Notes
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[1]
D.-R. Dufour, La fable des abeilles et autres textes de Bernard de Mandeville, Paris, Pocket, coll. « Agora », 2017.
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[2]
L. Boltanski, E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2011.
-
[3]
D.-R. Dufour, Le code Jupiter, Paris, Éditions des Équateurs, 2018.
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[4]
J. Lacan, « Du discours psychanalytique », conférence à l’université de Milan, 12 mai 1972.
-
[5]
Edward Louis Bernays (1891-1995) est considéré comme le père de la propagande politique institutionnelle et de l’industrie des relations publiques ainsi que du consumérisme américain. Goebbels, ministre du Reich à l’éducation du peuple et à la propagande, fait grand cas de ses recherches. Il est un des grands initiateurs du spin, autrement dit de la manipulation d’opinion. Prenant appui sur la découverte de l’inconscient de son oncle, il s’en inspire pour fonder les bases du marketing moderne. Son maître-ouvrage en développe la technique : Propaganda. Comment manipuler l’opinion en démocratie, Paris, La Découverte, 2007.
-
[6]
Les sept arts libéraux désignent une grande part de la matière de l’enseignement concernant les lettres latines et les sciences des écoles de second niveau de l’Antiquité, qui se poursuit sous diverses formes au Moyen Âge. (Wikipédia). Ce que plus tard on désigna comme « les humanités »… À repenser en fonction du savoir actuel.
Baise ton prochain
Dany-Robert Dufour
Actes Sud, 2019
1Goethe, en grande conversation avec Eckermann, constate dans le « mystérieux laboratoire de Dieu » qui détermine l’histoire des humains de longues périodes de calme, secouées par des éruptions soudaines qui en modifient le cours. La publication à Londres en 1714 d’un très petit ouvrage (12 pages) rédigé en français, passé aujourd’hui aux oubliettes, Enquiry into the Origin of Moral Virtue (Recherches sur l’origine de la vertu morale) a produit une de ces secousses vertigineuses qui a bouleversé profondément l’état du monde. L’auteur, Bernard de Mandeville (1670-1733), philosophe et médecin des maladies nerveuses, s’y présente de fait comme le véritable inspirateur de la pensée économique libérale. Adam Smith, Jeremy Bentham et les utilitaristes lui doivent beaucoup.
2Telle est l’amorce du dernier ouvrage de Dany-Robert Dufour, philosophe qui questionne le monde (voire l’immonde) dans lequel on vit. La publication de cet opuscule de Mandeville sonne le glas d’une société humaniste et déroule le tapis rouge à ce qu’il convient de désigner comme capitalisme. Mandeville est également l’auteur de La fable des abeilles [1]. Dans une ruche florissante prospèrent tous les métiers, mais aussi tous les vices. Or les habitants de la ruche décident d’opter pour l’honnêteté. Mais plus les vices s’effacent, et plus les métiers perdent leur intérêt et plus la ruche dépérit. Conclusion : « Les vices privés font la vertu publique. » Et morale de l’histoire : « Il faut que la fraude, le luxe, et la vanité subsistent, si nous voulons en retirer les doux fruits. » C’est bien, précise Dany-Robert Dufour, ce que l’esprit du capitalisme [2] a mis en œuvre depuis lors. Fini l’incitation christique à s’aimer les uns les autres. Le titre, provocateur, s’éclaire. L’impératif : l’exploitation de l’homme par l’homme généralisée. Il faut désormais confier le destin du monde aux « pires d’entre les hommes », ceux qui veulent toujours plus de pouvoir, de biens, de capital. Et ils parviennent à leur fin par tous les moyens. L’idée répandue, pour faire passer la pilule, que le ruissellement des premiers de cordée (1 % de la richesse accumulée) profitera aux autres s’avère une terrible illusion. L’auteur dans son précédent opus, Le code Jupiter [3], a pu démontrer ce qu’il en était dans notre bonne vieille France gouvernée par un prince machiavélique.
