Couverture de VST_151

Article de revue

Livres et revues

Pages 129 à 136

Notes

  • [1]
    « Arrière atavisme ! », vst, n° 148, 2020
  • [2]
    Entré dans l’Oxford English Dictionary en 2013, le twerking y est défini comme le fait de « danser sur de la musique populaire de manière osée et provocante en faisant des mouvements de hanches et en s’accroupissant ». Le danseur – généralement une femme – secoue les fesses d’une manière provocante, alors qu’elle est accroupie. (source Wikipédia).
  • [3]
    TikTok est une application mobile de partage de vidéos et de réseautage social lancée en septembre 2016. 
  • [4]
    Maïwenn, Polisse, 2011.
  • [5]
    J. Lacan, « Note sur l’enfant », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 373.
  • [6]
    Gébé, L’an 01, Paris, Gallimard, 1975.

L’escalier de la plage. Éclats d’analyse

Dominique Bonniol. Éditions des Quatre Seigneurs, 2020

1« Tu vois, mon vieux, il y a un petit truc significatif et que vous ne remarquez pas. Vous êtes mauvais clinicien. Ce sont les petits signes qui comptent en clinique. » Voilà ce qu’écrit à un ami Louis-Ferdinand Céline en 1949.

2Comment rendre compte de la pratique analytique ? Question ancienne, qui naît pratiquement avec l’exercice du métier. Freud écrit des romans, notamment avec ses Cinq psychanalyses, du moins c’est ce que certains lui reprochent, de son temps. Mais lui le prend bien, comme un compliment. Et ça n’est sans doute pas pour rien qu’il se voit attribuer le prix Goethe en 1930. Sa fille Anna prononça l’allocution écrite par son père, trop éprouvé par le cancer de la mâchoire qui le rongeait pour pouvoir se rendre à Francfort et assister à la remise de ce prix dont il était si fier. D’autant plus qu’il avait toujours manifesté sa plus vive admiration pour le poète.

3D’aucuns, et c’est devenu monnaie courante, se lancent dans la présentation de cas cliniques. Le défaut de l’armure, la faille de ce type de témoignage, c’est que le plus souvent on y voit poindre, savante et surplombante, l’application lourde et scolaire de la théorie. Sans doute à lire comme un mode défense, qui peut tous nous atteindre.

4Je ne parle pas de ceux qui se remparent derrière les murs d’une théorie, oublieux de ce conseil que Freud emprunte au Faust de Goethe, justement : « La théorie est grise, mais l’arbre de la vie reverdit sans cesse. » Alors que la clinique s’avance sur les pattes de velours d’une colombe. S’aventurer dans les méandres de l’inconscient, là où dans le transfert le praticien est saisi, ne va pas de soi. C’est chose déstabilisante, qui vous dépossède, à la lisière de la fiction. Ce pourquoi d’autres, comme le recommande Céline, empruntent les voies des « petits signes » qui émaillent la pratique. Ils en tirent des « éclats » qui réfléchissent la lumière de l’obscure clarté où baigne la pratique.

5Il me souvient d’un beau travail de Jean-Louis Mathieu, psychanalyste à Nîmes, Pour une lecture de l’anodin, paru en 2008 aux éditions du Champ social. L’auteur, qui travaillait à l’époque avec des enfants et des jeunes accueillis dans un itep (institut thérapeutique, éducatif et pédagogique), y présentait la subtilité des petits riens qui émaillent la rencontre clinique. « Lorsque surpris au bord d’une route, au détour d’une phrase ou d’un geste, se manifestent les profondeurs d’une émotion ou d’une conviction, mots et images se rencontrent, photos et textes se parlent, se répondent, se heurtent. Là tient le propos de “Regard clinique” : une suite de tableaux, photos, images ou dessins qui tous parlent du Sujet, d’une clinique psychanalytique, de l’inconscient. L’approche est originale, les photos et la simplicité du propos introduisent le lecteur dans un domaine souvent réservé. Pour peu qu’ils aient à cœur de lever les voiles, initiés ou néophytes ne manqueront pas de ressentir les résonances de cet ouvrage éminemment juste, où les folies ordinaires et l’anodin rejoignent parfois la poésie et toujours tendent vers l’essence de l’être. »

6Telle est la veine, comme dans une mine, me semble-t-il, qu’exploite Dominique Bonniol dans son ouvrage. Il s’agit bien d’éclats, de brisures, de micassures plus ou moins étincelantes, de petites pièces détachées, de morceaux épars, voire de copeaux tombés de l’usinage, comme dans le travail d’un menuisier… qui, mine de rien, s’assemblent en des tableaux subtils, qui laissent entrevoir les linéaments d’un « gay sçavoir », pour le dire à la façon de François Rabelais.

