Notes
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[1]
R. Gori, B. Cassin, C. Laval, L’Appel des appels. Pour une insurrection des consciences, Paris, Mille et une nuits, 2009.
-
[2]
« Il veut rembourser les sommes frauduleusement gagnées, nous dit Roland Gori, son comportement est celui d’un assureur : il pense que l’argent répare tout. »
-
[3]
Le Quattrocento, contraction de millequattrocento en italien, est le xve siècle italien, succédant au Moyen Âge. C’est le siècle de la Première Renaissance, mouvement qui amorce le début de la Renaissance en Europe.
-
[4]
R. Gori, « La démocratie, une affaire de soin », Libération, novembre 2018.
-
[5]
R. Gori, La dignité de penser, Paris, Les Liens qui libèrent, 2011.
-
[6]
R. Gori, B. Lubat, C. Silvestre, Manifeste des œuvriers. Artistes, soignants, éducateurs, magistrats, chercheurs, journalistes, acteurs du mouvement social, pour un retour à l’œuvre, Arles, Actes Sud, 2017.
-
[7]
Cognitiviste notoire.
-
[8]
G. Bernanos (1947), La France contre les robots, Paris, Castor astral, 2017.
-
[9]
A. Camus, La chute, Paris, Gallimard, 1956.
-
[10]
Les juges intègres, évoqué dans le roman de Camus, est le panneau inférieur du retable de L’Adoration de l’agneau mystique, commencé par Hubert van Eyck et achevé par son frère cadet Jan van Eyck. Il a été volé le 10 ou 11 avril 1934 et est porté manquant depuis.
-
[11]
W. Benjamin, Le conteur. Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov, traduit par P. Rusch, Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000.
-
[12]
E. Minkovski, psychiatre polonais (1885-1972), Traité de psychopathologie, Paris, Puf, 1966.
-
[13]
R. Gori, La nudité du pouvoir, comprendre le moment Macron, Paris, Les Liens qui libèrent, 2018.
-
[14]
E. Kantorowicz, Les deux corps du roi, Princetown Universtity Press, 1957.
-
[15]
S. Kracauer (1929), Les employés. Aperçu de l’Allemagne nouvelle, Paris, éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2004.
-
[16]
L’Appel des appels, Politique des métiers, Paris, Mille et une nuits, 2011.
-
[17]
B. Trentin, La cité du travail, la gauche et la crise du fordisme, Paris, Fayard, 2012.
Roland Gori, professeur honoraire de psychopathologie à l’université d’Aix Marseille, a exprimé depuis une quinzaine d’années dans une œuvre très dense les inquiétudes d’une société qui ne laisse plus de place à l’homme et prétend transformer les dimensions du care, pris dans son acception la plus large, en une machinerie hyper rationnelle qui oublie le sujet. Il est l’un des créateurs de L’Appel des appels [1], tentative de rassembler les professions de soin et d’éducation dans un même mouvement de réflexion et d’action.
Nous étions intéressés par ce que pourrait dire cet auteur engagé dans le cadre de notre dossier sur les éducateurs et la formation. Jean-François Gomez, au nom de l’équipe de rédaction de vst, est allé à sa rencontre pour un entretien. La conversation, enregistrée, fut longue et passionnante et nous avons dû faire quelques coupures pour rendre le texte oral plus lisible à l’écrit, le ramener à des proportions publiables. Nous ne reproduirons pas ici les propos introductifs sur la situation politique du moment, très tendue, l’entretien ayant eu lieu le 12 décembre 2019 à Marseille, au moment où l’on apprenait en France la démission de Jean-Paul Delevoye, le Monsieur Réforme des retraites [2]. Nous avons réservé à une autre possible publication la description intéressante de l’évolution des politiques sociales de notre pays, depuis les conventions de Philadelphie, le programme de la Résistance à la Libération, jusqu’aux formes néolibérales actuelles, dans un projet que Roland Gori définit comme une logique de « rationalité pratico-formelle » liée à « l’esprit des affaires » et à celui du droit.
1JFG : Et dans ce contexte qui est finalement assez pessimiste, que peuvent faire les éducateurs, les travailleurs sociaux ?
