Notes
-
[1]
S. Freud, Massen: Psychologie und Ichanalyse, 1920.
-
[2]
J. Lacan, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 213, n. 2.
-
[3]
Néologisme de Lacan qui désigne le sujet affecté d’un inconscient parce que l’être est, chez lui, lié à la parole.
-
[4]
La différence, acquise au capitaliste, entre la valeur des biens produits et le prix des salaires.
-
[5]
B. Mandeville, La fable des abeilles (1714), Paris, Vrin, 2002.
-
[6]
P. Bruno, Lacan passeur de Marx. L’invention du symptôme, Toulouse, érès, 2012.
-
[7]
Je l’emprunte, en le rectifiant ce 1er avril où j’écris ces lignes, à Marie-Jean Sauret, « Le mépris capitaliste pour la solidarité », dans P. Chaillan, « Que révèle la crise du coronavirus ? », L’Humanité, 11 mars 2020.
-
[8]
« Les concepts d’excrément (argent, cadeau), d’enfants et de pénis se séparent mal et s’échangent facilement entre eux » (S. Freud, « Sur les transpositions des pulsions, plus particulièrement dans l’érotisme anal » (1917), dans La vie sexuelle, Paris, Puf, 1969, p. 107.
-
[9]
P. Bruno, op. cit., p. 213.
-
[10]
J. Lacan, « Discours de Jacques Lacan à l’université de Milan le 12 mai 1972 », dans Lacan in Italia, 1953-1978. En Italie Lacan, Milan, La Salamandra, 1978 (édition bilingue), p. 32-55.
-
[11]
A. Ehrenberg, La fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998.
-
[12]
Sans doute le DSM 3 (1980) est-il le premier acte d’envergure de la reddition psychiatrique.
-
[13]
A. Supiot, La gouvernance par les nombres, Paris, Fayard, coll. « Poids et mesures du monde », 2015.
-
[14]
Jean-Pierre Dupuy a forgé le terme « écomystification » pour désigner la prétention de régler les rapports interhumains d’un strict point de vue marchand (L’avenir de l’économie : sortir de l’écomystification, Paris, Flammarion, 2012).
-
[15]
Par exemple, la tribune demandant l’exclusion de la psychanalyse de la santé, de la justice et de l’enseignement parue dans le Nouvel Observateur et signée par Martine Wonner, alors députée LREM, membre de la commission des Affaires sociales, vice-présidente des groupes d’études de la « Lutte contre les addictions » et de « Pauvreté, précarité et sans-abri ».
-
[16]
Plus de deux millions de manifestants dans les rues d’Athènes n’ont obtenu aucune réaction, tandis que la déclaration d’une erreur préjudiciable de calcul dans la formule du FMI pour définir le niveau d’austérité imposé aux Grecs a été saluée comme un signe d’humanité !
-
[17]
Déclaration du Premier ministre Édouard Philippe le 29 mars 2020.
-
[18]
« L’homme, pendant des millénaires, est resté ce qu’il était pour Aristote : un animal vivant, et de plus capable d’une existence politique ; l’homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d’être vivant est en question » (M. Foucault, Histoire de la sexualité, vol. 1 : La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976).
-
[19]
D. Filippova, Technopouvoir. Dépolitiser pour mieux régner, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2019.
Telle une pandémie, une novlangue parasite la parole. Sa structure, son adoption, impactent nos contemporains et le lien social qu’ils partagent. Qu’est-ce qui la rend possible ? Le lecteur me pardonnera l’effort d’un détour pour se familiariser avec l’algèbre que la psychanalyse a forgé, nécessaire pour mieux situer langage, parole, discours et lien social : et, au bout du compte, clinique et néolibéralisme.
Le langage est pouvoir de symbolisation
1Il représente les choses sans les saisir. Le mot n’est pas la chose (la chose hors représentation qui la fait réalité est réelle). Il y a inadéquation entre les mots et les choses : ils mentent. Qui consent à parler, consent à mentir. « Que suis-je réellement ? » « Je parle, je manque du réel de mon être. » Le langage est incapable de saisir ce qu’est le sujet. Ce manque a un effet que Freud a nommé désir. La chose « sujet » fait trou dans le savoir. Freud appelle inconscient ce savoir indisponible sur le réel de l’être. La vérité désigne le rapport du sujet au réel de son être dont la jouissance lui échappe. Répondre à l’énigme que lui pose le langage l’oblige à prendre position quant à son sexe – premier mensonge de l’hystérique (Freud) : par là l’être perdu se fait être de jouissance. Le sujet naît au langage avec l’énigme de la vérité et ce manque de jouissance qui oriente le désir vers sa récupération par bribes (plus-de-jouir). Lacan écrit a ce réel perdu qui contamine tous les objets de satisfaction substitutifs, sans jamais fournir celui qui éteindrait le désir (sous peine de mort psychique).