7Le temps de l’inconscient est un… hors temps, un temps délié du temps. La cure évidemment ne se passe pas hors temps, elle exige de l’analyste de savoir y manœuvrer. L’analysant, pas plus que l’analyste, ne saurait échapper à « la spire où son époque l’entraîne » (Jacques Lacan). Il lui faut bien déposer ses propres mots dans les « mots de la tribu », pour parfois leur « donner un sens nouveau » (Mallarmé). Temps social/temps du sujet. Où advient le « temps du désir » qui articule l’ensemble, du singulier à l’universel (Denis Vasse). Uni vers celle… ! Mais ce hors temps de l’inconscient perce le temps des horloges, le temps socialisé, le temps de la durée. C’est un temps de l’éclat. Que reste-t-il de longues années passées sur le divan, pour l’analysant comme l’analyste ? Des bricoles, trois fois rien, des éclats.

8Le premier texte donne le ton. L’analyste se promène dans une exposition et se laisse happer par une œuvre étrange : « Au cœur de la lumineuse halle Saint- Pierre, une petite pièce obscure. En son centre, un cube de verre vivement éclairé. Et dans le cube, une incroyable sculpture d’un blanc soyeux. De l’ivoire ? Non : elle est taillée dans des os de bœuf. » Il s’agit d’une œuvre d’un dénommé Francesco Toris, né en 1863. Il fut interné après un immense chagrin d’amour et se mit à délirer. Et le délire prit forme à partir d’os qu’il prélevait dans les cuisines de l’établissement et qu’il assemblait à sa guise, faisant œuvre. Auguste Forestier en son temps fit de même à l’hôpital de Saint-Alban. Se souvenir ici de ce que Freud nous confia sur le délire à propos des Mémoires du président Schreber : « Le sujet psychotique rebâtit l’univers, non à la vérité plus splendide, mais du moins tel qu’il puisse de nouveau y vivre. Il le rebâtit au moyen de son travail délirant. Ce que nous prenons pour une production morbide, la formation du délire, est en réalité une tentative de guérison, une reconstruction. »

9Et pour l’auteure, psychiatre et psychanalyste, ces éclats d’os exhaussés au niveau d’une œuvre plantent le fond de scène à partir duquel tout l’ouvrage va se dérouler. Pour supporter son travail, l’analyste construit lui aussi un (dé)livre avec les éclats qu’il extrait de sa cuisine clinique. Il suffit alors de se laisser dériver pour deviner dans ces récits, au seuil de la fiction – il s’agit de nouvelles insiste Dominique Bonniol –, « autant de quête d’éclats… de savoir et de vérité ». Une vérité, comme nous l’enseigna Jacques Lacan, qui n’advient que dans le mi-dit. Rêves, souvenirs, photos, voix, silences, regards, silhouettes, ombres, peintures, maisons, portes et fenêtres, mais aussi des oiseaux, des pierres, un soulier… forment des arabesques et s’avancent lentement, sans ordre, jusqu’à l’escalier royal de la plage qui conduit, sur les traces de l’inconscient, un sujet à chaque fois unique. J’invite le lecteur à s’y aventurer et à s’y perdre. À descendre lui aussi l’escalier qui conduit à la plage. Sur le sable les mouettes inscrivent ces caractères étranges aussitôt effacés par la marée montante…

10Joseph Rouzel

Brèves de psy

Lucia Path. Éditions Amalthée, 2020

11Voici un livre plein de charme, qui met en valeur et en beauté les rencontres dans nos métiers, autour des drames que traversent des êtres humains qui tentent de retrouver un sens à leur vie. L’auteur est psychologue dans un service de pédopsychiatrie. C’est avec cette identité qu’elle rencontre des enfants, des adolescents, adultes en devenir. Elle tente avec eux d’inventer la suite de leur vie.

