionnée par les innovations techniques est devenue dominante. Mais dans les États-Unis des années 1970, gagnée par le déclinisme et rongée par des conflits politiques durables, l’optimisme s’est étiolé. Pour conjurer ce sort, la croyance dans la valeur de l’innovation technologique est devenue une fin en soi au sein des cercles dirigeants de la société américaine, en lieu et place d’idéaux de progrès reconnus par la nation, à savoir « la liberté et la justice pour tous » (p. 27). S’il est bien une région où ce dogme a fait florès, c’est dans la Silicon Valley. Les synergies entre la recherche-technologie universitaire, via Stanford, les besoins militaires et le secteur privé ont créé les conditions d’un boom économique retentissant, d’où émergèrent des entreprises aussi iconiques qu’Intel puis, au tournant du millénaire, Google ou Facebook.

11L’aura de la Silicon Valley s’est insinuée aussi sous l’effet d’une intense campagne culturelle. La caractérisation de ce nouvel « évangile » proposée par L. Vinsel et A. Russell est mordante. Volontiers mécréants, ils mettent en scène les paraboles des apôtres de l’innovation. La contribution d’universitaires est un élément-clé. Leur capacité de verbalisation et l’habileté de certains d’entre eux d’endosser différents rôles, du professorat à la consultance, en font des maillons importants de l’enchaînement pro-innovation. L’un des plus connus, hors les murs de l’université de Harvard où il a fait sa carrière, reste Clayton Christensen, récemment disparu. Sa notion d’« innovation de rupture », « disruptive », est devenue une panacée. Comme il se doit, Clayton Christensen a joué des codes de sa « théorie » et l’a emballée de telle sorte qu’elle soit appropriable partout où le « statu quo » empêche les gens de gesticuler dans le sens unique de la croissance économique à deux chiffres. La théorie de la disruptive innovation résumée dans The Innovator’s Dilemma (1997) est séduisante par la simplicité de ses recettes, mais elle n’en reste pas moins un produit dérivé contestable, dès lors qu’on replace la théorie dans la discussion scientifique. Ce que les auteurs font, en soulignant que les innovations parmi les plus retentissantes (le World Wide Web) résultèrent de perfectionnements paramétriques, incrémentaux, sans intention initiale de détruire l’existant.

12L. Vinsel et A. Russell ont recours au vocabulaire religieux pour caractériser ces usages de la « disruption » christensenienne. Cette référence religieuse est présente dans la Silicon Valley, où les gourous s’imaginent en guides de spiritualité dans le nouvel âge de la technologie salvatrice [5]. S’agissant de Christensen, c’est en revanche à prendre au pied de la lettre. On ajoutera en effet qu’il grandit en Utah dans une famille (au patronyme destinal) et un État mormon ; après le lycée, il honore son devoir de missionnaire pour propager la bonne parole du prophète Joseph Smith, et n’a pas cessé sa vie durant de défendre sa foi chrétienne fondamentaliste [6], jusque dans son office comme professeur à la Harvard Business School[7]. Le continuum religion-commerce n’a rien de surprenant pour quiconque a lu L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme. L’« obsession » de la disruption en est un nouveau prolongement, dans le domaine du management, qui est en ce sens un autre exercice prosélyte du missionnariat [8]. Après tout, a-t-il confié dans une interview publiée le jour de son trépas en janvier 2020, l’histoire du christianisme est une suite de disruptions, depuis l’établissement du culte par Jésus-Christ – l’innovateur radical par excellence ! –, puis la rupture introduite par la réforme protestante contre la centralisation catholique par le Vatican, enfin la scission sotériologique d’avec les sectes protestantes centralisées accomplie par l’Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours [9]. L’exemple de Christensen est très parlant, mais on reste un peu sur sa faim. On aurait aimé l’extension de cette analyse relativement prévisible à d’autres scholars tout aussi pétris d’amour et de valorisation spirituelle des techniques.