2Ce a (ce qui échappe au savoir) tente en vain de se faire signifier : il fait fourcher la langue. Lapsus, mots oubliés, actes manqués trahissent cet « à signifier » sans jamais le capturer. Prononcer « sexe » à la « place » de « texte » ne dit pas tout haut ce que le sujet pense tout bas : mais témoigne de cette faille dans le savoir à travers laquelle la vérité du mensonge (le rapport impossible à dire par le sujet avec ce qu’il est de réel) fait retour dans le symptôme et les autres formations de l’inconscient.
3Le sujet habite le langage qui parasite l’organisme. Il ne lui est pas identique, il l’habille d’une représentation, il a désormais un corps. Sexualité, faim, soif sont dénaturées, rut et chaleur s’effacent. Le besoin est devenu pulsion. La satisfaction de la pulsion exige que le sujet paie un tribut au langage : non pas manger pour vivre, mais manger le Livre (la cuisine est un art), choisir ce que l’on aime parfois au détriment de la santé. Là où l’instinct impose à l’animal des objets dédiés (végétaux ou proie selon qu’il est herbivore ou carnivore), la libido règle la relation à des objets marqués par le désir : il faut qu’ils aient un rapport avec cette satisfaction qui compense partiellement la perte de jouissance telle que chacun en a biographiquement l’expérience.
Comment de tels sujets se réunissent-ils en société ?
4Grâce au langage. Celui-ci se décompose en éléments signifiants, approximativement en mots. Isolé, le signifiant ne signifie rien, même pas lui-même : distinct de lui-même et de tous les autres, il « est » cette opposition (S ≠ S) : « blanc » se soutient de « non blanc ». Il se répète identique, pas le même : « Est-il obsolète de demander si le signifiant obsolète est obsolète ? » La phrase a du sens alors que cette répétition est impossible en mathématique ou A = A, toujours même. Le signifiant ne contribue au sens que rapproché d’un autre signifiant. Le sens résulte de l’enchaînement (S1®S2) : le sens varie selon qu’après « Arbre » vient « Arbre à came », « Arbre généalogique », « Arbre du jardin ». Le second signifiant n’a pas plus de sens s’il est isolé. C’est le savoir qui s’écrit S2, non pas parce qu’il serait le signifiant deuxième, mais parce qu’il comporte toujours au moins deux signifiants (S1®S2) : S1®S2 se déploie en S1®(S1®S2), etc. Il n’y a jamais de dernier mot : on peut toujours en rajouter un qui change le sens de la chaîne.
5Les signifiants ne s’articulent que si un sujet en isole un (S1) qu’il apporte auprès d’un autre (qui en devient S2) : tel est l’acte de parole. Aussi le signifiant (asémantique) représente d’abord le sujet qui le prononce (ce que l’on appelle identification). Il occupe la place laissée vide de sens. S1 représente le sujet, mais n’en attrape pas le réel – d’où l’écriture du sujet S barré ($) –, ce qui pousse le sujet à attendre ce réel, raté par le premier, du savoir S2 : il y trouvera un sens mais pas le réel qu’il est. Paradoxe, parler confronte à ce réel perdu, à ce [a] qui ne peut se dire. Lacan résume : « un signifiant est ce qui représente le sujet [S1/$] pour [®] un autre signifiant [S2] » sous lequel choit ce que la chaîne signifiante ne peut saisir (S2/a). Soit un propos saisi au vol : « Accouplons mâles et femelles ». Faute de repérer sous quel S1 (dit maître pour cela) les interlocuteurs se rangent, impossible d’en saisir le sens : celui-ci varie selon que le S1 est « menuisier » (tenons et mortaises), « électricien » (fiches mâles et femelles), « éleveur » (lapines et lapins…) ou « producteur de film X » (!). Ce processus répond à la question de la socialisation : les sujets tiennent ensemble, parce que les signifiants s’articulent. Ici, le discours du maître fait lien social mettant en commun, outre l’identification (S1/$), le trou occupé par ce a (S2/a), où vient le plus-de-jouir espéré. Les sociétés ne courent pas après les mêmes « valeurs ».
