Notes
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[2]
Leo Rosten, « Bertrand Russell and God : A Memoir », The Saturday Review, 23 février 1974, p. 26.
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[3]
Antoine Compagnon, Les antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, 2015 [2007].
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[4]
Je me permets de renvoyer à « Julien Benda and H.L. Mencken : a parallel », in Martin Rueff et Julien Zanetta (dir.), Mélanges offerts à Patricia Lombardo, Genève, Université de Genève, 2016 (unige.ch/lettres/framo/files/7415/1733/1688/Benda_and_Mencken_11.17-.pdf).
-
[5]
René Pommier, Thérèse d’Avila, très sainte ou cintrée ? Étude d’une folie très aboutie, Paris, Kimé, 2011.
-
[6]
René Pommier, Ô Blaise ! À quoi tu penses ? Essai sur les Pensées de Pascal, Paris, Kimé, 2015 [2003].
-
[7]
René Pommier, Assez décodé !, Paris, Roblot, 1978.
-
[8]
René Pommier, Sigmund est fou et Freud a tout faux. Remarques sur la théorie freudienne du rêve, Paris, Éditions de Fallois, 2008.
-
[9]
René Pommier, René Girard, un allumé qui se prend pour un phare, Paris, Kimé, 2010.
-
[10]
René Pommier, Freud et Léonard de Vinci. Quand un déjanté décrypte un géant, Paris, Kimé, 2014.
-
[11]
Sebastiano Timpanaro, Il lapsus freudiano : psicanalisi e critica testuale, Torino, Bollati Boringhieri, 2002.
-
[12]
Dans son livre Philosophie, mythologie et pseudo-science. Wittgenstein lecteur de Freud, Combas, Éditions de l’Éclat, 1991, Jacques Bouveresse avait développé un argumentaire semblable, un peu plus subtil que celui de Pommier, à partir de Timpanaro notamment, mais surtout de Wittgenstein. Il est dommage que Pommier n’ait pas tiré parti de ce livre ni des critiques classiques adressées par Popper à la psychanalyse.
-
[13]
« Il est insupportable d’être accusé de défendre l’ordre établi par quelqu’un qui a toujours su mieux que quiconque être du côté du manche. » René Pommier, Roland Barthes : grotesque de tous temps, grotesque de tous les temps, Paris, Kimé, 2017, p. 13.
-
[14]
Paul Bénichou, Selon Mallarmé, Paris, Gallimard, 1995.
-
[15]
Alain Badiou, L’être et l’événement, Paris, Seuil, 1990, p. 213-219 ; Quentin Meillassoux, Le nombre et la sirène, Paris, Fayard 2011. Même Blanchot, grand mallarméen, aurait trouvé de telles lectures aberrantes.
-
[16]
Pommier ne parle quasiment jamais de Blanchot, qui est pourtant au centre du dispositif de ce que Benda appelle le « littératurisme » dans La France byzantine (Paris, Gallimard, 1945). Mais sur Blanchot, on dispose à présent d’un livre « pommieresque » très réussi de Henri de Monvallier et Nicolas Rousseau, Blanchot l’obscur, ou la déraison littéraire (Paris, Autrement, 2015), qui contient aussi un bel hommage à René Pommier.
-
[17]
René Pommier, Roland Barthes, op. cit.
-
[18]
Voir notamment Antoine compagnon, L’école des lettres, Paris, Gallimard, 2015 ; Tiphaine Samoyault, Roland Barthes, Paris, Seuil, 2015.
-
[19]
Martine Pécharman, « L’Anti-Pascal en filigrane de Voltaire », Historia philosophica, № 5, 2007, p. 37-53.
-
[20]
Julien Benda, « Pascal et le libertin », in Anthologie des essayistes français, Paris, KRA, 1929, p. 20.
-
[21]
Julien Benda, La jeunesse d’un clerc, Paris, Gallimard, 1971 [1937], réédition avec une préface de René Étiemble, p. 136.
-
[22]
Voir notamment sur les polémistes en France, Vincent Azoulay et Patrick Boucheron (dir.), Le mot qui tue. Une histoire des violences intellectuelles de l’antiquité à nos jours, Seyssel, Champ Vallon, 2009, et tous les livres réédités jadis par Jean-François Revel dans sa collection « Libertés ».
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[23]
Pommier intitule son dernier livre Piques et polémiques (Paris, Kimé, 2017) et donne son principe : « Je suis trop raisonnable pour avoir des idées ».
