Zilsel 2019/2 N° 6

Couverture de ZIL_006

Article de revue

Le thanatographe et le président

D’un usage ancillaire de l’histoire intellectuelle

Pages 372 à 388

Notes

  • [1]
    Jean-Claude Casanova, « Et Macron vint… », Commentaire, №158, 2017, p. 248.
  • [2]
    Olivier Mongin, « Primauté au politique. Libres propos sur les liens d’Emmanuel Macron avec Paul Ricœur et la revue Esprit… et sur le nouveau président », Esprit, mai 2017 (esprit.presse.fr/actualites/olivier-mongin/primaute-au-politique-libres-propos-sur-les-liens-d-emmanuel-macron-avec-paul-ricœur-et-la-revue-esprit-et-sur-le-nouveau-president-39931).
  • [3]
    Mariette Darrigrand, « Emmanuel Macron en dix mots », Études, septembre 2017, p. 31.
  • [4]
    Jean-Thomas Nordmann, « Un subtil exercice de langage », Commentaire, №162, 2018, p. 303.
  • [5]
    Gérard Mauger, « Recompositions », Savoir/Agir, №40, 2017, p. 79-86.
  • [6]
    Frédéric Lebaron, « La croyance économique dans le champ politique français », Regards croisés sur l’économie, №18, 2016, p. 42.
  • [7]
    Antoine Flandrin, « Emmanuel Macron a placé Paul Ricœur au pouvoir », Le Monde, 18 octobre 2017.
  • [8]
    « Emmanuel Macron à Paul Ricœur : “Je suis comme l’enfant fasciné à la sortie d’un concert” », Le Monde, 15 mai 2017. La lettre accompagne un essai du journaliste Nicolas Truong : « Petite philosophie du macronisme », Le Monde, 15 mai 2017.
  • [9]
    Communiqué du Conseil scientifique du Fonds Ricœur, 30 octobre 2017, fondsricœur.fr/fr/pages/le-communique-du-conseil-scientifique.html.
  • [10]
    Daniel Frey, « Le Fonds Ricœur ne souhaite pas contrôler les usages de la pensée de ce philosophe », Le Monde, 5 décembre 2017.
  • [11]
    Jürgen Habermas, Gabriel Sigmar et Emmanuel Macron, « Quel avenir pour l’Europe ? », Revue Projet, №360, 2017, p. 84-87.
  • [12]
    Jean-Noël Jeanneney, Le moment Macron, Paris, Seuil, 2017.
  • [13]
    À l’arrière-plan du le portrait présidentiel affiché dans les mairies et écoles, on peut distinguer l’édition Pléiade des Mémoires de Charles de Gaulle.
  • [14]
    Ce cliché du prodige s’est vite installé : Odile Benyahia-Kouider, « Ils ont marqué 2012 : Emmanuel Macron, l’enfant prodige de l’Élysée », nouvelobs.com, 28 décembre 2012 ; Charlotte Chabas, « Emmanuel Macron, de “Mozart de l’Élysée” à ministre de l’Économie », LeMonde.fr, 27 août 2014. Il a pu être décliné sur le terrain de la finance, sur lequel Dosse ne dit rien, absorbé qu’il est par la compilation de ses fiches de lecture : Cécile de Sèze, « Remaniement ministériel : Emmanuel Macron, “le Mozart de la finance” à l’Économie », rtl.fr, 26 août 2014.
  • [15]
    Raphaëlle Bacqué, « “Mimi” Marchand, le loup dans la bergerie Macron », LeMonde.fr, 20 octobre 2018.
  • [16]
    François Dosse, Le pari biographique. Écrire une vie, Paris, La Découverte, 2005.
  • [17]
    Ibid., p. 7.
  • [18]
    Ibid., p. 446.
  • [19]
    Puisqu’il est question des liens entre philosophie et politique, Dans le cas de Ricœur, sa signature de la pétition appelant, en 1995, à soutenir le plan Juppé pour les retraites est évoquée en termes sibyllins : « Ricœur se trouve un peu pris en décalage entre le moment où il a donné sa signature et le sens émergeant du mouvement, qui n’était pas alors encore perceptible. » (François Dosse, Paul Ricœur. Le sens d’une vie [1913-2005], Paris, La Découverte, 2007, p. 601.) Doit-on comprendre que le philosophe, s’il avait saisi plus clairement la victoire (acquise de haute lutte !) du mouvement social, l’aurait soutenu ? Dosse avance une explication qui fait de la grève de décembre 1995 un mouvement non-corporatiste, capable d’« articuler la dimension de la verticalité et de l’horizontalité des relations sociales » (p. 602). Ricœur aurait seulement manqué de « vigilance » et se serait « momentanément [laissé] enfermer dans sa prise de position initiale […] » (p. 602). Il semblait pourtant clair que la pétition de soutien au plan Juppé constituait un alignement, classique en régime néo-libéral, sur une logique de réduction des acquis sociaux. Il est pour le moins étonnant qu’un philosophe habitué à l’herméneutique des signes n’ait pas décrypté ceux, pourtant limpides, d’une lutte sociale en cours.
  • [20]
    Un seul exemple : l’historien britannique Perry Anderson publie, en 2004, deux articles dans la London Review of Books dans lesquels il fustige le repliement de la culture
    française. Selon lui Pierre Nora et François Furet sont parmi les figures de l’intelligentsia responsables de l’affadissement du débat. Le constat que dresse Anderson est impitoyable : la revue Le Débat que dirige Nora doit se lire comme le catéchisme de l’ordre libéral (Perry Anderson, La Pensée tiède. Un regard critique sur la culture française, trad. de William Olivier Desmond, Paris, Seuil, 2005, p. 47), et les Lieux de mémoire sont l’un des « programmes les plus ouvertement idéologiques de l’historiographie mondiale d’après-guerre » (p. 51). La charge est rude, mais bien documentée. Les deux articles d’Anderson sont rassemblés et traduits en français sous le titre La pensée tiède (2005). Prérogative ahurissante d’un éditeur dominant dans le champ intellectuel (chez Gallimard, par ailleurs chargé de l’impression du Débat et d’une collection de prestige administrée par Nora), Nora fait insérer une réponse « à chaud » au texte d’Anderson dans le livre de celui-ci (« La pensée réchauffée »), dans laquelle, comme on peut l’imaginer, il se défend de toute responsabilité dans la tiédeur de la pensée en France. Comment Dosse rend-il compte à la fois de la critique d’Anderson et de la réponse (imposée) de Nora dans la biographie qu’il consacre à celui-ci en 2011 ? Sans surprise, il prend fait et cause pour son biographé et, usant d’un argument aujourd’hui démonétisé, prête à Anderson une « vision complotiste de l’histoire » (François Dosse, Pierre Nora. Homo historicus, Paris, Perrin, 2011, p. 521). Le fait que Nora ait imposé sa réponse dans le livre même de l’historien anglais ne soulève pas le début d’un problème.
  • [21]
    François Dosse, L’Empire du sens. L’humanisation des sciences humaines, Paris, La Découverte, 1997, p. 56.
  • [22]
    François Dosse, Paul Ricœur, op. cit., p. 602.
  • [23]
    Pierre Chaunu et François Dosse, L’instant éclaté. Entretiens, Paris, Aubier, 1994, p. 104.
  • [24]
    François Dosse, Gilles Deleuze-Félix Guattari. Biographie croisée, Paris, La Découverte, 2007.
  • [25]
  • [26]
    Pierre Serna, dans un récent ouvrage, inscrit la politique d’Emmanuel Macron dans le droit fil de ce qu’il nomme « l’extrême centre », sorte de raidissement autoritaire de la République, dont il repère les premières manifestations pendant la Révolution française (Pierre Serna, L’extrême centre ou le poison français, 1789-2019, Cézeyrieu, Champ Vallon, 2019).
  • [27]
    Lucien Febvre, « L’histoire dans le monde en ruines », Revue de synthèse, T. 20, 1920, p. 318.