2RG : Les éducateurs, les travailleurs sociaux, d’une façon générale, ce sont les hussards, les armées de soignants qui luttent contre la pauvreté, les difficultés d’existence, contre la radicalisation, des cités, qui luttent contre la perte de substance citoyenne dans les régions, c’est un peu l’infanterie de cette grande armée à laquelle nous appartenons vous et moi. Ce sont ceux qui prennent soin de la vulnérabilité humaine, avec cette idée qu’il y a quand même toujours, chez un sujet humain, quelle qu’ait pu être sa trajectoire, des éléments d’humanité. Ceux qui prennent soin de l’humanité de l’homme, pour parler un peu comme Hannah Arendt.
3À l’heure actuelle, regardez la manière dont sont gérés les hôpitaux, dont sont gérés les services de soins, les établissements d’enseignement ou même les laboratoires de recherche. La seule chose qui compte, c’est la technique, tout ce qu’on peut convertir en langage de machine afin de pouvoir le transformer ensuite en argent par le vecteur du chiffre, du non-narratif. La vulnérabilité, c’est la condition première de l’humanité de l’homme. Au départ, qu’est-ce qui fait l’humain ? Ce n’est pas sa force puisqu’il y a des animaux bien plus forts que lui ; ce qui fait l’humain, ce n’est pas son habileté ou sa malignité, il y a des animaux bien plus habiles et bien plus malins que lui ; ce qui fait l’humain, c’est son état de prématurité, propre à l’espèce. Dès le début de la vie, lorsque l’humain émerge dans le monde, il a besoin d’un « Autre secourable », comme disait Freud, qui prenne soin de lui pour pouvoir survivre. C’est-à-dire que nous sommes l’espèce la plus inadaptée au moment où nous naissons, ce qui implique un autre, des autres, qui permettent de pallier cette prématurité. De cette longue enfance se produit aussi bien la culture que la névrose. Il faut vraiment être dans une civilisation aussi stupide que la nôtre pour penser que l’adaptation est la condition du progrès ! Au début du xxe siècle, le psychologue Claparède avait montré que l’intelligence était conditionnée à une capacité d’une « désadaptation » favorisant l’aptitude à inventer des solutions nouvelles.
4Je crois que les éducateurs, les travailleurs sociaux, les soignants sont ceux qui ont fait vocation de parier sur cette vulnérabilité de l’homme, la condition de sa dignité. Vous vous souvenez d’ailleurs du Quattrocento [3], qui définit la dignité de l’homme comme liée à son caractère non appareillé aux exigences de l’environnement. J’avais écrit dans le journal Libération, il y a quelque temps, un texte là-dessus [4] : la démocratie est l’extension du soin que l’Autre secourable offre à la vulnérabilité.
5JFG : vous allez plus loin que ça. Moi, j’ai beaucoup aimé vos propos sur l’œuvre d’art. Vous dites que l’œuvre d’art, c’est du soin, dans un de vos livres [5].
6RG : Je pense justement que le soin c’est un point important par rapport à la formation des éducateurs, des travailleurs sociaux, des psychologues. On ne retient de leur formation que les segments techniques. De manière tayloriste on ne retient que l’apprentissage des modèles d’activités, que l’on peut transformer en schémas techniques. Et on oublie la parole, la création. On oublie que l’œuvre d’art, ce n’est pas seulement ce que font les artistes, c’est une façon de soigner la « maladie humaine » ; cela participe de soigner cette extrême vulnérabilité de l’humain.
7Alors si vous me branchez sur l’œuvre d’art, oui bien sûr. J’ai écrit avec Bernard Lubat, musicien de jazz, et Charles Silvestre, qui est journaliste, un livre qui s’appelle Manifeste des œuvriers [6]. On essaie d’y dénoncer un univers professionnel où tout est rationalisé, fragmenté, suivant les principes de Taylor dès 1911. On va analyser l’ensemble des comportements, pour savoir choisir les schémas opérationnels, ceux qui produisent le meilleur rendement. Eh bien, ce n’est pas seulement le monde des ouvriers, le monde des employés qui est concerné, c’est l’ensemble des professions, parmi lesquelles les éducateurs. Du coup, écouter quelqu’un en souffrance, être présent, y compris physiquement, jouer au foot avec lui, user de la parole, ça ne compte pas, c’est difficile à convertir en unités techniques.
