Notes
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sos Jeunes et Point Jaune sont deux institutions de l’Aide à la jeunesse qui, comme Abaka, peuvent offrir un hébergement sur base de la demande d’un jeune et sans mandat d’une instance. Pour ces deux services, l’hébergement ne peut excéder trois nuits. sos Jeunes se situe à Ixelles comme Abaka, et Point Jaune à Charleroi en région wallonne. Ces trois institutions sont les seules à pouvoir offrir ce type d’hébergement en Belgique.
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Le cpas est le Centre public d’aide sociale, qui a pour mission de garantir à tous des conditions de vie conformes à la dignité humaine.
Abaka est un centre de crise et d’accompagnement non mandaté, pour les jeunes de 12 à 18 ans, qui s’inscrit dans le secteur de l’Aide à la jeunesse en Belgique. Le service se situe à Ixelles, qui est une des communes de la région Bruxelles-Capitale. La particularité du service est de travailler la crise en deux temps avec le jeune et sa famille.
1 Dans un premier temps, il est question d’apaiser le jeune et son entourage. Dans certaines situations et pour les jeunes qui le demandent, Abaka peut proposer un hébergement d’une semaine, éventuellement renouvelable une fois. Dans un second temps, débute le travail sur la crise. Ce travail est fonction des demandes du jeune et de sa famille ainsi que des réflexions de l’équipe pluridisciplinaire d’Abaka, composée d’assistants sociaux, d’éducateurs spécialisés, d’une psychologue, d’une coordinatrice et d’un directeur. Le travail réalisé par le service se fait obligatoirement avec l’accord du jeune.
2 Je suis éducateur spécialisé au service Abaka et c’est dans ce cadre que je rencontre Christine, qui a presque 18 ans. Il y a quatre ans, elle quitte sa Guinée natale et sa maman, un pays qu’elle aime, une maman qu’elle aime. Son père, qu’elle ne connaît presque pas, lui demande de le rejoindre en Belgique dans le cadre d’une procédure de regroupement familial ; « je suis venue pour les études, en Belgique c’est mieux qu’en Guinée » dit-elle.
3 À Bruxelles, son père s’est remarié, il a deux enfants issus de cette union. Entre Christine et sa belle-mère, la relation se détériore rapidement, « À la maison je dois tout faire, le ménage, à manger, m’occuper des petits mais ce n’est jamais assez bien pour elle », dit la jeune fille. D’après Christine, son papa prend toujours parti pour sa femme et la situation s’empire : « Des fois elle menace de jeter de l’eau bouillante sur moi ou elle m’interdit de rentrer à la maison… Sans raison… Elle dit que je suis une sorcière… »
4 En 2015, son père lui demande de quitter le domicile familial, Christine va vivre chez sa tante paternelle mais sept mois plus tard cette dernière lui demande de partir pour des raisons financières. La jeune trouve alors une solution d’hébergement chez une connaissance, elle y reste pendant dix mois. Elle explique : « Ça se passait bien mais le mari de mon amie me faisait des avances alors je suis partie. »
5 Christine arrive chez Abaka au début de l’année scolaire. Elle raconte son histoire avec une toute petite voix, nous devons tendre l’oreille pour l’écouter. Les larmes aux yeux, elle regarde par terre, semble à bout de force. Elle demande à être hébergée chez Abaka et de l’aide pour trouver un lieu de vie à plus long terme.
6 Manon, ma collègue assistante sociale, et moi-même sommes référents de la jeune et nous savons que Christine est dans une situation administrative particulière, celle d’une procédure de regroupement familial. Cet élément s’avère être déterminant pour la jeune femme. En effet, le cadre juridique de cette procédure oblige Christine à rester au domicile familial et oblige aussi le papa à subvenir aux besoins de sa fille. Les moyens d’action pour l’aider sont donc réduits et nous savons qu’elle va devoir s’armer de courage et de patience.
7 Son hébergement chez Abaka se passe à merveille, au sein du groupe de jeunes elle peut jouer le rôle de grande sœur, de confidente, de maman quand elle prépare son délicieux riz rouge. Quand Christine cuisine, le repas se passe en silence parce que c’est terriblement bon. Devant les jeunes, elle est forte. Face à sa situation, elle s’effondre.