6Cet usage du discours définit le lien social entre sujets dont chacun reçoit sa structure du langage. Toute opération sur le langage et sur le discours impactera la vie collective et la vie psychique. Freud le démontre dans sa « Psychologie collective et analyse du moi », selon quoi toute psychologie individuelle est d’emblée une psychologie sociale [1]. Lacan le formule de façon radicale : « Le collectif n’est rien, que le sujet de l’individuel [2]. »
Durant des siècles, les problèmes techniques et scientifiques ont été traités par le raisonnement (logos), et les problèmes existentiels par le mythe ou la religion (mythos)
7Les Grecs anciens distinguaient encore la ruse de l’intelligence (Metis) qui décidait de la stratégie dans leurs rapports aux autres et à la nature. De fait, les humains ont sans cesse usé de leur pouvoir de symbolisation et l’ont spécialisé, jusqu’à bouleverser leur monde avec la science moderne.
8Celle-ci produit un savoir écrit non « parlable », en langage mathématique, vérifiable (réfutable) d’abord sur ce qui relève de la physique. Premier effet, la science divise le savoir entre scientifique, certain, et existentiel, incapable de rivaliser en rigueur et donc potentiellement disqualifié. Les Lumières de la science devaient mettre fin à tous les obscurantismes. Or la science est inapte à répondre à l’énigme du « parlêtre [3] » et à garantir un sens à son existence – d’où les guerres de religion. Second effet, la science promeut le sujet de la seule raison. Désormais le sujet cherche une raison en toute chose. Tel est le « sujet de la science », aussi bien le savant que son contemporain. Troisième effet, le mariage de la science (opérationnalisée en technoscience) et du marché assure la suprématie du capitalisme.
9Le système capitaliste – propriété des moyens de production, exploitation de la force de travail, extorsion de la plus-value [4], accumulation du capital – est distinct du Discours Capitaliste. L’homme n’habite pas le système. Il « invente » le Discours pour vivre au temps du système. Ce Discours est à la fois lieu d’identification et véhicule des significations. Que dit-il ? Que demain on expliquera, comprendra, fabriquera – et jouira de – tout. Son mensonge porte sur la promesse d’un savoir sans faille – sans trou, sans place pour interroger la vérité du sujet, sans désir, qui met fin à la « décoïncidence des mots et des choses ». Tel est le scientisme, qui promet de résoudre tous les problèmes, scientifiques et existentiels, par les moyens de la seule science : il traite du temps de la vie ne retenant que sa mesure chronologique au détriment de sa valeur subjective, il confond exactitude et vérité. Il modifie l’anthropologie spontanée : désormais le sujet se pense organisme, entreprise (de lui-même) ou machine, et se doit d’être efficace, rentable, utile, économique…
10Ce discours aliène le surmoi du sujet à l’impératif de jouissance du capitalisme : « Faites du vice vertu [5] ! » Il exploite le désir, suggérant au sujet qu’il trouvera sur le marché l’objet comblant (dont il jouira), et qui en ferait littéralement un individu (complet) – « Consomme selon ton envie ! ». Les objets manufacturés n’intéressent le sujet que s’ils accrochent (à son insu) son désir. Le système capitaliste, nourri de l’extorsion et de l’accumulation de la plus-value, suppose donc que celui qui se sert sur le marché et celui qui en profite en tirent une jouissance informée par leur désir et leur fantasme : il y a surimposition, confusion, de la plus-value et du plus-de-jouir, dont profite le capitalisme, que Marx n’a pas vue [6].
11Pour se convaincre de cette surimposition, un simple calcul [7]. Depuis la Révolution française, il s’est écoulé, au 1er avril 2020, 231 années et 3 mois, soit 74 406 jours. Supposons l’un d’entre les lecteurs de cet article, capable d’avoir vécu et économisé chacun de ces jours l’équivalent de 200 000 euros, il serait riche aujourd’hui de 14,881 200 milliards. Soit moins que les 17 milliards dont dispose Bernard Arnaud, acquis en une cinquantaine d’années ! Quoi d’autre que le désir peut pousser à une si inutile capitalisation ? La jouissance du pouvoir soutire un plus-de-jouir qui n’est pas celui de la vie. L’argent (comme le phallus [8]) est un équivalent général : il est promesse de pouvoir obtenir tout ce qui serait susceptible de combler sans le risque de la déception. Le capitaliste ne veut pas d’argent mais « plus d’argent ». Aucun objet obtenu sur le marché n’est susceptible de combler le sujet : au contraire, il le frustre. Ce qui est pain béni pour le capitalisme qui renvoie le sujet chercher l’objet suivant : la plus-value se dissimule derrière le plus-de-jouir ainsi flatté. Le capitalisme est un régime de frustration, une source à laquelle plus on boit, plus on a soif [9] ! C’est pourquoi il n’est pas moral : tous les prédateurs, financiers, politiques, sexuels, obéissent à la même logique. D’un côté, le capitaliste met son désir dans un coffre-fort, de l’autre, le prolétaire est invité à repasser littéralement pour le désir : pas très vivant tout cela !