-
[24]
« La pensée occidentale dominante, relayée par la machine universitaire, fait de la Raison raisonnable et raisonnante une machine de guerre utile pour produire et reproduire son ordre. Dans le même mouvement, elle fait des passions en général, et de l’Émotion en particulier, les entraves majeures à l’usage de la raison. D’où son invite à renoncer aux désirs pour mieux penser, à se méfier du corps matériel pour lui préférer l’exercice d’une âme immatérielle et, de Platon à Freud, le commerce des esprits incorporels. » Michel Onfray, Le Monde, 20 août 2010, p. 2.
-
[25]
Michel Onfray, Rendre la raison populaire, Paris, Flammarion, 2013.
-
[26]
Pour une excellente analyse de ces transformations, voir Louis Pinto, La vocation et le métier de philosophe. Pour une sociologie de la philosophie dans la France contemporaine, Paris, Seuil/Liber, 2007.
Voltaire est-il encore des nôtres ?
1René Pommier (1933-) est l’un des derniers voltairiens. Qu’est-ce qu’un voltairien ? C’est d’abord un homme des Lumières, qui croit à la raison et aux preuves, et qui ne croit que sur la base des raisons et des preuves. Il a, en toutes matières, une attitude soit d’assentiment, soit de rejet, soit de doute et de suspension de jugement, en fonction des preuves ou des raisons dont il dispose. Cela s’applique au premier chef en matière de religion. Le voltairien a la position de Russell, à qui l’on demandait : « Que diras-tu à Dieu le jour où tu te trouveras devant lui et qu’ il te demandera pourquoi tu ne crois pas en Lui ? », et qui répondait qu’il Lui dirait : « Pas assez de preuves, Dieu, pas assez de preuves » [2]. Le voltairien est donc athée, de manière intransigeante et sans égard pour le confort des croyants qui aimeraient croire malgré l’absence de preuves ou parce qu’ils pensent que les preuves ne font rien à l’affaire. Il voit bien que les gens ont besoin de croire parce que cela leur apporte du réconfort ou parce qu’ils ont l’impression que cela donne du sens à leur vie. Mais il n’en a cure. Si ce qu’ils croient est faux, ou absurde, alors ils ne doivent pas le croire, un point c’est tout. La grande différence entre les voltairiens (ou les classiques sur ce point) et nous autres contemporains, c’est que les premiers, face à une doctrine ou une thèse quelconque qui vienne à leur être proposée, se demandent si elle est vraie ou fausse, fondée ou pas, et non pas, comme nous avons appris à le faire depuis Darwin, Nietzsche, Marx et Freud, d’où elle vient, quelles sont ses origines psychologiques, biologiques ou sociales. Ce souci des causes des croyances plutôt que des raisons nous rend très sujets au sophisme génétique, ou à la confusion entre le contexte de découverte et le contexte de justification. Parce qu’il croit au partage entre le vrai et le faux, et non pas, comme Nietzsche et Foucault, que ce partage est un effet d’une volonté de domination ou de pouvoir, le voltairien a souvent l’air dogmatique, parce qu’il prend des positions tranchées et entières : cela ne l’intéresse pas de faire des généalogies, ni d’adopter une posture historique. C’est encore une grande différence entre sa mentalité et la nôtre : que nous le voulions ou non, nous sommes hégéliens par défaut : nous supposons que toute thèse, tout courant d’idées, tout auteur a sa place au sein d’une histoire, et que cette place est marquée du sceau de la nécessité : ces idées, ces représentations ne sont pas là par hasard, et pratiquement ne pourraient pas être venues autrement. C’est aussi pourquoi nous avons tendance à être des relativistes : nous pensons que même les croyances fausses ont, sinon leur part de vérité, du moins leur importance pour comprendre « notre temps », « notre modernité ». Le voltairien n’a pas ces biais ni ces scrupules : si une idée lui semble vraie, il le dira, et si elle lui semble fausse il le dira aussi. Il a peu de patience avec les idées fausses, bêtes ou absurdes. Il se moque de savoir si les idées sont de leur temps ou d’un autre. C’est pourquoi aussi il cède volontiers à son goût de la polémique tranchante. Enfin, le voltairien, même s’il semble rejeter son époque et la moquer, n’est pas ce qu’Antoine Compagnon appelle un « antimoderne » [3], dans le style de Chateaubriand, de Maistre, de Baudelaire, Flaubert ou Bloy, car il ne croit ni au péché originel ni à la ruine de la raison. Il ne vitupère pas tant comme eux qu’il n’est ironique et d’une ironie souvent mordante. Les antimodernes religieux sont sarcastiques au nom de la foi. Le voltairien est ironique au nom de la raison. Mais cela ne l’empêche pas, comme les antimodernes, d’être pessimiste, et d’être obsédé par la sottise et les vices de l’esprit tels que la malhonnêteté intellectuelle. Il est rationaliste, mais c’est un rationaliste bourru. Il respecte la science, la tient comme l’alpha et l’omega du rationnel, mais il n’est ni scientiste ni positiviste. Comte, qu’admirent beaucoup nos contemporains, et notamment Houellebecq, était en fait un esprit très religieux. C’est pourquoi les positivistes comtiens sont très anti-Lumières. Le voltairien n’a pas la religion de l’humanité. Il la trouve plutôt ridicule. Enfin, last but not least, le voltairien est ironique, il a de l’humour et il est souvent mordant. Il n’a pas la raison triste.