12C’est un livre de « psy », mais tout acteur de la relation d’aide peut s’y reconnaitre, du social comme du soin. Il y est question des personnes que nous recevons un jour, au beau milieu de notre vie professionnelle. Il y est question de quelqu’un qui adresse un jour quelque chose à quelqu’un d’autre. Adresser, déposer, espérer un accueil, transformer avec l’aide de quelqu’un… ces enfants sont acteurs, ils osent rêver mieux. C’est l’histoire d’un instant, où ça bascule, où les mots vont servir à dire une expérience capitale, à une personne qui aura su déjà prouver qu’elle écoute. C’est pour cela que ça lui est adressé, parce que ça va être reçu.

13Ces instants, ça pourrait être hier et demain, vous et moi. Ce sont des histoires du quotidien, aux enjeux massifs pour l’avenir. Ce sont des bribes d’une nouvelle histoire à deux, un soignant et un soigné, un professionnel et un patient. Ces bribes racontent un bout de l’histoire d’une personne, une histoire marquée, marquante. Elles racontent également un bout de notre histoire commune, comment on se laisse toucher, transporter, traverser par l’histoire de quelqu’un d’autre. Elles nous ramènent à notre état d’humain, vibrant, sensible, de part et d’autre. Elles nous branchent à la part d’enfant en nous, qui veut vivre et comprendre ce monde.

14C’est un livre joli, qui met du beau dans notre travail si sérieux. Il capte les « étincelles de vivant ». Et nous avons besoin d’esthétisme et d’art dans nos missions si réelles. Notre travail nous invite au quotidien à être branché avec le réel : comment vivent les gens, quelles sont leurs habitudes, leurs coutumes, leur culture, quels sont les jeux des enfants, les nouveautés que les ados viennent de créer, les violences inventées par les humains d’aujourd’hui… Et puis le réel, nous avons aussi la mission de nous l’approprier pour le transformer, pour qu’il ne soit pas que source de souffrance ou simplement stigmatisant, mais qu’il devienne apprivoisé, dynamique, voire magnifié. Ces courts textes embellissent les histoires en les contant avec poésie. Une forme de légèreté les accompagne par des dessins épurés et colorés, comme on aimerait, enfant, pouvoir figurer des événements.

15J’ai fait le choix de le lire par petites touches successives, pour m’imprégner lentement de ce qu’il pouvait m’apporter. Il m’a fait penser, beaucoup. J’ai revu des enfants et des familles avec lesquels j’ai travaillé. Des noms me sont revenus, des mots, des histoires, des rencontres à jamais gravées. On écrit ses propres brèves, on les imagine du moins. En cela l’auteur réussit à nous communiquer son plaisir dans l’écriture, qui n’a pas l’air d’être un labeur mais plutôt une libération. Elle nous invite dans son univers, qu’on imagine bien plus grand que ce petit livre. Nul doute qu’on en lira d’autres, des brèves de psys ou d’autres travailleurs sociaux. Ce concept se décline à l’infini. On y retrouve son souci de permettre aux gens de faire mentir un pseudo-destin prévu pour eux [1]

16Dans ce moment de restrictions de nos vies sociales, il nous fait voyager par l’imaginaire. Et il nous rappelle que le lien humain est un bien précieux à défendre encore. Nous sommes, tous, des personnes cherchant à donner un sens à leur vie, malgré et souvent avec la violence ou l’absurdité.

17Carine Maraquin

Corona, psychanalyse. Petit manuel de survie

Joseph Rouzel. Éditions le Retrait, 2020

18Corona, psychanalyse… Qui aurait pu réaliser cette association de mots, avec une virgule de surcroît  ? Il fallait être Joseph Rouzel pour écrire ce livre en pleine pandémie. Il faut être psychanalyste et écrivain.

19Le sous-titre est : « Petit manuel de survie ». Je ne l’ai pas trouvé petit, mais plein d’espace et de tout le matériel nécessaire en situation de survie.

20Mais en l’occurrence, il ne s’agit pas seulement de survivre, ou même de vivre, mais d’ex-ister, c’est-à-dire de se situer en tant que Sujet, auteur et un peu artiste de sa vie, dont le livre est un fragment donné en partage. Mais quel fragment ! La lecture m’a fait penser à une randonnée joyeuse et amicale ou à une fugue de Bach qui allie légèreté et gravité.