À propos de François Dosse, Le philosophe et le président, Paris, Stock, 2017, 269 pages

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1

« C’était passionnant. C’est une performance physique, intellectuelle, de la part de notre Président. »
François Dosse, Émission Du grain à moudre, France Culture, 19 mars 2019, au lendemain du débat d’Emmanuel Macron avec un panel de 65 intellectuel·le·s.

2

« When the legend becomes fact, print the legend. »
The Man Who Shot Liberty Valance, 1967.

Sans commentaire

3À peine Emmanuel Macron est-il élu à la présidence de la République en mai 2017 que les commentaires abondent sur le tour de force de l’impétrant, à qui rien n’aurait résisté. « C’est comme s’il soufflait sur la France un air d’espoir et de vérité », se réjouit Jean-Claude Casanova dans la revue Commentaire[1]. Y contribuent également nombre d’intellectuel·le·s qui, d’une façon ou d’une autre, partagent une même sympathie à l’égard du président fraîchement élu. Dans cette industrie du commentariat, les rédacteurs d’Esprit s’estiment particulièrement (bien) disposés à proposer une interprétation puisque le président fut un des leurs au sein de l’équipe de rédaction, de janvier 2009 à janvier 2017. Ainsi Olivier Mongin perçoit-il dans le président élu en 2017, « un homme d’action, rusé, rapide, capable de prendre des décisions et de s’y tenir » et ajoute qu’il voit en E. Macron un « animal politique d’une espèce rare » [2].

4À l’unisson, les exégètes proposent des interprétations suggestives et bienveillantes, par exemple de l’« amour macronien » au cœur d’une doctrine en germes : « C’est contre thanatos ou Dionysos, dépressions ou désordres, qu’il a imposé une forme d’eros » [3]. Une érotique qui s’accommoderait d’un art de la séduction, « celui de Don Juan [, lequel] n’est pas le moindre talent de notre président de la République » [4].

5Le florilège pourrait s’avérer épuisant tant le concert des louanges est bruyant. Alors que les diagnostics, tour à tour inquiets ou chargés d’espoir, prolifèrent sur les « recompositions » d’un champ politique devenu illisible après le séisme chamboule-tout provoqué par l’irruption puis la victoire du mouvement « En Marche ! » [5], la spéculation sur les cimes de l’intellectualité se substitue à l’explication sociologique des ressorts de la trajectoire de Macron (qui apparaît pourtant comme un « cas d’école » de la reproduction d’une certaine fraction de l’élite technocratique néogiscardienne, « modernisatrice » et libérale) [6]. Après la présidence « hyperprésidentielle » de Nicolas Sarkozy, la présidence « normale » de François Hollande, le temps serait ainsi venu d’une présidence « jupitérienne », alliée à l’exigence d’une pensée faite d’audace et d’envie. La spéculation dans le domaine des idées politiques et philosophiques engendre un marché de niche éditoriale, celui de l’essai d’épuisement de la « pensée macronienne » aventurée dans le monde de la politique. À l’automne 2017 sont ainsi livrés Macron, un président philosophe, de l’éditorialiste Brice Couturier (Éditions de l’Observatoire, 2017), ou Emmanuel Macron : une révolution bien tempérée, du politologue Philippe Raynaud (Desclée De Brouwer, 2018). En septembre 2017, la revue jésuite Études peut consacrer un numéro entier à la question « Paul Ricœur et Emmanuel Macron », où il est donc fait cas d’une proximité entre l’un et l’autre.

6C’est cette forme de compagnonnage intellectuel antéet post-mortem entre le philosophe et le président que François Dosse se propose d’étudier dans Le philosophe et le président. Plus exactement, l’historien entend documenter l’exacte conjonction d’une pensée philosophique en théorie prête pour l’action et d’une pratique politique toujours censément appuyée sur une œuvre philosophique. C’est pourquoi nous avons souhaité examiner ce projet de plus près. Nous combinerons une lecture de ce que l’auteur donne à comprendre de la connexion Ricœur/Macron et l’analyse des services politiques que cet essai entend remplir en dehors du champ disciplinaire de l’auteur, au bénéfice d’un pouvoir politique alors en recherche d’assise et de récits. En prolongeant, ce sera l’occasion de réfléchir sur la façon dont François Dosse procède dans d’autres biographies qu’il a consacrées à de grandes figures de l’histoire de la pensée. Ici comme ailleurs dans cette bibliographie imposante en nombre de volumes, l’exercice de la biographie intellectuelle n’est pas mis en œuvre sans arrière-pensée : il véhicule une certaine conception normative de l’activité intellectuelle et de sa politisation ; et dans ce nouvel essai, elle étaye une vision engagée de la politique sous la forme d’un plaidoyer.