13La théorisation complaisante de l’innovation est raccordée à l’émergence de ce qu’il est convenu d’appeler depuis Richard Florida la « classe créative » (p. 31-33). Comme c’est le cas avec la notion « disruptive » de Christensen, voilà une nouvelle façon de dire les choses en cherchant à les faire advenir, tout en redécoupant le réel de telle sorte qu’à la fin il y ait des gagnants (les créatifs de la « knowledge-based economy » : ingénieurs, scientifiques, artistes, etc.) et des perdants (les tacherons de la « service class », cantonnés à des tâches que la pandémie de Covid-19 a néanmoins réinstallées comme « essentielles »). L. Vinsel et A. Russell soulignent ici un point important : ces façons de dire l’innovation, par la disruptive innovation ou la classe créative (le Design Thinking est également mentionné) se focalisent sur la consultance (p. 35). Une partie significative du temps de travail « créatif » des membres de ces classes (à choyer pour garantir une hypothétique croissance économique) consiste ainsi à discourir sur ce qu’il faudrait faire plutôt qu’à faire. L’énigme est vertigineuse : ainsi ces consultant·e·s si perspicaces dans l’énoncé de grandes leçons de bon sens entrepreneurial ne prennent-ils pas ou peu la peine ni le risque de lancer leur propre businessfaites ce que je dis que je ne fais pas. Dans un monde parallèle, les entrepreneurs qui ont su tirer avantage financier de leurs innovations ne condescendent pas à livrer leurs éventuels secrets. Il faut toute l’acuité herméneutique des consultant·e·s de l’innovation-speak pour déceler les ferments de leur mentalité et les réduire dans des manuels et des hagiographies.

Les dégâts de l’innovation

14Le « blabla » de l’innovation est une bulle discursive à dégonfler. Elle a réifié des termes auto-évidents. « Tech » en est un, qui est censé caractériser le nec plus ultra de la « haute technologie » (p. 39). Mais les Mainteneurs ont raison d’en contester la référence. La technique, ce n’est pas seulement les valeurs financiarisées des géants de la Silicon Valley, cela « inclut toutes les choses que les humains utilisent pour les aider à atteindre leurs objectifs » (p. 41). La définition a le mérite d’être extensive. L’on retrouvera alors tout le monde de la vie technique qui nous entoure et que nous tenons pour naturel, ne serait-ce que nos logements et tous les équipements qu’ils enferment. Nul besoin de rapprocher de la mystique de l’innovation ici. Ces choses matérielles qui nous sont utiles survivent à l’innovation, et c’est d’ailleurs en cela qu’elles sont dignes d’intérêt et de soin : leur maintenance demande de l’attention (p. 43). L’ennui, c’est que cela n’intéresse guère de nos jours, où dominent les valeurs du neuf et de la création. Mais ce n’est pas une fatalité. Les grands systèmes techniques du 19e siècle, notamment les chemins de fer, reposaient à l’inverse sur la nécessité de la maintenance pour assurer la fiabilité dans le temps comme l’espace. C’était d’autant plus essentiel, soulignent les Mainteneurs, que l’expansion de l’Amérique jusqu’à l’Ouest – et au passage la fortune des grands tycoons du capitalisme industriel – dépendait de ces infrastructures. Plus les infrastructures sont larges, plus leur maintenance représente un défi, et c’est pourquoi les ingénieurs ont cherché à anticiper les failles, les dysfonctionnements et l’usure, en mettant au point les outils d’une maintenance « préventive » (par exemple au moyen de capteurs pour contrôler la bonne marche des systèmes électroniques). Malgré ces perfectionnements et ce soin apporté aux inventions fulgurantes d’hier, entrées dans l’ordinaire de la vie quotidienne, la maintenance est négligée, regrettent les auteurs. L’exemple du transport ferroviaire américain (p. 54-55), si peu financé et en proie à la ruine, est suffisamment éloquent pour attester l’existence d’un cercle vicieux : moins le système est entretenu, moins il est performant, moins il est utilisé, et le manque de recettes d’empêcher l’entretien, qui achève de faire dérailler un transport qui a pourtant contribué grandement à la prospérité de la nation. Mais les conséquences de cette lente dégradation sont aussi mortelles. Les exemples s’accumulent d’accidents dus à des défauts de maintenance (métros hors d’âge, ponts écroulés, routes éventrées, etc.). Pour les Mainteneurs, il ne fait pas de doute que l’excessive et finalement coupable focalisation sur l’innovation – cela inclut la création de nouvelles infrastructures et l’ajout de gadgets à celles déjà existantes, sans garantie d’une maintenance pérenne – est l’un des facteurs de cette gabegie. Or, c’est un non-sens y compris du point de vue bassement matériel de l’intérêt économique. En effet, les coûts d’un désastre sont exponentiels, entre les victimes, les dommages et intérêts, les frais de reconstruction, etc. À tout prendre, l’entretien est autrement moins onéreux et permet d’éviter le pire, tout en assurant une certaine qualité de vie et la sécurité des usager·e·s. Le danger est grand aussi pour les petites villes de sombrer. Incapables de financer la maintenance, elles se dégradent, les habitant·e·s sont mis·es en danger, vivent dans un environnement toxique, comme l’illustre le scandale sanitaire de la contamination au plomb de l’eau potable de Flint, dans le Michigan (p. 77). Il en résulte des départs de résident·e·s vers d’autres villes, aux infrastructures plus récentes, mais au devenir instable faute de crédits à allouer à la maintenance.