21Si la psychanalyse est le thème majeur de cette fugue, elle traverse la vie d’un homme, se régale de la polysémie et de l’étymologie des mots, elle nous emmène dans des détours inattendus jusque dans l’intimité du bonhomme qui sort de l’hôpital. Il en revient avec la marque de la poésie chevillée au corps plus que jamais :

22« Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà, de ta jeunesse » (Verlaine, Sagesse, 1881).

23Et l’on entend ce que dit l’auteur : « Qu’as-tu fait de ta psychanalyse ? »

24Le choix des poèmes, les échappées poétiques tissent des liens précieux entre poésie et psychanalyse. La poésie apparaît à l’instar du désir, du côté de la liberté du Sujet, elle a son mot à dire en termes de clair-voyance que permet la psychanalyse. Nous sommes corps parlant, mais pas sans conditions : « La structure du sujet parlant s’attrape à partir du point où le symbolique prend corps. » Et un peu plus loin : « Nous sommes du corps subtil », dit-il.

25Ce livre est un témoignage précieux pour la psychanalyse, car il représente un condensé exceptionnel qui mélange l’exactitude de la démarche psychanalytique telle qu’elle touche au réel avec des paroles de vérité comme seuls le poète ou le Sujet peuvent en délivrer dans des surgissements improbables.

26Mais ce livre est également à recevoir comme un hommage au langage dans lequel un homme déploie sa parole singulière, c’est aussi un appel à la vie. Il y a une urgence à vivre, Corona et compagnie nous le rappellent jusque dans notre chair au travers de l’absence de l’Autre. Il s’agit cependant d’être bien présent à soi, je cite : « Le travail analytique ne peut opérer que “corps présent”. J’ai donc écrit aux patients annonçant que je suspendais les séances. Rappel d’une présence. Faire un trou dans le brouhaha, laisser percer le long silence blanc, ouvrir le creux de la présence dans l’absence, pour donner toute sa chance à la rupture qu’exige la cure. Si le corps n’y est pas, l’opération ne peut se dérouler. »

27Écrire ainsi, c’est avoir traversé cette rupture et s’en souvenir pour partager. Lire un livre, c’est un peu rencontrer la solitude de l’auteur, l’auteur dans sa solitude. Dans celle de Joseph Rouzel, il y a du monde, des amis, dont Freud, Lacan, Celan, Quignard, Tardieu, mais aussi Jacques, Guillaume et quelques autres.

28Dans la bande de fous qui habite l’écriture de Joseph, il y a des pépites, de la joie, du mouvement, de l’inattendu, de la vie. Il témoigne finalement d’une grande fraternité avec le monde qui pense et qui va vers demain. Il va vers demain, c’est sûr, avec toute la force de son âge.

29Dans un rêve, Joseph a perdu sa valise bleue, qu’il trimbalait partout. Il la cherche. Alors il monte au grenier et s’ouvre devant lui un espace immense à ciel ouvert : une cour d’école. Il décolle.

30Ce rêve illustre bien ce livre, Joseph a décollé. Je ne sais d’où, ni pour aller où, mais il a décollé. Il a donné de l’espace à Rouzel. Comme à chaque fois, il emmène ses amis.

31Après trois relectures, je ne sais toujours pas ce que j’ai lu, mais je lui suis reconnaissant d’avoir écrit ce livre. Un grand merci pour ce voyage.

32Christian gauffer,

33psychologue clinicien, superviseur, formateur.