7Les recensions de l’ouvrage, dans la presse nationale, sont à la hauteur du potentiel « révolutionnaire » du macronisme. Cela s’illustre dans les pages « Idées » du Monde[7], dont les rédacteurs avaient pris soin de reproduire, au lendemain de l’élection, une lettre que Macron adressa à Ricœur en juillet 1999, en tant que preuve d’une certaine intimité intellectuelle entre les deux [8]. Cependant, cet arraisonnement politique de la philosophie ricœurienne n’a pas suscité que l’enthousiasme. En témoigne la controverse que François Dosse a engagée avec les responsables du Fonds Ricœur. Ces derniers avaient, dans un simple communiqué, rappelé que si le nom de Ricœur était désormais accolé à celui de Macron, il fallait se garder de construire une philosophie politique qui n’était pas celle de son auteur, d’ailleurs plus là pour en répondre [9]. François Dosse s’était ému de cette (pourtant élémentaire) mise en garde méthodologique : il en avait déduit un réflexe défensif d’héritiers coupables de livrer selon lui « un brûlot anti-Macron » [10]. Rien, donc, qui pourrait troubler l’opération de transformation des liens entre le philosophe et le (futur) président en une fusion intellectuelle sans précédent.

8Macron donne des gages de ses prédilections philosophiques : ainsi lui arrive-t-il de converser avec Jürgen Habermas [11] ou d’autres grands penseurs. La convocation d’une soixantaine d’intellectuel·le·s, en mars 2019, au palais de l’Élysée, à l’occasion du « Grand débat », participe également de ce verni d’intellectualisme raffiné. Ce débat retransmis en direct sur les ondes de France Culture se voulait une espèce de mise en scène de cette appétence pour la dispute contradictoire : un moment habermassien, justement, où seule la force du meilleur argument devait, en raison comme en droit, faire la différence. Il n’en fut rien : chaque invité·e livra une question rigoureusement minutée à un interlocuteur en jeu de majesté qui, lui, disposait à sa guise de tout le temps nécessaire pour y répondre, ou pas. Les questions fleuraient bon la connivence ou la captatio benevolentiae. Dans de telles circonstances, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’un président puisse dérouler un exposé sur les tourments d’une modernité faite d’agilité et de blocages, de complexité et de points d’achoppement, qu’un pragmatisme bien tempéré était à même de surmonter… C’est pourtant sur ce socle bien identifiable que Macron déroule, dans ses discours, des idées-fiches ressemblant à des colles de khâgne. Le goût supposé du président pour les idées s’exprime dans l’usage de références choisies et brandies pour ébahir un auditoire trop heureux de voir sa langue naturelle au pouvoir. Mais Macron a su profiter de cette convergence pour se construire une posture de président ouvert à la vie des idées : un supplément d’âme qui le hisserait à la hauteur des dirigeants qui ont fait l’histoire.

9Cependant, passés les usages compassés de la rhétorique des grands commis de l’État, ainsi que les références plus ou moins sibyllines à quelques phares de la pensée, Macron ne montre pas un intérêt particulier pour l’actualité de la vie intellectuelle. De ce que l’on peut en juger à partir de ses nombreuses interventions dans le domaine, son armature politique et ses références philosophiques sont limitées aux répertoires classiques des Grandes Écoles et des digests de l’ENA. Si Macron parvient à impressionner certains intellectuels, c’est parce qu’il réussit à restituer les éléments les plus saillants d’un parcours de classe qui se superpose aux leurs. Ainsi, lorsque Jean-Noël Jeanneney tente de restituer le « moment Macron » à la source d’une épiphanie politique inattendue, il retrouve dans la pensée du nouveau président les grandes lignes du programme de gouvernement que Sciences Po (où il enseigne, et où Macron a poursuivi son cursus après avoir échoué à l’ENS) s’efforce d’instaurer en table raisonnable de la loi [12]. Il ne faut pas s’étonner, dans ces conditions, qu’Emmanuel Macron tende un miroir à celles et ceux qui, parmi les intellectuel·le·s, ont suivi un parcours proche du sien. Sous les dehors d’une modernité hâbleuse, apparaissent, strate après strate, les éléments d’une pensée politique conformiste et d’un projet économique néoclassique : de Guizot à Giscard, de Pigou à Aghion, de Rawls à Giddens, la même poignée d’idées « modernistes » continue d’orienter l’horizon intellectuel du chef de l’État. Et le rapprochement avec un pouvoir fort, voire carrément vertical et autoritaire, le situerait bien davantage dans une tradition de pensée beaucoup plus à droite dans le champ politique, entre bonapartisme assumé et gaullisme du coup de force [13].

Une exégèse bienveillante

10Pour comprendre cette insistance de François Dosse à faire de la philosophie de Ricœur le chiffre politique de Macron, il faut considérer le principe de sa lecture. C’est un schéma unique qu’il applique avec systématisme. Ainsi, chaque chapitre s’ouvre par le résumé d’une idée ou d’un livre (jugé) clé, de Ricœur surtout (à part le manifeste Révolution d’Emmanuel Macron paru en 2016 pour préparer la campagne), puis glisse immanquablement vers une mise en relation avec son homologue en pensée Macron. Et la réciproque peut fonctionner aussi, à force d’inter-citations. Les seize chapitres sont courts, de l’ordre de la mise au point autonome sans trame théorique sous-jacente. Prenons un exemple parmi tant d’autres pour illustrer cette mécanique narrative et interprétative. Dosse consacre un chapitre à la question de la responsabilité, dont Ricœur s’est emparé en relisant Hans Jonas : l’enjeu, ici, serait de dépasser le cadre chronologique et géographique d’une vie humaine pour construire une responsabilité qui soit capable de tenir compte de « l’environnement » et de « l’humanité future » (p. 167). L’auteur de Temps et récit aurait vu dans « la réflexivité de la pratique juridique » une ressource capable d’alimenter une « philosophie du droit » en mesure de combiner « interprétation et argumentation », dans la perspective d’un « jugement prudentiel » (p. 168). Suivant Ronald Dworkin, Ricœur aurait perçu l’importance d’une « vérité tensive » qui permettrait, selon les circonstances, de faire le bon choix (p. 169). Citant Révolution, Dosse discerne dans ses nombreuses phrases amphigouriques les traces d’une pensée ricœurienne de la responsabilité : le candidat Macron aurait conçu la possibilité politique d’une « responsabilisation de l’action à tous les niveaux » (p. 172) : du gouvernement au citoyen, de la « mise en place de corps intermédiaires » capables de rendre « tangible et effectif le principe de responsabilité » (p. 172) à la création d’une « série d’institutions intermédiaires qui puissent revitaliser [la] démocratie » (p. 173), l’historien dresse un catalogue éclectique de promesses électorales sur le fonctionnement de la vie politique. Il insiste notamment sur le fait que le candidat Macron plaçait la « responsabilité qui nous incombe de sauver la planète » au sommet de sa politique prudentielle (p. 174). Cette doctrine s’associe à une sorte de vade-mecum du New Public Management, plaçant au cœur de la stratégie gouvernementale l’incitation, par l’autorité publique, d’une pratique entrepreneuriale supposée vertueuse (p. 175).