15Le « délire » de l’innovation-speak fait aussi des ravages dans les entreprises. L. Vinsel et A. Russel relatent leurs échanges avec un ingénieur de General Electric qui les contacta après la lecture de l’un de leurs articles pro-maintenance disponible sur le Web (cet employé le trouva en tapant « FUCK INNOVATION ! » dans un moteur de recherche [p. 83]). Que cette entreprise « historique », fondée notamment par Edison, soit présentée par ses dirigeants comme une « start-up de logiciels », redynamisée par l’abandon de l’industrie manufacturière pour les placements financiers, est un simulacre qui ne trompe personne ni en interne (les employé·e·s souffrent de la « disruption ») ni à l’extérieur (le cours de l’action GE a dévissé à Wall Street ces dernières années…). Cette rhétorique vise surtout à s’assurer la confiance des actionnaires, qui n’ont d’attention que pour leurs dividendes, et sont bien disposés à croire dans la course à la spéculation par l’innovation, tant que ça les enrichit. Or, là encore, à force de contenter les actionnaires qui tiennent les cordons de la Bourse, on menace les client·e·s et usager·e·s en bout de chaîne. Les auteurs évoquent le cas de Camp Fire en 2018 (p. 84), incendie le plus meurtrier de l’histoire de la Californie dû à une insuffisante maintenance du réseau électrique par la compagnie PG&E, qui a failli être liquidée durant l’été 2020 [10].

16Qu’il s’agisse donc des entreprises, mais aussi de l’éducation (exemple de l’EdTech) ou de la santé (l’innovation y détourne les médecins des spécialités peu rémunératrices vers la hype de la médecine high-tech), « avancer vite et casser des choses » produit des effets comparables. Si des géants de l’Internet comme Google peuvent s’accommoder des échecs d’applications tests qui ne parviennent pas à trouver leurs utilisatrices et utilisateurs (p. 87), ces crashs dans l’indifférence sont beaucoup moins tolérables dans les écoles ou les hôpitaux. C’est pourquoi les naufrages et les mirages de l’innovation « solutionniste » [11] sont à éviter de toute urgence. Une façon de conjurer le pire est de redonner sa fierté à ce que les auteurs appellent la « caste des mainteneurs » : tou·te·s ces personnes qui, dans l’indifférence générale, assurent les continuités de service dans l’ordre social. C’est un vieux thème de la sociologie des professions (le « sale boulot », selon Everett Hughes) actualisé en histoire des sciences (les « techniciens invisibles » redécouverts par Steven Shapin), qui se trouve réaligné selon la problématique des « Mainteneurs ». Cette référence à la problématique de la trame de l’invisibilité et de la non-reconnaissance de ces tâches jugées défavorablement dans la division sociale du travail est enrichie par de nombreuses analyses mettant en évidence l’association de ces tâches à des personnes assujetties par les dominations de classe, de genre et de race.