À propos du film Mignonnes

Maïmouna Doucouré. 2019

34J’avais beaucoup entendu parler du film Mignonnes, qui a fait polémique jusqu’aux États-Unis. Le film a même été retiré de la plate-forme Netflix sous la pression des milieux conservateurs. Je crois avoir regardé ce film presque comme un support documentaire. J’ai retrouvé au travers de ces petites filles à peine pubères des petites patientes que je reçois dans le contexte de ma pratique de psychologue en service de pédopsychiatrie. Il m’est arrivé que certaines – ou certains – me montrent des mouvements de twerk [2] qu’ils postent régulièrement sur TikTok [3]. J’ai vu des jeunes filles ou de jeunes garçons rampant au sol dans mon bureau, et avançant selon les vibrations offertes par leur postérieur. Aucun d’entre eux n’a abordé l’aspect éventuellement fortement sexualisé de cette danse. Préoccupés par le nombre de likes gagnés sur ces vidéos, ils semblaient bien plus intéressés par l’aspect technique et la complexité de la réalisation de ces chorégraphies, ainsi que par la notoriété gagnée auprès de leurs pairs. Le cadre thérapeutique est un espace où ces jeunes viennent interroger le monde et certains attendent aussi de moi que je leur adresse quelques limites. Ils cherchent alors à prendre appui sur les commentaires que je peux leur formuler et sur mon indignation parfois face à des contenus inappropriés. Je me souviens de ce jeune guettant mes réactions avec sérieux et me disant : « Tu vas peut-être trouver ça vulgaire… »

35Plutôt que de s’offusquer de ces scènes du film où des gamines s’offrent en pâture dans des postures sexualisées et lascives, qui font finalement peu sens pour elles, j’aimerais revenir sur quelques points.

36D’office, nous voyons Amy, jeune fille de 11 ans responsabilisée précocement par l’éducation de ses jeunes frères ainsi que par l’entretien de l’appartement familial. Le père, absent, est parti chercher au Sénégal une seconde épouse. Nous assistons à l’effondrement de sa mère, qui se doit socialement de se réjouir de l’arrivée de cette Autre femme, mais qui au fond se confronte à un sentiment de déréliction. La jeune Amy pleure, cachée sous son lit, assistant impuissante à ces semblants que cette mère peine à incarner. Amy comprend vite le hiatus entre la mère et la femme. Elle ne parvient pas à prélever chez sa mère des indications qui éclaireraient le mystère du féminin. Nous la voyons observer le corps usé et las de sa mère lorsqu’elle rentre du travail, puis les postérieurs des autres femmes de son quartier, moulés par des tenues qui mettent en exergue leurs attributs. Les femmes se retrouvent entre elles pour la prière, dans une sororité qui les aide à affronter la lourdeur du quotidien et la démission des hommes. Amy ne parvient pas à trouver du sens dans ces espaces et elle pose un premier acte en volant à une aînée un chapelet qu’elle chipe non pour sa valeur symbolique, mais pour son brillant.

37Il y a chez Amy un échec de la transmission de sa culture d’origine dans notre monde occidental. Elle ne parvient pas à trouver de points d’appui au sein de la culture parentale. La tradition se confronte à notre modernité. Ainsi en cette transition adolescente délicate elle doit fonder de nouvelles assises qu’elle prélève en observant ses paires danser dans une gare désaffectée. Amy est fascinée. C’est alors le surgissement de la mascarade féminine pour voiler son être incertain. La métamorphose est notable dans son apparence et la petite fille inhibée laisse place au triomphe de la féminité révélée dans des vêtements outranciers. Lorsque surviennent ses règles, on lui déclare qu’elle est désormais une femme et une femme âgée se rit d’elle lorsqu’elle constate une tâche rougeâtre entre ses jambes. Amy est terrorisée. Être une femme correspond dans sa culture à un mariage possible et à un corps désormais apte à procréer. Une vieille femme lui transmet, en prétendant en tirer une quelconque fierté, le récit inquiétant de son mariage – sacrifice ? – à l’époque, à un homme plus âgé. Amy observe avec effroi sa robe traditionnelle dans une penderie, mise en abyme des questionnements naissants de la jeune fille. Dans un épisode hallucinatoire où le tissu ondule et semble habité par un corps spectral, surgit le réel du sang qui macule le voile, et qui souligne toute la portée métaphorique que la jeune fille associe au couple conjugal et à la sexualité.

38Les clips de musique qu’Amy visionne sur un portable volé lui permettent de découvrir des femmes qui suscitent le désir des hommes et elle semble élaborer quelque chose du côté d’un rapport de domination qui s’inverserait. Car comment sortir du ravage de la domination masculine sur le corps des femmes ? Elle entend que les hommes attendent de son sexe une offrande et y décèle une forme de pouvoir. Lorsque le jeune homme à qui elle a volé le portable cherche à le récupérer, elle dézippe la fermeture de son pantalon, imaginant une monnaie d’échange possible dans ce conflit dont elle sortirait ainsi, dans son fantasme, gagnante. Cette scène m’a rappelé le film Polisse[4] où une jeune femme explique à la brigade des mineurs qu’elle a pratiqué des fellations pour récupérer son téléphone, « parce que c’était un beau portable… ».