8Il y a un très beau travail de Jean-François Lyotard sur la postmodernité, qui le montre bien dès 1979-1980 : nous sommes dans une civilisation qui tente de plus en plus d’effacer le savoir narratif au profit du non-narratif, du langage de la machine et du comptable. Les différents savoirs non narratifs qui s’imposent aujourd’hui sont essentiellement technicisés, numérisés, ils prennent le pas sur toutes les autres modalités de savoirs. Les récits de vie par exemple, les récits de transmission.
9JFG : Et la question de la transmission sur laquelle mes collègues insistent beaucoup ?
10RG : Tout dépend de ce qu’on appelle la transmission. Si on prend l’exemple même de l’école, on assiste à une exclusion totale de toutes les sciences humaines et sociales qualitatives, non numériques, sociales, critiques. J’en veux beaucoup à Jean-Michel Blanquer, qui s’est entouré d’une brochette de positivistes et de scientistes. Il avait besoin, pour légitimer l’autorité du conseil scientifique de l’école, de la présidence de Stanislas Dehaene [7], professeur au Collège de France. Car l’école est quand même le vecteur par lequel opère la transmission des savoirs et des valeurs d’une civilisation. C’est une école de techniciens taylorisés que prépare Blanquer.
11Si vous prenez la question de la transmission, elle repose sur la question de l’autorité. Après moi, il va exister d’autres hommes dont je suis quelque part comptable et le fait même que j’en sois comptable exige que je puisse leur transmettre des savoirs et des valeurs. Cela n’a rien à voir avec les schémas de compétence à acquérir pour répondre aux tests internationaux. Aujourd’hui, vous le savez, le classement Shangai pour les chercheurs, le classement Pisa pour les niveaux de performance scolaire sont un langage sportivo-managérial. Il ne s’agit pas d’apprendre aux enfants à se servir de leur esprit comme de leur corps pour un épanouissement à la fois individuel et collectif, mais d’en faire des automates à même de répondre à des qcm (questionnaires à choix multiples) ou à des tests. Vous pouvez faire faire une dictée à un enfant, avec l’exigence qu’il acquière des patterns linguistiques, celle-ci est sans proportion avec la capacité de l’ordinateur à repérer la syntaxe d’un message. Recracher en quelque sorte les syntaxes d’une dictée ne sera jamais équivalent à ce qu’on veut développer chez l’enfant : la capacité de comprendre le sens du texte de la dictée. L’idéal de l’école de Blanquer, c’est l’élève-ordinateur.
12Regardez aussi la place des humanistes. On va de plus en plus vers des « humanités numériques », c’est-à-dire complètement corrompues (pas toujours dans le mauvais sens d’ailleurs) par le savoir numérique, par les outils, par le traitement automatique des textes. On assiste à une prescription : l’individu doit être capable de répondre aux exigences de l’ordinateur. Cette pensée algorithmique peut avoir des effets formidables. Encore une fois, je ne suis pas contre le numérique qui peut rendre des services extraordinaires, comme les robots, comme l’informatique, les techniques d’une manière générale.
13Aujourd’hui, avec justement des critères de civilisation qui font prévaloir tout ce qui est technique et non narratif, vous fabriquez un type d’humanité. Vous savez ce que disait Marx ? « Quand on produit, on ne produit pas seulement des objets, on ne rend pas seulement des prestations de service, quand on produit, on se produit et en se produisant, on produit un type d’humanité. » De nos jours le type d’humanité qu’on produit va dans le sens des robots. La grande peur des robots à mon avis est un peu aberrante et là, c’est un autre problème. La peur des robots, c’est tout simplement la peur des robots que nous sommes en train de devenir, du fait de faire prévaloir une pensée algorithmique sur la capacité même de décider, de penser, d’éprouver. Il y a une phrase de Bernanos [8] que je cite toujours : « Le danger n’est pas dans les machines, sinon il nous faudrait faire ce rêve absurde des iconoclastes qui pensaient détruire les croyances en anéantissant les images. Le danger est dans le nombre sans cesse croissant d’hommes habitués dès la plus tendre enfance à ne désirer que ce que la machine peut donner. » Cette phrase, elle est formidable, elle montre bien que le danger n’est pas dans la technique, mais comme le disait Jacques Ellul, le danger est dans le transfert du sacré dans la technique. C’est ça le problème majeur. Alors l’œuvre d’art, chez Benjamin, chez Camus, c’est finalement ce qui peut sauver de la sauvagerie du monde, de la barbarie technique. Prenez par exemple, chez Camus, ce roman extraordinaire, hybride, entre le roman et la pièce de théâtre, qu’est La chute [9]. Qu’est-ce qui va nous sauver de la culpabilité de l’hypocrisie sociale, c’est le tableau des Juges intègres de Van Eyck [10], c’est la beauté qui est à même de sauver de la terreur du « terrorisme rationnel ».