En sortir par le bas : les « antiheros » de la maintenance et la naissance d’un mouvement

17Le tableau n’est pas composé en clair-obscur. D’un côté, la lumière blanche aveuglante des LED sur les scènes de la « tech » encombrée d’innovateurs tous plus brillants que les autres, récitant la partition entendue de la « démo » [12] ; de l’autre, l’ombre de la maintenance, fantomatique et dévaluée, contenue dans d’obscures salles où les technicien·ne·s s’emploient à faire durer les infrastructures et les techniques. Dans une société tyrannisée par la recherche de la visibilité et l’égomanie de la réputation, la situation n’est pas à l’avantage des mainteneurs, reclus dans leurs tâches jugées subalternes. Pourtant, loin de la « hype », et malgré le manque de reconnaissance dont ils peuvent souffrir, ils font exister une « culture du soin » autrement plus durable et vivable que celle de la « disruption » de tout (y compris de soi-même). C’est aussi une source de fierté. Les mainteneurs·ses d’infrastructures publiques parviennent à les faire durer dans le temps. La fiabilité et la qualité du service est reconnue par les usager·e·s reconnaissant·e·s. L’exemple est pris du système de train à grande vitesse Shinkansen, en service au Japon depuis 1964 : sa ponctualité et sa sécurité sont légendaires, et devraient faire rougir de honte les gestionnaires de l’Amtrak (p. 168).

18L. Vinsel et A. Russell entendent restaurer la grandeur d’une certaine « mentalité de la maintenance » dans la dernière partie de l’ouvrage. Au fil de leur immersion dans le monde des Mainteneurs, ils ont tiré trois principes de fonctionnement qui le fait tenir (p. 142 et suiv.) : (1) la maintenance « pérennise le succès », (2) elle dépend d’une culture et d’un management idoines, (3) enfin elle demande un « soin constant ». Au vu des désastres matériels et humains passés en revue dans les chapitres précédents, on devine sans peine ce que les auteurs prônent. S’agissant de la garantie du succès par la réparation, ils n’ont ainsi aucune difficulté à montrer qu’il est tellement plus raisonnable d’anticiper les casses par une maintenance préventive. Le coût d’une réhabilitation est bien plus élevé que les frais d’entretien, qui constituent un « investissement » finalement profitable puisque l’infrastructure tient (p. 158). Les mainteneurs l’ont bien compris, et leur attachement aux choses à soigner et leur engagement dans l’activité est tel qu’en effet, ces choses durent. Parmi ces Mainteneurs, soulignent Vinsel et Russell, l’on trouve également des gens talentueux et inventifs, concentrant leur attention sur le perfectionnement des techniques de maintenance : de l’innovation utile.

19Les auteurs pensent que le gouvernement fédéral a un rôle à jouer dans l’entretien des infrastructures existantes (p. 166), de même qu’il faudrait réformer la « gouvernance malade » des infrastructures publiques, qui meurent d’être pilotées en dépit du bon sens, par un manque de coordination entre des organisations peu coopératives ou déclinantes. La proposition simple que les Mainteneurs font est de considérer l’infrastructure de base (eau potable, électricité, assurance santé, etc.) comme un droit humain élémentaire (p. 177). On mesure avec eux l’énorme inflexion culturelle et politique que cela représenterait aux États-Unis, où toute tentative de ce genre ne manquera pas d’être taxée de « socialisme » ou de « communisme »… De ce point de vue, The Innovation Delusion s’adresse avant tout aux lecteurs états-uniens. Ses propositions peuvent faire sens ailleurs, mais elles s’inscrivent dans des débats politiques très situés. Et concrets. Parmi ces questions à traiter d’urgence selon eux : les rétributions. La meilleure façon d’inverser le cours des choses, de rendre attractives ces tâches de maintenance, consiste à augmenter significativement les salaires et les conditions de travail. Payé·e·s une misère pour des tâches injustement perçues comme ingrates, les antihéros et les « premiers de corvée » de la maintenance méritent un meilleur traitement tant leur activité est vitale.