12Lacan commente : « Ça marche comme sur des roulettes, ça ne peut pas marcher mieux, mais justement ça marche trop vite, […] ça se consomme si bien que ça se consume [10]. » Sans doute cela se consume pour ceux qui se lassent de cette tromperie : mélancoliques, déprimés, ennuyés, angoissés – qui témoignent parfois d’une « fatigue d’être soi [11] » (ne pouvant compter sur aucun Autre et aucune solidarité), voire d’une véritable anorexie quant aux objets dont le marché les gave. Quid de l’hypothèse de cette consomption finale qui laisse croire que le capitalisme se dévorerait lui-même ?
Marx a repéré l’impact de ce discours
13Il transforme les individus en prolétaires, il les réduit à leur capacité de reproduction une fois vendue leur force de travail. Lacan voit en Marx l’inventeur du symptôme, et dans le prolétaire le seul symptôme social. Si Marx a enrôlé le prolétaire pour la Révolution, l’hystérique a porté son symptôme à Freud. Elle a le génie d’intéresser l’autre à son énigme (l’hystérie est ainsi un lien social) et de résister par là au maître, aussi bien à Marx qu’à Freud. Après quelques vaines tentatives de la vaincre par hypnose et suggestion, Freud obtempère à son invitation de l’écouter. Il la laisse s’expliquer avec cette énigme à quoi aucun savoir ne répond : elle situe Freud en position de Sujet supposé Savoir… écouter, et elle aime le savoir ainsi produit. C’est le transfert : à la fois amour adressé au savoir et mise en acte, dans cette relation, de la réalité sexuelle de l’inconscient qui ne demande qu’à chercher à dire ce qui échappe au savoir et qu’il chiffre.
14Freud apprend de ses analysants a) la substitution de l’autorité du père œdipien à l’autorité divine disqualifiée par la science ; b) le remplacement des récits épiques par le fantasme ; c) le bricolage d’une solution (le symptôme) pour faire tenir les dimensions dont ils sont constitués (langage, sens, être de jouissance) entre elles et avec le lien social ; d) la symbolisation du manque (complexe de castration) nécessaire au désir – bref, l’échange de la névrose universelle obsessionnelle, la religion, contre une religion privée, la névrose. Le névrosé dote le prolétaire d’un psychisme ! La visée de la cure devient : « là où le symptôme social est, doit le symptôme singulier advenir ». La psychanalyse (Discours Analytique) est le retour dans le réel de ce que la science et le Discours Capitaliste rejettent.
15Les temps de Freud et de Lacan ont passé. Le capitalisme industriel est devenu financier puis numérique. Il perfectionne sa logique. Il réquisitionne les disciplines académiques (psychiatrie [12], psychologie, etc.) pour développer l’anthropologie qui lui est adaptée (homme neuronal de la biologie, homme cognitif des cognitivismes, homme digital de l’informatique). Les symptômes sont réinterprétés : ils prennent des noms en fonction de chaque modèle – trouble cérébral ici, accidents et dysfonctionnements là, bug, fragmentation, addiction aux écrans enfin… Il développe les pratiques qui découlent de ces idéologies pour les services que l’homme nouveau requiert : un organisme exige des coaches, une machine des réparateurs et ingénieurs, une entreprise des drh. Par-dessus tout, le néolibéralisme impose la suprématie du calcul sur toute autre considération, parce qu’il permet la vérification immédiate de la rentabilité en termes marchands, le seul « sens » retenu aux rapports interhumains. Le gouvernement par la Loi cède à la gouvernance par les nombres [13]. Dans l’ère du « tout évaluation », le pouvoir gère « biopolitiquement » le temps du sujet.
16Cet impératif bureaucratique en langage mathématique [14] (notation, évaluation, statistiques) empoisonne nos institutions et hypothèque la possibilité même de la clinique. Comment avons-nous pu y consentir ? Pourquoi les dispositifs qui défendent la clinique du sujet sont-ils combattus [15] ? Vers quoi nous entraîne ce mouvement ? Sur quoi pouvons-nous compter pour résister ?