3La circulation sans entrave des biens et des pulsions dans les circuits du Marché au profit d’un tout petit nombre est sous-tendue par une idéologie féroce. D’autant plus féroce qu’elle se présente comme la fin de toute idéologie : le pragmatisme. Il faut que ça tourne ! « … Ça marche comme sur des roulettes, ça ne peut pas marcher mieux, mais justement ça marche trop vite, ça se consomme, ça se consomme si bien que ça se consume [4]. » Le pousse-à-jouir qu’excite la publicité, dont on doit le lancement idéologique et technologique au neveu de Freud, Edward Bernays [5], nous a branchés petit à petit sur la consommation effrénée des objets. Tout ce qu’il y a sur terre est transformé en marchandise. Rien n’échappe. Le consommateur-consumé ne voit pas qu’il n’est plus lui-même qu’un objet du Marché.
4Ce constat terrible étant fait, que faire pour résister à cette véritable destruction du monde et des humains ? D’aucuns prônent un retour à un état de nature mythique. D’autres de détourner la technologie la plus avancée à leur usage. Or il semble bien que seul un sursaut des peuples pour (re)prendre en main leur souveraineté pourrait, tout en s’appuyant sur les avancées des technosciences, changer la donne. « Une partie des techniques acquises lors du développement du capitalisme, au lieu d’asservir un grand nombre d’humains au point de les rendre surnuméraires, pourraient servir une tout autre fin : non plus l’exploitation, mais la libération. » Bref : l’idéal d’émancipation promu par Marx et quelques autres n’est pas mort. Dany-Robert Dufour prône l’avènement de « l’homme libre » au sens où l’entendaient les Anciens grecs. Un homme nourri des arts libéraux [6] qui crée sa vie en permanence comme une véritable œuvre d’art qu’il inscrit dans le collectif. « À l’horizon donc, ce rêve, où la vie libérée du capitalisme, pourrait devenir un art de vivre. » Ce n’est que sous la pression populaire en force que le petit groupe qui dirige le monde se pliera à des impératifs économiques, sociaux, écologiques, garantissant la vie et la survie humaines. Évidemment le travail d’analyse du philosophe s’arrête à ce seuil. À chacun ensuite d’en tirer les conséquences.
5Joseph Rouzel
Ailleurs, pratique de la psychanalyse
Joseph Rouzel
Éditions Le Retrait, 2020
6Voici un livre de psychanalyse tel une balade, ou même une ballade, dans un paysage à la géographie variée et aux vents multiples, déclinant les différents registres de la parole en exercice écrit. « Il s’agit d’ouvrir l’espace, mais sans se disperser, de partir d’un vide central, d’un vide médian » (p. 265).
7Chassé du monastère à l’âge de 15 ans pour défaut de foi, le jeune Joseph tomba soudain sur Psychopathologie de la vie quotidienne de Freud dans les étals d’un bouquiniste. Sans doute à la grâce de son grec appris dans son jeune âge, il trouva dans ce titre « une souffrance, une affection (pathos), du souffle (psukè) […] La psukè c’est le souffle de vie, notamment le souffle qui alimente le corps humain dans la parole […] Les travailleurs de la psukè, les psys, œuvrent à restaurer la circulation du souffle dans le corps de leurs patients. » Et, citant Pascal Quignard : « quand nous étions sans souffle et sans image », renvoyant aux « états qui précèdent l’enfance » (p. 191). Puis, il s’en laissa traverser, jusqu’à ce jour, dans l’indissociable lumière de la respiration et du savoir inconscient. Voilà, d’après ce que je lis, ce qui traverse ce livre et qui s’appelle « parole », notion à laquelle Joseph Rouzel consacre une extraordinaire réflexion étymologique.