20C’est une certaine éthique qui se trouve résumée dans le dernier chapitre. La maintenance et le soin, le soin apporté à la maintenance autant que la maintenance du soin, sont autant de valeurs à endosser pour structurer un monde de relations sociales épanouies. Cela se passe dans le confort de maisons enfin habitables, à la bonne échelle, réparables, où l’équipement est installé de telle sorte qu’il serve longtemps. On perçoit l’impatience des auteurs lorsqu’ils recommandent telle ou telle manière de procéder. L’ennui avec les « conversations » (surtout académique), c’est qu’elles peuvent ne déboucher sur rien ou presque. Si bien que l’épilogue de l’ouvrage est une invitation à l’« action » : à sortir du confort du diagnostic pour entrer dans une nouvelle phase, proactive, visant à porter « la cause de la maintenance » (p. 218). Il s’agit de provoquer l’émergence d’un « mouvement social puissant ». Cet activisme s’exprime et se déploie d’abord au sein du réseau « The-Mainteners.org » qu’entretiennent les auteurs et leur collègue Jessica Meyerson, archiviste numérique. Si les premières conférences organisées à partir de 2016 laissent penser que le format reste académique, l’intention transformatrice et l’ambition de défendre les intérêts des « communautés de mainteneurs » s’est affirmée par la suite, comme l’attestent les rapports publiés et les actualités sur la plateforme.

21On ne fera pas de pronostics sur le devenir de cette initiative. On laissera également à l’appréciation des lectrices et lecteurs l’optimisme de Vinsel et Russell, qui transparaît dans ces ultimes pages. Il ne fait pas de doute que « l’ethos de la maintenance » peut susciter du lien et transcender les clivages, y compris politiques. Ils citent notamment l’implication d’une mainteneuse chrétienne « pro-life » et volontiers conservatrice, un militant marxiste et un catholique libertarienne : tou·te·s se retrouveraient dans la reconnaissance de la « dignité » de la maintenance et de celles et ceux qui réparent. Pas dupes pour autant des divergences qui ne manqueraient pas de surgir entre les activistes du mouvement, ils parient sur la portée générale du message, du caractère consensuel de l’idée de « justice » qu’il véhicule (p. 226). « L’état d’esprit propre à la maintenance peut amener à un bien-être culturel et émotionnel, aussi bien qu’à la prospérité économique. » (p. 18) Il paraît difficile, dans ces conditions, de ne pas abonder dans ce sens, tant ces valeurs résument un idéal politique émancipateur.

Politiser la maintenance ?

22L’ouvrage est une très instructive immersion dans le monde de la maintenance, qui nous est finalement plus familier que prévu tant les opérations qui en relèvent sont omniprésentes dans nos vies. Si l’essentiel du matériau et des témoignages collectés est états-unien, l’on suit avec intérêt les développements narratifs et les tentatives de montée en généralité portant par-delà les frontières des États-Unis. Plusieurs points me semblent en revanche nécessiter des compléments ou des clarifications. Ils ne remettent pas en question la justesse des descriptions ou la pertinence normative des recommandations, mais pourraient aider à préciser des éléments qui ont trait autant au diagnostic critique qu’aux solutions pratiques.