14C’est un point important, on l’a aussi chez Benjamin, on l’a chez Tolstoï. Tolstoï reproche à la Renaissance d’avoir déplacé le curseur de l’art du côté de la beauté aux dépens justement du sacré, aux dépens du spirituel, et c’est pour ça, dit-il, que l’art n’est plus populaire. Il est réservé à une élite qui peut jouir de la beauté et de l’esthétique aux dépens de la force magique que constitue l’œuvre d’art comme lien social. Benjamin montre bien comment toute œuvre d’art est prise dans une tension extrême entre le pôle d’exposition, c’est-à-dire la beauté, et de l’autre le sacré, c’est-à-dire l’expérience profondément auratique du rapport à l’œuvre d’art. Benjamin donne cet exemple incroyable de ce peintre qui, admirant le tableau, est aspiré et disparaît dans le tableau lui-même. C’est quelque chose de très fort. Chez Benjamin, le stade esthétique est le stade qui permet la transition entre le monde de la révolte messianique et le monde politique.
15L’esthétique, c’est ce qui fait l’intermédiaire, la transition. Je crois qu’on a à prendre au sérieux cette question de l’expérience, j’allais dire exthétique. Je crois que dans « esthétique », il y a esthésie, sensation. Prendre les choses au sérieux en considérant que ce que Benjamin nous dit pour l’œuvre d’art est vrai pour toutes les activités humaines, et en particulier pour les activités sociales et professionnelles.
16Si vous repartez sur la question des soignants et des travailleurs sociaux, il va de soi qu’ils ont certainement des choses à apprendre, d’un point de vue technique, d’un point de vue quantitatif, non narratif et autre, mais ils ont également quelque chose d’extrêmement important à éprouver du côté de l’art, des pratiques, de leur capacité à les communiquer en en faisant le récit. Or, Benjamin montre bien dans son article sur Le conteur [11] que le récit, c’est ce qui se présentait comme une faculté inaliénable que nous avons perdue. C’est pourtant après la Première Guerre mondiale que cette fonction du récit s’est trouvée pulvérisée, et nous ne sommes plus capables, dit-il, de raconter des histoires. En lieu et place de l’histoire, qu’est-ce que nous avons ? Des informations. L’information n’a rien à voir avec le récit. L’information, nous dit-il, n’a de valeur qu’au moment où elle est nouvelle. C’est pour ça que tous les matins, ajoute-t-il, nous sommes riches des informations de ce qui se passe dans le monde, mais pauvres d’expériences. Je crois que c’est de ce côté-là qu’il faudrait regarder. L’éducateur, le travailleur social, n’est pas une espèce à part, il fait partie encore une fois de la grande armée de tous ceux qui prennent soin de la vulnérabilité.
17JFG : Vous parliez de Camus et du récit après la Première Guerre mondiale évoqué par Benjamin. Cela me faisait penser à la dimension du tragique. Les algorithmes, cette pensée managériale évoquée au début de l’entretien, excluent le tragique, la question de la mort.