8Du souffle, au sens d’inspiration mais aussi des vents multiples de discours autres. Joseph Rouzel resitue ce qui de nos maîtres – Freud, Lacan, Klein, Winnicott, Dolto et les autres – nous pousse : « la passion pour le toujours nouveau, l’inconnu, l’inouï, l’insu. La saveur du réel » (p. 24) face à l’énigme : qui suis-je ? Mais il invite à élargir les lieux d’exploration ailleurs, en traversant maints ancrages culturels. C’est en effet un livre qui nous fait voyager entre plongées poétiques, théoriques, étymologiques d’une grande érudition, et dans plusieurs civilisations, mais aussi et plus encore, dans le style du chercheur qui nous prend par la main pour l’accompagner dans ses explorations. Nous ouvrons les livres avec lui, et il nous rend témoins de ses trouvailles, c’est d’ailleurs là qu’il parvient à opérer la transmission : en nous mettant au travail. Nous sommes donc embarqués dans la même voie, avec le désir d’y trouver nos propres formulations. La recherche comme acte de création, comme marche, comme souffle, réaffirme la seule éthique qui soit pour la psychanalyse, bien loin du seul thérapeutique qui ne peut être que de surcroît.
9Le livre s’ouvre en insistant sur le corps dans l’acquisition du savoir-faire de la pratique analytique, l’épreuve dans le corps comme faisant preuve de l’avènement d’une vérité, citant Freud mais aussi Joyce qui parle de son œuvre comme ce work in progress. Je m’interroge en le lisant sur ce qui, dans le corps de l’analyste, s’écrit, ou est écrit – ou bien à partir de quelle trace texte-t-il son étoffe sur son métier. C’est dans le chapitre « Mémorables », évidemment, que Joseph Rouzel ouvre des pistes, nous ouvrant son cœur : la mélancolie de la perte et le rire du trait d’esprit.
10Joseph Rouzel dédicace ce livre à plusieurs proches qu’il appelle « compagnons » : dont son préfacier Jacques Cabassut, cofondateur de l’@psychanalyse, dont Geneviève Dindart qui a récemment accompagné de sa peinture les poèmes de Joseph, dont Guillaume Nemer, qui se lance dans l’aventure des éditions Le Retrait, et moi-même. Je n’ai pas trouvé cela ordinaire, on est déjà l’Ailleurs des usages en vigueur dans le style. Cela m’a fait percevoir la nécessité dans laquelle il se trouve de s’entourer des noms qui représentent les liens dans l’actualité qui le pousse à écrire – encore, et deux livres en même temps cette année s’il vous plaît ! – à partir des questions que lui pose sa pratique, nouée entre héritage, lien d’amitié et de travail, ces questions du lien social étant attenantes à l’éthique et au politique.
11Car comment penser la transmission de la psychanalyse aujourd’hui ? se demande Joseph Rouzel. Notre pratique subit des attaques orchestrées du dehors, mais existant également à l’intérieur, autant par l’éclatement des écoles et associations que par leur tendance à la fermeture dogmatique de l’entre-soi. Mais ceci au fond n’explique-t-il pas cela ? Les sociétés d’analystes sont des collectifs et ont à pâtir des phénomènes de clôture institutionnelle et de l’idéologie, confisquant trop souvent le transfert sur le fondateur ou sur l’école. Aussi, les dislocations que déplore l’auteur, souvent vécues comme un échec, ne peuvent-elles pas s’entendre comme des efforts pour réinventer l’ouvert ? Au fond, la confusion actuelle entre sujet et individu, nous dit l’auteur, tout comme le repliement des sociétés analytiques évacuent de part et d’autre cet ailleurs qui est le pays de la psychanalyse et le lieu du sujet par l’acte inventif de la parole. « Par sujet, nous désignons, non pas la personne ni l’individu, mais cette spécificité singulière qui fait que “chaque un” se fait naître à chaque instant où il parle. » L’auteur plaide pour l’invention théorique, fiction (Maud Mannoni) ou délire (Schreber lu par Freud), en tout cas débordant la doxa par l’acte d’un dire nouveau. Il reprend la nécessité qui incombe à tout analyste de se coltiner les signifiants qu’il reçoit en héritage et de les broder à sa façon, selon la rencontre du réel que sa pratique impose.
12Cela passe par un sommaire, une psychanalyse sommaire comme l’épingle avec humour Jacques Cabassut dans sa préface, en cinq points : cliniques, transfert, parole structurante, parole créatrice, social et éthique.
