Couverture de VST_142

Article de revue

L’analyse des pratiques : inscrire, muser, interpréter

Pages 72 à 77

Les temps de réflexion collective, de supervision, d’analyse des pratiques professionnelles ont pris place dans l’histoire du travail social et de l’éducation spécialisée sous des formes diverses. Mais aujourd’hui, il est assez difficile d’identifier les différents types d’intervention dans ce secteur d’activité, du fait de la diversité et de l’hétérogénéité de ces pratiques. On peut constater que les professionnels utilisent de manière indifférenciée les termes suivants : analyse des pratiques, analyse de la pratique, supervision, régulation… Il y aurait sans doute un véritable (et fastidieux) travail de définition à réaliser. Mais tel n’est pas l’objectif de cette contribution.

« La logique épistémique part de ceci que le savoir c’est forcément savoir le vrai. Vous ne pouvez pas imaginer où ça mène. À des folies… »
Lacan, Le Séminaire, Livre XXI, Les non-dupes errent, 1973-1974.

1 Il s’agira ici de faire une proposition à partir d’une expérience de plusieurs années, dans des institutions sociales ou médico-sociales. Une précision s’impose : mon parcours m’a amené à prendre au sérieux la formule maintenant célèbre de Freud indiquant que le moi n’était pas maître en sa demeure. Cette petite précision est une manière de dire que l’analyse des pratiques ne consiste pas, comme on peut souvent l’entendre, à se remettre en question. La remise en question est un travail du moi, pris dans les rets de l’imaginaire.

La demande

2 J’ai souvent pu constater que la demande formulée à un tiers d’intervenir pour animer des séances d’analyse des pratiques véhiculait des enjeux complexes. Lorsqu’il s’agit, par exemple, de mettre en place un dispositif d’analyse des pratiques dans un moment de crise institutionnelle, l’intervenant sollicité est investi comme sujet supposé savoir. Il est censé, en faisant fonctionner le savoir qu’on lui impute, ramener le calme dans la vie institutionnelle en favorisant la résolution des conflits et, parfois, impulser une dynamique dans laquelle des « pratiques innovantes » prendront place. Attendu comme un sauveur, un magicien ou un guérisseur, il est assez peu probable qu’il puisse satisfaire les espoirs placés en lui. Parfois, il sera attendu avec une certaine méfiance, voire une franche hostilité. Il pourrait déconstruire le mythe institutionnel et mettre en question les pratiques rituelles. Je formulerai l’idée, déjà fort connue, que « l’entrée » d’un élément nouveau dans un groupe donné peut être vécue sur le mode de l’intrusion et, qu’en tout cas, cette nouvelle présence perturbe le groupe. Reprenons le concept de contrat narcissique tel qu’il a été utilisé par Kaës (2003). Quand un intervenant est sollicité pour l’analyse des pratiques, quelques inquiétudes sont parfois formulées (et d’autres restent informulées…) et les professionnels se demandent quels effets ce travail va produire dans la vie institutionnelle et dans les pratiques.

3 Le risque, pour l’institution, c’est que l’intervenant brise sa complétude narcissique en déconstruisant, par exemple, les énoncés explicites du mythe fondateur. Dès lors un contrat implicite devrait donner à chacun assez de certitudes. La mise en place du dispositif sera favorisée mais à la condition que l’intervenant donne l’assurance qu’il ne sera pas « dangereux ». Une écoute attentive dans les premiers contacts peut aider à mieux appréhender les positions subjectives et à cerner les forces à l’œuvre dans l’institution. Il convient donc d’être particulièrement attentif à la demande et, dans la mesure du possible, d’en faire l’objet d’un travail préalable. Qui formule ? De quelle manière ? Pourquoi ? Un travail de parole préalable a-t-il eu lieu entre les différents membres de l’équipe ? Existe-t-il un consensus suffisant ? Il a été remarqué qu’il était souvent demandé de tout changer, mais qu’en fait rien ne devait changer. La demande doit faire l’objet d’un travail d’élaboration, de clarification des attentes, en favorisant l’émergence, autant qu’il est possible, des représentations et des fantasmes sous-jacents à cette demande. Si un certain nombre de conditions ne sont pas réunies il est sans doute préférable de remettre ce travail à plus tard.