39Amy dans son errance trouve dans la danse un support identificatoire qui confortera son sentiment d’appartenance aux dites « populaires » de son âge. Afin de gagner une posture d’exception qui revalorise son être, c’est elle qui ira le plus loin possible dans l’hyper-sexualisation des chorégraphies qu’elles présenteront à un concours. Elle découvre avec une jubilation candide les pouvoirs de la monstration de certains attributs. Dans les déplacements de ce groupe de jeunes filles dans la cité, nous constatons l’absence des adultes. Les parents, semble-t-il trop pris par la précarité de leur statut et leur charge de travail, délaissent ces jeunes adolescentes. L’une des jeunes filles fille confie dans sa solitude : « Mes parents pensent que je suis une mauvaise fille. » Au travers de son travail chorégraphique, elle espère naïvement regagner un peu de brillant à leurs yeux. Dans cette posture ingénue qui peuple de nombreuses séquences, l’une des jeunes filles gonfle dans un parc, tel un ballon de baudruche, un préservatif usagé. La scène où ses amies plus averties lui désinfectent la bouche avec du savon à bulles est éloquente…

40J’ai aimé cette séquence où le marabout intervient auprès d’Amy après une tentative de la communauté de l’exorciser pour son comportement. Il s’adresse très vite directement à la mère en lui disant le poids des projections parentales sur l’enfant : « Sache qu’ici il n’y a ni diable ni esprit. » Il la renvoie à sa souffrance de femme directement liée à ce qu’elle vit comme un abandon de son mari, en lui demandant ainsi de cesser d’assigner la jeune femme à la responsabilité de son désordre. Nous sommes proches d’un acte thérapeutique posé, lorsque le symptôme de l’enfant [5], désigné fauteur de troubles, n’est autre qu’une vérité sur le couple conjugal.

41Le lien social adolescent n’est pas sans violence. On y existe au travers de likes qui valident ou non sur les réseaux sociaux une légitimité à être. Redescendue dans sa quête de popularité pour avoir porté une culotte d’enfant en coton sous son legging en simili cuir, Amy pour se « rattraper » prend en urgence une photo de son sexe en gros plan. La manœuvre échoue et en plus d’avoir perdu sa popularité, elle est désormais identifiée par les autres comme « une pute ». Comme il est difficile de s’orienter dans ce monde… La chorégraphie finale présentée lors d’un concours s’attarde sur ces corps que l’on aimerait préserver de notre société qui les réduit à des statuts d’objets consommables à usage parfois unique. Les larmes d’Amy surgissent sur la piste lorsqu’elle prend conscience de sa réduction à un statut d’objet tout entier livré à la souillure de l’obscénité des regards.

42Lors de la scène finale où il est attendu d’elle qu’elle assiste au mariage de son père, elle pose un nouvel acte dont nous mesurons ici toute la valeur de séparation psychique inhérente à l’adolescence. Elle refuse de porter le vêtement traditionnel qu’on lui destinait et s’affranchit ainsi des codes traditionnels prescrits. Dans une tenue casual et basic, elle descend dans la rue où elle rejoint des jeunes filles qui jouent à la corde à sauter. Un sourire de contentement illumine son visage alors même qu’elle retrouve une part de cette enfance si vite évaporée par le poids de ses responsabilités et de sa lucidité.

43Lucie Juliot

Corona, psychanalyse. Petit manuel de survie »

Joseph Rouzel. Éditions le Retrait, 2020

44Il y a un peu moins d’un an, j’écrivais un petit texte pour la « newsletter » d’une scic (société coopérative d’intérêt collectif) de produits bios au sein de laquelle je suis largement impliqué, et je posais la question de savoir si, quelques mois auparavant, quiconque aurait pu imaginer l’effet dévastateur de cette chose infinitésimale appelée sars-CoV-2 qui mettait à mal un système mondialisé prédateur et destructeur. Depuis, la pandémie n’a cessé de se développer, et aujourd’hui, après avoir subi confinements, déconfinement et reconfinement, le virus à couronne est toujours là, mutant allégrement et laissant la question plus que jamais d’actualité.

45C’est donc là le sujet central du dernier petit ouvrage de Joseph Rouzel, qui, comme beaucoup, tente de donner du sens et mettre des mots sur cette période dont chacun sent bien que nous ne sortirons pas tout à fait indemnes…

46Qu’en dire ? Qu’après avoir recherché les différents sens de ce signifiant qui « fraye son chemin », qu’il s’agit bien de tenter de « border » l’effet de ce virus qui « fait trou » dans notre réalité quotidienne au point de bouleverser individus, groupes et sociétés. Un « fait social total » comme aurait dit Marcel Mauss, qui « fait trou », qui « déchire », « déstabilise », « bouleverse », défait, délie… Et peut-être même délite.

47C’est bien dans ces moments de crise et de vacillements personnels, sociétaux et/ou civilisationnels, lorsque Thanatos semble tout envahir, que les petits clins d’œil et les demi-sourires des petits riens du quotidien prennent tant d’importance et viennent soutenir ce qui reste de désir.

48Alors, à ce moment-là lui-même atteint par des problèmes de santé, Joseph Rouzel nous ouvre des chemins et nous montre les voies possibles de traversée de ces moments où se jouent la vie et l’existence. Il nous amène à une infinie humilité devant le réel au travers de la redécouverte de ces petits détails invisibles et oubliés par la routine, l’habitude, et pourtant essentiels.

49Redécouverte également de la poésie, du plaisir de l’écriture, par exemple au travers de ces haïkus, ces petits poèmes extrêmement brefs qui visent à célébrer l’évanescence des choses et à suggérer les sensations qui l’accompagnent…

50« La poésie pour lutter, aux confins du sens et des sens, contre un virus. Pour faire bord. Pour contenir le déferlement pandémique du discours » (p. 25).

51C’est là certainement le rôle essentiel de la culture, de l’écriture, de la poésie, des arts et de la création en général que de nous aider à « border » ce qui fait trou dans cette nouvelle réalité, à « raccommoder » cette déchirure dans nos certitudes et dans ce qui fait société.

52Et puis, logiquement, nous abordons alors cette autre dimension, celle du lien entre humains, celle de la parole investie, qui ne peut « être », qui ne peut « faire corps » que dans l’échange interhumain, émotionnel et éprouvé, et qui ne peut être que faussé, dénié et détourné au travers des écrans, des systèmes numériques et leurs avatars.

53Nous voici donc devant l’évidence qu’aucune vie ne sera humainement possible sans échanges investis, sans travail conjoint, ni sans réémergence du lien social au sein du collectif.

54J’ai lu ce petit ouvrage, et puis je l’ai relu…

55Voici donc là un véritable petit manuel de survie, tel que son titre l’indique, qui nous ramène à l’essentiel (« l’essence ciel » ? Les sens ciel ?) et qui aura sans aucun doute toute son utilité dans nos lendemains en devenir…

56Il y a déjà fort longtemps, Gébé nous avait offert dans une bande-dessinée [6] pourtant ô combien d’actualité sa vision du monde, en nous disant : « On arrête tout, on réfléchit, et c’est pas triste ! » Alors ce que nous ne semblons pas en capacité de faire, ce sera peut-être un virus qui s’en chargera…

57En tout cas, merci Monsieur Rouzel pour ce petit texte revitalisant, revivifiant, et vivant tout simplement.

58Jean-Luc Marchal

Notes

  • [1]
    « Arrière atavisme ! », vst, n° 148, 2020
  • [2]
    Entré dans l’Oxford English Dictionary en 2013, le twerking y est défini comme le fait de « danser sur de la musique populaire de manière osée et provocante en faisant des mouvements de hanches et en s’accroupissant ». Le danseur – généralement une femme – secoue les fesses d’une manière provocante, alors qu’elle est accroupie. (source Wikipédia).
  • [3]
    TikTok est une application mobile de partage de vidéos et de réseautage social lancée en septembre 2016. 
  • [4]
    Maïwenn, Polisse, 2011.
  • [5]
    J. Lacan, « Note sur l’enfant », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 373.
  • [6]
    Gébé, L’an 01, Paris, Gallimard, 1975.
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