13Mais l’éthique nommée en fin est en fait posée d’emblée, dès les dédicaces. Mon propos n’étant pas sur ce point anecdotique, il est à noter que devant les échecs des institutions analytiques, ou en marge de celles-ci, ailleurs, Joseph pose le « compagnonnage », une voie pour le travail de celui qui écrit pourtant comme lui dans la solitude de son geste.
14Agnès Benedetti
Hier, j’ai rencontré Martin. L’autisme d’Hector au quotidien
Viviane Huys, Guillaume Leyssenot
Presses universitaires de Grenoble, coll. « Ma différence », 2019
15C’est un beau livre question format et illustrations, et adapté à l’usage de jeunes enfants pour se familiariser avec l’autisme. Le support visuel, l’image, est un outil privilégié dans l’autisme, dans leur décryptage du monde. Le « penser en image » de Temple Grandin, nous rappelle le docteur Grisi dans sa préface, est un mode opératoire efficace en termes de « traitement de l’information ». Ce livre original est basé sur deux points de vue : celui de la personne autiste, et celui de l’observateur extérieur. L’usage de deux pronoms sujets (la 1re et la 3e personne) nous permet de mettre en exergue les émotions et ressentis d’Hector ; de l’autre côté, la lecture de la spécificité des traits autistiques nous autorise une compréhension plus empathique, plus clinique. La transmission à partir de mots simples de cette dimension autistique fait de ce sujet un être singulier dont le lecteur peut mieux entendre les caractéristiques, pour mieux l’accueillir. C’est souvent l’impossibilité de comprendre un être qui peut le faire glisser vers un statut d’« étranger », dont le rejet peut être, parfois, le produit. Ce livre nous enseigne, malgré la diversité des formes autistiques, sur cette logique subjective basée sur quelques invariants.
16Ces invariants, Hector les met en scène dans sa rencontre avec son environnement proche : difficultés à entrer en relation avec l’autre et à cerner ses émotions, évitement de la foule, vécu douloureux du bruit, besoin de permanence (des objets, des lieux ou des ustensiles dans lesquels il prend sa nourriture) ; il ne peut pas rester seul et a besoin de la présence rassurante d’un adulte, besoin d’avoir des rituels au risque d’être submergé par l’angoisse et par des questionnements sans fin, a besoin de répéter des actions identiques (pour se réapproprier un espace, par exemple) ; il ne supporte pas le contact physique, a des difficultés à dire « je » ; se séparer et accepter les moments de transition sont douloureux
17Des outils sont mis à la disposition d’Hector pour l’aider à vivre son quotidien, tels que le « timer », la pendule, les pictogrammes… ou l’avs, le psychomotricien ou le psychologue, etc. La possibilité qu’a Hector de s’extraire du groupe, de répéter les mêmes actions, ou de se perdre dans le mouvement circulaire d’objets qui tournent… l’apaise.
18Cet ouvrage avec sa série de dessins, dont l’un des objets essentiel à Hector apparaît en rouge, est adapté aux jeunes enfants. Il ouvre une perspective d’éclairage de l’autisme, de la différence, pour favoriser la compréhension, l’empathie.
19Gaëlle Légo
Séniors de la rue. Ethnographie du monde de la grande exclusion
Lionel Saporiti
L’Harmattan, 2019
20À l’origine, il y a une thèse en sociologie. À l’origine, car ici travail de thèse et rédaction propre à une thèse sont dépassés, allégés, de façon à quitter l’inimitable énoncé universitaire contraint, au profit d’une fluidité de lecture qui n’ignore pas cependant les références et les discussions.
21La base de ce travail est solide : cinq ans de contacts continus avec dix « clochards » ayant chacun au moins dix ans d’expérience de rue. Sacré panel, et sacrée aventure ! Au fait, pourquoi « clochards » et pas « sdf » ? L’auteur propose de faire une différence : le sdf est de passage à la rue, le clochard en est. La discussion, ouverte dans le livre, le reste pour qui voudra y participer.