8 Entre collègues, nous tentons de dégager des pistes de travail pour l’aider. Le père refuse de travailler avec nous. Après plusieurs tentatives, nous écartons la possibilité d’un travail familial. Nous tentons aussi d’obtenir de l’aide de l’instance mandante. Dans un premier temps, celle-ci propose un retour en famille mais se heurte au refus du père et de la jeune. Dans un deuxième temps, l’instance mandante propose à Christine de trouver une solution dans son réseau. Christine dit qu’elle a peut-être une solution chez une amie. Le temps passe et Christine attend toujours une réponse de son amie. Lors d’un trajet en tram, Christine fond en larmes et dit : « Je n’ai pas d’amie pour m’héberger, c’est faux ce que j’ai raconté… Je n’ai personne pour m’aider. » Nous renvoyons cette information à l’instance mandante. Le temps passe, nous arrivons bientôt à la fin des deux semaines d’hébergement de la jeune et nous ne savons toujours pas vers où nous allons pouvoir l’orienter. Entre référents, nous tentons de dégager des pistes d’hébergement pour Christine. Évidemment, nous pensons à nos partenaires de Point Jaune et sos Jeunes [1], mais l’hébergement y est de plus courte durée que chez nous. Nous tentons également de trouver des solutions dans notre propre réseau en appelant d’anciens collègues mais il n’y pas de possibilité pour l’instant. Pendant que nous parlons d’une solution d’hébergement pour Christine, un collègue entre dans le bureau et, remarquant nos mines déconfites, demande : « Qu’est-ce qu’il se passe ? », « Euh… on bricole », « Vous faites quoi ? », « On fait du bricolage », « Ah vous travaillez sur la situation de Christine. » Abaka… Bricobaka ? Bricobaka pour les makers…
9 Au bout de deux semaines d’hébergement, la jeune fille quitte notre centre pour se rendre chez sos Jeunes. Une solution à court terme a été trouvée, nous nous attendons à la revoir rapidement.
10 La question de son titre de séjour et du regroupement familial est toujours en suspens puisqu’il reste encore un an avant la fin de la procédure et l’obtention d’un titre de séjour définitif. Que va-t-il se passer si Christine se domicilie ailleurs que chez son père ? Pour répondre à cette question, nous mettons la jeune en relation avec une avocate bien connue de notre service. Celle-ci nous explique que Christine doit rédiger, avant ses 18 ans révolus, un courrier destiné à l’Office des étrangers pour requérir une demande d’exception anticipée, assortie d’une attestation de l’instance mandante de la jeune faisant état du conflit familial et du défaut de sécurité. Cette démarche peut permettre à la jeune de garder ses papiers et son statut mais rien n’est certain. Il faut donc aussi qu’elle trouve un endroit où elle peut se domicilier car il lui faut une nouvelle adresse pour que sa situation soit prise en compte. L’avocate va également convoquer le papa pour l’informer des risques qu’il encourt à ne pas assumer sa responsabilité parentale et de regroupement.
11 Trois jours après nous avoir quittés, Christine revient. Nous lui consacrons du temps pour écouter ses demandes mais elle ne parle pas beaucoup, les silences sont longs. Elle semble totalement perdue et incapable de formuler la moindre demande, nous prenons donc l’initiative : « Christine tu veux être hébergée ici ? » Après un long silence, elle répond : « Oui. » Nous sommes dans une situation où la jeune n’est pas en état de formuler des demandes, elle ne parvient plus à penser, à élaborer. Nous lui renvoyons ce constat et marquons notre accord pour l’hébergement.
12 L’instance mandante se manifeste à nouveau pour proposer un internat mais cette solution est incomplète puisque ce type d’établissement ferme ses portes pendant le week-end. Néanmoins, faute de mieux, la jeune accepte cette proposition, tout en demandant : « Je vais dormir où le weekend ? » « Eh bien, on va bricoler… » Un peu plus tard, l’instance mandante propose aussi de payer une auberge de jeunesse à la jeune fille, un week-end par mois. Nous ne pensons pas que ce lieu soit adapté à la situation de Christine. Elle n’est pas venue à Bruxelles pour faire du tourisme.