Le cadre

4 Pour qu’un processus puisse s’amorcer, il est nécessaire de construire avec les participants un cadre de travail. Par cadre, je veux désigner l’ensemble des conditions invariantes à partir desquelles un processus va se déployer. Bléger (1979, p. 257-276) s’est attaché à différencier cadre et processus. La mise en place du cadre, c’est-à‑dire d’un « non-processus fait de constantes », va permettre l’avènement d’un processus, c’est-à‑dire la mise en mouvement de phénomènes comprenant des variables. Le cadre deviendra « muet » et le restera tant qu’il n’aura pas fait défaut, qu’il n’aura pas « éclaté » ou subi « d’attaques ». En s’instaurant comme institution dans l’institution, le cadre pourra être le réceptacle des tentatives de symbolisation et d’appropriation subjective de l’activité symbolisante (Roussillon, 2007). Il s’agit aussi bien du lieu désigné dans l’établissement, du jour et de l’heure, de la durée de la séance, de la fréquence, ou encore de la composition du groupe.

5 L’instauration du cadre fait l’objet d’un travail et lorsque les décisions sont entérinées chacun, y compris l’intervenant, y est assujetti. Mais il n’est pas souhaitable de formuler des règles à appliquer de façon identique dans toutes les situations. Ce qui importe, c’est la manière singulière dont un groupe va ériger, avec l’intervenant, les conditions dans lesquelles un travail va être rendu possible. Aussi l’intervenant aura à faire le deuil du dispositif idéal tout en maintenant fermement certaines conditions indispensables.

Inscrire, muser, interpréter

6 Le début de la séance est une invitation à prendre la parole pour présenter une situation dans laquelle un professionnel s’est trouvé en difficulté ou simplement qui lui a posé question. Tous les détails sont admis, et il est même préférable de formuler ce qui paraît anodin, sans importance, hors « sujet », de formuler les idées qui surgissent dans le cours du récit. Il ne s’agit pas de transposer la « règle fondamentale » qui caractérise la cure individuelle. Néanmoins, une certaine « souplesse » est ici de mise. Pas besoin de s’appliquer, et encore moins d’aseptiser le propos. Pas besoin de mobiliser des théories ou de chercher à comprendre. Émerge dans ce récit clinique un dire singulier.

7 Dans un temps second, des questions soulevées par cette production langagière vont émerger, des hypothèses, des idées, des questions, des « bouts de théorie » vont peut-être servir à éclairer un peu la situation évoquée. Si l’implication subjective des professionnels m’intéresse particulièrement, il ne semble pas impossible de s’intéresser également aux savoirs mis en jeu, ainsi qu’au contexte institutionnel dans lequel la situation a été vécue. Plus encore, je pense même qu’il est nécessaire de réaliser cet effort de contextualisation. Dans ce temps de travail, il n’y a aucune restriction, et si ces tentatives relèvent de l’éclectique et du composite, tant mieux. Que fait l’intervenant ? Faut-il faire quelque chose ? Écouter, faciliter et organiser un peu les échanges si nécessaire, parfois questionner pour ouvrir, faire résonner. Lorsque l’épuisement commence à se faire sentir, l’exposant peut alors reprendre la parole.

8 Reprendre la parole pour dire ce qui a été entendu. Peut-être devient-il possible dans ce troisième temps, pour le professionnel qui a exposé la situation, de reformuler de manière singulière la situation et les questions qui avaient été posées dans le premier temps. Il n’est pas impossible qu’une compréhension nouvelle se fasse jour. C’est une construction originale, forcément singulière, qui s’élabore. Cette part de bricolage est souvent féconde et surprenante.

Au moins trois : le scribe, le museur, l’interprète

9 Je voudrais reprendre ici le travail de Michel Balat (1991), et évoquer les trois fonctions qu’il dégage dans son expérience en éveil de coma : la fonction scribe, la fonction museur, la fonction interprète. Et montrer que ces trois fonctions sont particulièrement à l’œuvre dans l’analyse des pratiques.

10 La fonction scribe d’abord. C’est une fonction matérielle d’inscription qui nécessite la participation du corps et qui rend possible une certaine matérialisation. Et même si l’inscription est d’un autre ordre que la matérialité, elle fait appel à la matérialité, qui peut être celle du corps, disons qui nécessite le corps. Cette fonction est une fonction originaire puisqu’elle se présente à l’enfant dès les premiers instants de son existence. Bien sûr, il faudrait aussi considérer le rôle de l’Autre maternel dans le processus d’inscription : c’est l’Autre en moi qui parle, ou encore « l’Autre, c’est moi en tant que je résonne ». Celui qui inscrit, c’est celui qui écrit, qui parle, qui raconte. Le scribe est premier, c’est celui qui fonde.