22On découvre que ces hommes tiennent des rôles sociaux reconnus, ont des fonctions estimables, se bricolent des métiers de service afin d’exister. On découvre aussi qu’ils sont capables de relations affectives, d’écoute, d’attention aux autres. Qu’ils ont une famille, des amis, que des gens les estiment et leur font confiance, que des petits jeunes « normaux » les écoutent. On découvre qu’ils ont des sous, un peu, et qu’ils en envoient, qu’ils en donnent, qu’ils aident. On découvre également qu’ils ont des envies, des rêves, des projets, et que parfois ils en mettent des bribes en place – et qu’il peut même arriver que ça fonctionne, un peu, même si souvent ça ne tient pas. Et au passage, on peut entendre ce qu’ils disent de leurs expériences, et arrêter de s’acharner à vouloir les réinsérer dans notre normalité.
23Les histoires de vie de ces hommes sont évoquées, présentées, discutées avec eux ; c’est là une importante source de réflexions et de connaissances utiles sur ce qu’étaient ces jeunes gens avant de passer à la rue, et sur la façon dont peu à peu elle est devenue leur espace de vie.
24Et à propos de discussion : on savourera la discussion à distance avec Robert Castel sur la désaffiliation, l’ethnologue qui prend en compte les individus et qui tente de comprendre ce qui les fait à partir de ce qu’ils sont, s’opposant ici calmement mais fermement au sociologue qui regarde le monde et les humains depuis le dessus.
25Ces dix hommes sont-ils représentatifs du monde des clochards ? Peut-être pour partie, peut-être pas totalement ? Là n’est pas la question, ni l’intérêt du livre. Son grand intérêt est de permettre de découvrir l’humanité qui est en chacun de ces séniors de la rue, je suis tenté de dire ces seigneurs, et de comprendre le sens essentiel du lien, ici le lien social, dans l’estime de soi et la survie à soi. Une ethnographie non seulement descriptive, mais qui renvoie à chacun des questions sur sa place dans les processus de socialisation des grands exclus, aussi étranges que puissent être ces processus et ces hommes.
26Reste une discussion, pas ouverte dans le livre. Où sont les femmes dans le panel ? Les militants et les militantes de la juste cause s’en offusqueront, et pourront même jeter ce travail dans les basses fosses pour qu’il rejoigne les écrits scientifiques qui ignorent 50 % de l’humanité. Quand on n’y connaît rien, on juge vite. Ce pourrait être la faiblesse de ce travail si on y cherche des réponses radicalement généralisables et valables pour tous et toutes. Ce que réfute l’auteur en rappelant qu’il a travaillé à partir d’un panel tout à fait aléatoire, construit pas à pas sur des rencontres de rue, et que ce qu’il produit de réflexion générale est toujours à rapporter à la réalité de son recueil de données. Pas de mauvais procès acceptable de la part de personnes qui ne connaissent ni la vie de la rue ni les démarches de l’ethnologie de terrain.
27François Chobeaux
Formica, une tragédie en trois actes
Fabcaro
6 pieds sous terre éditions, 2019
28Fabcaro nous a habitués à ses bd au dessin tout tendre, où les situations et les récits glissent insensiblement mais inexorablement vers l’absurde et le surréalisme. Voici sa dernière livraison, récit d’un repas de famille banal avec ses histoires personnelles, ses apartés, ses discussions plus ou moins enflammées… Et évidemment, ça glisse vers le moins banal. Les confidences de la fille à sa mère sur ses relations sexuelles avec son mari arrivent sur la table, avec cette belle-mère généreuse qui assure à son gendre qu’« avoir un micro-pénis, ce n’est pas grave » ; le gamin pénible est tout simplement tué d’un coup de couteau par un cousin excédé, l’assistance affirmant qu’il faut comprendre, c’est vrai, faut pas couper la parole ; le gendre qui intervient toujours hors de propos et en dehors du sujet est évidemment sur-actif dans sa spécialité… En fait, le jeu social et familial est mis à nu avec tous les non-dits et les indicibles qui sont là au grand jour, avec aussi l’évidence terrible que tous ces gens n’ont rien à se dire en dehors de clichés convenus. Et il suffit de gratter un peu pour que ce théâtre que nous connaissons tous montre un aspect nettement moins heureux et paisible derrière les convenances de surface.