18RG : Oui, quand j’évoquais la vulnérabilité comme étant la condition première de l’humanité de l’homme, elle implique justement le spectre de la mort. Si vous ne prenez pas soin de quelqu’un, il meurt. Alors il y a sans doute autre chose aussi dans votre question, telle que je peux l’entendre en tout cas. C’est que l’organisation presque numérique du monde, l’organisation numérique de l’existence subit un processus que quelqu’un avait très bien évoqué, Minkowski parlait du rationalisme morbide du schizophrène. Le très beau travail de Minkowski [12] sur l’univers dévitalisé, parce que presque trop géométrique, trop parfaitement harmonisé du schizophrène – qui, selon l’expression de Freud, avait perdu la proie pour l’ombre, la chair pour l’ombre des mots. D’ailleurs, Lacan disait : « Je ne suis pas aussi rigoureux qu’un psychotique » !
19C’est de la dévitalisation du monde qu’il s’agit. Elle peut opérer de cette manière-là. Il y a effectivement, dans cette rationalisation numérique extrême, quelque chose de cette « terreur rationnelle » dont parlait Camus, justement, qui fait disparaître la chair. La chair aussi bien dans sa dimension érotique que dans sa dimension mortifère de dégénérescence et de destruction. Je crois que c’est un point important. Derrière cette question de la mort et de l’organisation numérique du monde, il y a peut-être (c’est un peu ce sur quoi je travaille en ce moment et dont j’ai un peu parlé dans La nudité du pouvoir [13]), il y a également la question de l’autorité et du pouvoir. Michel Foucault a écrit un texte magnifique en 1983-1984 sur le pouvoir. Il montre bien qu’il n’y a de pouvoir que chez un sujet capable d’y résister, c’est-à-dire que le véritable pouvoir doit s’exercer sur un sujet supposé libre. Sinon nous retombons dans ce qui a été évoqué tout à l’heure. Nous sommes dans un rapport de force, mais pas dans un rapport de soumission, un rapport saturé en détermination. Comme le dit Michel Foucault, dans le rapport maître-esclave nous ne sommes pas dans un rapport de pouvoir. Le rapport de pouvoir suppose que je consente à me soumettre, mais aussi la possibilité de m’opposer. C’est ce qui amène Michel Foucault à dire cette chose admirable : « Il faut analyser les forces de résistance à un pouvoir pour en connaître la nature. » C’est intéressant parce que si on analyse les forces de résistance au pouvoir macronien aujourd’hui, ce sont les gilets jaunes. Les gilets jaunes sont l’impensé du discours normatif de Macron. Et donc, si on revient à cette question de l’autorité et du pouvoir, il va de soi qu’elle implique la capacité de corporéifier une transcendance, c’est-à-dire la capacité de se dédoubler : les deux corps du roi avec Kantorowicz [14], c’est-à-dire le corps matériel du roi et la transcendance de la royauté qui fait dire « le roi est mort , vive le roi ! ».
20On voit bien comment aujourd’hui les pouvoirs sont de moins en moins légitimes, en incapacité de mobiliser des croyances qui amènent les citoyens à reconnaître leur légitimité. Et du coup, dans la plupart des pays, que ce soit la Chine, la France, les États-Unis ou l’Angleterre, on voit se multiplier des machines de vidéosurveillance, des machines de reconnaissance faciale, des machines de captation des comportements traités par des big data.On va de plus en plus vers une gestion algorithmique des populations, faute de pouvoir se constituer en autorité, en gouvernement qui requiert une adhésion. C’est ça le risque.
21JFG : Et l’éducateur là-dedans ? Parce que celui-ci travaille dans ce que Franz Fanon appelait « les damnés de la terre ». Les gilets jaunes dont vous parliez à l’instant me font penser aux damnés. Ils se révoltent à leur façon.