23D’abord, l’usage non questionné ni explicité d’un vocabulaire pathologisant pour qualifier les états d’âme des passionné·e·s d’innovation. Le titre annonce certes la couleur. Entre le fantasme obsessionnel et la névrose culturelle, c’est sur le terrain d’une ethnopsychiatrie de masse que l’ouvrage pose son diagnostic. Vinsel et Russell ne sont pas les seuls à avoir recours à ce répertoire d’analyse : c’est un expédiant commode pour mettre à distance les lieux communs du dogme de l’innovation. En revanche, on aurait aimé qu’ils dépassent l’assertion pour analyser plus en profondeur la croyance, ses mécanismes de perpétuation comme les modalités de son internalisation culturelle. D’autant plus que, comme je l’ai suggéré, ils usent également d’un vocabulaire religieux (« évangile de la croissance », « apôtres » de l’innovation, etc.). Ce dernier usage est endogène dans la Silicon Valley et rejoint des attendus culturels et spirituels des « fans » pour qui la « tech » et ses Jobs sauveront un monde à évangéliser. Que la psychiatrie et la religion s’hybrident dans la conformation d’une croyance dominante et installée dans tous les champs sociaux est une hypothèse qu’il conviendrait d’étayer, tant sur le plan théorique qu’empirique. En outre, on gagnerait sans doute à explorer toutes les nuances et gradations de ces croyances. Car la verbalisation du « blabla » de l’innovation peut tout aussi bien être effectuée par d’habiles cyniques qui s’en moquent et en usent pour des raisons matérielles (c’est rémunérateur dans certains secteurs, et cela rejaillit sur le capital réputationnel et les revenus d’expert·e·s qui vivent de la commercialisation du prêt-à-penser de l’innovation) ou politiques (des idées rebattues et peu inventives sont reconditionnées à bon compte sous l’effet du « parler innovation »). Mais ce verbiage peut également être endossé sans véritable engagement : par suivisme dénué de conviction, conformisme faible, souci d’être à la page, etc. Intégrer cette variété d’appropriation permettrait de nuancer l’interprétation qui, par endroits, réifie des camps pour et contre, les Innovateurs versus les Mainteneurs.

24Politique, l’argumentaire n’en reste pas moins timide dès qu’il traite les questions très disputées de la transition d’une économie consommatrice d’énergies fossiles et dangereuses à une économie sobre et soutenable. Les auteurs ne font pas état de leur éventuelle allégeance à un parti politique, n’interviennent que timidement dans le débat sur la viabilité et l’urgence du « Green New Deal », et sur les programmes prônant les énergies renouvelables, particulièrement portés par l’aile gauche du Parti démocrate. Cela dit, en application de la sagesse de la maintenance, ils sont conséquents lorsqu’ils insistent, dans les ultimes pages, sur la nécessité de penser le devenir de ces nouvelles infrastructures publiques, dont le financement devrait inclure les frais de maintenance par avance. Ils soutiennent aussi, très directement, qu’il faut cesser d’exploiter et d’entretenir les mines de charbon, et même hâter leur mort (p. 227), mais cela ne va pas bien loin et on reste tout de même sur sa faim.

25Vinsel et Russell ne s’aventurent pas sur le terrain politique partisan. La dureté et la virulence des clivages idéologiques, sous le mandat Trump, n’incite certes pas à entrer dans l’arène, mais comme les derniers chapitres affichent un souci de l’advocacy politique de la cause de la maintenance, l’on est fondé à penser qu’il s’agit d’un prolongement inévitable. Cette traduction des diagnostics et des recommandations dans la sphère politique demande de confronter l’ethos de la maintenance aux agendas politiques poursuivis par les possibles relais dans le système politique fédéral ou dans les États me semble une étape obligée. Car le « délire de l’innovation », l’engouement pour le sort de la « classe créative/innovatrice », ou les promesses de la « tech », continuent d’animer les élites politiques de Washington, et cette conversion entrepreneuriale en faveur de l’« inno-cratie », comme l’a documenté le journaliste et essayiste Thomas Frank, a gagné le camp « progressiste » de longue date [13]. Les appels ont été répétés, mais pas toujours suivis d’effets à l’engagement des STS dans les débats publics, jusque dans l’espace des revendications politiques. Il est dommage que cette question de la posture politique à adopter dans la conjoncture présente ne soit pas approfondie dans un ouvrage qui, pourtant, endosse un positionnement normatif.