11 Le musement est une idée développée par Peirce mais aussi par Chrétien de Troyes dans l’histoire de Perceval. Dans sa quête du Graal, lorsque Perceval part à la recherche du roi Arthur, il rencontre une oie blessée laissant tomber trois gouttes de sang sur la neige. Et là, Perceval, arrêté, muse. Qu’est-ce que cela veut dire ? La fonction museur est une fonction dans laquelle les pensées ne sont pas déviées, elles se développent en continu, sans qu’une direction soit indiquée préalablement. Balat nous dit que « c’est un état continu, de base, quelque chose qui est en développement continu […] C’est ce qui vous arrive quand vous êtes comme ça, arrêté, un peu hors du monde » (Balat, 1991). Le musement pourrait être compris comme une sorte d’association libre dans laquelle prédominent les processus primaires. Pour résumer brièvement : le scribe est premier, le museur est second. C’est une question de logique, le musement est forcément second.

12 La fonction interprète consiste à expliciter, à présenter ou plutôt représenter. C’est une fonction essentielle sans laquelle la fonction scribe et la fonction museur n’auraient pas d’intérêt. Elle pourrait être définie comme un travail de réorganisation psychique. En cela, il ne s’agit pas de dire le vrai sur le vrai. L’interprétation, c’est aussi la conduite nouvelle qui sera désormais adoptée par un professionnel. Une précision : il s’agit de fonctions. Ces fonctions peuvent être incarnées par plusieurs sujets, et c’est même ce qui arrive toujours puisqu’il serait difficile, voire impossible, de se consacrer seulement à l’une des fonctions.

13 Pour que ces trois fonctions soient opérantes, il faut créer une feuille d’assertion. Qu’est-ce que la feuille d’assertion ? C’est ce qui permet de recevoir l’inscription dans toutes ses dimensions. C’est un espace, un corps, un corps à plusieurs, un corps-équipe, un corps-institution… La feuille d’assertion présente les caractéristiques de l’espace transitionnel.

14 Ce détour, trop rapide, était nécessaire pour préciser la dynamique à l’œuvre dans l’analyse des pratiques. Il s’agit d’abord d’inscrire, puis de muser, et enfin d’interpréter. Celui qui prend la parole pour exposer une situation peut être considéré comme le scribe, ceux qui parlent de la situation comme les museurs, et celui qui revient sur la situation initiale (le scribe) devient l’interprète. Au fil des séances, les scribes deviennent des museurs, les museurs des scribes et des interprètes. Bien sûr, ces trois fonctions sont séparées ici mais en réalité il est assez difficile de les séparer aussi nettement. Chaque participant du groupe d’analyse des pratiques est à la fois scribe, museur et interprète. Il arrive souvent que plusieurs scribes fassent leur travail d’inscription, et qu’après le temps du musement, plusieurs interprètes fassent également leur travail. Dans cette perspective, une question me paraît essentielle : est-ce que le dispositif d’analyse des pratiques permet l’inscription ? Tout repose sur l’inscription. Le travail de l’intervenant consiste à dynamiser ces trois fonctions. En cela, nous pourrions nous demander quelle pourrait être l’écoute particulière de l’analyste, et comment concrètement cette écoute particulière pourrait intégrer l’idée de scansion. Le travail d’interprétation n’a pas pour but de construire des vérités figées dans le marbre. Il donne la possibilité d’élaborer, de construire des fictions qui auront peut-être valeur de vérité à un moment donné, mais qui, au fil des séances, apparaîtront comme des constructions qui auront été.

Une aire transitionnelle

15 L’objet transitionnel semble avoir un peu éludé la portée de la pensée de Winnicott (1988). Il disait pourtant lui-même que l’objet transitionnel « n’était que le signe tangible d’un champ d’expérience beaucoup plus vaste » et avait élargi son propos en parlant de « phénomènes transitionnels », d’une « troisième aire », ou encore d’une « aire intermédiaire ». Cette troisième aire peut être définie comme un espace paradoxal qui se situe entre réalité interne et réalité externe, entre dedans et dehors, entre subjectif et objectif. Or, c’est précisément cette troisième aire que le dispositif d’analyse des pratiques est à même de promouvoir. C’est un trouvé-créé qui va permettre l’amorce d’un processus de symbolisation. Il ne s’agit pas de ramener au conscient ce qui jusqu’alors serait resté enfoui, mais plutôt de favoriser la création et l’invention, le questionnement qui restaure l’énigme. Pour utiliser une autre formulation, nous pourrions dire que la fonction interprète, qui devient efficiente grâce à la feuille d’assertion, va permettre la recombinaison de certains éléments signifiants.