29Allez, une dernière perle : le voisin, ulcéré qu’on le dérange pour lui demander un sujet de conversation, menace de les dénoncer afin qu’ils soient « condamnés à aller tous les mercredis chercher un cageot de légumes à une amap et à y parler de décroissance avec un chevelu en sandales ».
30Décapant.
31François Chobeaux
Les séjours de rupture en questions. Oser l’innovation !
Sous la direction de Thierry Trontin et Olivier Archambault
érès, 2019
32Les séjours de rupture sont souvent considérés comme la dernière des solutions possible quand rien ne fonctionne plus, générant alors autant d’attentes magiques que de réponses insatisfaisantes. Certains, mal encadrés, mal pensés, ont fait la chronique judiciaire. Les contributeurs à cet ouvrage collectif en parlent, le disent, et montrent ce qui fait que ça ne marche pas. Ou plutôt montrent tellement ce qu’il est possible de faire pour que ça marche qu’il devrait être impossible de continuer à ne pas penser et à attendre des effets non construits. Et pourtant…
33Et pourtant, seulement dix départements ont habilité des organisateurs de séjours, et pourtant c’est toujours aussi difficile de faire entendre dans un département « non habilitant » qu’un séjour de rupture pourrait servir à quelque chose à un jeune. Lourdeurs administratives, routine, méconnaissance, calculs de coûts à la petite semaine (oui, ils « coûtent » plus cher qu’une famille d’accueil…), autant d’écueils institutionnels tristement efficaces.
34Et pourtant… Un départ en séjour de rupture pensé, préparé, accompagné, avec le travail du retour engagé dès le départ, avec un solide travail psy pendant la rupture, avec des vrais éducateurs investis qui font alors un vrai travail d’accompagnement, dans un projet engageant l’ensemble des services concernés par le jeune, ça peut marcher ! Les contributeurs, éducateurs, responsables institutionnels, chercheurs, psychologue, psychiatre, détaillent toutes ces conditions qualitatives nécessaires. Une mine de pratiques pensées et de réflexions construites pour qui veut avancer, qui veut oser innover, comme le sous-titre du livre nous y engage. On y questionne même une fausse évidence : et si les séjours intervenaient plus tôt dans un processus éducatif, non pas comme solution ultime mais comme outil adapté pour ne pas perdre de temps dans les routines de placements non investis ?
35Alors, que faut-il pour que ces séjours se développent ? Des responsables institutionnels éclairés, des encadrants solides, des projets construits non plus sur les fonctionnements des institutions et les calendriers de travail des professionnels, mais sur les besoins des destinataires… Rien que du très normal, non ?
36François Chobeaux
Notes
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[1]
D.-R. Dufour, La fable des abeilles et autres textes de Bernard de Mandeville, Paris, Pocket, coll. « Agora », 2017.
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[2]
L. Boltanski, E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2011.
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[3]
D.-R. Dufour, Le code Jupiter, Paris, Éditions des Équateurs, 2018.
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[4]
J. Lacan, « Du discours psychanalytique », conférence à l’université de Milan, 12 mai 1972.
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[5]
Edward Louis Bernays (1891-1995) est considéré comme le père de la propagande politique institutionnelle et de l’industrie des relations publiques ainsi que du consumérisme américain. Goebbels, ministre du Reich à l’éducation du peuple et à la propagande, fait grand cas de ses recherches. Il est un des grands initiateurs du spin, autrement dit de la manipulation d’opinion. Prenant appui sur la découverte de l’inconscient de son oncle, il s’en inspire pour fonder les bases du marketing moderne. Son maître-ouvrage en développe la technique : Propaganda. Comment manipuler l’opinion en démocratie, Paris, La Découverte, 2007.
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[6]
Les sept arts libéraux désignent une grande part de la matière de l’enseignement concernant les lettres latines et les sciences des écoles de second niveau de l’Antiquité, qui se poursuit sous diverses formes au Moyen Âge. (Wikipédia). Ce que plus tard on désigna comme « les humanités »… À repenser en fonction du savoir actuel.