26Une raison possible de cette relative indétermination (relative, parce que l’on pressent dans quel camp politique le message des Mainteneurs porterait le plus efficacement) est la généralité de la catégorie de la maintenance et de ce « nous » auquel Vinsel et Russell s’en remettent lorsqu’ils caractérisent les « antihéros ». Si nous sommes tou·te·s des mainteneurs·ses, alors la cause devient transpartisane et annule les clivages dont les auteurs soulignent au final le peu d’importance dans l’expérience ordinaire de la maintenance. On perçoit la grande extension du répertoire théorique de la maintenance dans les pages suggestives sur les effets de la « disruption » sur les corps, l’intimité et la vie domestique. Les « antihéros » luttent pour préserver ces derniers territoires personnels aliénés par des techniques invasives (les appareils et les outils numériques qui peuplent la vie quotidienne, à commencer par le smartphone), banalisant la surveillance de soi et des autres. De ce point de vue, même les avocat·e·s les plus enthousiastes de la « disruption » sont des mainteneurs·ses lorsqu’elles et ils se déconnectent enfin d’une journée de conseil à ressasser les poncifs de l’innovation de rupture à la Christensen. Peut-être est-ce là la perspective d’un consensus vécu par tout un chacun, mais cette dilution interroge.

27Un autre point de discussion concerne la réflexivité disciplinaire. The Innovation Delusion livre d’utiles recettes et pistes d’action sans jamais faire la leçon. L’ethos de la maintenance est caractérisé avec tact et prudence, et on découvre en plus des personnalités et des trajectoires instructives. S’agissant de la section consacrée au diagnostic des dégâts engendrés par l’innovation-speak, on aurait aimé en revanche des développements plus critiques sur la contribution des STS à cette même doxa qu’ils décortiquent dans le discours des générateurs de « bullshit » en concurrence sur les marchés du conseil. Je ne dresserai pas la bibliographie ici, mais force est de constater que sous le label des innovation studies ou celui des STS les plus versées dans la recherche-action, l’emphase a été longtemps mise sur les dynamiques d’innovation et les ingrédients nécessaires à leur encouragement, dans le contexte d’affirmation du modèle de « l’économie de la connaissance » [14]. Le déplacement progressif de certain·e·s spécialistes historiques des STS de l’étude de la connaissance scientifique vers celle de l’économie et du commerce des innovations depuis les business schools et les bureaucraties du management de la recherche, qui s’est observé à partir des années 1990, est l’indice d’une altération à questionner. Il aura fallu ramer contre ce courant dominant pour qu’affluent des alternatives théoriques et pratiques. The Innovation Delusion participe de cette confluence d’intérêt de connaissance alternative au courant dominant des STS adaptées au régime néolibéral des sciences et techniques, il serait utile de le dire haut et fort. C’est aussi la vocation scientifique et la portée politique des recherches des STS qu’il eût été intéressant de réinterroger à l’aune du paradigme, promis à un bel avenir, de la maintenance.

28* * *

figure im2

29On mesure l’intérêt et l’actualité de l’ouvrage, alors que la planète vacille à l’épreuve de la pandémie de SARS-CoV-2. Les infrastructures publiques, notamment les systèmes de santé, ainsi que tous les personnels des activités dites « essentielles » ont enduré un choc d’une intensité inouïe, dont les sociétés atteintes subiront encore longtemps les déflagrations et répliques. La vulnérabilité de nos systèmes et l’impréparation des autorités dans la gestion de crise ont été maintes fois soulignées. On perçoit combien la problématique de la maintenance et du soin à apporter à tout ce qui nous fait tenir ensemble est vitale, et le sera toujours plus face au dérèglement climatique et à l’altération des conditions d’habitabilité de la Terre. Les questions opérationnelles ont sur-occupé les responsables et gestionnaires de cette crise planétaire, mais le moment sera bientôt venu de tirer les leçons. C’est à cette occasion que pourrait s’éprouver la pertinence pratique de cette réévaluation, modeste et « par le bas », de la maintenance. On imagine néanmoins la difficulté d’une telle campagne, car l’innovation-speak n’est pas de ces logiciels que l’on désinstalle d’un simple clic de souris. En attendant la suppression de cette source de bugs et de dysfonctionnements, on suivra avec toute l’attention qu’il mérite ce travail des Mainteneurs.