Ce serait le moment d’examiner le rôle que joue le numérique dans la réduction de la parole ordinaire en langage technique ou données au profit du « système » – déshumanisant
17Dans le rêve transhumaniste accompli, la politique organiserait la collaboration des machines (non la vie collective). Le vocabulaire de la novlangue adaptée à l’anthropologie machinique devient commun. Il accompagne la dégradation du lien social du fait de la primauté des valeurs marchandes et de la dévalorisation de tous les autres idéaux, perfectionnant notre formatage. « Solidarité » est évoqué avec les pays européens pour refouler les fugitifs – qu’ils périssent le plus loin possible de « chez nous » – et condamner le « crime » des ong qui viennent à leur secours au nom de « l’ancien sens ». « Rigueur » occulte « austérité » et rend sourd à ceux qui souffrent en Grèce (et ailleurs) de la politique économique européenne [16], dans les ronds-points de la désertification des services publics, dans les hôpitaux de la pénurie politiquement organisée que révèle au grand jour la pandémie du Covirus (et dans la recherche, l’agriculture, etc.). La pandémie aura au moins apporté une bonne nouvelle : les milliards pour une autre politique existaient bel et bien – dont le novlangage masquait la thésaurisation.
18Le confinement enrichit le vocabulaire de la novlangue. « Tension » sur les fournitures de matériel sanitaire signifie « pénurie » ; « inutile » qualifiant l’usage des masques et du dépistage de masse signifie « absence » (de masques et d’agent réactif). « Distanciation sociale » est confondu avec « distance physique » (requise pour se tenir éloigné des miasmes) : le syntagme révèle un ravalement du social aux contacts corporels, soit l’incapacité des politiques actuels à penser le social (autrement qu’en termes de force corporelle de travail). La rhétorique est à souligner : « Je ne laisserai personne dire qu’il y a eu du retard dans la prise de décision [17] » ; la première négation masque la reconnaissance du retard. Le Premier ministre ne ment pas puisque la formule ne porte pas sur le retard dans la prise de décision, mais sur le fait de ne pas laisser dire qu’il y en eut un. Pris à la lettre, ce propos d’un responsable d’État pourrait évoquer la tentation autoritaire que l’on entend de-ci de-là : armée pour un strict confinement, couvre-feu, surveillance des déplacements et fréquentations des citoyens à partir d’algorithmes « piratant » leurs mobiles, de caméras ou drones… Les mesures de l’état d’urgence exceptionnel, adoptées contre le terrorisme, ont ensuite été coulées dans la loi ordinaire : n’est-il pas légitime de s’inquiéter ?
19Le recours massif à l’informatique pour maintenir du lien durant cette période contredit apparemment les critiques massives du numérique. Mais cet usage ne contribue-t-il pas aussi à abaisser nos défenses devant notre « machinisation » et les manipulations politiques ? Les nouvelles technologies fournissent un véritable « vivier » de ressources pour le pouvoir, à entendre comme Michel Foucault parlait de « biopolitique [18] », que Diana Filippova qualifie à présent de « technopouvoir [19] » : les moyens dont dispose le pouvoir lui imposent sa forme. Certes, les citoyens, de droite ou de gauche, semblent valoriser plus que tout « leurs droits et libertés individuels ». Mais le technopouvoir permet de servir les intérêts de quelques-uns au détriment de ceux qu’elle pousse, grâce au « moule » informatique, à devenir « parfaitement prévisibles, flexibles et gouvernables ». Cette modalité confisque toujours plus le pouvoir à la politique pour le confier à un ordolibéralisme (la soumission de la loi à l’économie) numérisé.
Sommes-nous démunis ?