22RG : Ce ne sont pas les plus damnés… C’est ça qui est intéressant… Avec les gilets jaunes, en gros, vous n’avez pas forcément la frange la plus prolétaire de la population. Vous avez plutôt la classe moyenne inférieure, hantée par le risque de déclassement. Bien souvent, cette frange de travailleurs qui auraient une aspiration à occuper des postes des classes moyennes/moyennes, moyennes/supérieures, c’est-à-dire qui auraient pu parier, il y a quelques décennies, sur l’ascension sociale pour eux et pour leurs enfants. Leur capacité à sortir d’une proximité avec le prolétariat qui leur fait peur, pour aller vers les classes moyennes/moyennes, moyennes/supérieures. Et là, c’est intéressant parce qu’on se retrouve dans une situation des années 1920-1930. Un très beau travail de Siegfried Kracauer [15] sur les employés a montré qu’en 1929 leur hantise était de tomber dans le prolétariat, alors même que les valeurs culturelles et morales auxquelles ils se référaient étaient celles de la petite bourgeoisie. C’est justement cette classe moyenne inférieure qui, par dépit et ressentiment, a pu fournir son appui à une partie du mouvement nazi et hitlérien. C’est la peur qui a constitué, en quelque sorte, la motivation essentielle d’adhérer à des partis de masse qui prétendaient apporter la reconnaissance que les démocraties libérales n’étaient plus à même de promettre et de réaliser. Les gilets jaunes, d’une certaine manière, sont à la fois ceux qui viennent s’opposer à Macron en revendiquant des valeurs de fraternité, de chaleur humaine, de dignité, de fierté, d’exigence, tout à fait légitimes, qui veulent pouvoir vivre de leur travail, ne plus être un travailleur pauvre dormant dans sa voiture, ne pas galérer pour payer la capacité de se déplacer. Mais il ne s’agit pas de la part la plus damnée des damnés. Ils viennent attester de la faillite de la démocratie libérale, de son incapacité à les convertir à ses valeurs, à réaliser leurs rêves, même en leur promettant la possibilité d’une ascension sociale que ma génération a connue. Les gilets jaunes sont produits par la faillite de notre civilisation macronienne.
23JFG : Et les éducateurs dans tout ça ? Qu’est-ce qu’ils peuvent faire ?
24RG : Je pense que l’éducateur, comme toute profession et peut-être encore plus que d’autres, peut exiger une possibilité d’agir. Aujourd’hui, dans le monde des travailleurs sociaux, comme dans le monde des soins, nous sommes en proie à une véritable prolétarisation de nos métiers. Il y a un véritable métier d’éducateur, vous le savez mieux que moi : il s’apprend, se transmet, il est conditionné par des expériences de vie, par des apprentissages, par la familiarisation avec un certain nombre de situations tragiques. Désormais, on ne laisse plus le temps aux éducateurs de le transmettre. Ils doivent apprendre les schémas cognitifs, comportementaux, pour réagir aux situations. À partir de ce moment-là, cela transforme complètement les modules de formation des irts. On recentre sur une conception de l’individu qui serait une somme de ses comportements au lieu de le penser dans sa subjectivité, de s’éprouver en lien avec les autres. Je pense que la possibilité aujourd’hui, pour les éducateurs, serait d’exiger la restitution artisanale et artistique de leur métier. Il faudrait qu’ils disent, en gros, que les règles de bonnes pratiques, les protocoles, ça suffit… Ces règles de bonnes pratiques et ces protocoles sont tout à fait l’équivalent, si j’ose dire, des modes d’emploi des machines. Vous vous souvenez de cette phrase terrible de Simone Weil qui disait que tout se passe comme si on se résignait à nourrir les hommes pour qu’ils servent des machines. Comme si les humains n’étaient plus que les bras prolongés de la machine. Comme si le lieu de la décision passait de l’être de l’ouvrier vers le mode d’emploi de la machine.
25JFG : Il faut retourner à la philosophe Simone Weil (1909-1943). Elle avait compris beaucoup de choses et Camus l’a découverte avant les autres. Justement, j’ai une phrase d’elle que j’avais notée pour notre entretien ; on lui demande ce qui manque à l’ouvrier français, et elle répond : « la science de son malheur ». C’est magnifique.
26RG : C’est magnifique, je pense qu’il n’y a rien d’autre à dire.
27JF : Et du coup, ça renvoie à tout ce travail de conscientisation que l’éducateur doit faire pour lui-même, le formateur d’éducateur pour lui-même, mais aussi pour la structure dans laquelle il travaille, son institut de formation, son institution.