2Ces caractéristiques du voltairien, qui étaient celles de tant d’hommes des Lumières et même du 19e siècle, s’appliquent à peu d’auteurs aux 20e et 21e siècles : H.L. Mencken [4] aux États-Unis, Russell en Angleterre, Anatole France, Julien Benda et Jean-François Revel en France, et chez les contemporains peut être Jacques Bouveresse, Christopher Hitchens, quelquefois Daniel Dennett ou Richard Dawkins (mais pourquoi tous ces athées anglophones contemporains manquent-ils si souvent d’humour ?). Il suffit de citer ces quelques noms pour voir combien le voltairien est une espèce en voie de disparition. René Pommier est une sorte de dinosaure de la raison. Classique, il l’est par ses goûts et son passé d’enseignant en littérature à la Sorbonne. Il est l’auteur de nombreux travaux qu’il appelle modestement des « explications de texte », sur Pascal, Molière, Racine, La Rochefoucauld, Marivaux, Madame de La Fayette, Laclos, Montesquieu, Diderot, Chateaubriand, qui sont des modèles du genre et dont le principe est ce que l’on pourrait appeler « le rasoir de Pommier » : si un texte peut se lire selon le bon sens, pourquoi aller chercher d’autres sens, le plus souvent loufoques, dictés par l’idéologie, les mythologies de l’époque (dont la psychanalyse, le marxisme ou la sémiotique) ou les goûts des interprètes ?
3La vérité étant une et l’erreur multiple, le voltairien donne souvent l’impression de se répéter et d’avoir des marottes. Pommier, tout comme Voltaire, en a deux. La première est simple : Écr. l’ inf., combattre toute forme de religion et surtout de superstition. La seconde est, si l’on me passe l’expression, Écr. l’ inf., combattre la manie de l’interprétation. Quant à la première, il est clair qu’il a un compte à régler avec la foi, car il en est revenu. Et il n’y a pas plus radicalement anti-religieux que ceux qui ont été jadis religieux (son premier livre paru en 1976 s’appelait Une croix sur le Christ). Cela le conduit à se lancer dans des diatribes contre Thérèse d’Avila, « très sainte ou cintrée » [5], ou contre Pascal [6], où il entend montrer que la foi religieuse n’est souvent pas sans mauvaise foi. Quant à la seconde, elle prend la forme d’une vaste campagne contre la manie de l’interprétation et de la quête du Sens Caché.
Y a-t-il un pilote dans l’avion sémiotique ?
4René Pommier fustige sans cesse l’interprétationnite, la maladie qui consiste à sur-interpréter les comportements humains, dont sont atteints selon lui aussi bien Freud que les structuralistes et leurs descendants. Invariablement, il prend pour cible tel Grand Interprète (Barthes, Freud, et René Girard sont ses têtes de Turc favorites) ou tel courant (le structuralisme littéraire, la sémiotique, la stylistique), et armé de son seul bon sens, en vient, preuves empiriques à l’appui, à une conclusion invariable : non seulement ces gens-là nous abusent, mais ils sont agités du bocal et du concept. Ses titres parlent assez : Assez décodé [7], Sigmund est fou et a tout faux [8], René Girard, un allumé qui se prend pour un phare [9], Freud et Léonard de Vinci, quand un déjanté décrypte un géant [10]. L’argument de ses livres est simple : tous ces gens croient avoir une clef universelle pour comprendre tous les textes et tous les comportements humains, particulièrement les textes littéraires et les grandes mythologies et la religion, mais aucune de leurs clefs ne fonctionne, et les contre-exemples abondent. Chez Girard, c’est la fameuse théorie du désir mimétique, qu’il applique à tout-va aux origines de la violence et du sacré, et aux « choses cachées depuis la fondation du monde ». Girard en particulier énerve Pommier, car il met ses lectures au service de la religion chrétienne. Pommier n’a pas de mal à montrer l’arbitraire et le simplisme des lectures shakespeariennes de Girard, mais aussi de l’interprétation par Freud du souvenir d’enfance de Léonard de Vinci ou des lapsus, oublis et autres accidents de la vie quotidienne. L’inspecteur Pommier, qui ne renonce jamais, mène l’enquête, et entend montrer que ce que les grands thaumaturges de l’interprétation prennent pour des découvertes profondes et révélatrices de l’inconscient ou du Désir humain ne sont que des enfumages. Sa démarche rejoint en grande partie pour le cas de Freud celle de Sebastiano Timpanaro [11], qui dénonçait déjà la fragilité des exemples freudiens, et au-delà les réactions classiques et salutaires de Popper, de Wittgenstein ou d’Adolf Grünbaum [12]. Pommier s’est d’abord exercé sur les structuralistes, et particulièrement sur Barthes. Chez l’auteur de Sur Racine et de S/Z, il fustige le goût immodéré des signes et du sens. Il a été particulièrement marqué par la polémique fameuse qui a opposé Barthes à Picard (il a fait sa thèse de doctorat sur le livre de Barthes) et prend bien entendu le parti de Picard. Son obsession anti-barthésienne lui a valu bien des ennemis (parmi lesquels Philippe Sollers, à qui il retourne très justement le compliment d’être le défenseur de l’ordre établi [13]).
5Les grandes leçons de ces enquêtes pamphlétaires sont d’abord que le sens d’un texte ou d’un ensemble d’actions et de phénomènes humains est beaucoup moins caché et profond, bien plus évident et accessible au sens commun que ne le croient ceux que Pommier appelle les « mabouls » de l’interprétation. Ensuite que nous avons un besoin irrépressible de mystère et corrélativement d’interpréter ces mystères, besoin qui rend compte en grande mesure de notre besoin religieux (et Pommier montre en ce sens que René Girard ou Freud ne sont pas si loin de Thérèse d’Avila, « sainte ou cintrée »). Enfin, que nous n’avons aucun besoin d’une psychologie des profondeurs, et que la psychologie de tous les jours, le bon sens et la raison, expliquent bien mieux que toutes les sémiotiques et tous les inconscients.
6La méthode de Pommier est celle des professeurs de français classiques, qui nous apprenaient d’abord à lire les textes avant de chercher à les comprendre en profondeur. C’est aussi celle qui est à l’œuvre dans le livre de Paul Bénichou sur Mallarmé [14], et qui consiste à dégonfler la baudruche obscure du poète de la rue de Rome, en ramenant ses mystères à des joliesses de style qui n’empêchent nullement de comprendre ce dont parle le poème. Exactement le contraire de la démarche d’un Badiou ou d’un Meillassoux sur Mallarmé, dont on doit regretter que Pommier ne leur ait pas consacré l’une de ses polémiques, tant ils représentent exactement les maux qu’il dénonce : obscurum per obscurius [15]. Il aurait aussi bien pu parler de Blanchot, le Prince de l’Obscur contemporain [16].
7Son dernier livre sur Barthes [17], qui revient sur l’une de ses têtes de Turc les plus anciennes, nous propose de lire Barthes comme l’une de ces gargouilles au fronton des églises, ou comme ces personnages romains que l’on voit en statuettes dans les musées : un grotesque. Il revient sur l’épisode racinien, sur Sade lu par Barthes, sur son dogmatisme du non-sens, et propose un florilège de bêtises : une batterie de bartheries. À un moment où le héros de nos jeunesses, le compagnon de route de Tel quel, revient au centre des célébrations [18], ce rappel tonique vient à point. Barthes est à bien des égards typique d’une génération qui a commencé par se réclamer de la science et de l’idéologie marxiste pour donner des leçons littéraires, pour ensuite rétropédaler à fond et nous rappeler le plaisir du texte. On a beau dénoncer chez lui le « démon de la théorie », il nous glisse, comme son style, entre les mains. Je dirais plutôt, comme Benda, qu’un littéraire reste un littéraire… Mais Pommier, tout comme Benda, a raison de demander à la littérature le bon sens et la raison. La littérature n’excuse pas le fait de dire n’importe quoi.
8Pommier a également très bien vu la place stratégique centrale dans le dispositif littéraire français de Pascal. Il vient de rééditer chez Kimé son livre sur Pascal, Ô Blaise ! À quoi tu penses ? Militant athée comme seuls peuvent l’être ceux qui ont jadis été croyants, Pommier se concentre sur Pascal apologète. Sa lecture là aussi manque peut-être de la subtilité que les Pascaliens nous ont léguée et qui a tellement intimidé les lecteurs comme moi qu’ils ne parviennent plus à formuler des objections simples : où est-il ce Dieu caché ? Pourquoi ne peut-on jamais parvenir à la vérité que dans Christ ? Les « preuves » de la religion chrétienne sont-elles si bonnes ? La beauté du style de Pascal peut-elle cacher la faiblesse de ses raisons ? Pommier suit le Voltaire des Lettres philosophiques (je ne saurais trop recommander ici la lecture de l’étude de Martine Pécharman [19]) mais il retrouve aussi l’anti-pascalisme de Benda, qui avait, une génération avant, levé le même lièvre. Benda ne cesse ici ou là de lancer des piques à Pascal. Il moque l’éloge du cœur, du frisson existentiel, le style du fragment qu’on loue chez le Clermontois (et que ne cesseront de célébrer les Français) et dans un texte peu connu il résume ses détestations :
« La forme profondément irrationnelle de ce grand esprit : aversion de la clarté, le primat donné aux arguments du cœur, culte de la chose qui se sent, mépris de celle qui s’explique, adoration de l’ idée de miracle, exaltation du contradictoire, du mystérieux, de l’ incompréhensible (même en mathématiques : culte du nombre infini). Il est le père évident, d’ailleurs hautement reconnu, de notre littérature de ce dernier demi-siècle en sa religion du trouble et sa levée de boucliers contre le “clair et distinct”, et on comprend qu’elle lui ait fait une place à part entre les maîtres français. On oserait parfois se demander même en quoi cet adorateur de l’ inintelligible est français. » [20]
10Pommier a parfaitement vu combien Pascal est au centre de l’irrationalisme français : quand il n’est pas mystique, il est mathématicien, quand il n’est pas philosophe il est écrivain. Pascal est le parangon du style français : il écrit bien, mais obscurément. Prenez par exemple, nous disait Benda, la fameuse phrase « Le cœur a ses raisons que la raison ignore » devant laquelle tout le monde se pâme. Elle semble profonde, mais elle est superficielle et fausse. Benda la commentait ainsi dans La jeunesse d’un clerc :
« Je songeai souvent au fameux mot : “Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas”. La vérité me semblait : “Le cœur a ses raisons qui ne sont pas celles de la raison”. Car ces raisons du cœur, la raison peut fort bien les connaître ou du moins y prétendre, dès qu’elle admet qu’elles ne sont point celles qui la régissent. On écrit des œuvres pleines de sens sur “la logique des sentiments”. Mais ils ne veulent pas que le sentiment ait ses raisons, même si elles ne sont point de celles de l’esprit. Tant le seul nom de raison leur répugne. Et encore. Au lieu de dire : “Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas”, disons : “Le cœur a ses motifs que la raison ne connaît pas”. La pensée est exactement la même et l’expression est plus probe, car elle ne donne pas le change sur le truisme qu’on entretient. Mais nous perdons le cliquetis “raisons-raison” qui produit l’effet littéraire. Mot de parfait homme de lettres, que Descartes n’eût jamais écrit. » [21]
Raison et polémique
12Les jugements de Pommier sont sains et salutaires, même quand ils sont excessifs. Il prend place au sein de la grande tradition des polémistes français : Saint-Evremond, Voltaire bien sûr, Courier, de Maistre, Rochefort, Drumont, Mirbeau, Bloy, Maurras, Daudet (Léon), Benda, Revel, Patrick Rambaud, pour n’en citer que quelques-uns. À cette liste on pourrait ajouter en langue anglaise Swift, Hazlitt, Thackeray, en langue allemande Lichtenberg, Wieland et Kraus, en italien Fruttero et Lucentini [22]. Mais comme l’énoncé de cette simple liste le montre, il y a polémique et polémique [23]. Tout dépend d’au nom de quoi on polémique, contre qui, et comment. Le principe de base de la polémique est qu’elle vise des individus ou des groupes assez identifiables, qu’elle soit agressive, prête à recourir à l’insulte, en ridiculisant sa ou ses cibles. Il faut aussi qu’elle soit drôle et mordante. Mais cela ne suffit pas. Une polémique qui vise uniquement à flétrir ou insulter un individu n’est qu’une polémique de pacotille. Les vraies polémiques doivent réunir trois qualités que très peu illustrent. Tout d’abord le polémiste doit être capable de faire plus qu’insulter ou exprimer des sarcasmes : il doit aussi être capable de donner des arguments, et de distinguer l’argument ad hominem qu’il est tenté sans cesse d’employer des arguments valides. Ensuite, et corrélativement, il doit être capable de montrer qu’il respecte la raison, et non pas seulement de donner libre cours à ses passions. Enfin, le polémiste doit avoir du talent, être un styliste, et bien écrire, et également avoir de l’humour. Une polémique mal torchée, passionnée, seulement insultante et pas drôle est comme une blague ratée. C’est pourquoi Zoïle, qui n’était qu’un détracteur, n’eut jamais le dessus sur Homère qu’il vilipendait. C’est pourquoi aussi les simples imprécateurs, tels Jean-Edern Hallier, ou les histrions démolisseurs, tel Michel Onfray, ne sont pas de bons polémistes. Il faut à Onfray un sacré culot associé à une bonne dose de confusion mentale et de cynisme (mais c’est le ressort de sa carrière) pour oser, après avoir déclaré, entre autres choses ébouriffantes, dans un style nietzschéen postiche, que la raison est l’instrument par excellence de l’oppression morale et politique [24], publier un livre intitulé « Rendre la raison populaire » [25] et se réclamer du rationalisme. Même si les livres de René Pommier, notamment celui sur Freud, ressemblent quelquefois, dans leur ton, à ceux d’Onfray, il ne tombe jamais dans de telles foirades, tout simplement parce qu’il est un rationaliste de l’espèce la plus classique.
13Surtout, le polémiste doit avoir une cause crédible. Les polémistes antisémites comme Rochefort, Drumont, Daudet ou Céline, tout comme de nos jours Zemmour, discréditent le genre, parce qu’ils écrivent au nom de l’émotion et de passion politiques dévoyées. Les vrais polémistes sont voltairiens : ils fustigent ceux qui sont incapables de respecter la raison et la vérité, et ils dénoncent leur sottise. Ils prennent parti pour des causes dont ils sont capables de montrer, preuves à l’appui la justice. L’antisémite, l’agitateur politique d’extrême droite ou d’extrême gauche, s’il n’a aucun argument et se contente de sa diarrhée verbale, ne mérite pas le titre de polémiste, et seulement celui de plumitif pamphlétaire. René Pommier, au contraire, a tous les attributs du bon polémiste.
14Respecter la vérité et la raison n’immunise cependant pas contre les exagérations et les injustices. Par exemple, quand il traite de Barthes, il a raison de dénoncer le style glissant, le structuralisme et la sémiologie arbitraires, les partis pris de l’époque (comme la fameuse « mort de l’auteur », dont le cadavre bouge encore beaucoup) et les palinodies (célébrer le « plaisir du texte » après avoir fait du texte un buisson d’épines), mais je trouve qu’il a un peu trop tendance à se concentrer sur son Racine, qui n’est pas son meilleur livre, et à ignorer des livres comme les Mythologies, qui font exactement ce que Pommier lui-même demande de faire : dénoncer la bêtise de l’époque. Quand il discute Freud, Pommier a raison de dénoncer la tendance de Freud à la généralisation, mais pour renforcer sa démonstration, il tend à manquer l’ironie de Freud, qui souvent fait comprendre à son lecteur qu’il joue avec ses interprétations plus qu’il n’entend les prouver empiriquement, et il ne relève pas les passages où par exemple Freud admet que nombre des oublis et lapsus s’expliquent aussi par des raisons banales (proximités syllabiques, accidents) sans prétendre généraliser. Le rationaliste est universaliste et anti-relativiste : il suppose que tout le monde est doué de raison, et que si on ne l’est pas c’est qu’on est un crétin. Mais l’un des principes de l’interprétation rationaliste (défendu notamment par Quine et Davidson) est le principe de charité : n’attribuez pas plus de non-sens qu’il n’est nécessaire et adoptez comme règle méthodologique que les gens ne sont pas irrationnels. Les auteurs que Pommier attaque ne sont souvent pas tellement « crétins » (Barthes) ou « mabouls » (Freud) que cyniques : ils voient bien que leurs lectures sont controuvées, canulées ou peu cohérentes, mais ils s’en moquent, car il leur suffit qu’elles « marchent », c’est-à-dire trouvent un public assez naïf pour en rester baba. Pommier voit cette dimension du vice intellectuel qui frappe nombre de ces esprits. Il explique par exemple très bien en quoi Thérèse d’Avila n’est pas aussi détachée des réalités concrètes que Sa Sainteté ne l’aurait laissé croire. Mais il lui manque une théorie du vice intellectuel.
15Il est aussi dommage que Pommier n’élargisse pas un peu le cadre. Il excelle à dénoncer et à brocarder les thaumaturges, les faiseurs de mystère et les fumistes intellectuels de notre temps, dans la veine d’un Lucien, et il n’est jamais tellement loin d’un Benda. Mais s’il dénonce des mythologies comme le freudisme ou le structuralisme, et partout la pensée religieuse et ses cocasseries – penseurs « maudits » qui, comme Sollers, rendent visite au pape, intellectuels qui ont table ouverte dans tous les médias et qui se déclarent persécutés dès qu’on leur adresse la moindre critique – on peut regretter qu’il ne pousse pas un peu plus loin l’analyse des conditions de l’effondrement intellectuel que ses livres dénoncent. J’en vois deux principales. La première est propre à notre culture philosophique et tient au fait que notre époque a une sérieuse tendance à définir la vérité tantôt par ce qui advient dans l’histoire ou au sein d’une culture qui la détermine (hégélianisme, historicisme, et tous les avatars du relativisme et du perspectivisme), tantôt sous la forme d’une révélation ou d’un dévoilement (heideggérisme triomphant puis rampant, dont on voit aisément comment il peut s’allier à une théologie), tantôt encore par ce qui est utile et ce qui « marche » (pragmatisme). De même la raison : tous ces courants l’ont considérée comme défunte, et comme responsable de tous les maux de l’époque (la technique, le désastre atomique, écologique, la tyrannie). Contre toutes ces confusions au sujet de la vérité et de la raison, le défenseur des Lumières qu’est, avec quelques autres, Pommier, maintient envers et contre tous son credo : la vérité, c’est la correspondance aux faits, qui sont indépendants de nous, et la raison, c’est le respect des preuves et de l’expérience. On aura beau, sans doute encore longtemps, essayer de nous convaincre du contraire, mais la raison voltairienne restera identique à elle-même, statique comme la statue de Minerve.
16La seconde condition tient aux conditions nouvelles de la vie intellectuelle, qui font que les cibles de Pommier font partie d’un ensemble plus vaste. À cet égard, je regrette qu’un polémiste aussi drôle, aussi efficace, n’ait pas tourné ses projecteurs en direction d’autres stars du post-structuralisme : Lacan, Foucault, Deleuze, Derrida, Serres (un disciple de Girard !), par exemple. Il manque aussi le magistère Heidegger sur la philosophie et les lettres en France. C’est d’autant plus dommage qu’il y a du Lacan chez Girard, du Barthes chez Foucault, du Heidegger chez Derrida, tout comme il y a de l’amiante dans beaucoup de constructions des années soixante-dix. Dommage aussi qu’il se soit moins intéressé aux stars médiatiques qui, depuis la glorieuse époque structuraliste des années soixante et soixante-dix, sont venues depuis, qui ont soit pratiqué la surenchère en approfondissant la tendance qui existait déjà, comme Badiou et Žižek, soit à médiatiser la posture du penseur comme Bernard-Henri Lévy, Michel Onfray ou Alain Finkielkraut. Ces auteurs ont fait bien plus que leurs prédécesseurs : ils ont transformé un paysage où les revues littéraires avaient encore un impact, et où l’Université avait encore un rôle intellectuel, en un champ de ruines journalistique où des animateurs télé et les producteurs de radio et de médias sont devenus des maîtres à penser et des censeurs [26]. Karl Kraus avait en ce sens été plus sensible à la journalisation des esprits. Ici s’est produit un vrai changement dans la sociologie des médias. Il ne s’agit plus seulement de dénoncer des individus, mais tout un système.
17Mais on ne doit pas demander au voltairien plus qu’il ne peut faire, dans la solitude de la raison. C’est bien assez qu’il existe et que, sans se vouloir un phare, il nous éclaire sur les maux de l’époque.
Notes
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Leo Rosten, « Bertrand Russell and God : A Memoir », The Saturday Review, 23 février 1974, p. 26.
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Antoine Compagnon, Les antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, 2015 [2007].
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[4]
Je me permets de renvoyer à « Julien Benda and H.L. Mencken : a parallel », in Martin Rueff et Julien Zanetta (dir.), Mélanges offerts à Patricia Lombardo, Genève, Université de Genève, 2016 (unige.ch/lettres/framo/files/7415/1733/1688/Benda_and_Mencken_11.17-.pdf).
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René Pommier, Thérèse d’Avila, très sainte ou cintrée ? Étude d’une folie très aboutie, Paris, Kimé, 2011.
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[6]
René Pommier, Ô Blaise ! À quoi tu penses ? Essai sur les Pensées de Pascal, Paris, Kimé, 2015 [2003].
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[7]
René Pommier, Assez décodé !, Paris, Roblot, 1978.
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[8]
René Pommier, Sigmund est fou et Freud a tout faux. Remarques sur la théorie freudienne du rêve, Paris, Éditions de Fallois, 2008.
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[9]
René Pommier, René Girard, un allumé qui se prend pour un phare, Paris, Kimé, 2010.
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[10]
René Pommier, Freud et Léonard de Vinci. Quand un déjanté décrypte un géant, Paris, Kimé, 2014.
-
[11]
Sebastiano Timpanaro, Il lapsus freudiano : psicanalisi e critica testuale, Torino, Bollati Boringhieri, 2002.
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[12]
Dans son livre Philosophie, mythologie et pseudo-science. Wittgenstein lecteur de Freud, Combas, Éditions de l’Éclat, 1991, Jacques Bouveresse avait développé un argumentaire semblable, un peu plus subtil que celui de Pommier, à partir de Timpanaro notamment, mais surtout de Wittgenstein. Il est dommage que Pommier n’ait pas tiré parti de ce livre ni des critiques classiques adressées par Popper à la psychanalyse.
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[13]
« Il est insupportable d’être accusé de défendre l’ordre établi par quelqu’un qui a toujours su mieux que quiconque être du côté du manche. » René Pommier, Roland Barthes : grotesque de tous temps, grotesque de tous les temps, Paris, Kimé, 2017, p. 13.
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[14]
Paul Bénichou, Selon Mallarmé, Paris, Gallimard, 1995.
-
[15]
Alain Badiou, L’être et l’événement, Paris, Seuil, 1990, p. 213-219 ; Quentin Meillassoux, Le nombre et la sirène, Paris, Fayard 2011. Même Blanchot, grand mallarméen, aurait trouvé de telles lectures aberrantes.
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[16]
Pommier ne parle quasiment jamais de Blanchot, qui est pourtant au centre du dispositif de ce que Benda appelle le « littératurisme » dans La France byzantine (Paris, Gallimard, 1945). Mais sur Blanchot, on dispose à présent d’un livre « pommieresque » très réussi de Henri de Monvallier et Nicolas Rousseau, Blanchot l’obscur, ou la déraison littéraire (Paris, Autrement, 2015), qui contient aussi un bel hommage à René Pommier.
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[17]
René Pommier, Roland Barthes, op. cit.
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[18]
Voir notamment Antoine compagnon, L’école des lettres, Paris, Gallimard, 2015 ; Tiphaine Samoyault, Roland Barthes, Paris, Seuil, 2015.
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[19]
Martine Pécharman, « L’Anti-Pascal en filigrane de Voltaire », Historia philosophica, № 5, 2007, p. 37-53.
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[20]
Julien Benda, « Pascal et le libertin », in Anthologie des essayistes français, Paris, KRA, 1929, p. 20.
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[21]
Julien Benda, La jeunesse d’un clerc, Paris, Gallimard, 1971 [1937], réédition avec une préface de René Étiemble, p. 136.
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[22]
Voir notamment sur les polémistes en France, Vincent Azoulay et Patrick Boucheron (dir.), Le mot qui tue. Une histoire des violences intellectuelles de l’antiquité à nos jours, Seyssel, Champ Vallon, 2009, et tous les livres réédités jadis par Jean-François Revel dans sa collection « Libertés ».
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[23]
Pommier intitule son dernier livre Piques et polémiques (Paris, Kimé, 2017) et donne son principe : « Je suis trop raisonnable pour avoir des idées ».
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[24]
« La pensée occidentale dominante, relayée par la machine universitaire, fait de la Raison raisonnable et raisonnante une machine de guerre utile pour produire et reproduire son ordre. Dans le même mouvement, elle fait des passions en général, et de l’Émotion en particulier, les entraves majeures à l’usage de la raison. D’où son invite à renoncer aux désirs pour mieux penser, à se méfier du corps matériel pour lui préférer l’exercice d’une âme immatérielle et, de Platon à Freud, le commerce des esprits incorporels. » Michel Onfray, Le Monde, 20 août 2010, p. 2.
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[25]
Michel Onfray, Rendre la raison populaire, Paris, Flammarion, 2013.
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[26]
Pour une excellente analyse de ces transformations, voir Louis Pinto, La vocation et le métier de philosophe. Pour une sociologie de la philosophie dans la France contemporaine, Paris, Seuil/Liber, 2007.