20Trouver à qui parler met le sujet sur la voie de récupérer avec son désir sa capacité d’acte, d’aimer et de travailler – et de jouir des choses de la vie. Nous lui offrons de mettre du sien, avec son symptôme, pour contribuer au renouvellement du lien social. Malgré le règne de l’évaluation, nos institutions demeurent des formations humaines refrénant de fait la jouissance – notamment pour les moins « équipés ». Ce qui suppose que nous profitions du point d’appui qu’offre le symptôme pour organiser la résistance. Est-il possible, à l’horizon de nos vies, de rompre avec le capitalisme ? Je l’ignore, bien que l’épisode de la pandémie liée au Covirus montre sa fragilité, en révélant qu’il n’est rien de réel, mais bien une conséquence de l’activité humaine, pire que la bombe atomique. Mais il est possible de mettre le capitalisme hors de nous, de sortir de son Discours : de ne pas confondre l’objet manufacturé avec l’objet (manquant) du désir dont la trace le contamine (sans quoi, pas d’intérêt). Réussir à dissocier l’un de l’autre – qui relève souvent d’un travail clinique – nous rendrait la liberté de miser notre désir là où nous l’estimons nécessaire, question d’éthique. C’est, à notre niveau, ne pas confondre le « plus de jouir » et la valeur marchande (liée à la plus-value)…
21La vie n’a pas de sens… sinon celui que nous construisons avec d’autres, au présent, pour vivre ensemble. Dans ce renouvellement du lien social, nous sommes un peu comme l’artiste qui essaye en vain de saisir le réel de ce qu’il est dans son œuvre. Bien sûr il y échoue. Son insistance relève de l’éthique. La trace de son échec fait son style, et ce style contribue au mieux-vivre d’autres qu’il anime. Puissent nos vies avoir du style !
Mots-clés éditeurs : Clinique de la parole, résistance, plus-value/plus-de-jouir, symptôme, néolibéralisme
Date de mise en ligne : 29/07/2020
https://doi.org/10.3917/vst.147.0030Notes
-
[1]
S. Freud, Massen: Psychologie und Ichanalyse, 1920.
-
[2]
J. Lacan, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 213, n. 2.
-
[3]
Néologisme de Lacan qui désigne le sujet affecté d’un inconscient parce que l’être est, chez lui, lié à la parole.
-
[4]
La différence, acquise au capitaliste, entre la valeur des biens produits et le prix des salaires.
-
[5]
B. Mandeville, La fable des abeilles (1714), Paris, Vrin, 2002.
-
[6]
P. Bruno, Lacan passeur de Marx. L’invention du symptôme, Toulouse, érès, 2012.
-
[7]
Je l’emprunte, en le rectifiant ce 1er avril où j’écris ces lignes, à Marie-Jean Sauret, « Le mépris capitaliste pour la solidarité », dans P. Chaillan, « Que révèle la crise du coronavirus ? », L’Humanité, 11 mars 2020.
-
[8]
« Les concepts d’excrément (argent, cadeau), d’enfants et de pénis se séparent mal et s’échangent facilement entre eux » (S. Freud, « Sur les transpositions des pulsions, plus particulièrement dans l’érotisme anal » (1917), dans La vie sexuelle, Paris, Puf, 1969, p. 107.
-
[9]
P. Bruno, op. cit., p. 213.
-
[10]
J. Lacan, « Discours de Jacques Lacan à l’université de Milan le 12 mai 1972 », dans Lacan in Italia, 1953-1978. En Italie Lacan, Milan, La Salamandra, 1978 (édition bilingue), p. 32-55.
-
[11]
A. Ehrenberg, La fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998.
-
[12]
Sans doute le DSM 3 (1980) est-il le premier acte d’envergure de la reddition psychiatrique.
-
[13]
A. Supiot, La gouvernance par les nombres, Paris, Fayard, coll. « Poids et mesures du monde », 2015.
-
[14]
Jean-Pierre Dupuy a forgé le terme « écomystification » pour désigner la prétention de régler les rapports interhumains d’un strict point de vue marchand (L’avenir de l’économie : sortir de l’écomystification, Paris, Flammarion, 2012).
-
[15]
Par exemple, la tribune demandant l’exclusion de la psychanalyse de la santé, de la justice et de l’enseignement parue dans le Nouvel Observateur et signée par Martine Wonner, alors députée LREM, membre de la commission des Affaires sociales, vice-présidente des groupes d’études de la « Lutte contre les addictions » et de « Pauvreté, précarité et sans-abri ».
-
[16]
Plus de deux millions de manifestants dans les rues d’Athènes n’ont obtenu aucune réaction, tandis que la déclaration d’une erreur préjudiciable de calcul dans la formule du FMI pour définir le niveau d’austérité imposé aux Grecs a été saluée comme un signe d’humanité !
-
[17]
Déclaration du Premier ministre Édouard Philippe le 29 mars 2020.
-
[18]
« L’homme, pendant des millénaires, est resté ce qu’il était pour Aristote : un animal vivant, et de plus capable d’une existence politique ; l’homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d’être vivant est en question » (M. Foucault, Histoire de la sexualité, vol. 1 : La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976).
-
[19]
D. Filippova, Technopouvoir. Dépolitiser pour mieux régner, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2019.