28RG : C’est sûr qu’on n’est pas dans la même société selon la conception que l’on a du soin, de l’éducation, de l’information ou de la culture… Donc, en gros, d’ailleurs, L’Appel des appels essaie de mettre en évidence la substance politique de nos métiers. On a fait un petit livre qui s’appelle Politique des métiers [16] parce que la question est là. On parlait tout à l’heure de l’éducation de Jean-Michel Blanquer, de « la nouvelle école cognitivement réformée », si j’ose dire. Celle-ci ne se préoccupe pas des humanités, elle ne se préoccupe pas de la capacité d’échanger, de communiquer, de faire le récit de ses expériences de vie, elle est un apprentissage technique, « l’acquisition de schémas de comportements ». Il y a là quelque chose de tout à fait terrible au niveau des éducateurs. C’est pareil au niveau des soignants. Comment rendre soluble l’écoute d’un récit de vie d’un patient par un médecin dans la tarification à l’activité ? Comment rendre soluble le temps perdu, si vous voulez, et l’expérience gagnée auprès d’un jeune en déshérence ? Donc, on revient à la question de tout à l’heure sur la rationalité pratico-formelle qui est celle du libéralisme. Elle ne prend qu’une toute petite partie du monde et de l’humain rendue accessible à l’évaluation – toute une part de ce qu’ils font étant, de ce fait, devenu invisible. Le drame, c’est qu’on risque d’uniformiser, de passer dans des algorithmes formels nos actes professionnels. On devrait avoir le temps de parler, le temps d’échanger, le temps de raconter. Vous me disiez tout à l’heure que l’éducateur, comme le soignant, souvent, est en proie à des expériences tragiques. Toute expérience tragique, ne serait-ce que par l’étymologie, implique quelque part du sacré. Tragos, c’est le bouc qu’on mène au sacrifice, donc, cette dimension sacrée. On revient à cette question de la rationalité morbide du néolibéralisme. Celui-ci, justement, évacue cette question du sacré, évacue cette question de la spiritualité, évacue cette question de l’humanité de l’homme. Le drame est bien là… On a peur des robots, le problème ce ne sont pas les robots… Le problème, c’est notre identification aux robots… On sait par ailleurs que si l’on peut rester humain et accueillir les robots, c’est magnifique, parce que ça va nous rendre d’énormes services.
29JFG : Cela va en rassurer certains que vous disiez ça.
30RG : C’est la vérité. Le robot chirurgical, c’est quelque chose d’important. Si vous avez votre enregistrement, l’ordinateur le transformant en texte, vous aurez gagné du temps. Ce temps gagné, si c’est pour faire d’autres actes techniques, ce n’est pas intéressant. Ce qui est intéressant, c’est que ce temps gagné vous soit d’abord offert comme possibilité de partager avec vos semblables le sensible de la vie.
31JFG : Cela me fait penser au Petit Prince de Saint-Exupéry qui rencontre l’inventeur des pilules contre la soif. Le type lui explique le temps qu’on gagne et le Petit Prince répond : « Moi si j’avais le temps, je marcherais lentement vers une fontaine. »
32RG : Dans tous les moments où nous avons la capacité de nous soustraire à la répétition, nous sommes en révolution, dans tous les moments où nous arrivons à nous soustraire aux prescriptions des machines de gouvernement, des machines algorithmiques ou des machines du pouvoir tayloriste, nous sommes dans la révolution. Car nous ne pouvons plus parler de révolution comme nous en avons parlé pendant plusieurs décennies. Nous sommes dans des moments révolutionnaires et un moment révolutionnaire n’est pas un moment situé dans une séquence du temps, il est, à tout moment, la possibilité de faire survenir quelque chose qui échappe à l’habitude, à ce qui est prévisible. C’est un peu ce que dit Hannah Arendt, et j’ai eu l’occasion d’en parler. Elle disait qu’un évènement politique, c’est justement la possibilité d’accueillir un évènement imprévu. C’est à ce niveau-là que Macron, pendant quelque temps, a été un évènement politique parce que, si j’ose dire, il n’était pas prévu et il aurait pu ouvrir un temps « d’improbabilité infinie » – c’est raté.