11Le schéma est rodé et se veut pédagogique : Ricœur a proposé une théorisation d’un aspect spécifique de l’action politique, Macron en a tiré un élément de programme, voire en produit une réalisation virtuose. Presque à chaque fois, Dosse use d’un marqueur significatif : « à la manière de Ricœur, Macron… » Il n’est alors plus qu’à dérouler un argumentaire qui force la convergence et la cohérence, de telle sorte qu’en fin de compte on ne sache plus bien qui parle et d’où il parle – Ricœur, Macron, Dosse. Dans le cas que nous venons de mentionner, remarquons que le procédé ne fonctionne qu’à condition de ne pas trop s’inquiéter des rapprochements hâtifs et des conceptualisations à l’emporte-pièce. D’une part, la responsabilité comme moyen de prendre des décisions appropriées dans l’instant ne constitue pas – c’est le moins qu’on puisse dire – une pure nouveauté théorique. Dans l’Éthique à Nicomaque (Livre III), Aristote se débat précisément avec la question de la responsabilité en distinguant acte et choix volontaire. Que la notion ait un certain succès dans le domaine de la philosophie politique, il s’agit là d’une évidence. Que Ricœur y ait apporté des éléments radicalement nouveaux, voilà qui est en revanche plus douteux. Mais enfin, qu’un candidat à la présidentielle ait réussi à établir une articulation puissante entre le principe de la responsabilité et une action écologique véritablement transformatrice, voilà qui est déconcertant – pour dire le moins. En procédant par approximation (la notion de responsabilité ici définie « en gros ») et célébration de concepts « gros comme des dents creuses » (comme disait Deleuze), Dosse parvient à relier tout ce qu’il veut. Car c’est bien le propos du livre : ramener tout ce que dit et fait Macron à la philosophie de Ricœur. Le moyen le plus simple pour y parvenir consiste donc à flouter les bords d’un concept pour qu’il puisse être associé à n’importe quelle situation ; on peut, au besoin, transformer un tract électoral en vision prophétique inspirée par la métaphysique… Le procédé est d’autant plus grossier qu’il est répétitif, et la répétition est d’ailleurs l’un des ressorts les mieux connus du discours de propagande.

12Sur chaque sujet, Dosse propose donc une interprétation compacte et succincte. Il en résulte une sorte de dictionnaire amoureux du macronisme en devenir, duquel aucune notion clé n’est manifestement oubliée. Pluralité des temps, démocratie, culture, libéralisme, justice, responsabilité, identité, mémoire, laïcité, Europe, etc. sont autant de mots sur lesquels l’historien trouve matière à broder. Dosse discute en outre les vues des grands noms de la pensée avec lesquels Ricœur a pris soin d’échanger, et ces discussions trouvent place et grâce, par extension, avec des sources aussi légitimes que Hannah Arendt, Emmanuel Lévinas, John Rawls, Michael Walzer… Dosse promène son lecteur jusque sur les collines d’Athènes, où son élève préféré aurait retrouvé la démocratie à sa racine historique :

13

« À la manière de Ricœur, Emmanuel Macron s’inscrit dans un futur antérieur, du côté des promesses avérées et non avérées du passé, celle de la polis grecque, du rôle dévolu au demos (au peuple), à une communauté citoyenne qui se dote d’institutions qui n’ont d’autres fondements que ceux dont elle veut bien donner une autonomie qui évacue toute forme de transcendance. Cet acte novateur et fondateur rejette toute forme d’hétéronomie pour proclamer, avec la réforme de Clisthène l’Athénien, la souveraineté du peuple (Autodike), ainsi que l’égalité politique (isonomia), établissant pour les réaliser d’une institution centrale, l’assemblée du peuple (ecclesia). »
(p. 266)

14C’est dans ces termes que Dosse interprète donc, au moyen d’une référence à Cornelius Castoriadis, penseur de l’autonomie par la démocratie, le sens de l’« Appel à l’ensemble des peuples européens » du président Macron depuis la colline de la Pnyx, « berceau historique de la démocratie » (p. 265). Tout est affaire de perspective. D’un côté, l’historien militant interprétera au premier degré le discours du président récemment élu : Périclès des temps postmodernes, Macron réincarnerait l’idéal de la cité grecque en un lieu emblématique. De l’autre côté, les esprits sociologiquement informés tempéreront l’enthousiasme herméneutique en replaçant ce discours dans le cadre d’une organisation politique finalisée et contrainte, celle de la Présidence, à laquelle contribuent nombre de conseillers et de services, et parmi eux les « plumes » à l’origine de ces discours rédigés au gré des visites, des événements, etc. La présentation de Dosse a vocation à enchanter, et dès les premières pages. Par endroits, ça n’est plus une réflexion philosophique, historique et/ou politique, c’est plus directement un tract. Et ce travail d’exégèse demande une bonne connaissance du langage d’« En Marche ! ». De ce point de vue, l’auteur a sans aucun doute fourni un important travail. Il renvoie ainsi à de très nombreux extraits de citations récupérés sur le site d’« En Marche ! » et de discours prononcés par Macron lors de ses meetings de campagne, mis en symétrie avec les fragmentés commentés de Ricœur. Il compile les mots d’ordre des meetings, les rassemble dans le commentaire philosophique. La communication politique est dès lors élevée au rang de contribution à la doctrine politique. Et l’on apprendra ainsi que le projet du candidat Macron est « de susciter une révolution démocratique, de libérer les énergies enfouies dans la société civile, de disséminer les centres de décision, certains diront de girondaniser la France. C’est ce renversement, celui de redonner au peuple, au demos, un réel pouvoir, kratos, qu’il veut réaliser. Pour ce faire, il entend étayer ce projet sur la base de la longue histoire de la pensée. » (p. 16)

15Non seulement Dosse essaie-t-il ainsi de caractériser le fond de la pensée de Macron, mais en plus il s’efforce de le présenter en penseur. La « pensée tensive » qui cherche à tenir ensemble les contraires est ainsi résumée par l’expression du « fameux “en même temps” » (p. 187), que le candidat puis président a eu l’habileté d’ancrer dans son vocabulaire. Cette exigence de la pensée de la tension, évidemment structurante chez Ricœur, se retrouverait dans la façon dont Macron « prend en considération la complexité du réel » (p. 195). La pensée biaisée des adversaires serait ainsi subvertie par celle du président, plus généreuse et subtile, capable de comprendre tout et son contraire. Cette « manière de penser » s’énonce au nom d’un « pragmatisme » et d’un « optimisme de la volonté que [Macron, qui « reprend le terme même qui définit toute la pensée de Ricœur »] entend incarner pour faire entrer la France dans le 21e siècle » (p. 82).

16Les effets de l’hagiographie sont évidemment (convertibles sur le terrain) politique. Et là aussi, l’interprétation tombe sous l’empire du sens : de même que Macron converse par procuration ricœurienne avec les grands penseurs, Dosse se fait fort de rappeler qu’il s’est rapproché de Michel Rocard, en 2005, et qu’en conséquence il y a comme une continuité d’« En Marche ! » avec la « deuxième gauche » (p. 134). Mais il y a plus : il se trouve qu’à la fin des années 1980, le Premier ministre Rocard et Ricœur envisagèrent la préparation d’un ouvrage commun sous le titre – comme c’est heureux ! – « Le philosophe et le Politique » (p. 127). La boucle se boucle à merveille : Ricœur et Rocard, Ricœur et Macron, Macron et Rocard, Dosse et Ricœur, Dosse et Macron… et le tout de former, pour quiconque reste insensible à ces cohérences inférées de ce corpus choisi, un monstre à plusieurs têtes qui a tôt fait de ressembler à une hydre de Lerne.

La pulsion biographique

17Il est bien établi que l’hagiographie sert autant la légende des saints grandis par le récit de gloire que les hagiographes eux-mêmes, pris qu’ils sont dans l’élan de la glorification qui leur assure une place dans le cercle fermé de celles et ceux qui savent ce qu’il en coûte de côtoyer les grands de ce monde, y compris en pensée. En ce sens, Le philosophe et le président est un exercice d’admiration. On savait déjà que Dosse avait un immense respect à l’égard de la personne de Ricœur ; il ne cache rien non plus ici de son émerveillement devant Macron. On sent l’affect à chaque page, par le seul jeu des épithètes et des rapprochements. Faire le portrait de Macron, c’est, on le devine vite, s’efforcer de comprendre une personnalité géniale et attachante : celle du jeune étudiant que Dosse croisa à Sciences Po et qu’il envoya chez Ricœur, qui cherchait un assistant pour l’aider à achever le manuscrit de La mémoire, l’histoire, l’oubli (Seuil, 2000). Le philosophe est visiblement bien tombé. Macron sait tout faire. Non seulement il s’applique dans les tâches les plus rébarbatives de l’édition de textes, patient dans la vérification des références en notes de bas de page, mais en plus il intervient dans le commentaire philosophique, en conseillant le maître au besoin. Et en plus, cet « homme de l’ombre » contribua à faire reculer la mélancolie du philosophe, lui donna de nouveau goût à la vie (p. 70).

18La vingtaine triomphante, tout juste étudiant de deuxième cycle en philo à Nanterre, Macron se place à la mesure d’une éminence de la pensée contemporaine. Le critère de la précocité est naturellement mis en avant par Dosse. Il y a quelque chose de l’ordre du prodige et du génie. Qui permet des comparaisons plus que flatteuses. L’historien se fait par exemple l’écho du surnom que le secrétaire adjoint Macron reçoit au palais entre 2012 et 2014 : « Mozart de l’Élysée » (p. 141), car il est « aussi très sensible et informé sur le plan de la politique musicale [,] pratique depuis l’enfance le piano, et, malgré son agenda plus que rempli, il n’a jamais lâché cette pratique qui procure tant de joie » (p. 145-146). On notera, au passage, qu’il ne cite que très peu ses sources en dehors des ouvrages de Ricœur et des extraits de meetings. Certes, il s’agit d’un essai écrit dans l’urgence d’un plaidoyer, mais le moins que l’on puisse attendre d’un historien qui, par ailleurs, aime à faire la leçon sur les devoirs du métier d’historien, est qu’il construise son appareil critique : qu’il documente et explique les limites d’une documentation livrée ici en miettes. Le cas échéant, cela permettrait de mettre en perspective ce genre d’appréciations élogieuses qui ont eu cours sur la personne de Macron et à des moments qu’il faudrait tout autant préciser ; car ces articles, chroniques et indiscrétions publicisées de la vie politique participent d’un cadrage médiatique et politique qui n’est pas neutre [14] : à partir de 2012, c’est-à-dire après l’accession au pouvoir de François Hollande, Macron fait partie de ces nouvelles têtes qui intriguent et fascinent, et tous les ingrédients paraissent réunis d’une « saga » à compléter par des photoreportages pour Paris Match, (sous l’inspiration de la communicante d’« En Marche ! » et entrepreneuse de la presse people Michèle « Mimi » Marchand [15]).

19L’historien s’est donc frotté au très contemporain pour tenter une sorte d’hagiographie double de Ricœur et de Macron. Mais ce livre-là vient de loin. François Dosse, en véritable serial-biographer a rodé sa pratique de l’édification intellectuelle : Michel de Certeau, Paul Ricœur, Gilles Deleuze et Félix Guattari, Cornelius Castoriadis, et bientôt – il le prome(u)t dans l’ouvrage (p. 240) – Pierre Vidal-Naquet, ont tous fait l’objet d’une roborative reconstitution de leur vie. Ces sommes ne sont pas inintéressantes, en particulier parce qu’elles fourmillent d’anecdotes, de dates, d’éléments pittoresques et (encore) de digests de lecture, et qu’en plus et surtout elles concernent des personnes qui ne laissent pas indifférent (voir, notamment, les 1 300 pages des deux tomes de sa Saga des intellectuels français parus chez Gallimard en 2018). Répondant donc à cette demande sociale de « sagas intellectuelles », Dosse a théorisé cette pulsion biographique qui anime une bonne partie de sa bibliographie, lourde d’une bonne vingtaine de titres. Dans Le pari biographique[16], il explique sa méthode : « [l]a biographie, comme l’histoire, s’écrit d’abord au présent, dans un rapport d’implication encore plus fort, dans la mesure où se trouve toujours requise l’empathie de celui qui écrit. » [17] Malgré la promesse « de saisir comment se configure en un moment historique donné l’activité cognitive du travail savant » [18], les pavés biographiques visent dans l’ensemble bien moins à saisir une pensée dans sa gangue sociohistorique, qu’une édification laudatrice de figures adulées et choisies. C’est bien le principe d’empathie qui l’emporte, jusqu’à chercher une forme de reconnaissance (« tout mon travail de recherche se trouvait justifié par cette seule lettre » qu’il reçut de Ricœur en 1997, après que celui-ci eût dévoré la biographie dont il est le sujet [p. 13]), sans craindre de verser non plus dans la grandiloquence (le premier chapitre s’intitule « Paul Ricœur au moment de la rencontre : vivre jusqu’à l’extrême »), au point que les brisures et les antagonismes qui constituent aussi une vie sont évoqués avec une pudeur très empathique [19]. Et Dosse se fait fort de défendre ses biographés même dans leurs contradictions les plus flagrantes [20].