Date de mise en ligne : 03/03/2021

https://doi.org/10.3917/zil.008.0452

Notes

  • [1]
    Jérôme Denis et David Pontille, « Le soin des choses : l’émergence des maintenance studies », Revue du Crieur, №  15, 2020, p. 149-154.
  • [2]
    Voir David Edgerton, Quoi de neuf ? Du rôle des techniques dans l’histoire globale, trad. de  Christian Jeanmougin, Paris, Seuil, 2013.
  • [3]
    Un point de départ a été cet essai, très cité : Lee Vinsel et Andrew L. Russell, « Hail the maintainers », Aeon.co, 7 avril 2016, aeon.co/essays/innovation-is-overvalued-maintenance-often-matters-more.
  • [4]
    Pour un balisage, voir Benoît Godin et Dominique Vinck (eds.), Critical Studies of Innovation : Alternative Approaches to the Pro-Innovation Bias, Cheltenham-Northampton, Edward Elgar Publishing, 2017.
  • [5]
    Voir Oliver Staley, « How to talk about God in Silicon Valley », Quartz, 8 juin 2018, qz.com/work/1298937/how-to-talk-about-god-in-silicon-valley, consulté le 11 novembre 2018 ; et aussi : Rémi Durand, L’évangélisme technologique. De la révolte hippie au capitalisme high-tech de la Silicon Valley, Paris, FYP Éditions, 2018.
  • [6]
    Pour s’en convaincre, voir son site à la page « My Beliefs » : claytonchristensen.com/beliefs, consulté le 11 novembre 2020.
  • [7]
    Titiou Lecoq, « Clayton M. Christensen, le grand manitou de la disruption », Usbek & Rica, 12 juin 2019.
  • [8]
    Craig Lambert, « Mormonism and Mortality », Harvard Magazine, juillet-août 2014.
  • [9]
    Oliver Staley, « A previously unpublished interview with Clayton Christensen about  business, God, and Star Wars », Quartz, 25 janvier 2020, qz.com/1791036/clayton-christensen-on-management-and-mormonism, consulté le 11 novembre 2020.
  • [10]
    À son désavantage, elle s’était déjà rendue célèbre suite à une pollution des eaux qu’elle cacha longtemps, jusqu’à ce que la contamination soit révélée en 1987 puis donne lieu à un procès retentissant, soldée par une amende record de 333 millions de dollars infligée en 1996 à l’industriel. L’affaire a été portée à l’écran dans le film « Erin Brockovich » (2000) de Steven Soderbergh. Ne lâchant pas PG&E, Erin Brockovich défend désormais la communauté de Paradise dévastée à la suite de Camp Fire.
  • [11]
    Voir le désormais classique essai d’Evgeny Morozov, Pour tout résoudre, cliquez ici : l’aberration du solutionnisme technologique, trad., Limoges, Fyp Éditions, 2014.
  • [12]
    Voir Claude Rosental, La société de démonstration, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2019.
  • [13]
    Voir son essai mordant Pourquoi les riches votent à gauche, trad. d’Étienne Dobenesque, Marseille, Agone, 2018.
  • [14]
    Pour une revue de la littérature en sociologie de l’innovation, voir aussi Jérôme Lamy et Arnaud Saint-Martin, « Sociologie de l’innovation scientifique et technique : un panorama historique et quelques hypothèses critiques », in Ivan Sainsaulieu & Arnaud  Saint-Martin (dir.), L’innovation en eaux troubles. Sciences, techniques, idéologies, Vulainessur-Seine, Éditions du Croquant, 2017, p.  51-87.

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