33JFG : Fernand Deligny disait aux éducateurs : « Toujours, il faudrait que l’impossible puisse avoir lieu. »
34RG : C’est une façon, comme Benjamin, de parler de l’utopie. L’autre point important, c’est quand on me demande à la fin des conférences – comme à vous, je crois : « que faire ? » (Lénine l’a déjà dit et ça n’a pas été une réussite parce qu’il était un admirateur de Taylor, le considérait comme un génie de l’humanité, ce qui me paraît un point de vue criminel). Pour ma part, je suivrai plutôt la pensée d’un Bruno Trentin [17], pour qui j’ai une très grande estime : il a dit qu’à un moment donné, la gauche a vendu son âme. Elle a accepté la vie sociale telle qu’elle était prescrite par le libéralisme, en échange d’une compensation salariale, d’une amélioration de l’emploi. Elle a donc abandonné l’utopie autogestionnaire pour l’idéologie gestionnaire, la deuxième gauche dont nous savons dans quel bourbier néolibéral elle s’est précipitée. L’utopie autogestionnaire, c’est-à-dire la capacité à tout moment de retrouver une liberté d’action qui soit dictée par l’éthique et la politique de son métier et non pas les règles de conduite prescrites par les normes de l’emploi. Voilà là quelque chose de révolutionnaire.
35Je cite souvent Jaurès qui disait que la démocratie ne doit pas s’arrêter aux portes des usines, et j’ajoute : ni aux portes des institutions médico-sociales, ni aux portes des universités, ni aux portes des salles de rédaction… à mon avis, la démocratie commence quand on ouvre ces portes-là. C’est sur les lieux de travail, sur les lieux où nous exerçons nos professions que peuvent émerger les antidotes au poison néolibéral.
36Terminons par Benjamin, avec cette autre phrase que je trouve magnifique. C’est dans une lettre à Scholem. Il lui dit à propos d’un autre ami : « Il a su dépasser la négativité du monde par le désespoir de son imagination. »
37JFG : Il me tarde de lire ce livre sur lequel vous travaillez.
Notes
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[1]
R. Gori, B. Cassin, C. Laval, L’Appel des appels. Pour une insurrection des consciences, Paris, Mille et une nuits, 2009.
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[2]
« Il veut rembourser les sommes frauduleusement gagnées, nous dit Roland Gori, son comportement est celui d’un assureur : il pense que l’argent répare tout. »
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[3]
Le Quattrocento, contraction de millequattrocento en italien, est le xve siècle italien, succédant au Moyen Âge. C’est le siècle de la Première Renaissance, mouvement qui amorce le début de la Renaissance en Europe.
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[4]
R. Gori, « La démocratie, une affaire de soin », Libération, novembre 2018.
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[5]
R. Gori, La dignité de penser, Paris, Les Liens qui libèrent, 2011.
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[6]
R. Gori, B. Lubat, C. Silvestre, Manifeste des œuvriers. Artistes, soignants, éducateurs, magistrats, chercheurs, journalistes, acteurs du mouvement social, pour un retour à l’œuvre, Arles, Actes Sud, 2017.
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[7]
Cognitiviste notoire.
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[8]
G. Bernanos (1947), La France contre les robots, Paris, Castor astral, 2017.
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[9]
A. Camus, La chute, Paris, Gallimard, 1956.
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[10]
Les juges intègres, évoqué dans le roman de Camus, est le panneau inférieur du retable de L’Adoration de l’agneau mystique, commencé par Hubert van Eyck et achevé par son frère cadet Jan van Eyck. Il a été volé le 10 ou 11 avril 1934 et est porté manquant depuis.
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[11]
W. Benjamin, Le conteur. Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov, traduit par P. Rusch, Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000.
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[12]
E. Minkovski, psychiatre polonais (1885-1972), Traité de psychopathologie, Paris, Puf, 1966.
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[13]
R. Gori, La nudité du pouvoir, comprendre le moment Macron, Paris, Les Liens qui libèrent, 2018.
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[14]
E. Kantorowicz, Les deux corps du roi, Princetown Universtity Press, 1957.
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[15]
S. Kracauer (1929), Les employés. Aperçu de l’Allemagne nouvelle, Paris, éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2004.
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[16]
L’Appel des appels, Politique des métiers, Paris, Mille et une nuits, 2011.
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[17]
B. Trentin, La cité du travail, la gauche et la crise du fordisme, Paris, Fayard, 2012.