20Si Dosse se prend de passion pour les grands hommes (et, d’ailleurs : où sont les femmes ?) auxquels il consacre d’interminables pensums enamourés, il se choisit aussi des ennemis, à commencer par Pierre Bourdieu, dont on peut être certain (rassuré ?) qu’il n’aura jamais les honneurs d’une biographie dossiste. En effet, le sociologue est la cible de critiques acerbes, et reste le grand absent des fresques intellectuelles dont Dosse s’est fait l’artisan. Ainsi, dans L’Empire du sens (paru en 1997), la « sortie du bourdieusisme » [sic] est-elle vue comme une nécessité historique, puisque le projet théorique porté par Bourdieu ne permettrait pas, selon lui, de nouer correctement la « visée d’un monde totalement objectivé, sans sujet » et « une sociologie censée prendre en compte l’expérience des agents sociaux » [21]. Que Bourdieu ait consacré des pages et des pages précisément à récuser cette opposition stérile ne semble pas perturber Dosse. Dans la biographie consacrée à Ricœur et à propos de l’épisode des pétitions de 1995, Bourdieu est dépeint en opportuniste qui aurait « confisqu[é] à son profit la pétition de soutien au mouvement social » [22]. Le sociologue avait eu le malheur de critiquer la position « réactionnaire » de Ricœur (qui avait signé la pétition). Peut-être faut-il aussi chercher des raisons de cette détestation dans leur opposition épistémique quant à la pratique biographique. Dans l’article classique « L’illusion biographique » paru dans les Actes en 1986, Bourdieu avait insisté sur l’impossibilité de rendre compte d’un parcours isolé, en rappelant que l’habitus rapportait, dans tous les actes des agents sociaux, une certaine structuration du champ dans lequel ils viennent à être pris. Une telle exigence théorique pour aborder l’expérience biographique s’oppose frontalement aux histoires merveilleuses des héros chers à Dosse.

21La passion de Dosse pour le biographique (quasiment le seul axe de ses recherches avec les ouvrages collectifs de synthèse sur l’historiographie) doit se comprendre comme une volonté de décrire le champ intellectuel selon des critères politiques et épistémologiques bien précis. Contre les intellectuel·le·s communistes, contre la sociologie de Pierre Bourdieu, la constellation d’auteurs biographés laisse entrevoir une inclinaison conservatrice. Celle-ci est visible, par exemple – à la façon, repérée par Bourdieu, dont Heidegger vomissait sa haine sociale sous l’idiolecte philosophique – dans le choix d’interroger en longueur l’historien ultra-conservateur Pierre Chaunu, le laissant rappeler sa fierté d’avoir combattu la loi Veil autorisant l’Interruption Volontaire de Grossesse (IVG) [23]. Un vieux fantasme parcourt donc ces biographies, celui d’une création intellectuelle d’individus solitaires (même si parfois en tandem, comme dans le cas de Deleuze et Guattari [24]), au-dessus du commun, et traversée par le génie et la fulgurance. Chaque biographé est, en quelque sorte, un Auteur Providentiel, dont la production témoigne de la compréhension parfaite des enjeux de son époque. Et ce canevas hagiographique est appliqué à la personne de Macron, qui devient sous la plume de Dosse l’auteur d’une « renaissance » politique à la hauteur de la destinée historique et héroïque de la France.

En marche les idées ?

22

« L’intellectuel est davantage, d’abord, quelqu’un qui va mettre ses compétences au service de la Cité, du politique, de la “polis”, des citoyens, et sur ce plan on a la définition que donnent Deleuze et Foucault de “l’intellectuel spécifique”. […] Le troisième rôle qui est le plus difficile est de retrouver cette posture un peu prométhéenne qui est de rouvrir le futur. C’est-à-dire qu’on attend aussi d’eux d’une certaine manière que par l’idéologie, que par l’utopie concrète ils rouvrent un horizon d’attente, un horizon d’espérance qui n’existe plus. Or, un individu qui grandit a besoin d’un projet de vie personnel, une société qui grandit a aussi besoin de se projeter dans l’avenir, besoin d’un projet d’émancipation. Eh bien c’est de ce projet dont on pâtit aujourd’hui et pas qu’en France, à l’échelle internationale, et là les intellectuels, pas seulement les intellectuels français, ont un défi qui est à relever. »
François Dosse, « Les trois rôles de l’intellectuel », France Culture, 15 octobre 2018 [25].

23Le philosophe et le président n’est pas sans rappeler l’effort hagiographique consistant, dans l’apologétique chrétienne, à faire coïncider les actes d’un futur Saint à l’exemplarité religieuse promulguée par l’Église pendant son premier millénaire. N’y voyant qu’un subterfuge, on referme l’essai de célébration comme on l’a ouvert : sceptique, par moments très dubitatif, jamais convaincu, du début jusqu’à la fin. Cette interprétation a évidemment suscité la curiosité dans le champ de l’intellectualité médiatique au moment de sa parution, car il venait fort à propos combler le besoin d’explication de la « disruption » de 2017. Mais passé ce coup de projecteur, il a perdu de son actualité : son obsolescence était programmée. On s’interroge alors. Pourquoi publier un livre, et un tel livre, si tôt ? Que des militant·e·s de « La République En Marche » s’adonnent à ce genre de défense et illustration n’est pas pour surprendre, et c’est même de bonne guerre (lasse), y compris parmi les faiseurs d’opinions qui bénéficient d’accès privilégiés aux espaces et instances légitimes du débat d’idées (confer les titres cités dès l’introduction). Mais Dosse est universitaire, il n’est pas censé jouer dans la même société de cour, et il ne cesse pas de clamer son attachement à la figure de l’intellectuel critique, laquelle constitue d’ailleurs pour lui une espèce de rente symbolique et matérielle. On est en droit de penser qu’il dégrade cette figure, plutôt.

24Nous sommes en septembre 2019, l’eau a coulé sous les ponts depuis l’essor du « macronisme » en politique. Si cette doctrine existe (ce qui reste à prouver [26]), il est tentant de la confronter à sa mise à l’épreuve dans le fracas du monde, hors de la confortable et souvent inoffensive vie des idées. Or, le bilan d’étape est à nuancer. Les points critiques sur lesquels Dosse a appuyé avec énergie, quitte à surinterpréter les ressorts philosophiques de son sujet de réflexion, peuvent désormais s’illustrer à travers les réalisations concrètes d’un bilan, qu’il n’est pas pertinent de juger ici. Ou alors, au compte-gouttes, sans entrer dans des démonstrations qui nous situeraient immédiatement sur la scène de l’expression politique (mais au moins, ce serait clair, assumé, à l’inverse du militantisme sous prétexte d’histoire intellectuelle d’un François Dosse). Allons donc : l’éthique de la prudence, de la bienveillance et de la modération ? La gestion hasardeuse de l’« affaire Benalla » laisse comme un goût d’inachevé, surtout lorsqu’on la confronte à ce que Dosse imagine être, chez Emmanuel Macron, une « codification par la loi d’une moralisation de la vie politique » (p. 183-184). La modernisation de l’action publique ? L’efficacité des politiques de privatisation des infrastructures publiques (les aéroports de Toulouse-Blagnac, et bientôt peut-être de Paris) reste à démontrer, de même que l’originalité d’un procédé qui replonge dans la France thatchérisée des années 1980. L’ouverture à l’Autre, d’où qu’il vienne, a fortiori des zones de guerre ? La politique répressive à l’égard des réfugié·e·s ballotté·e·s entre les centres, les camps et les friches laisse entrevoir une continuité avec les gouvernements précédents. L’horizontalité et l’inclusion de la « société civile » jusque dans l’hémicycle ? Plutôt, le retour (après « révolution ») en grâce d’un jacobinisme high-tech et entrepreneurial, dont la mise en œuvre passe par le régime de l’expertise et le monopole de la bonne parole économique néolibérale. Le climat qu’il s’agit de sauver dans l’urgence d’une crise planétaire ? Malgré les campagnes de communication (avec « Make Our Planet Great Again » en point d’orgue), l’écologisme macronien fait pâle figure. Une revitalisation de la démocratie par le contournement des vieilles structures ? En lieu et place, la répression inouïe d’un mouvement de contestation populaire, celui des Gilets Jaunes, marquée par des violences policières permanentes et des mutilations en masse. L’histoire des histoires de France qu’il s’agissait de « réconcilier » ? Une suite de prises de position dans la cacophonie, où se mêlent des « itinéraires mémoriaux » maladroits sur les terres abîmées de la Grande Guerre, une tentative avortée de « commémorer » Charles Maurras, et avant même le moment « jupitérien », une visite emblématique au Puy-du-Fou et une déclaration d’intention de candidature à Orléans, par projection mimétique dans la figure de Jeanne d’Arc… On peut parier que, sur tous ces sujets, Dosse ne se ferait pas prier pour défendre « notre président », et « son pragmatisme », « sa responsabilité », peut-on supposer, comme c’est déjà le cas dans son essai (il se fait ainsi ardent promoteur des « bus Macron », dont le bilan général, tant sur le plan économique qu’environnemental, est à discuter pour le moins).

25Et c’est pourquoi, on l’aura compris, il est tellement malaisé de discuter de telles productions, lesquelles résultent d’un acte de foi. La question épineuse n’est pas tant celle de l’engagement macroniste de François Dosse (nombre d’universitaires n’ont pas caché leur préférence pour le candidat d’« En Marche ! » en 2017…), mais plutôt celle d’une instrumentalisation des atours de l’université et de la recherche aux fins d’un éloge politique qui ne dit pas son nom. Il y a là une confusion des genres qui abîme, encore en peu plus, l’autonomie scientifique gagnée de haute lutte et de longue haleine. « L’histoire qui sert c’est une histoire serve », disait Lucien Febvre, qui refusait ainsi d’être l’instrument d’une politique visant à transformer les professeurs en « missionnaires débottés d’un Évangile national officiel […] » [27]. Le cofondateur des Annales pointait les dangers d’une pratique historienne soumise aux injonctions du pouvoir (quel qu’il soit), épousant ses causes et défendant sa ligne. Et les auteurs qui s’adonnent encore aujourd’hui à ce coupable suivisme laissent deviner leur servilité, là où le minimum que l’on est en droit d’attendre d’un connaisseur des affaires intellectuelles est de ne pas brader la raison et l’esprit critique.

Notes

  • [1]
    Jean-Claude Casanova, « Et Macron vint… », Commentaire, №158, 2017, p. 248.
  • [2]
    Olivier Mongin, « Primauté au politique. Libres propos sur les liens d’Emmanuel Macron avec Paul Ricœur et la revue Esprit… et sur le nouveau président », Esprit, mai 2017 (esprit.presse.fr/actualites/olivier-mongin/primaute-au-politique-libres-propos-sur-les-liens-d-emmanuel-macron-avec-paul-ricœur-et-la-revue-esprit-et-sur-le-nouveau-president-39931).
  • [3]
    Mariette Darrigrand, « Emmanuel Macron en dix mots », Études, septembre 2017, p. 31.
  • [4]
    Jean-Thomas Nordmann, « Un subtil exercice de langage », Commentaire, №162, 2018, p. 303.
  • [5]
    Gérard Mauger, « Recompositions », Savoir/Agir, №40, 2017, p. 79-86.
  • [6]
    Frédéric Lebaron, « La croyance économique dans le champ politique français », Regards croisés sur l’économie, №18, 2016, p. 42.
  • [7]
    Antoine Flandrin, « Emmanuel Macron a placé Paul Ricœur au pouvoir », Le Monde, 18 octobre 2017.
  • [8]
    « Emmanuel Macron à Paul Ricœur : “Je suis comme l’enfant fasciné à la sortie d’un concert” », Le Monde, 15 mai 2017. La lettre accompagne un essai du journaliste Nicolas Truong : « Petite philosophie du macronisme », Le Monde, 15 mai 2017.
  • [9]
    Communiqué du Conseil scientifique du Fonds Ricœur, 30 octobre 2017, fondsricœur.fr/fr/pages/le-communique-du-conseil-scientifique.html.
  • [10]
    Daniel Frey, « Le Fonds Ricœur ne souhaite pas contrôler les usages de la pensée de ce philosophe », Le Monde, 5 décembre 2017.
  • [11]
    Jürgen Habermas, Gabriel Sigmar et Emmanuel Macron, « Quel avenir pour l’Europe ? », Revue Projet, №360, 2017, p. 84-87.
  • [12]
    Jean-Noël Jeanneney, Le moment Macron, Paris, Seuil, 2017.
  • [13]
    À l’arrière-plan du le portrait présidentiel affiché dans les mairies et écoles, on peut distinguer l’édition Pléiade des Mémoires de Charles de Gaulle.
  • [14]
    Ce cliché du prodige s’est vite installé : Odile Benyahia-Kouider, « Ils ont marqué 2012 : Emmanuel Macron, l’enfant prodige de l’Élysée », nouvelobs.com, 28 décembre 2012 ; Charlotte Chabas, « Emmanuel Macron, de “Mozart de l’Élysée” à ministre de l’Économie », LeMonde.fr, 27 août 2014. Il a pu être décliné sur le terrain de la finance, sur lequel Dosse ne dit rien, absorbé qu’il est par la compilation de ses fiches de lecture : Cécile de Sèze, « Remaniement ministériel : Emmanuel Macron, “le Mozart de la finance” à l’Économie », rtl.fr, 26 août 2014.
  • [15]
    Raphaëlle Bacqué, « “Mimi” Marchand, le loup dans la bergerie Macron », LeMonde.fr, 20 octobre 2018.
  • [16]
    François Dosse, Le pari biographique. Écrire une vie, Paris, La Découverte, 2005.
  • [17]
    Ibid., p. 7.
  • [18]
    Ibid., p. 446.
  • [19]
    Puisqu’il est question des liens entre philosophie et politique, Dans le cas de Ricœur, sa signature de la pétition appelant, en 1995, à soutenir le plan Juppé pour les retraites est évoquée en termes sibyllins : « Ricœur se trouve un peu pris en décalage entre le moment où il a donné sa signature et le sens émergeant du mouvement, qui n’était pas alors encore perceptible. » (François Dosse, Paul Ricœur. Le sens d’une vie [1913-2005], Paris, La Découverte, 2007, p. 601.) Doit-on comprendre que le philosophe, s’il avait saisi plus clairement la victoire (acquise de haute lutte !) du mouvement social, l’aurait soutenu ? Dosse avance une explication qui fait de la grève de décembre 1995 un mouvement non-corporatiste, capable d’« articuler la dimension de la verticalité et de l’horizontalité des relations sociales » (p. 602). Ricœur aurait seulement manqué de « vigilance » et se serait « momentanément [laissé] enfermer dans sa prise de position initiale […] » (p. 602). Il semblait pourtant clair que la pétition de soutien au plan Juppé constituait un alignement, classique en régime néo-libéral, sur une logique de réduction des acquis sociaux. Il est pour le moins étonnant qu’un philosophe habitué à l’herméneutique des signes n’ait pas décrypté ceux, pourtant limpides, d’une lutte sociale en cours.
  • [20]
    Un seul exemple : l’historien britannique Perry Anderson publie, en 2004, deux articles dans la London Review of Books dans lesquels il fustige le repliement de la culture
    française. Selon lui Pierre Nora et François Furet sont parmi les figures de l’intelligentsia responsables de l’affadissement du débat. Le constat que dresse Anderson est impitoyable : la revue Le Débat que dirige Nora doit se lire comme le catéchisme de l’ordre libéral (Perry Anderson, La Pensée tiède. Un regard critique sur la culture française, trad. de William Olivier Desmond, Paris, Seuil, 2005, p. 47), et les Lieux de mémoire sont l’un des « programmes les plus ouvertement idéologiques de l’historiographie mondiale d’après-guerre » (p. 51). La charge est rude, mais bien documentée. Les deux articles d’Anderson sont rassemblés et traduits en français sous le titre La pensée tiède (2005). Prérogative ahurissante d’un éditeur dominant dans le champ intellectuel (chez Gallimard, par ailleurs chargé de l’impression du Débat et d’une collection de prestige administrée par Nora), Nora fait insérer une réponse « à chaud » au texte d’Anderson dans le livre de celui-ci (« La pensée réchauffée »), dans laquelle, comme on peut l’imaginer, il se défend de toute responsabilité dans la tiédeur de la pensée en France. Comment Dosse rend-il compte à la fois de la critique d’Anderson et de la réponse (imposée) de Nora dans la biographie qu’il consacre à celui-ci en 2011 ? Sans surprise, il prend fait et cause pour son biographé et, usant d’un argument aujourd’hui démonétisé, prête à Anderson une « vision complotiste de l’histoire » (François Dosse, Pierre Nora. Homo historicus, Paris, Perrin, 2011, p. 521). Le fait que Nora ait imposé sa réponse dans le livre même de l’historien anglais ne soulève pas le début d’un problème.
  • [21]
    François Dosse, L’Empire du sens. L’humanisation des sciences humaines, Paris, La Découverte, 1997, p. 56.
  • [22]
    François Dosse, Paul Ricœur, op. cit., p. 602.
  • [23]
    Pierre Chaunu et François Dosse, L’instant éclaté. Entretiens, Paris, Aubier, 1994, p. 104.
  • [24]
    François Dosse, Gilles Deleuze-Félix Guattari. Biographie croisée, Paris, La Découverte, 2007.
  • [25]
  • [26]
    Pierre Serna, dans un récent ouvrage, inscrit la politique d’Emmanuel Macron dans le droit fil de ce qu’il nomme « l’extrême centre », sorte de raidissement autoritaire de la République, dont il repère les premières manifestations pendant la Révolution française (Pierre Serna, L’extrême centre ou le poison français, 1789-2019, Cézeyrieu, Champ Vallon, 2019).
  • [27]
    Lucien Febvre, « L’histoire dans le monde en ruines », Revue de synthèse, T. 20, 1920, p. 318.
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