Une ouverture…

16 La particularité du travail réalisé dans un dispositif d’analyse des pratiques, c’est qu’il porte sur des pratiques professionnelles qui mettent inévitablement en scène la complexité inhérente aux activités humaines. Si le dispositif en place, le mode de présence et l’écoute de l’intervenant sont inspirés par la psychanalyse, l’intérêt c’est qu’une parole vive puisse se déployer. L’analyse des pratiques doit permettre de mettre en jeu ce qui est généralement occulté lors des tentatives de compréhension des situations professionnelles, à savoir l’implication subjective des différents protagonistes et ce qui se trame, se joue, se noue, dans une relation qui prend place sur la scène institutionnelle. Et l’institution prend place dans un contexte social, culturel, économique, traversé par des normes, des valeurs, des croyances… Impossible, dès lors, de respecter les frontières disciplinaires conventionnelles. D’ailleurs, le musement ne se soumet pas à la logique disciplinaire. Notons que du côté de l’analyste, l’intérêt de l’analyse des pratiques ne dépend pas de l’accumulation de savoirs théoriques et d’une tentative de transmission de ces savoirs, mais plutôt d’un mode de présence et d’une certaine capacité d’écoute. La prescription pure et simple de théories à mettre en application serait désastreuse. Les savoirs théoriques ne sont pas inutiles mais ils butent toujours sur un impossible à dire. De ce « trou » dans le savoir, il faudra aussi s’accommoder. C’est bien d’une élaboration signifiante de la pratique dont il peut être question, ce qui place les praticiens dans une « logique de production de savoirs », à partir de leur expérience et avec l’aide d’un tiers. Le vécu ne suffit donc pas. Il doit acquérir la qualité d’expérience par la mise en mots.

Comprendre ?

17 L’analyse des pratiques implique souvent un certain effort de compréhension. Le désir de comprendre, intimement lié à la quête de la vérité, est un moteur dont il ne faut pas négliger l’intérêt. Pourquoi ? Parce qu’il donne sens à la présence et à la participation de chacun. Maintenant je dirais quand même qu’il est nécessaire de restaurer suffisamment l’énigme liée au questionnement pour permettre de l’alimenter. « Non pas comprendre piquer dans le sens, mais le raser d’aussi près qu’il se peut sans qu’il fasse glu », comme Lacan l’indique dans Télévision. L’attente de la vérité est souvent inféodée au déchiffrage de ce que l’inconscient chiffre. Or, ce savoir déchiffré n’est qu’élucubration (Lacan, 1973). Ce déchiffrage ne pense, ni ne calcule, ni ne juge (Lacan, 1975). La course au sens, à la joui-sens du sens, à un horizon d’échec, comme l’exprime Soler : pas tout le sens, pas tous les signifiants (Soler, 2011, p. 35). Le gay sçavoir a probablement des effets antidépressifs mais il ne permet sûrement pas de s’y retrouver dans l’inconscient. L’analyse des pratiques devrait alors contribuer à se dégager du mirage de la vérité et à produire suffisamment d’incrédulité, ce « qui est passage à un savoir, pas n’importe lequel, au savoir que l’inconscient est hors sens » (Soler, 2011, p. 26).

Bibliographie

Bibliographie

  • Balat, M. 1991. Des fondements sémiotiques de la psychanalyse : Peirce, Freud et Lacan, Paris, Méridiens-Klincksieck.
  • Bléger, J. 1979. « Psychanalyse du cadre psychanalytique », dans R. Kaës et coll., Crise, rupture et dépassement, Paris, Dunod, p. 257-276.
  • Kaës, R. 2003. « Réalité psychique et souffrance dans les institutions », dans R. Kaës (sous la direction de), L’institution et les institutions. Études psychanalytiques, Paris, Dunod, p. 1-46.
  • Lacan, J. 1973. Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Le Seuil.
  • Lacan, J. 1975. « Introduction à l’édition allemande des Écrits », Scilicet, Paris, Le Seuil.
  • Roussillon, R. 2007. Logiques et archéologiques du cadre psychanalytique, Paris, Puf.
  • Soler, C. 2011. Qu’est-ce qui nous affecte ?, Paris, Éditions du Champ lacanien.
  • Winnicott, D.W. 1988. Jeu et réalité, Paris, Gallimard.

Mots-clés éditeurs : musement, inscription, Demande, interprétation, cadre, vérité, aire transitionnelle

Date de mise en ligne : 19/04/2019.

https://doi.org/10.3917/vst.142.0072

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.89

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions