Zilsel 2018/2 N° 4

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Article de revue

« Je me sens mieux (un peu) à la marge… ». Entretien avec Marie-Noëlle Bourguet

Pages 205 à 228

Notes

  • [3]
    Marie-Noëlle Bourguet, Déchiffrer la France. La statistique départementale à l’époque napoléonienne, Paris, Éditions des Archives Contemporaines, 1988.
  • [4]
    Marie-Noëlle Bourguet, « Race et folklore. L’image officielle de la France en 1800 », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 31e année, № 4, 1976, p. 802-823.
  • [5]
    Jacques Revel, « Une France sauvage », in Michel de Certeau, Dominique Julia et Jacques Revel, Une politique de la langue. La Révolution française et les patois, Paris, Gallimard, 2002 [1975], p. 141-163.
  • [6]
    Jacques Le Goff et Béla Köpeczi (dir.), Objets et méthodes de l’histoire de la culture. Actes du colloque franco-hongrois de Tihany, Paris, Budapest, Éditions du CNRS, Akadémiai Kiadó, 1982.
  • [7]
    Jeanne Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts, Paris, Gallimard, 1977 ; Jeanne Favret-Saada et Josée Contreras, Corps pour corps. Enquête sur la sorcellerie dans le bocage, Paris, Gallimard, 1981.
  • [8]
    Tina Jolas, Marie-Claude Pingaud, Yvonne Verdier et Françoise Zonabend, Une campagne voisine. Minot, un village bourguignon, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1990.
  • [9]
    Clifford Geertz, Bali. Interprétation d’une culture, trad. de Denise Paulme et Louis Evrard, Paris, Gallimard, 1983.
  • [10]
    Marie-Noëlle Bourguet, Lucette Valensi et Nathan Wachtel (eds.), « Between Memory and History », History and Anthropology, vol. 2, № 2, 1990.
  • [11]
    Theodore M. Porter, La confiance dans les chiffres. La recherche de l’objectivité dans la science et la vie publique, trad. de Gérard Marino, Paris, Les Belles Lettres, 2017.
  • [12]
    Gerd Gigerenzer, Zeno Swijtink, Theodore M. Porter, Lorraine Daston, John Beatty et Lorenz Krüger, The Empire of Chance. How probability changed science and everyday life, Cambridge, Cambridge University Press, 1989.
  • [13]
    Alain Desrosières, La politique des grands nombres : histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte, 1993, chap. 1.
  • [14]
    Lorraine Daston, compte rendu de Marie-Noëlle Bourguet, Déchiffrer la France. La statistique départementale à l’époque napoléonienne (1988), Isis, vol. 81, № 3, 1990, p. 588-589.
  • [15]
    Theodore M. Porter, compte rendu de Marie-Noëlle Bourguet, Déchiffrer la France. La statistique départementale à l’époque napoléonienne (1988), American Historical Review, vol. 95, № 4, 1990, p. 1212.
  • [16]
    Marie-Noëlle Bourguet, « Le sauvage, le colon et le paysan », in Gilles Thérien (dir.), Les figures de l’Indien, Montréal, UQAM, 1988, p. 207-224.
  • [17]
    Martin J.S. Rudwick, The Great Devonian Controversy : The Shaping of Scientific Knowledge Among Gentlemanly Specialists, Chicago, The University of Chicago Press, 1985.
  • [18]
    Steven Shapin, Simon Schaffer, Leviathan and the Air-Pump : Hobbes, Boyle, and the Experimental Life, Princeton, Princeton University Press, 1985.
  • [19]
    Marie-Noëlle Bourguet, Voyage, statistique, histoire naturelle : l’inventaire du monde au dix-huitième, Mémoire d’habilitation à diriger les recherches, Université Paris 1, 1993.
  • [20]
    Marie-Noëlle Bourguet, « Voyage, mer et science au 18e siècle », Bulletin de la Société d’Histoire Moderne et Contemporaine, № 1-2, 1997, p. 39-56.
  • [21]
    Sarga Moussa et Sylvain Venayre (dir.), Le voyage et la mémoire au 19e siècle, Grâne, Créaphis, 2011.
  • [22]
    Marie-Noëlle Bourguet, Bernard Lepetit, Daniel Nordman et Maroula Sinarellis (dir.), L’invention scientifique de la Méditerranée, Paris, Éditions de l’EHESS, 1998.
  • [23]
    Marie-Noëlle Bourguet, Daniel Nordman, B. Panayotopoulos et Maroula Sinarellis (dir.), Enquêtes en Méditerranée : expéditions françaises d’Égypte, de Morée et d’Algérie, Athènes, Institut de Recherches Néohelléniques/FNTS, 1999.
  • [24]
    Marie-Noëlle Bourguet et Christian Licoppe, « Voyages, mesures et instruments. Une nouvelle expérience du monde au Siècle des Lumières », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 52e année, № 5, 1997, p. 1115-1151.
  • [25]
    Marie-Noëlle Bourguet, Christian Licoppe et Otto Sibum (ed.), Instruments, Travel, and Science : Itineraries of Precision from the Seventeenth to the Twentieth Century, Londres, Routledge, 2002.
  • [26]
    Dominique Pestre, « Pour une histoire sociale et culturelle des sciences. Nouvelles définitions, nouveaux objets, nouvelles pratiques », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 50e année, № 3, 1995, p. 487-522.
  • [27]
    Marie-Noëlle Bourguet, « La République des instruments. Voyage, mesure et science de la nature chez Alexandre de Humboldt », in Étienne François, Marie-Claire Hook-Demarle, Reinhart Meyer-Kalkus et Michael Werner (eds.), Marianne-Germania. Deutsch-französischer Kulturtransfer im europäischen Kontext. Les transferts culturels France-Allemagne et leur context européen, 1789-1914, Leipziger Universitätsverlag, 1998, vol. 2, p. 405-435.
  • [28]
    Norton Wise (ed.), The Values of Precision, Princeton, Princeton University Press, 1995.
  • [29]
    Christine Blondel et Matthias Dörries (dir.), Restaging Coulomb : usages, controverses et réplications autour de la balance de torsion, Firenze, L.S. Olschki, 1994.
  • [30]
    Otto H. Sibum, « Les gestes de la mesure. Joule, les pratiques de la brasserie et la science », trad. de Ginette Morel, Annales. Histoire, sciences sociales, 53e année, № 4, 1998, p. 745-774.
  • [31]
    Henrika Kuklick et Robert E. Kohler (eds.), « Science in the Field », Osiris, vol. 11, № 1, 1996.
  • [32]
    Marie-Noëlle Bourguet, « La collecte du monde : voyage et histoire naturelle (fin 17e siècle – début 19e siècle) », in Claude Blanckaert, Claudine Cohen, Pietro Corsi et Jean-Louis Fischer (dir.), Le Muséum au premier siècle de son histoire, Paris, Muséum National d’Histoire Naturelle, 1997, p. 163-196.
  • [33]
    Michel Callon, « Éléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc », L’Année sociologique, vol. 36, 1986, p. 169-208.
  • [34]
    Lorraine Daston, « Taking Note(s) », Isis, vol. 95, № 3, 2004, p. 443-448.
  • [35]
    Anke te Heesen, « Boxes in the Nature », Studies in the History and Philosophy of Science, vol. 31, № 3, 2000, p. 381-403.
  • [36]
    Jean-François Bert, Une histoire de la fiche érudite, Villeurbanne, Presses de l’ENSSIB, 2017.
  • [37]
    Margot Faak, Alexander von Humboldts amerikanische Reisejournale. Eine Übersicht, Berlin, Alexander-von-Humboldt-Forschungsstelle, 2002.
  • [38]
    Marie-Noëlle Bourguet, Le monde dans un carnet : Alexander von Humboldt en Italie (1805), Paris, Éditions du Félin, 2017 (prix Léon Dewez 2017 de la Société de géographie).
  • [39]
    Ann Blair, Too much to know : managing scholarly information before the modern age, New Haven, Yale University Press, 2010 ; Vincent Denis et Pierre-Yves Lacour, « La logistique des savoirs », Genèses. Sciences sociales et histoire, № 102, 2016, p. 107-122 ; Delphine Gardey, Écrire, calculer, classer : comment une révolution de papier a transformé les sociétés contemporaines (1800-1940), Paris, La Découverte, 2008 ; Isabelle Charmantier et Staffan Müller-Wille, « Worlds of Paper : An Introduction », Early Science and Medicine, vol. 19, № 5, 2014, p. 379-397 ; Jean-François Bert, Comment pense un savant ? Un physicien des Lumières et ses cartes à jouer, Paris, Anamosa, 2018.
  • [40]
    Antonella Romano et Stéphane Van Damme (dir.), « Sciences et villes-mondes ». Revue d’histoire moderne et contemporaine, T. 55, № 2, 2008.
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1Marie-Noëlle Bourguet occupe une place singulière dans le champ français de l’histoire des sciences. Professeure émérite d’histoire moderne à l’université Paris-Diderot, elle a fait sa thèse sur la statistique descriptive des préfets au début du 19e siècle, avant de s’intéresser au thème du voyage scientifique au siècle des Lumières. Dans une recherche patiente et minutieuse, elle valorise l’archive, son épaisseur et sa matérialité. Nous sommes ici à mille lieues de la fast-science, calquant son rythme sur celui, effréné, des contrats et des hit-papers. Marie-Noëlle Bourguet défend à l’inverse une certaine conception du travail historien, qui s’applique à laisser le temps faire son œuvre. Ses travaux sur l’instrumentation scientifique ont renouvelé les approches de la mesure et de la science « en voyage » ; ils sont également ouverts à une anthropologie des pratiques qui met le corps en jeu, tient compte des gestes, et interroge la mise en ordre du monde naturel. Plus récemment, elle s’est intéressée à Alexander von Humboldt. Elle a fait connaître un manuscrit oublié du grand voyageur allemand, le journal tenu au cours d’un voyage en Italie, en 1805 : de marges en notes, de griffonnages en croquis, toute l’entreprise de collecte du monde se trouve déjà dans le carnet du savant. C’est ici que se situe le paradoxe de la pratique d’historienne de Marie-Noëlle Bourguet : en prêtant attention aux détails des objets, au rôle de la mesure, à la place des annotations, elle laisse entrevoir la saisie complète de la nature qu’ont espéré atteindre les savants depuis les Lumières.

2Cet entretien tente de comprendre comment cette épistémologie du détail et du minutieux a pu trouver sa place dans le renouvellement de l’histoire des sciences amorcé, en France, à l’aube des années 1990. L’on visitera donc, en chemin, le séminaire de la Halle aux cuirs de la Villette, les salles de cours de l’université Paris 7 où les étudiants en sciences ont été initiés à la micro-histoire ainsi que la lourde bâtisse aux vitres fumées et à la moquette orange qui hébergea le Max-Planck-Institut für Wissenschaftsgeschichte (MPIWG) lors de sa création dans l’ancien Berlin-Est.

Premiers pas de côté : le voyage d’Amérique

3Zilsel — Expliquez-nous la genèse de votre thèse de doctorat (réalisée entre 1974 et 1983) sur la statistique départementale à l’époque napoléonienne. Quels déplacements intellectuels avez-vous opérés chemin faisant, du choix du sujet à la publication du livre issu de la thèse en 1988 ?

4Marie-Noëlle Bourguet — À la sortie de l’École normale supérieure, l’agrégation d’histoire en poche, je passe grâce à un échange entre l’ENS et l’université de Yale – pour la première fois ouvert aux filles ! – une année aux États-Unis comme lectrice de français : j’y découvre la vie de campus, apprends la langue, suis les rebondissements du Watergate, et lis au hasard de mes déambulations dans les allées de la Sterling Library et des « reading lists » que proposent les séminaires auxquels j’assiste, en histoire (le « salon français » de Susanna Barrows et John Merriman) et en sociologie. Je n’ai pas alors de sujet de thèse défini : ma maîtrise portait sur la référence à l’Antiquité dans les discours de Robespierre et Saint-Just – sujet où je prétendais associer mon goût pour l’histoire ancienne et mon intérêt post-soixante-huitard pour la Révolution, mais qui cadrait mal avec les thèmes que développait à la Sorbonne mon directeur de recherche, Albert Soboul, sur la vie des sections parisiennes. Mona Ozouf, rencontrée grâce à Jacques Rougerie, m’a suggéré de regarder du côté des mémoires de la statistique départementale, qui prolongeaient les rapports sur l’esprit public qu’elle-même avait étudiés, et de discuter d’un possible sujet de doctorat avec Maurice Agulhon qui avait utilisé ce type de sources dans sa thèse sur le Var. Je commence mon doctorat au retour en France. Au même moment, après une année au lycée Berlioz de Vincennes, je suis recrutée comme assistante à l’université de Reims, où Maurice Crubellier développe déjà un enseignement d’histoire culturelle.

5Zilsel — Quels historiens sont alors importants dans votre travail ?

6Marie-Noëlle Bourguet — Au cours de ma recherche, la possibilité même d’une mobilisation strictement factuelle des mémoires préfectoraux m’est apparue de plus en plus illusoire et mon questionnement s’est progressivement déplacé, d’une approche de l’enquête comme document où puiser des informations sur l’état de la France vers 1800 vers une étude des catégories utilisées par les administrateurs dans la description de la société et du territoire. Dans cette évolution ont été déterminants pour moi, outre les échanges avec Maurice Agulhon, les travaux de quelques historiens, sur l’outillage intellectuel et les catégories statistiques (Jean-Claude Perrot surtout, avec qui j’ai souvent discuté, Roger Chartier, Jacques Mulliez, Stuart Woolf) ; ceux des sociologues menant des recherches sur les représentations (autour de la revue Actes de la recherche en sciences sociales, notamment). Au final, il s’agit d’un travail sur les représentations et la construction d’un savoir d’État plutôt que d’un tableau de la France post-révolutionnaire. J’ai bien tenté dans la troisième partie de la thèse, comme m’y invitait Emmanuel Le Roy Ladurie, de compiler à partir des rubriques « mœurs et coutumes » des mémoires statistiques une sorte de portrait ethnographique de la France ; mais cette partie, en porte-à-faux, n’a pas été reprise dans la publication finale, en 1988 [3].

7Zilsel — Quel regard portiez-vous alors, au début des années 1980, sur l’ histoire des sciences ?

8Marie-Noëlle Bourguet — Comme telle, la question ne se posait pas à moi : je ne me sentais pas historienne des sciences et ne connaissais pas ce domaine de recherche. Ma formation est celle de l’école des Annales ; les séminaires que j’ai suivis sont ceux d’André Burguière, Roger Chartier, Jacques Le Goff, Emmanuel Le Roy Ladurie, Jacques Revel. Je suis issue de cette façon de « faire de l’histoire » : travailler sur la statistique napoléonienne me semblait moins relever de l’histoire des sciences que faire l’histoire sociale d’une enquête.

9Zilsel — Vous publiez, en 1976, un article dans les Annales qui témoigne de ces réflexions sur les savoirs d’État, en analysant le discours des préfets sur le monde paysan français en 1800[4], discours qui mobilise les catégories léguées par les médecins et naturalistes des Lumières. Quels sont les liens alors tissés avec Jacques Revel qui publie en 1975 Une France sauvage [5] ?

10Marie-Noëlle Bourguet — L’article de 1976 est le résultat d’une invitation à un colloque à Aix-en-Provence, sur l’idée de race. Peu après, je suis associée au séminaire qu’organisent André Burguière, Mona Ozouf et Jacques Revel, précisément sur l’ethnographie de la France : Mona Ozouf travaille alors sur les mémoires de l’Académie celtique ; André Burguière sur l’anthropologie familiale de la France ; Jacques Revel sur la construction des savoirs sur le peuple dans l’enquête de l’abbé Grégoire sur les patois (ce séminaire a donné lieu plus tard à une publication dans l’ouvrage Objets et méthodes de l’histoire de la culture paru en 1982 [6]). À ce moment, je m’intéresse à l’ethnographie et à l’anthropologie : j’assiste aux séminaires de Claude Gaignebet, d’Isaac Chiva, de Britta Rupp-Eisenreich ; je découvre les ouvrages de Jeanne Favret-Saada [7] et l’enquête d’anthropologie sociale menée par Tina Jolas, Marie-Claude Pingaud, Yvonne Verdier et Françoise Zonabend dans le village de Minot, en Côte d’Or (1967-1975) [8]. Enfin, je m’associe au programme d’histoire orale, lancé par Joseph Goy au Centre de Recherche Historique (EHESS), en assurant à Reims un cours d’introduction à l’anthropologie et en menant une enquête d’histoire orale auprès de vignerons champenois et auprès d’un forgeron des Ardennes. Conduites selon une approche longitudinale, ces enquêtes collectives sur des parcours de vie ont collecté un riche matériau. Personnellement, je n’ai en fin de compte pas fait grand-chose des témoignages que j’avais recueillis.

11Zilsel — Est-ce toujours dans cette perspective d’une histoire politique et culturelle des représentations sociales que vous traduisez, en 1979, le livre de Natalie Zemon Davis, Les cultures du peuple. Rituels, savoirs et résistances au 16e siècle ?

12Marie-Noëlle Bourguet — Cette traduction est plutôt un à-côté inattendu. Maurice Agulhon, qui prend à ce moment la tête d’une collection « Histoire » aux éditions Aubier et souhaite la lancer par la publication de l’ouvrage de Natalie Zemon Davis, me propose d’en faire la traduction, compte tenu de mon expérience des États-Unis et de ma connaissance de la langue. Or, comme souvent dans la tradition anglo-saxonne, les citations ont été directement traduites en anglais par Natalie Zemon Davis, sans mention de l’original français. Vouloir retrouver ces citations dans les archives lyonnaises [le travail de Natalie Zemon Davis porte essentiellement sur Lyon, ndlr] était une tâche insurmontable : Natalie m’a alors proposé de venir à Princeton et de m’installer quelque temps chez elle, pour avoir un accès direct à ses notes et documents. J’ai donc partagé son existence pendant trois mois, discutant de la traduction lors de nos joggings matinaux ! Nos échanges l’ont elle-même parfois conduite à revoir quelques passages de son texte : j’eus ainsi la fierté que ma traduction serve par la suite de référence, pour l’édition italienne du livre par exemple.

13Zilsel — La traduction du livre s’inscrit à la périphérie de votre parcours de recherche mais la cohérence, autour de l’anthropologie sociale, est en quelque sorte reconstruite a posteriori. Quelles sont également vos relations avec le courant de la micro-histoire ?

14Marie-Noëlle Bourguet — L’expérience de la traduction m’a fait aussi approcher la question de l’historicité des catégories (celles que l’on emploie, par exemple, pour décrire le monde du travail au 16e siècle), que posait aussi, sur un autre plan, l’enquête statistique des préfets. Je n’ai pas poussé plus avant, alors, la réflexion sur l’approche micro-historique ; mais une chose me frappait, en particulier à la lecture des notes riches et surabondantes du livre : la place qui y était faite à la comparaison, ou plutôt à l’analogie, construite sur le mode du « tout se passe » à Lyon au 16e siècle « comme » dans le Bali du 20e siècle, étudié par Clifford Geertz [9]. Cela me paraissait aussi séduisant que problématique, sans que je sois capable d’aller plus loin !

15Reste que, Natalie et moi étant aussi perfectionnistes l’une que l’autre, ce travail de traduction, long et méticuleux, m’a pris beaucoup de temps. Or est tombé à ce moment l’ultimatum du ministère qui promettait aux assistants, en échange d’une thèse soutenue rapidement, leur transformation en maîtres de conférences : j’échoue à tenir le défi et, décidément lente, ne soutiens ma thèse qu’en 1983 !

16Zilsel — Le dossier spécial que vous co-dirigez, en 1985-1986, dans la revue History and Anthropology, avec Lucette Valensi et Nathan Wachtel, sur l’histoire et la mémoire s’ intéresse à l’ importance des histoires orales dans la constitution des mémoires et dans leurs circulations[10]. Pouvez-vous nous expliquer comment est né ce travail collectif qui évoque aussi bien les « trous mémoriels » dans l’ histoire des ouvriers agricoles du Vexin que l’ histoire sacrée du passé juif ?

17Marie-Noëlle Bourguet — Pour être honnête, et bien que l’ordre alphabétique fasse figurer mon nom en premier sur la page de titre, je n’ai tenu qu’un rôle mineur dans ce numéro, qui fut pour l’essentiel coordonné par Lucette Valensi et Nathan Wachtel. Mais l’ouvrage est lié à une expérience partagée, sur fond de réappropriation de l’identité juive qui caractérisa ces années : j’avais accompagné Lucette et Nathan à Corvol dans l’Yonne, pour une enquête sur l’histoire et le souvenir de la colonie de vacances qui y a été implantée, accueillant les enfants de parents juifs polonais, liés au mouvement socialiste du Bund. C’est dans ce cadre que s’est forgé le projet d’un ouvrage collectif sur mémoire et histoire.

18Zilsel — À vous lire, il semblerait que cette approche anthropologique, qui a marqué vos travaux depuis les années 1970, se soit faite plus rare par la suite, pourquoi ?

19Marie-Noëlle Bourguet — Au fond, je ne savais trop quelle direction donner à mon intérêt pour la mémoire, l’histoire orale, l’enquête ethnographique : en rester à une approche descriptive et factuelle ne me satisfaisait pas, d’autant que je n’avais pas de « terrain » propre. Pour autant, je n’avais guère les moyens d’une approche plus théorique… Lorsque, ma thèse soutenue, s’est posée la question de la suite à y donner, j’ai écarté l’idée de poursuivre vers l’histoire de la statistique au 19e siècle, qui évacue justement la dimension descriptive et anthropologique au profit des séries quantifiées : cet univers comptable me semblait rebutant. C’est alors que je prends le large en quelque sorte, en laissant l’enquête sur le territoire national pour passer aux voyages naturalistes et aux expéditions lointaines, avec un projet de doctorat d’État sous la direction de Daniel Roche. En 1988, contactée par Michelle Perrot, je suis mutée comme maître de conférences à l’Université Paris 7, alors sur le campus Jussieu. C’est après seulement que se fait plus explicite l’ouverture à l’histoire des sciences.

20Zilsel — Dans la récente traduction française de Trust in numbers, Theodore M. Porter insiste dans la préface sur le rôle joué par la scène historienne française des années 1980 dans l’histoire de la statistique[11]. Il mentionne en particulier les rôles clés d’Éric Brian et d’Alain Desrosières, et l’importance des liens avec le « groupe de Bielefeld », qui publie notamment Empire of Chance [12]. Parmi les membres de ce groupe, on trouve Lorraine Daston dont vous êtes proche. Quelles ont été vos relations avec ces différents groupes et individualités ?

21Marie-Noëlle Bourguet — Je l’ai dit, à aucun moment durant les années 1980 je ne me suis perçue ni définie comme historienne des sciences. Cette orientation s’affirme à la fin des années 1980 et au début des années 1990, c’est-à-dire paradoxalement au moment où je délaisse l’histoire de la statistique pour me tourner vers l’étude des savoirs « de plein vent » que construisent voyageurs et explorateurs. À vrai dire, la dimension « histoire des sciences » de ma recherche avait été entrevue une première fois, en 1983, lors de ma participation à un colloque qui s’est tenu à Bielefeld sur l’histoire de la statistique et des probabilités : j’y avais été invitée par Lorraine Daston qui avait entendu parler de mon travail sur la statistique départementale ; Theodore Porter était aussi présent, ainsi que Ian Hacking et de nombreux spécialistes des probabilités. En parlant devant ce groupe de mes préfets aux champs, j’eus le sentiment de faire figure d’extraterrestre : ces administrateurs pratiquaient une statistique descriptive, à peine comptable, pas du tout probabiliste, à la seule exception d’un Emmanuel-Étienne Duvillard qui fit un bref passage à la direction du bureau de la statistique. C’est ainsi, parce que ma recherche montrait une statistique en acte, comme pratique concrète d’un savoir d’État, à la charnière entre le 18e et le 19e siècle, que j’ai découvert que je faisais de l’histoire de la statistique – et donc des sciences – sans le savoir ! De fait, lorsque ma thèse est publiée en 1988, le livre est reçu comme décrivant un moment de l’histoire de la statistique, notamment par Alain Desrosières [13], alors administrateur à l’INSEE, et dans les comptes rendus que publient Lorraine Daston et Theodore Porter dans la revue Isis[14] et dans l’American Historical Review[15].

22Zilsel — Comment vous retrouvez-vous à travailler avec les historiens de la littérature (notamment autour de Michèle Duchet) sur la littérature de voyage du 16e siècle ?

23Marie-Noëlle Bourguet — Je ne me souviens plus précisément comment je suis entrée en contact avec le groupe de littéraires, historiens et sociologues, qui se réunissait dans l’appartement de Michèle Duchet, le samedi matin. Ce groupe comptait notamment Sylviane Coppola, Daniel Defert, Marie-Christine Gomez-Géraud, Michel Korinmann, Annie Jacob, Frank Lestringant, Stéphane Yerasimos. Nous travaillions sur les « collections de voyage » du 16e et du début du 17e siècle (Ramusio, Botero, Hakluyt, De Bry), en tant que séries de textes visant à englober le monde. Ce travail collectif nous a amenés à participer en 1985 à un colloque à Montréal, sur les représentations de l’Indien. J’ai traité de ce thème à partir du matériau produit par l’administration coloniale de la Nouvelle France : c’est ainsi que l’espace lointain est entré dans mon champ d’investigation [16]. Le groupe s’est dispersé au milieu des années 1980, et c’est maintenant, seulement, que réapparaît chez les historiens la thématique de la collection.

Retour de Reims

24Zilsel — À la fin des années 1980 et au début des années 1990, vous entrez en contact avec les historiens des sciences français à un moment où les problématiques et les axes de recherche sont en cours de renouvellement. Comment s’est organisé ce travail de reconfiguration du champ ?

25Marie-Noëlle Bourguet — Revenu en France après un long passage au CERN à Genève, Dominique Pestre lance un séminaire d’histoire sociale des sciences, qui se tient à la Cité des sciences de la Villette. Appuyées sur la lecture d’articles distribués en photocopie et sur la présentation des travaux d’historiens et sociologues des sciences, français ou étrangers (Mario Biagioli, David Bloor, Harry Collins, Yves Gingras, David Edgerton, Ilana Löwy, Trevor Pinch, Simon Schaffer, Steven Shapin, Otto Sibum, etc.), ces séances attiraient chaque mardi matin une bonne trentaine d’assistants, étudiants, chercheurs et collègues, historiens, sociologues, philosophes ; les chercheurs du Centre de Sociologie de l’Innovation, Michel Callon et Bruno Latour notamment, étaient des interlocuteurs fréquents. De mon côté, j’avais connu Dominique à l’époque de mon arrivée à Reims, alors que lui-même bifurquait de la physique vers l’histoire ; depuis, nous nous étions perdus de vue ; le séminaire du Centre de Recherche en Histoire des Sciences et des Techniques (CRHST) marque le moment où s’opère mon apprentissage — accéléré par le fait que Dominique m’enrôle bientôt pour participer au jury des thèses de Christian Licoppe et Christophe Bonneuil ! Ce séminaire apportait un sentiment d’ouverture sur une historiographie anglo-saxonne foisonnante, alors largement méconnue en France. Tous ces échanges demeuraient dans un cadre très historien : le livre de Martin Rudwick, The Great Devonian Controversy[17] et celui de Steven Shapin et Simon Schaffer, Leviathan and the Air-Pump[18] étaient présentés comme un modèle d’histoire sociale des sciences. Cela a pu paraître contraignant parfois à ceux qui avaient une vision plus philosophique des sciences, comme Bernadette Bensaude-Vincent ou Jean-Marc Drouin ; c’était un soulagement pour moi qui, faute de formation, étais restée – et suis encore ! – assez ignorante des grands classiques de la philosophie, de l’épistémologie ou de la sociologie des sciences.

26Zilsel — Comment vous positionniez-vous dans le champ de l’ histoire des sciences au début des années 1990 ?

27Marie-Noëlle Bourguet — Même à ce moment, je ne me considère pas comme une historienne des sciences : lorsqu’en 1991 je dois désigner un domaine de spécialité pour ma nomination à l’Institut universitaire de France (IUF), je choisis, après m’en être entretenue avec Roger Chartier et Daniel Roche, l’expression « histoire des savoirs », plus englobante, moins académique, et donc plus aisée à revendiquer pour des historiens. C’est après coup seulement que j’ai réalisé qu’en centrant mes recherches sur les sciences naturelles – sciences de terrain, sciences du voyage –, je m’inscrivais dans un champ relativement délaissé par les études sur les sciences qui, notamment pour traiter de la révolution scientifique, restaient centrées sur les sciences physiques et expérimentales. En tous les cas, je me reconnaîtrais plus facilement dans l’appellation de Social Studies of Knowledge (SSK) que dans celle de Science and Technology Studies (STS), plus technique, plus axée sur le contemporain.

28Zilsel — Cette question des savoirs était aussi présente dans une certaine anthropologie des pratiques (autour de Daniel Fabre par exemple).

29Marie-Noëlle Bourguet — Vous avez raison de citer le nom de Daniel Fabre à propos de savoirs. J’ai déjà évoqué, aussi, l’enquête de Minot et la question des savoirs au village. Mais quant à moi, l’emploi de cette notion vient plutôt des historiens, sans que son usage ait été très théorisé : il s’agissait simplement d’élargir le domaine au-delà des sciences dites « dures », pour y inclure au-delà du domaine de la nature, celui de l’homme.

30Zilsel — Dans votre enseignement, comment avez-vous modulé ces différentes approches de l’ histoire des sciences et des savoirs ?

31Marie-Noëlle Bourguet — En 1996, lorsque Dominique Pestre laisse l’enseignement sur les Social Studies of Knowledge qu’il donnait au sein du Diplôme d’Études Approfondies (DEA) d’histoire et épistémologie des sciences de l’Université Paris 7, il demande à Christian Licoppe et à moi de prendre la relève. La direction du DEA souhaitait surtout que soit donné aux étudiants de la formation – philosophes et scientifiques pour la majorité – un minimum de culture historique. Ce que nous cherchions surtout à faire était de les former aux raisonnements et aux méthodes des historiens et, à partir de textes importants de l’historiographie (Lucien Febvre, Marc Bloch, mais aussi Alain Corbin, Giovanni Levi, ou Carlo Ginzburg), de leur fournir un outillage conceptuel susceptible d’être utilisé dans leurs propres recherches.

32Zilsel — Paris 7 n’est pas une université dominante du champ historien français. Quelle a été votre position au sein de cette institution et, plus généralement, dans le paysage historiographique français ?

33Marie-Noëlle Bourguet — Paris 7 est alors la seule université parisienne « complète » et véritablement pluridisciplinaire, couvrant l’ensemble des champs de savoir, en sciences « dures » et en sciences humaines. Les historiens, en petit nombre, y occupent une position certes modeste, mais qui a ses avantages. Le département d’histoire résulte d’une scission de la vieille Sorbonne après 1968. Toute une équipe d’historiens et d’historiennes de gauche s’est retrouvée dans la nouvelle université installée sur le campus de Jussieu : Catherine Coquery-Vidrovitch, Jean Chesneaux, Michèle Perrot, Marcel Benabou, Jean Nicolas, etc. On y donne des enseignements sur des sujets nouveaux à l’époque : l’histoire des femmes, l’histoire des marginaux, l’histoire des prisons, l’histoire de la colonisation… En ce qui concerne l’histoire des sciences, le DEA qui organise la formation, à partir des années 1990, est orienté vers la philosophie et l’épistémologie des sciences, à l’adresse de scientifiques et de philosophes. Il est soutenu par Françoise Balibar, qui est proche de Dominique Pestre, par Roshdi Rashed, qui enseigne l’histoire des sciences mathématiques arabes, par Karine Chemla, spécialiste des mathématiques en Chine, par Jean Gayon, historien de la biologie. Dominique, puis Christian et moi y introduisons, je l’ai dit, une histoire plus « historienne ». Ce cours a du succès auprès des étudiants, et nous avons réussi à le maintenir au fil des années, presque par effraction dans la mesure où se posait chaque année la question des « heures complémentaires » qu’il fallait dégager entre mon Unité de Formation et de Recherche (UFR) d’appartenance et celle dont dépendait le DEA ou par la suite le master. Peu à peu cependant, cet axe « historien » s’est imposé : il est désormais institutionnalisé dans la définition du poste sur lequel, à mon départ en retraite, a été élue Charlotte de Castelnau.

34Être à Paris 7 a été pour moi une chance, en m’offrant notamment l’opportunité de ce pas de côté vers l’histoire des sciences et des savoirs. Mes travaux sur l’histoire de la statistique napoléonienne puis sur l’histoire des voyages et des expéditions scientifiques m’inscrivaient en décalage par rapport au champ classique de l’histoire moderne, tel qu’il était constitué et enseigné. Rétrospectivement, il me semble que j’ai toujours cherché mon chemin un peu à la lisière des courants historiographiques dominants, à l’écart d’institutions centrales comme Paris I ou l’EHESS. Certes, c’était une « marge » toute relative, un voisinage plutôt ! mais qui suffisait à limiter la pression et mettre à bonne distance. Je me sens mieux un peu à la marge. Cet espace a autorisé, notamment, l’expérience de l’interdisciplinarité, dans la recherche comme dans l’enseignement : il en a été ainsi du cours de licence « Science et voyage » que j’ai bâti autour du thème de la découverte, de l’exploration et de l’inventaire du monde ; ainsi, surtout, du séminaire de master/doctorat qui – grâce à la généreuse et constante participation d’Isabelle Surun – a pu se tenir une grande dizaine d’années à l’adresse d’étudiants et de jeunes chercheurs venant de tous horizons, intéressés par la question de la construction des savoirs (« Pratiques du voyage et constructions savantes du monde »).

35Zilsel — Comment le travail de Lorraine Daston a-t-il croisé vos propres recherches et quels en furent les effets ?

36Marie-Noëlle Bourguet — Nos échanges se sont fondés sur la différence de nos parcours. Lorraine Daston a une véritable formation d’historienne des sciences « à l’américaine » : elle dispose d’un bagage épistémologique que je n’ai pas, et maîtrise le canon classique des savoirs sur les sciences, mêlant histoire, sociologie et philosophie. Avec elle, comme souvent d’ailleurs, j’ai appris les choses que je pouvais grappiller. Après avoir repéré mon travail sur la statistique, en 1983, elle m’a invitée à Berlin en 1991 pour une académie d’été sur l’écriture de la science (« Writing science ») : j’y ai présenté mon premier travail sur un journal de voyage, celui du botaniste André Michaux durant sa mission en Amérique du Nord, à la fin du 18e siècle. Quatre ans plus tard, en 1995, lorsqu’elle est nommée à la tête d’un des départements du Max-Planck pour l’histoire des sciences nouvellement créé et implanté dans l’ancien Berlin-Est, elle m’invite à nouveau, pour un séjour de quelques mois. J’ai eu par la suite l’opportunité de faire plusieurs séjours au MPIWG, pour quelques semaines ou quelques mois. Se substituant à ce qu’avaient été pour moi les États-Unis dans les années 1970-1980, ces séjours berlinois furent une expérience de rencontres, d’échanges, de lectures, très stimulante, et essentielle dans ma lente appropriation du domaine… Par-delà notre amitié, je crois que ce qui intéresse Lorraine dans mon travail est le rapport que j’entretiens avec les archives : là où elle-même part d’une notion – l’autorité morale de la nature, la monstruosité, l’observation, etc. – pour développer son analyse par une recherche documentaire très fouillée, je suis plutôt dans une approche inverse, partant d’une source qu’il s’agit d’interroger. De manière générale, en donnant à des chercheurs et chercheuses, jeunes ou moins jeunes, venus du monde entier, la possibilité de tels séjours, Lorraine Daston et l’Institut Max-Planck de Berlin ont énormément contribué à l’essor qu’a connu l’histoire des sciences – en particulier pour l’époque moderne – depuis un quart de siècle.

37Zilsel — Vous soutenez votre mémoire d’habilitation à diriger les recherches (HDR) en 1993, sous la direction de Daniel Roche. Il s’ intitule Voyage, statistique, histoire naturelle : l’inventaire du monde au dix-huitième siècle [19]. Comment avez-vous envisagé ce nouvel objet ?

38Marie-Noëlle Bourguet — Après l’achèvement de ma thèse, j’ai régulièrement suivi à Paris 1 le séminaire que tenaient en commun Daniel Roche et Jean-Claude Perrot, deux personnalités historiennes très différentes mais dont le dialogue attirait une large palette de jeunes historiens modernistes, doctorants ou chercheurs. Dans sa thèse sur les académies de provinces, Daniel Roche avait développé une histoire culturelle ouverte à l’histoire des sciences et aux circulations des savoirs : dès 1984, j’avais discuté avec lui d’un projet de thèse d’État sur les grands voyages et expéditions scientifiques des Lumières. Les choses ont finalement tourné différemment, lorsque j’ai été invitée en 1991, grâce au soutien de Mona Ozouf, à présenter ma candidature à l’IUF, tout nouvellement créé. Daniel Roche a d’abord tempêté contre cette création, jugeant non sans raison que celle-ci visait à régler un problème structurel de l’université (i. e. la surcharge d’enseignement des enseignants-chercheurs) par un privilège réservé à quelques-uns, générateur d’autres tensions. Sa colère passée, il a aussi admis que cette opportunité était une chance pour moi, apportant la bouffée d’air nécessaire pour continuer mes recherches. L’enjeu n’était plus de faire une thèse d’État, mais une HDR « nouveau régime », qu’il a sans réticence acceptée de diriger : le mémoire « d’ego-histoire » que j’ai rédigé dans l’été 1992 fut un de mes rares moments de bonheur d’écriture ! C’est là que je formule plus explicitement le tournant fait vers l’histoire des sciences, plus précisément des sciences liées au voyage.

39Zilsel — En 1997 vous publiez l’article « Voyage, mer et science au 18e siècle » dans le Bulletin de la société d’histoire moderne et contemporaine [20]. Vous y définissez le voyage d’exploration en pointant sa routinisation méthodique et les règles de cumulativité qu’ il génère. Comment en êtes-vous venu à définir ainsi le voyage savant ?

40Marie-Noëlle Bourguet — Cet article fait suite à un cours d’agrégation sur la dimension scientifique de l’expansion maritime européenne. Philippe Minard m’avait suggéré d’en publier le texte. La thématique du voyage, notamment parce qu’elle est souvent accaparée par les spécialistes de littérature, a souvent été mal comprise en histoire. Ce texte propose une approche historienne du voyage, en particulier du voyage savant, étudié comme pratique de savoir – en continuité avec mon précédent travail sur l’enquête statistique. Depuis, les collaborations entre historiens des sciences et spécialistes de littérature viatique se sont multipliées – citons une rencontre de Cerisy en 2007, sur « Le voyage et la mémoire au 19e siècle » [21] –, mais sans éviter toujours les incompréhensions ou malentendus, notamment autour de la question de l’écriture, du récit, par rapport à la note de terrain.

Une histoire des savoirs en chantier(s)

41Zilsel — Si l’on voulait séquencer votre parcours intellectuel depuis le début des années 1990, on pourrait considérer que l’enquête autour de la Méditerranée a constitué un premier chantier. Comment est né ce projet avec Bernard Lepetit, Daniel Nordman et Maroula Sinarellis ?

42Marie-Noëlle Bourguet — Nous sommes en 1992 ; comme membre de l’IUF, je dispose de temps pour la recherche ainsi que d’un budget conséquent. Lucette Valensi nous signale le lancement du programme « Intelligence de l’Europe » : Bernard Lepetit, Daniel Nordman, Maroula Sinarellis et moi – un quatuor de personnalités très différentes ! – y répondons avec un projet sur « L’invention scientifique de la Méditerranée », organisé autour des trois expéditions scientifico-militaires françaises d’Égypte, de Morée et d’Algérie. Bernard abordait l’Égypte comme un laboratoire des représentations et des pratiques d’espace, dans une approche pragmatique ; Daniel interrogeait les rapports entre savants et militaires en Algérie, et s’intéressait au passage du terrain au texte ; Maroula travaillait sur la notion de géographie méditerranéenne, à partir de l’œuvre de Bory de Saint-Vincent. La mise en œuvre du programme a pris la forme, durant trois ans, d’un séminaire mensuel à Paris 7, où sont intervenus beaucoup de chercheurs français et étrangers ; elle a donné lieu à deux colloques, l’un à Paris, l’autre à Athènes, et débouché sur deux publications collectives, L’invention scientifique de la Méditerranée[22], et Enquêtes en Méditerranée : expéditions françaises d’Égypte, de Morée et d’Algérie[23]. Nous envisagions de poursuivre avec un projet comparatif sur les Méditerranées, des Caraïbes à l’Indonésie ; tout s’est interrompu avec le décès tragique de Bernard Lepetit.

43Zilsel — Le deuxième chantier que l’on peut identifier entre la fin des années 1990 et le début des années 2000 concerne l’histoire des instruments. Vous engagez cette inflexion thématique par un article important que vous signez avec Christian Licoppe dans les Annales, en 1997[24], puis avec un ouvrage collectif en anglais, Instruments, Travel and Science [25]. Pouvez-vous nous expliquer comment vous vous êtes intéressée à cette question de la précision et du calibrage de l’ instrumentation ?

44Marie-Noëlle Bourguet — L’article de 1997 dans les Annales a été l’occasion d’une collaboration passionnante avec Christian Licoppe. La rédaction des Annales m’avait invitée à proposer un article traitant d’histoire des sciences, domaine qui restait insuffisamment abordé dans la revue, malgré l’article programmatique de Dominique Pestre en 1995 [26]. À ce moment, j’avais commencé à travailler sur Alexander von Humboldt, au MPIWG, menant des recherches sur ses pratiques de mesure (thème que j’avais présenté lors d’un colloque berlinois sur les transferts culturels, à l’invitation d’Étienne François [27]). Mais je n’avais pas de notion claire quant à la périodisation. Cette question de la mesure était prégnante au MPIWG, que Norton Wise fréquentait souvent : lui-même venait de publier un ouvrage essentiel, The Values of Precision[28]. Christian Licoppe s’y trouvait aussi pour un bref séjour : pour sa thèse, il avait travaillé sur le 17e siècle et le début du 18e siècle ; j’étais quant à moi plus familière de la fin du siècle ; la jonction de nos périodes a donné le cadre de notre enquête ; celle-ci nous a permis d’avancer la thèse d’un changement introduit dans l’approche de la nature par la quantification, autour des années 1730-1740.

45J’ajouterai une remarque, à propos de ma collaboration avec Christian Licoppe : elle s’est faite selon un schéma que j’ai retrouvé à plusieurs reprises au cours de ma carrière. En ce cas, c’est Christian qui a eu l’initiative de l’article, en a construit le plan d’ensemble, les thèmes directeurs ; je travaillais, moi, sur les précisions archivistiques, les articulations de l’analyse, la présentation de l’argument, la rédaction. Un plan suppose une structure, des ruptures ; dans l’écriture, je cherche de la fluidité : c’est là une division du travail en somme très « genrée » ! Cette situation s’est reproduite à plusieurs reprises pour moi – dans des articles écrits avec Christophe Bonneuil ou avec Pierre-Yves Lacour, par exemple. Personnellement, je n’ai jamais ressenti cette distribution dissymétrique des rôles comme une forme de domination, mais bien de complémentarité. Au risque de choquer les féministes, je dois avouer que je m’y sens bien, car elle répond à la perception que j’ai de mes faiblesses (une difficulté à structurer, à bâtir un plan, si rhétorique que soit l’exercice) et de mes qualités (le rapport à l’archive, le goût de l’écriture, le souci des enchaînements).

46Zilsel — Dans cette approche par les instruments, les pratiques et la mesure, on voit bien les liens que vous tissez avec une histoire des sciences anglo-américaine et allemande. On pense en particulier à Simon Schaffer ou à Otto Sibum en raison de l’attention portée aux pratiques concrètes des savants, à ce que l’on pourrait désigner comme une anthropologie des pratiques scientifiques. Pourriez-vous nous parler de cette sensibilité à l’anthropologie, qui semble contraster avec une relative indifférence à la philosophie et à la sociologie, si importantes dans les STS ?

47Marie-Noëlle Bourguet — L’attention aux pratiques s’est manifestée surtout à propos de l’histoire des sciences physiques, où se posait la question de l’expérimentation : comment comprendre les expériences passées, telles que les acteurs du temps les ont réalisées ? C’est ainsi que fut organisée à La Villette une tentative de répliquer les expériences de Coulomb avec la balance de torsion [29]. L’expérience ne fut pas concluante, nos respirations seules ayant suffi à humidifier l’atmosphère ! Mais cela permit de comprendre à quel point toute expérience est une forme de bricolage : le beau travail d’Otto Sibum sur Joule met bien en évidence que celui-ci est un héros de l’approximation, plutôt que de la précision [30] ! Simon Schaffer a envisagé, à un moment, d’élargir l’expérience de la réplication aux disciplines de terrain, en projetant de refaire en compagnie d’une botaniste néerlandaise le voyage effectué par un naturaliste américain dans les années 1800 ; le projet n’a pu aboutir. J’ai moi-même tenté, il y a quelques années, de marcher dans les pas d’Alexander von Humboldt entre Turin et Gênes, accompagnée d’un géologue italien : mais il se révéla difficile d’oublier le savoir contemporain pour retrouver face à un paysage minéral le regard qu’avait pu porter sur lui un ingénieur des mines formé dans les années 1780 ! Les pratiques des acteurs anciens ne se laissent pas si aisément appréhender.

48D’ailleurs, je ne crois pas m’être jamais dit : « je fais de l’histoire matérielle des sciences ». L’attention à la dimension concrète des gestes, à la matérialité des instruments s’est imposée à moi lorsque je me suis intéressée à la mesure. C’est ainsi que s’est engagé le travail qui a mené au livre collectif Instruments, Travel and Science. Une première tentative, vers 1996, ayant échoué auprès du CNRS, le MPIWG nous a proposé d’héberger le projet d’un livre collectif sur la circulation des instruments et des mesures, en nous offrant les moyens d’organiser plusieurs rencontres pour discuter des chapitres avec les auteurs, et un ultime séjour pour rédiger l’introduction et agencer l’ensemble. Christian Licoppe, Otto Sibum et moi avions proposé à des auteurs que nous connaissions bien (Christophe Bonneuil, Kapil Raj, Simon Schaffer, Jim Bennett, Richard Staley, David Turnbull et Giuliano Pancaldi) de participer à cette entreprise collective. S’il y a une inflexion en direction de l’anthropologie des pratiques, nous la devons à Simon Schaffer, chez qui le déplacement vers cette problématique était très conscient.

49Zilsel — Troisième chantier que l’on peut repérer dans votre trajectoire depuis l’HDR, celui de l’histoire naturelle. De quelle façon avez-vous caractérisé ce domaine de recherche pour l’époque moderne ?

50Marie-Noëlle Bourguet — J’ai employé l’expression « histoire naturelle » pour l’intitulé de mon HDR dans une acception très large. Au moment où je travaille sur les voyages, à partir de la fin des années 1980 et au cours des années 1990, l’histoire sociale des sciences est avant tout une histoire des laboratoires et de la science expérimentale – exception faite de l’ouvrage de Rudwick sur la géologie. Ma recherche traite au contraire des sciences de plein vent – botanique, zoologie, minéralogie, cartographie, météorologie – caractérisées par une grande porosité de la frontière entre travail savant et vie personnelle. Ce partage, au sein de l’histoire sociale des sciences, avait été formulé clairement par Lorraine Daston : si les pratiques expérimentales ont longtemps focalisé l’attention, il existe aussi d’autres points d’appui – la curiosité, l’observation, les « faits » – susceptibles d’offrir au moderniste des champs d’exploration neufs. C’est ce domaine d’investigation que désignait l’expression « histoire naturelle », rassemblant toutes les sciences de terrain [31].

51Zilsel — De manière générale, vous semblez moins intéressée par les propositions venant des STS, à l’exception sans doute de votre article sur la « collecte du monde » de 1997 où vous mobilisiez les concepts de la théorie de l’acteur-réseau[32]. Comment caractériseriez-vous votre positionnement épistémologique relativement à ces courants de recherche ?

52Marie-Noëlle Bourguet — Je l’ai dit, c’est au séminaire de La Villette que je découvre les travaux de Bruno Latour et Michel Callon. De la théorie de l’acteur-réseau, je ne retiens sur le moment qu’une chose, la notion de « mobile immuable » ; le reste – même en faisant appel aux coquilles Saint-Jacques et aux marins pêcheurs [33] ! – me paraît peu accessible. Le modèle m’intéresse alors en ce qu’il permet de réfléchir à la construction d’une science cumulative, avec des données qui peuvent voyager : Latour a en fait schématisé beaucoup d’arguments et de problématiques déjà présents dans la recherche, et donné une forme reconnaissable et séduisante à des procédures largement partagées. Mais c’est au risque de l’histoire souvent : ainsi, lors d’une discussion au MPIWG, Dorinda Outram m’a justement reproché d’avoir dans l’article sur la « collecte du monde » repris à mon compte sans autre procès l’indifférence latourienne à la contextualisation – ce dont je n’avais alors guère pris conscience, en effet, et qui est essentiel.

Journal d’un voyage en Italie : le carnet sans récit

La prise de notes est une pratique savante tellement commune, banale et routinière qu’elle a longtemps été oubliée par les historiens et sociologues des sciences. Avec les travaux de Lorraine Daston [34], Anke te Heesen [35] et Jean-François Bert [36], ces écrits peu visibles ont pris place dans une plus vaste anthropologie des pratiques savantes. Ce qui se donne à voir dans l’annotation sur le vif, c’est une pensée en acte, une saisie immédiate du monde, une première réflexivité, un ordre des faits et des objets qui s’esquisse… Rien n’est encore stabilisé, tout est en cours de réalisation, mais déjà quelque chose s’organise qui met le monde en catégories, qui fixe des significations, qui objective des phénomènes.
Les carnets de voyage d’Alexander von Humboldt sont nombreux – ceux de son séjour américain ont été tout particulièrement mobilisés pour restituer les observations d’une exploration décisive dans l’histoire de la géographie botanique [37]. Le carnet du voyage – « Tagebuch » – de 1805, rédigé après le grand voyage américain et avant « le retour à Berlin » (p. 19), était quasiment passé inaperçu des spécialistes de Humboldt. Dans l’ouvrage qu’elle vient de consacrer à ce « carnet sans récit », Marie-Noëlle Bourguet rapporte que, « en consultant un catalogue des manuscrits d’Alexander von Humboldt », elle est tombée « un peu par hasard sur la mention du Tagebuch de son voyage d’Italie avec Gay-Lussac […] » (p. 16) [38]. Grain du papier, format du carnet, type de graphie, « trace laissée par la lame du rasoir » (p. 17) etc., c’est toute la matérialité du carnet qui est d’abord restituée dans les pages de cet ouvrage.
« Conglomérat de chiffres de mesure et de notes de lecture » (p. 245), ce carnet de travail ressemble à bien des égards à un cahier de laboratoire et à un recueil de lieux communs ; il diffère fondamentalement en revanche, par sa forme même, d’un récit de voyage. Humboldt fait du monde un laboratoire de « plein air » ; les sciences qu’il mobilise sont liées au terrain des voyageurs, qui déterminent des lois de la nature par la comparaison de données recueillies en différents lieux. C’est toute l’économie pratique de l’enregistrement des données, de leur première mise en ordre, de leur sélection dans l’instant, de leur indexation dans des dispositifs conçus pour le déplacement, qui se donne à voir. Listes, fiches et carnets sont des instruments de papier indispensables à la production savante et participent de sa configuration épistémique [39].
Humboldt part en Italie en physicien, délaissant alors la botanique. Il s’intéresse à la météorologie, à la composition de l’air atmosphérique, au magnétisme terrestre (p. 48) et son barda renferme essentiellement des instruments d’observation et de mesure. Au fil du deuxième chapitre, on comprend mieux pourquoi les « données » produites par le savant ne sont jamais très pures : les mesures sont appréciées par les marques « b [onnes] » ou « m [auvaises] » ; elles sont de temps en temps corrigées ou rejetées comme aberrantes ; elles sont souvent remplacées par la moyenne d’observations différentes ; elles sont parfois compilées avec d’autres mesures issues de la littérature scientifique, voire opérées par d’autres (chap. 2). Cette histoire des mesures est aussi une histoire des supports de leur inscription, depuis la prise de notes à la volée sur un brouillon de terrain jusqu’aux tableaux imprimés d’un mémoire académique, en passant par l’étape de l’inscription dans le « Tagebuch », que l’on imagine faite le soir, après la journée de labeur, et par la confection, lors du retour à Berlin, d’un index des matières portant sur l’ensemble de ses carnets (chap. 2 et épilogue).
Ce carnet « jaune » n’est pas composé uniquement de mesures. Mais on n’y trouvera rien ou presque rien qui ressemble à des « impressions de voyage » d’un touriste du « Grand Tour » (chapitres 3-4). Humboldt est pourtant aussi une figure mondaine comme en témoignent ses lettres amicales ou les journaux de voyage rédigés par d’autres, à commencer par celui d’un de ses compagnons de voyage, Leopold von Buch (chap. 5). Les seules notations sur sa vie en voyage sont en fait des listes de frais de voyage (p. 148). Le « laconisme » (p. 92, p. 106) caractérise la libido sciendi humboldtienne, faite de « la laborieuse routine de multiples opérations de mesure » (p. 109). Cette routine compose une sorte de « métromanie », obsession de la mesure et disposition morale qui lui font prendre la température de sa chambre au couvent au Mont-Cenis, et non simplement indiquer le froid ressenti (p. 115).
À Rome, le carnet juxtapose des notes de lecture en bibliothèque, des remarques issues de ses conversations savantes avec Georg Zoëga ou des commentaires sur des objets vus dans les collections de la ville (chapitres 6-7). À la différence des mesures, les notes sont ici entièrement rédigées, organisées en paragraphes et chargées de références. Le carnet devient le lieu où se manifeste une « culture partagée » entre les naturalistes et les antiquaires (p. 182-186), dans une forme d’empirisme « associant observation directe et érudition » (ici p. 183, p. 238). Dans un cabinet minéralogique, Humboldt déduit de son observation que le doigt du Laocoon, seul fragment conservé à Rome après les confiscations françaises, est fait de marbre de Paros. L’expertise scientifique institue alors « la chimie, la physique et la minéralogie en sciences auxiliaires de l’histoire de l’art, au même titre que la philologie, l’histoire et l’esthétique » (p. 199). À la Bibliothèque vaticane, il observe trois codices mexicains et les compare à d’autres sources et travaux érudits. « La méthode que Humboldt mobilise […] est celle du fragment, du détail isolé, sorte d’unité morphologique ou stylistique que l’on peut extraire de son contexte pour la comparer à d’autres ou la mettre en série, comme on le ferait de données chiffrées ou d’échantillons d’histoire naturelle. » (p. 233) Il élabore alors le programme d’une anthropologie comparée, « science à construire » (p. 236).
Loin de « l’expérience décisive » en laboratoire, forme paradigmatique de la preuve dans l’histoire des sciences physiques, les sciences de terrain et les savoirs de bibliothèque tels que les pratique Humboldt renvoient à d’autres manières de faire science, par l’observation attentive et la lecture approfondie. Sa vulcanologie – qu’il appelle « physiologie des volcans » – est emplie de doutes et de questions, d’hésitations et d’incertitudes et les observations et mesures qu’il propose ne sont que des « indices […] lentement accumulés » (p. 138-143 ; citation, p. 143). Son projet d’une anthropologie érudite témoigne aussi de difficultés de déchiffrement, d’analogies un peu hasardeuses et d’une même quête d’« indices », sur fond de « querelle du Nouveau Monde », à propos du « stade d’évolution » de l’art graphique des anciens Mexicains (p. 223). Son « empirisme résolu » (p. 236) comme les doutes qui l’assaillent dans ses recherches donnent de Humboldt une image étonnamment humble, aussi éloignée de celle des philosophes spéculatifs dénigrés vers 1800 que de la figure du savant prométhéen forgée au milieu du siècle.

53Zilsel — Quatrième chantier enfin, le plus récent. Vous venez de publier en 2017 un très bel ouvrage sur le voyage d’Alexander von Humboldt en Italie (voir l’encadré). Vous y menez une enquête sur les modalités d’écriture de la science (qu’est-ce qu’écrire dans un carnet ? qu’est-ce que noter des observations savantes ?). Un mouvement désormais assez consistant et identifiable se constitue autour des formes d’observation de la nature et d’enregistrement des données. Comment avez-vous découvert les archives de Humboldt et quels sont les enjeux épistémologiques de votre enquête ?

54Marie-Noëlle Bourguet — J’ai longtemps principalement travaillé sur des voyageurs français, ou francophones. Mais mes fréquents séjours à Berlin m’invitaient à aborder, aussi, le domaine allemand : Alexander von Humboldt s’imposait de lui-même, alors, d’autant que ses journaux américains sont, en partie, rédigés en français, langue qu’il parlait avec le botaniste Aimé Bonpland qui l’accompagnait. Ces journaux se trouvaient à la Staatsbibliothek de Berlin : c’est en compulsant ces volumes que j’ai remarqué, relié avec les journaux d’Amérique, un petit carnet de moins de 100 pages, dédié au voyage qu’il a effectué en Italie avec Gay-Lussac, en 1805.

55Le fait mérite d’être signalé, car si j’avais consulté ces documents à distance, sur une base d’archives numérisées, je serais probablement passée à côté de ce calepin… Plus proche du carnet de travail que du journal de voyage, il contenait des séries de mesures, des pages de citations, de notes, de références, en allemand. Rien d’enthousiasmant a priori, et pourtant l’ensemble a immédiatement éveillé ma curiosité, comme une énigme : que fait un voyageur en Italie, s’il ne dit rien du ciel, des paysages, des monuments ? Humboldt, à peine revenu du Nouveau Monde, est alors animé par le désir de tout voir, comparer, mesurer à l’aune de l’expérience américaine, dans la nature comme dans les arts. Ce qu’il découvre en Italie, à Rome surtout, véritable « ville-monde » [40], est la possibilité d’inscrire sa réflexion dans un cadre universel, élargi à la terre entière et embrassant tous les champs du savoir. Choisir d’écrire un livre sur un objet aussi « pauvre » n’allait pas sans une dose de masochisme, tant le déchiffrement était difficile, la matière aride. C’était aussi l’« inventer » en tant qu’objet d’histoire : dans son aspect touffu, inabouti, le carnet d’Italie donne à voir un moment de la quête d’Alexander von Humboldt ; il est la trace d’une science en construction.

56Zilsel — Est-ce qu’ il est possible de tirer quelques conclusions d’un parcours comme le vôtre ?

57Marie-Noëlle Bourguet — Le retour réflexif auquel m’a invitée cet entretien n’évite pas totalement, sans doute, la rationalisation après-coup, l’excès de cohérence rétrospective… S’il me faut esquisser un bilan, je voudrais retenir deux choses. L’une a trait au thème de l’écart, de l’inscription à la marge, que j’ai évoqué à quelques reprises : ancrée, au départ, dans mon expérience biographique – l’arrivée d’une provinciale à Paris pour l’oral de l’ENS –, cette sensibilité à l’écart, à la distance, a été fondamentale, comme si elle s’était trouvée au principe de mes curiosités et de mes questionnements, avait forgé leur dynamique. La deuxième est un sentiment de gratitude pour la longue série de rencontres et d’amitiés qui ont jalonné ce parcours, m’offrant des opportunités inattendues, déterminant certaines bifurcations, les accompagnant : pour moi, comme pour mes voyageurs du lointain, le travail de recherche n’a jamais été scindé de la vie, tout simplement. Et j’ai eu, là, beaucoup de chance.


Date de mise en ligne : 15/10/2018.

https://doi.org/10.3917/zil.004.0205

Notes

  • [3]
    Marie-Noëlle Bourguet, Déchiffrer la France. La statistique départementale à l’époque napoléonienne, Paris, Éditions des Archives Contemporaines, 1988.
  • [4]
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  • [28]
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  • [29]
    Christine Blondel et Matthias Dörries (dir.), Restaging Coulomb : usages, controverses et réplications autour de la balance de torsion, Firenze, L.S. Olschki, 1994.
  • [30]
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  • [31]
    Henrika Kuklick et Robert E. Kohler (eds.), « Science in the Field », Osiris, vol. 11, № 1, 1996.
  • [32]
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  • [33]
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  • [34]
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  • [35]
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  • [36]
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  • [38]
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  • [39]
    Ann Blair, Too much to know : managing scholarly information before the modern age, New Haven, Yale University Press, 2010 ; Vincent Denis et Pierre-Yves Lacour, « La logistique des savoirs », Genèses. Sciences sociales et histoire, № 102, 2016, p. 107-122 ; Delphine Gardey, Écrire, calculer, classer : comment une révolution de papier a transformé les sociétés contemporaines (1800-1940), Paris, La Découverte, 2008 ; Isabelle Charmantier et Staffan Müller-Wille, « Worlds of Paper : An Introduction », Early Science and Medicine, vol. 19, № 5, 2014, p. 379-397 ; Jean-François Bert, Comment pense un savant ? Un physicien des Lumières et ses cartes à jouer, Paris, Anamosa, 2018.
  • [40]
    Antonella Romano et Stéphane Van Damme (dir.), « Sciences et villes-mondes ». Revue d’histoire moderne et contemporaine, T. 55, № 2, 2008.
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