13 S’ensuivent alors des va-et-vient pendant trois mois entre l’internat, sos Jeunes et Abaka. Chaque vendredi nous nous attendons à ce que la jeune sonne à notre porte, sans solution d’hébergement. Cela ne manque pas, presque chaque vendredi elle arrive avec sa valise, s’exprime par ses silences et nous montre qu’elle ne va pas bien du tout. Comment se construire à l’aube de ses 18 ans sans avoir un lieu de vie stable ?
14 Notre projet pédagogique ne nous permet pas de réserver une place en hébergement pour un jeune en particulier. Pour emprunter une expression du secteur marchand, nous travaillons en quelque sorte en flux continu, en prenant soin de recevoir les demandes les unes après les autres. Arrive un vendredi où nous n’avons plus de place en hébergement et Christine arrive avec sa valise et tout son mal-être. Nos amis de Point Jaune et sos Jeunes affichent eux aussi complets. Avec l’accord de la jeune nous décidons de nous rendre à la police pour faire état de sa situation, à savoir une mineure d’âge en défaut d’abri. Nous sommes bien reçus par la police d’Ixelles et les policiers font preuve de beaucoup de tact avec la jeune fille. Ils disent être un peu perdus par rapport à la situation de regroupement familial de Christine, nous tentons de leur expliquer de quoi il s’agit. Pendant l’audition, la jeune apprend que son père a changé de domicile et cette information a énormément d’effet sur elle : « Je ne savais même pas qu’il avait changé de domicile, je ne sais rien de lui… Il peut changer de maison et moi je suis dehors… » Elle semble sombrer encore plus. heureusement, pendant l’audition, une place s’est libérée et nous pouvons donc l’accueillir pour le week-end.
15 Les 18 ans de Christine arrivent à grands pas et elle doit trouver rapidement une solution d’hébergement puisque l’instance mandante n’intervient plus financièrement au-delà de la majorité. Avec son accord, nous décidons de nous tourner vers le cpas [2]. Néanmoins, cette piste comporte des risques pour la jeune fille par rapport à son titre de séjour. En effet, comme l’explique l’avocate de Christine : « Dans la loi cela n’est évidemment pas prévu qu’une mineure demande le cpas et quitte le domicile du papa alors qu’elle est venue en regroupement familial. » Il n’existe pas de mode d’emploi pour ce genre de situation, en introduisant une demande de revenu d’intégration sociale, la jeune peut perdre son titre de séjour comme elle peut le garder. Voici donc sa réalité, un avenir hypothétique sur lequel elle n’a que peu de prises.
16 Christine est maintenant majeure, elle vit chez une amie et sa demande au cpas a abouti. Néanmoins, comme elle a changé de domicile, le cpas initialement compétent ne l’est plus. Elle est en attente de réponse du nouveau cpas compétent. Elle vient régulièrement nous voir pour donner de ses nouvelles. Un jour, nous discutons avec elle de sa situation et de la façon dont elle et nous avons dû bricoler pour trouver des hébergements et garder son titre de séjour. Un jeune descend alors du studio 105, des étoiles plein les yeux, et dit : « Je viens de poser un rap là… Trop bien, je vais percer avec ce son. » Christine se met à chanter, elle chante très bien. Le jeune semble surpris et dit : « Tu chantes super bien, va au studio je sens que toi aussi tu vas percer », je regarde Christine avec un grand sourire et lui dis : « Christine tu veux percer ? Fais du bricolage. »
Notes
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sos Jeunes et Point Jaune sont deux institutions de l’Aide à la jeunesse qui, comme Abaka, peuvent offrir un hébergement sur base de la demande d’un jeune et sans mandat d’une instance. Pour ces deux services, l’hébergement ne peut excéder trois nuits. sos Jeunes se situe à Ixelles comme Abaka, et Point Jaune à Charleroi en région wallonne. Ces trois institutions sont les seules à pouvoir offrir ce type d’hébergement en Belgique.
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Le cpas est le Centre public d’aide sociale, qui a pour mission de garantir à tous des conditions de vie conformes à la dignité humaine.